Souvenirs ferroviaires

Bien sûr, notre époque est celle de l’avion, de la compétition entre compagnies aériennes anciennes et nouvelles, des aéroports géants. Je me souviens encore de mon premier vol, à neuf ans, sur un «Super DC6, B»pour aller au Maroc, et, plus tard, pendant mon premier vol de nuit (de Beyrouth à Téhéran), de la magie des petites lumières de villages, de loin en loin, ponctuant au sol la nuit du Moyen-Orient. Et du Concorde, cet oiseau unique tant regretté, emprunté si souvent de Paris à New-York ou jusqu’en Polynésie. Longtemps, j’ai compté mes vols … et puis j’ai arrêté, dépassé par le nombre.

Et pourtant mon imaginaire est resté peuplé de trains. Trains électriques de mon enfance mais surtout trains romantiques ou d’aventure qui franchissent à toute allure tunnels et viaducs, et déchirent la nuit de leurs rugissements. Le train Bleu dont débarque un Maigret bougon au petit matin pour enquêter à Antibes. L’Orient Express, et ses voyageurs complices, à cause d’Agatha Christie – j’ai vu à Istanbul la gare où il arrivait. Le Transsibérien, autour duquel j’ai fait tant de projets de voyages, que je réaliserai un jour, même si je ne l’ai encore jamais pris! Mon grand-père paternel était cheminot. Le Rail était sa vie. Retraité, quand il venait à Paris, sa distraction était d’aller à la gare Saint Lazare voir manœuvrer les trains. Des trains à vapeur, bien sûr.

Des souvenirs de train me reviennent en foule. Ceux du fameux et luxueux train de Tito, le Plavi Voz, que la présidence yougoslave tournante avait conservé, qui avait transporté lentement une nuit, en décembre 1983 de Belgrade à Zagreb, François Mitterrand et la délégation qui l’accompagnait en visite officielle. Ceux du train Rabat-Marrakech, encore avec François Mitterrand, et Hassan II, au wagon restaurant. Bien plus tard, ceux du train de nuit Moscou-Saint Petersbourg, – ville qui venait de retrouver son nom – avec ses immuables babouchkas préposées à notre voiture, qui nous approvisionnaient en thé chaud. Ceux aussi, il y a trente cinq ans, en Birmanie, d’un merveilleux train, vestige préservé de l’époque coloniale anglaise, qui nous avaient transportés lentement, en première, dans des compartiments de bois ciré. De Rangoon à Mandalay, au milieu de familles birmanes qui dînaient en prenant tour à tour les assiettes de bambou laqué, empilées les unes sur les autres, reliées par une poignée, pour pouvoir être transportables, les rizières défilaient doucement. Les trains, occidentaux, sont liés pour le meilleur et pour le pire à la conquête coloniale, à des chantiers souvent tragiques, infestés de maladies, rythmés par les accidents: ceux du Congo-Océan ou du Moubassa-Nairobi. Bien d’autres trains ont été projetés, en Afrique ou ailleurs, et ne sont jamais sortis des cartons.

Je n’oublie pas non plus l’interminable train de nuit qui transportait à travers l’Allemagne de l’Ouest les membres de notre Club Unesco de Bois Colombes qui allaient fêter Noël à Berlin, dans la nuit, avec les élèves allemands du Lycée français. Les pseudos affres (pour nous) du «franchissement du «rideau de fer» pendant l’arrêt à la «frontière» entre la RFA et le RDA… Ni les trains à crémaillère des Alpes… Ni le Paris–La Bourboule que nous prenions l’été pour aller en vacances en Creuse, avec arrêt à la gare d’Auzances, après bien des passages à niveau encore surveillés par des gardes-barrières à partir de Montluçon. La locomotive lançait un appel bruyant avant d’aborder la dernière courbe. C’était des trains «d’avant», sans voiture bar, avec des banquettes en moleskine où des familles pique-niquaient d’œufs durs et de saucisson en buvant de la limonade, des trains enveloppés de fumée tirés par des locomotives à vapeur… Des voyages du «temps des gares», magnifique exposition qui avait, dans les années 80, à Beaubourg, restitué la magie des architectures du XIXe siècle: la gare Saint-Lazare de mon enfance avec son atmosphère à la Caillebotte; la gare arts déco de Limoges dont mon grand-père maternel, Francis Chigot, maître-verrier, avait réalisé les vitraux; la gare coloniale de Saigon. Lieux de départ et d’arrivée, d’attente, de séparation, de retrouvailles, de rêverie. Vrais ports terrestres.

Plus tard, j’ai suivi avec admiration l’aventure du TGV, Paris-Lyon d’abord, puis toutes les autres lignes. J’ai été invité, comme conseiller élyséen, à quelques records de vitesse. Je me souviens aussi de la Reine Élisabeth et du président Mitterrand, majestueux tous les deux dans la Rolls royale, lors de l’inauguration du tunnel sous la Manche. Au cours de mes voyages, j’ai emprunté dans le monde, sur divers continents, bien des trains à grande vitesse, ces trains de la mondialisation, de la mobilité, de l’ubiquité, ultra rapides, presque identiques, objets d’une concurrence croissante. C’est une magnifique aventure que celles des trains, de ces quelques premiers kilomètres, à toute petite vitesse, près de Londres ou de Paris, quand on craignait que le cœur ne se décroche ou n’éclate, à plus de 30 kms/h, ou dans les tunnels, jusqu’aux machines ultra rapides aujourd’hui qui filent comme des fusées horizontales. Aventure technologique d’ingénieurs visionnaires, voulant toujours marier mieux grande vitesse et sécurité. J’admire les performances de ces trains, leur avantage écologique comparatif sur bien d’autres modes de transport. En bonne logique, ils devraient un jour mailler toute l’Europe. Les groupes qui s’opposent à de nouvelles lignes ou à de nouvelles gares, prennent le risque de faire perdurer la suprématie automobile ou celle des camions, et d’encombrer toujours plus les espaces aériens.

Même moderne, même rapide, le voyage en train voit encore se constituer durant quelques heures une petite communauté humaine provisoire, enfermée dans un cocon moins individualiste que le huis clos automobile, balloté de bouchons en péages. Un bar de TGV comme lieu de sociabilité où des rencontres restent possibles… L’ennui aussi, qui fait songer … Bien sûr, le monde du train moderne ne se limite pas aux trains rapides, n’échappe pas à la tension proximité/vitesse, performance/aménagement du territoire ni à l’exigence de rentabilité, ou à la pression de la concurrence. Il est aujourd’hui en Asie un des symboles de l’émergence de nouveaux dragons économiques, avec les risques liés à la grande vitesse.

Mais au fond de moi-même, je garde un amour particulier pour les trains à l’ancienne, à vapeur, pour les locomotives à charbon, pour ces petits mondes clos, mystérieux, propices au jeu et à l’intrigue. Pour celui que prend Phileas Fogg à Bombay. Pour les trains du Far West où l’aventure rôde: -celui qui va arriver et qui «sifflera trois fois», ou le dernier qui partira de Gun Hill. Pour celui de Tintin, à la recherche du Temple du soleil, et qui dégringole les montagnes du Pérou. Pour l’AMTRAC entre New York et Chicago, où se rencontrent deux «Strangers on a train». Je pense aussi à ceux qui n’ont pas changé dans quelques rares pays immuables – comme l’Addis-Abbeba-Djibouti. Plus qu’à ceux que l’on refait maintenant façon 1900 – pour qu’une clientèle fortunée et nostalgique, puisse aller, à l’ancienne, de Moscou à Nice, ou dans le Karoo Sud-africain. C’était un autre temps, un autre rythme, un autre monde.

Mais je sais aussi que le train, même le train rapide, résiste à sa façon à l’accélération de toute chose, par la même qu’il constitue un monde en soi, dès qu’il a quitté le quai et que la magie des trains n’est pas prête de s’éteindre.

Souvenirs ferroviaires

Hubert Vedrine

Souvenirs ferroviaires

Bien sûr, notre époque est celle de l’avion, de la compétition entre compagnies aériennes anciennes et nouvelles, des aéroports géants. Je me souviens encore de mon premier vol, à neuf ans, sur un «Super DC6, B»pour aller au Maroc, et, plus tard, pendant mon premier vol de nuit (de Beyrouth à Téhéran), de la magie des petites lumières de villages, de loin en loin, ponctuant au sol la nuit du Moyen-Orient. Et du Concorde, cet oiseau unique tant regretté, emprunté si souvent de Paris à New-York ou jusqu’en Polynésie. Longtemps, j’ai compté mes vols … et puis j’ai arrêté, dépassé par le nombre.

Et pourtant mon imaginaire est resté peuplé de trains. Trains électriques de mon enfance mais surtout trains romantiques ou d’aventure qui franchissent à toute allure tunnels et viaducs, et déchirent la nuit de leurs rugissements. Le train Bleu dont débarque un Maigret bougon au petit matin pour enquêter à Antibes. L’Orient Express, et ses voyageurs complices, à cause d’Agatha Christie – j’ai vu à Istanbul la gare où il arrivait. Le Transsibérien, autour duquel j’ai fait tant de projets de voyages, que je réaliserai un jour, même si je ne l’ai encore jamais pris! Mon grand-père paternel était cheminot. Le Rail était sa vie. Retraité, quand il venait à Paris, sa distraction était d’aller à la gare Saint Lazare voir manœuvrer les trains. Des trains à vapeur, bien sûr.

Des souvenirs de train me reviennent en foule. Ceux du fameux et luxueux train de Tito, le Plavi Voz, que la présidence yougoslave tournante avait conservé, qui avait transporté lentement une nuit, en décembre 1983 de Belgrade à Zagreb, François Mitterrand et la délégation qui l’accompagnait en visite officielle. Ceux du train Rabat-Marrakech, encore avec François Mitterrand, et Hassan II, au wagon restaurant. Bien plus tard, ceux du train de nuit Moscou-Saint Petersbourg, – ville qui venait de retrouver son nom – avec ses immuables babouchkas préposées à notre voiture, qui nous approvisionnaient en thé chaud. Ceux aussi, il y a trente cinq ans, en Birmanie, d’un merveilleux train, vestige préservé de l’époque coloniale anglaise, qui nous avaient transportés lentement, en première, dans des compartiments de bois ciré. De Rangoon à Mandalay, au milieu de familles birmanes qui dînaient en prenant tour à tour les assiettes de bambou laqué, empilées les unes sur les autres, reliées par une poignée, pour pouvoir être transportables, les rizières défilaient doucement. Les trains, occidentaux, sont liés pour le meilleur et pour le pire à la conquête coloniale, à des chantiers souvent tragiques, infestés de maladies, rythmés par les accidents: ceux du Congo-Océan ou du Moubassa-Nairobi. Bien d’autres trains ont été projetés, en Afrique ou ailleurs, et ne sont jamais sortis des cartons.

Je n’oublie pas non plus l’interminable train de nuit qui transportait à travers l’Allemagne de l’Ouest les membres de notre Club Unesco de Bois Colombes qui allaient fêter Noël à Berlin, dans la nuit, avec les élèves allemands du Lycée français. Les pseudos affres (pour nous) du «franchissement du «rideau de fer» pendant l’arrêt à la «frontière» entre la RFA et le RDA… Ni les trains à crémaillère des Alpes… Ni le Paris–La Bourboule que nous prenions l’été pour aller en vacances en Creuse, avec arrêt à la gare d’Auzances, après bien des passages à niveau encore surveillés par des gardes-barrières à partir de Montluçon. La locomotive lançait un appel bruyant avant d’aborder la dernière courbe. C’était des trains «d’avant», sans voiture bar, avec des banquettes en moleskine où des familles pique-niquaient d’œufs durs et de saucisson en buvant de la limonade, des trains enveloppés de fumée tirés par des locomotives à vapeur… Des voyages du «temps des gares», magnifique exposition qui avait, dans les années 80, à Beaubourg, restitué la magie des architectures du XIXe siècle: la gare Saint-Lazare de mon enfance avec son atmosphère à la Caillebotte; la gare arts déco de Limoges dont mon grand-père maternel, Francis Chigot, maître-verrier, avait réalisé les vitraux; la gare coloniale de Saigon. Lieux de départ et d’arrivée, d’attente, de séparation, de retrouvailles, de rêverie. Vrais ports terrestres.

Plus tard, j’ai suivi avec admiration l’aventure du TGV, Paris-Lyon d’abord, puis toutes les autres lignes. J’ai été invité, comme conseiller élyséen, à quelques records de vitesse. Je me souviens aussi de la Reine Élisabeth et du président Mitterrand, majestueux tous les deux dans la Rolls royale, lors de l’inauguration du tunnel sous la Manche. Au cours de mes voyages, j’ai emprunté dans le monde, sur divers continents, bien des trains à grande vitesse, ces trains de la mondialisation, de la mobilité, de l’ubiquité, ultra rapides, presque identiques, objets d’une concurrence croissante. C’est une magnifique aventure que celles des trains, de ces quelques premiers kilomètres, à toute petite vitesse, près de Londres ou de Paris, quand on craignait que le cœur ne se décroche ou n’éclate, à plus de 30 kms/h, ou dans les tunnels, jusqu’aux machines ultra rapides aujourd’hui qui filent comme des fusées horizontales. Aventure technologique d’ingénieurs visionnaires, voulant toujours marier mieux grande vitesse et sécurité. J’admire les performances de ces trains, leur avantage écologique comparatif sur bien d’autres modes de transport. En bonne logique, ils devraient un jour mailler toute l’Europe. Les groupes qui s’opposent à de nouvelles lignes ou à de nouvelles gares, prennent le risque de faire perdurer la suprématie automobile ou celle des camions, et d’encombrer toujours plus les espaces aériens.

Même moderne, même rapide, le voyage en train voit encore se constituer durant quelques heures une petite communauté humaine provisoire, enfermée dans un cocon moins individualiste que le huis clos automobile, balloté de bouchons en péages. Un bar de TGV comme lieu de sociabilité où des rencontres restent possibles… L’ennui aussi, qui fait songer … Bien sûr, le monde du train moderne ne se limite pas aux trains rapides, n’échappe pas à la tension proximité/vitesse, performance/aménagement du territoire ni à l’exigence de rentabilité, ou à la pression de la concurrence. Il est aujourd’hui en Asie un des symboles de l’émergence de nouveaux dragons économiques, avec les risques liés à la grande vitesse.

Mais au fond de moi-même, je garde un amour particulier pour les trains à l’ancienne, à vapeur, pour les locomotives à charbon, pour ces petits mondes clos, mystérieux, propices au jeu et à l’intrigue. Pour celui que prend Phileas Fogg à Bombay. Pour les trains du Far West où l’aventure rôde: -celui qui va arriver et qui «sifflera trois fois», ou le dernier qui partira de Gun Hill. Pour celui de Tintin, à la recherche du Temple du soleil, et qui dégringole les montagnes du Pérou. Pour l’AMTRAC entre New York et Chicago, où se rencontrent deux «Strangers on a train». Je pense aussi à ceux qui n’ont pas changé dans quelques rares pays immuables – comme l’Addis-Abbeba-Djibouti. Plus qu’à ceux que l’on refait maintenant façon 1900 – pour qu’une clientèle fortunée et nostalgique, puisse aller, à l’ancienne, de Moscou à Nice, ou dans le Karoo Sud-africain. C’était un autre temps, un autre rythme, un autre monde.

Mais je sais aussi que le train, même le train rapide, résiste à sa façon à l’accélération de toute chose, par la même qu’il constitue un monde en soi, dès qu’il a quitté le quai et que la magie des trains n’est pas prête de s’éteindre.

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01/10/2011