Mémoire ou Histoire?

Vous avez sollicité mes réactions sur la place de l’histoire dans notre société à l’occasion du débat que vous avez lancé, à juste titre, à ce sujet. Que l’Histoire soit importante, c’est, ce devrait être une évidence. Plus qu’importante, elle est vitale pour tout individu, comme pour toute collectivité organisée, à commencer par un pays, une nation. Or cette place paraît aujourd’hui controversée, sa transmission menacée, et la confusion des débats à son sujet traduit un réel désarroi.
Les causes de cela sont légion.

D’abord l’hégémonie mondiale de l’économie (mais malheureusement pas de l’histoire économique!), plus précisément de l’économie de marché financiarisée sous sa forme dérégulée, soumise aux oscillations quotidiennes de la bourse, au couperet des résultats trimestriels,et conduit à l’obsession du court terme.
L’omniprésence de l’information mondiale instantanée, amplifiée par l’addiction aux différentes formes de connexion, s’ajoute à cela et va dans le même sens: le présentisme, pour ne pas dire l’instantéisme, l’effacement du passé, l’absence de futur.
Ce «présentéisme» obsessionnel peut être aussi une échappatoire tentante pour un pays qui doute de son avenir, (la France, dans trente ans?) pour tous ceux qui voient dans l’économie de marché globale la concrétisation de l’universalisme. Tous ceux qui voudraient être sans passé, et sans frontières. Tout cela n’est pas favorable à l’Histoire! Faut-il vraiment dans cette confusion et cette fébrilité poursuivre le fil de la narration nationale – dans le genre épopée, type Mallet-Isaac, par ailleurs soumise à tant d’interprétations contradictoires, dont on ne sait plus bien où elle nous conduira demain et si elle ne s’achèvera pas par la fusion des nations européennes? Récemment certains historiens ne s’indignaient-ils pas de l’idée d’une maison de l’Histoire de France, indépendamment de son programme, comme si c’était un sujet tabou en soi?

Un mal plus pernicieux frappe, à des degrés divers, les pays européens et pèse sur leur rapport à l’Histoire. Si ce n’est la «haine de soi», c’est en tout cas une répugnance visible par rapport à un passé national trop glorifié, trop encensé alors qu’il fut parfois tragique, ou honteux. Depuis la seconde guerre mondiale, il est devenu lourd à porter, et semble même curieusement de plus en plus lourd au fur et à mesure qu’on s’éloigne de celle-ci. Cela aussi alimente le malaise à l’égard de «l’histoire».
L’invocation, compulsive, du «devoir de mémoire» n’apaise pas ce malaise. Au contraire il en est un des symptômes. «Devoir», déjà, sent son pensum. Et devoir «de mémoire» : cela dépend tellement des circonstances politiques du moment, de l’état des opinions, du désir permanent de réécrire l’histoire, en ce moment par exemple d’entretenir l’obligation expiatoire sur le passé, si contraire à la liberté historique de réinterprétation constante. Ce «devoir de mémoire» ainsi instrumentalisé s’accommode fort bien d’une inculture historique croissante, et d’un effacement des repères. Très schématiquement conçu, il risque de renforcer encore le manichéisme d’une société – la nôtre – ou progressivement, entre ce qui est interdit, et ce qui est obligatoire, de penser, l’espace se réduit dangereusement.
Tout cela n’a rien à voir avec l’Histoire, au vrai sens du terme, et à sa transmission.

Pendant ce temps là, notons-le, le goût du grand public pour l’Histoire, ne se dément pas, quoique, bien sur, pas pour le prix du blé ou les statistiques économiques, mais toujours pour les grands hommes, les biographies, les mystères.
Ensuite, mais ensuite seulement, il y a la question pédagogique: quels nombre d’heures d’histoire enseignées, en quelles classe, sur la base de quels programmes, par des professeurs formés comment, et enseignant selon quelles méthodes? Ce sont des questions très importantes, et je comprends qu’il puisse y avoir des inquiétudes à ces sujets mais il me semble que des mesures restrictives ne pourraient pas être prises à l’encontre de l’enseignement de l’histoire, ou des absurdités programmatiques être mises en place, s’il n’y avait pas déjà, préexistant, le climat et les doutes que j’ai cités.
Il me semble évident qu’un peuple, tout comme un individu, ne peut être à l’aise dans cet univers ouvert, mélangé et compétitif qui est la marque de notre époque que si il sait qui il est, et d’où il vient. Cela nous ramène à l’Histoire, avec les interrogations qu’elle suscite, mais aussi avec la force qu’elle donne, et donc à sa transmission.

Bien sur «l’Histoire» peut être mal interprétée, voire dévoyée, ou devenir un fardeau, un enfermement, une prison mentale. Elle est comme la langue d’Esope. Elle peut être un prétexte à entretenir dans certains peuples une prétention ridicule, ou un nationalisme dangereux. Mais la barbarie, dont l’inculture fait le lit, est plus dangereuse encore! Et de toute façon dans nos sociétés une Histoire n’est plus possible : elle est l’objet d’une constante réinterprétation critique qui est une des formes de la liberté de l’esprit. Pour prendre un exemple éloigné : pourquoi César a-t-il fait la guerre des Gaules? Guerre subie ou guerre choisie? On peut débattre, encore et toujours. C’est une garantie contre la pensée unique.

Enfin, l’Histoire est indispensable à la compréhension du monde actuel, en plein bouleversement. Le monde occidental a perdu sous nos yeux le monopole de la conduite des affaires du monde. Il va devoir désormais tout négocier, avec les autres membres du G20, avec les émergents, prendre conscience de leur vision de l’Histoire, et de leur histoire, comme de leur regard sur nous. Pourquoi les avons-nous colonisés? Pourquoi étaient-ils colonisables? Ils n’en ont pas fini, nous n’en avons pas fini avec ces interrogations. La vive controverse sur les collections de nos musées – «biens culturels pillés» contre «inaliénabilité» – en est un autre signe. Leur politique nous restera inintelligible si on reste à l’utopie très occidentale d’une «communauté» internationale, post identitaire, déjà instaurée, par simple projection de nous mêmes.
A nouveau une seule réponse: l’Histoire, sa transmission sans relâche de notre histoire, celle de notre vision de notre Histoire, mais aussi de la vision des autres sur leur Histoire, comme sur la nôtre. Nous en avons besoin pour voir loin devant nous.

Mémoire ou Histoire?

Hubert Vedrine

Mémoire ou Histoire?

Vous avez sollicité mes réactions sur la place de l’histoire dans notre société à l’occasion du débat que vous avez lancé, à juste titre, à ce sujet. Que l’Histoire soit importante, c’est, ce devrait être une évidence. Plus qu’importante, elle est vitale pour tout individu, comme pour toute collectivité organisée, à commencer par un pays, une nation. Or cette place paraît aujourd’hui controversée, sa transmission menacée, et la confusion des débats à son sujet traduit un réel désarroi.
Les causes de cela sont légion.

D’abord l’hégémonie mondiale de l’économie (mais malheureusement pas de l’histoire économique!), plus précisément de l’économie de marché financiarisée sous sa forme dérégulée, soumise aux oscillations quotidiennes de la bourse, au couperet des résultats trimestriels,et conduit à l’obsession du court terme.
L’omniprésence de l’information mondiale instantanée, amplifiée par l’addiction aux différentes formes de connexion, s’ajoute à cela et va dans le même sens: le présentisme, pour ne pas dire l’instantéisme, l’effacement du passé, l’absence de futur.
Ce «présentéisme» obsessionnel peut être aussi une échappatoire tentante pour un pays qui doute de son avenir, (la France, dans trente ans?) pour tous ceux qui voient dans l’économie de marché globale la concrétisation de l’universalisme. Tous ceux qui voudraient être sans passé, et sans frontières. Tout cela n’est pas favorable à l’Histoire! Faut-il vraiment dans cette confusion et cette fébrilité poursuivre le fil de la narration nationale – dans le genre épopée, type Mallet-Isaac, par ailleurs soumise à tant d’interprétations contradictoires, dont on ne sait plus bien où elle nous conduira demain et si elle ne s’achèvera pas par la fusion des nations européennes? Récemment certains historiens ne s’indignaient-ils pas de l’idée d’une maison de l’Histoire de France, indépendamment de son programme, comme si c’était un sujet tabou en soi?

Un mal plus pernicieux frappe, à des degrés divers, les pays européens et pèse sur leur rapport à l’Histoire. Si ce n’est la «haine de soi», c’est en tout cas une répugnance visible par rapport à un passé national trop glorifié, trop encensé alors qu’il fut parfois tragique, ou honteux. Depuis la seconde guerre mondiale, il est devenu lourd à porter, et semble même curieusement de plus en plus lourd au fur et à mesure qu’on s’éloigne de celle-ci. Cela aussi alimente le malaise à l’égard de «l’histoire».
L’invocation, compulsive, du «devoir de mémoire» n’apaise pas ce malaise. Au contraire il en est un des symptômes. «Devoir», déjà, sent son pensum. Et devoir «de mémoire» : cela dépend tellement des circonstances politiques du moment, de l’état des opinions, du désir permanent de réécrire l’histoire, en ce moment par exemple d’entretenir l’obligation expiatoire sur le passé, si contraire à la liberté historique de réinterprétation constante. Ce «devoir de mémoire» ainsi instrumentalisé s’accommode fort bien d’une inculture historique croissante, et d’un effacement des repères. Très schématiquement conçu, il risque de renforcer encore le manichéisme d’une société – la nôtre – ou progressivement, entre ce qui est interdit, et ce qui est obligatoire, de penser, l’espace se réduit dangereusement.
Tout cela n’a rien à voir avec l’Histoire, au vrai sens du terme, et à sa transmission.

Pendant ce temps là, notons-le, le goût du grand public pour l’Histoire, ne se dément pas, quoique, bien sur, pas pour le prix du blé ou les statistiques économiques, mais toujours pour les grands hommes, les biographies, les mystères.
Ensuite, mais ensuite seulement, il y a la question pédagogique: quels nombre d’heures d’histoire enseignées, en quelles classe, sur la base de quels programmes, par des professeurs formés comment, et enseignant selon quelles méthodes? Ce sont des questions très importantes, et je comprends qu’il puisse y avoir des inquiétudes à ces sujets mais il me semble que des mesures restrictives ne pourraient pas être prises à l’encontre de l’enseignement de l’histoire, ou des absurdités programmatiques être mises en place, s’il n’y avait pas déjà, préexistant, le climat et les doutes que j’ai cités.
Il me semble évident qu’un peuple, tout comme un individu, ne peut être à l’aise dans cet univers ouvert, mélangé et compétitif qui est la marque de notre époque que si il sait qui il est, et d’où il vient. Cela nous ramène à l’Histoire, avec les interrogations qu’elle suscite, mais aussi avec la force qu’elle donne, et donc à sa transmission.

Bien sur «l’Histoire» peut être mal interprétée, voire dévoyée, ou devenir un fardeau, un enfermement, une prison mentale. Elle est comme la langue d’Esope. Elle peut être un prétexte à entretenir dans certains peuples une prétention ridicule, ou un nationalisme dangereux. Mais la barbarie, dont l’inculture fait le lit, est plus dangereuse encore! Et de toute façon dans nos sociétés une Histoire n’est plus possible : elle est l’objet d’une constante réinterprétation critique qui est une des formes de la liberté de l’esprit. Pour prendre un exemple éloigné : pourquoi César a-t-il fait la guerre des Gaules? Guerre subie ou guerre choisie? On peut débattre, encore et toujours. C’est une garantie contre la pensée unique.

Enfin, l’Histoire est indispensable à la compréhension du monde actuel, en plein bouleversement. Le monde occidental a perdu sous nos yeux le monopole de la conduite des affaires du monde. Il va devoir désormais tout négocier, avec les autres membres du G20, avec les émergents, prendre conscience de leur vision de l’Histoire, et de leur histoire, comme de leur regard sur nous. Pourquoi les avons-nous colonisés? Pourquoi étaient-ils colonisables? Ils n’en ont pas fini, nous n’en avons pas fini avec ces interrogations. La vive controverse sur les collections de nos musées – «biens culturels pillés» contre «inaliénabilité» – en est un autre signe. Leur politique nous restera inintelligible si on reste à l’utopie très occidentale d’une «communauté» internationale, post identitaire, déjà instaurée, par simple projection de nous mêmes.
A nouveau une seule réponse: l’Histoire, sa transmission sans relâche de notre histoire, celle de notre vision de notre Histoire, mais aussi de la vision des autres sur leur Histoire, comme sur la nôtre. Nous en avons besoin pour voir loin devant nous.

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01/03/2011