La semaine dernière, Donald Trump a parlé à Vladimir Poutine pendant 1h30 au téléphone pour mettre fin au conflit en Ukraine en excluant du processus les Européens. Que pensez-vous de cette diplomatie coup de poing qui courcircuite les canaux habituels ?
Hubert Védrine : Je suis sidéré par la sidération des Européens. Tout ça était prévisible, mais comme c’était « impensable », ça n’a pas été pensé. Trump l’avait annoncé pendant sa campagne. Il l’a redit depuis. Il n’a aucune considération particulière pour les Européens, au contraire. Il ne voit pas l’Union européenne comme un partenaire mais comme un concurrent commercial. Il aura fallu attendre ce coup de fil et la conférence de Munich pour que les Européens découvrent cette évidence.
J’ajouterai que « l’Europe » n’a jamais été une puissance en tant que telle. Dans le passé, c’était la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne, qui se battaient entre elles. « L’Europe » n’a joué aucun rôle dans aucune négociation importante ces dernières décennies. Ni dans les grandes négociations de la guerre froide, ni dans la gestion de sortie de la guerre de Bosnie, ni dans la conférence de Madrid après la guerre du Golfe. Donc ce n’est pas nouveau.
Les chefs d’État des principaux pays européens ont improvisé une réunion en urgence à Paris lundi 17 février. S’agit-il de la première pierre posée à l’édification d’une défense européenne ?
Pas « à la française ». Les Européens, il faut le rappeler, ont supplié les Américains de les protéger après la deuxième guerre mondiale. Ils ont obtenu l’OTAN. Les Etats-Unis ne sont pas un allié, c’étaient un protecteur. Et les pays européens ne sont pas des alliés pour Trump, c’étaient des protégés. Jamais les Européens n’ont voulu s’autonomiser. Ce n’est pas qu’ils n’aient pas pensé à la défense de l’Europe, mais simplement, elle était déjà assurée par l’OTAN. Sinon, ils seraient devenus gaullistes. Chaque fois que des présidents français, et surtout le président Macron, avec beaucoup plus d’énergie et de conviction, ont avancé l’idée d’une Europe autonome qui se défendrait par elle-même, aucun pays européen, à part quelques déclarations, n’a jamais soutenu ça. C’était inassumable économiquement, politiquement et mentalement. Vous allez entendre dans les jours qui viennent des déclarations sur le moment européen, mais le soufflé risque de retomber quand Trump menacera les principaux pays européens sur d’autres plans. Par exemple, si il augmente encore les taxes sur l’automobile allemande, l’Allemagne pliera. Le ministre de la Défense polonais s’est déjà engagé à acheter encore plus d’armes américaines, etc. Mais on verra ce que va donner l’électrochoc Trump, pour reprendre la formule du président Macron.
Pourquoi l’Europe n’a jamais cherché à assurer sa propre sécurité ?
Parce que c’est trop dangereux, parce que ça mènerait à prendre des responsabilités très lourdes, qu’il faudrait trancher des décisions difficiles comme : qui décide quoi ?, et que les opinions, en Europe, jusqu’à une période très récente, trouvaient ça très commode d’être protégées par l’OTAN, de pas avoir à faire un gros effort de défense, de ne pas être une puissance engagée à ses risques et périls dans les grands conflits internationaux. Pendant la période « des dividendes de la paix », les électeurs demandaient du social, et pas de la sécurité. Ils pensaient que leur sécurité était déjà assurée.
On a l’impression que depuis l’élection de Trump, la diplomatie européenne était KO debout et qu’elle se réveille traumatisée grâce à ce coup de fil.
Ce que vous appelez la « diplomatie européenne » ne peut que rappeler les grands principes auxquels se réfèrent les Européens. Ce qui ne fait pas une politique étrangère. L’Amérique du XXIe siècle vient de rompre avec l’Amérique du XXe siècle, celle de Wilson jusqu’à Biden. On assiste à un retour à l’Amérique du XIXe siècle, plus le dollar et le Pentagone, qui est mercantiliste et nationaliste, et a une vision continentale des Etats-Unis, comme au XIXe siècle, quand ils avaient mis la main sur le Texas. Aujourd’hui, on a les revendications de Trump sur le Canal de Panama, le Groënland, les menaces contre le Canada et le Mexique. Tout cela est tellement dément d’un point de vue européen, que les Européens ne l’ont pas intégré. Il a donc fallu attendre le coup de fil de Trump archi-prévisible et annoncé, et Vance à la Conférence de Munich, pour qu’il y ait une prise de conscience et une gigantesque gueule de bois en Europe.
Nous « fêtons » les trois années de la guerre en Ukraine cette semaine. Vous pointez la responsabilité de l’Occident dans les racines du conflit.
Je pense, comme l’école réaliste classique américaine – Kissinger et Brzezinski notamment – que les États-Unis se sont gravement trompés pendant les dix années après la fin de l’URSS, au début de la nouvelle Russie et de la nouvelle Ukraine. C’est alors qu’il aurait fallu mettre en place un statut de neutralité pour l’Ukraine, plus un statut particulier pour la Crimée, avec des garanties mutuelles, et intégrer cela dans une sorte de grand accord sur la sécurité en Europe, un peu comme avaient été les accords d’Helsinki. Les États-Unis n’ont rien fait. Il n’y aurait peut-être pas eu l’engrenage de 2014 et de la suite. Je reconnais qu’on ne peut pas le démontrer, mais si l’Occident n’est pas capable d’évaluer ses éventuelles erreurs, ce serait inquiétant pour la suite.
Quels sont les scénarios pour les prochains mois ?
Je n’ai pas de doute que Trump va obtenir un cessez-le-feu, quels que soient les inquiétudes légitimes des Européens, peut-être en intégrant certaines demandes de Zelenski, qui est d’ailleurs plus réaliste et inventif que ses soutiens en Europe. Ce qui est sûr, c’est que si les Américains se défaussent sur les Européens pour assurer la mise en œuvre de cet éventuel cessez-le-feu, il y aura débat en Pologne, en Allemagne, en France, en Grande Bretagne, etc. (je ne parle pas de la Commission européenne ou du Parlement européen qui n’ont pas de compétence dans ce domaine). Et ces débats devant l’opinion, ou dans certains cas devant les Parlements, feront apparaître les questions suivantes : quel mandat auraient ces troupes ? Aurait-elle le droit de répliquer si elles étaient attaquées ? Qui les commanderait ? Une structure intégrée qu’il faudrait fabriquer, ou une coalition, puisque les Américains ont confirmé que l’OTAN ne serait pas concernée ? Et qui donnerait les ordres de répliquer ou non à cette structure ? Et peut-on imaginer que les pays en question envoient effectivement des troupes pour garantir ce cessez-le-feu, sans bénéficier d’une garantie américaine, éventuellement bilatérale et hors OTAN ? Je n’ai pas la réponse à ces questions, mais elles vont se poser très vite, et la gravité des enjeux peut balayer les positions acquises.
L’Europe n’aura donc qu’un rôle d’exécuteur à jouer ?
Ce n’est pas elle qui va régler maintenant la question de la sécurité en Europe. Cependant, l’Union européenne aura un rôle énorme à jouer en matière de reconstruction de l’Ukraine, déminage, bâtiment, etc., et en rapprochant progressivement l’Ukraine de l’Union Européenne. Mais il faudra en même temps rétablir un rapport de force dissuasif vis-à-vis de la Russie. Cela veut dire que dans cet hypothèse du gel, il faudra vraiment que l’Ukraine soit dotée d’une armée forte et qu’on continue au niveau de l’OTAN à remonter le niveau des dépenses militaires – pas au niveau de ce que demandent les Américains, qui est impossible à tenir – entre 2 et 3 %. Il faut développer les grandes manœuvres. Le mur dans les pays baltes, c’est très bien. C’est à ces conditions qu’on pourra imaginer, un jour, mais pas tout de suite, de repenser la coexistence avec la Russie et de ne pas laisser les États-Unis le faire seul.
Comme se soustraire à la dépendance américaine dans ce cadre ?
Les alliés européens de l’Alliance vont peut-être être obligés de mettre en place « un pilier européen de l’Alliance », innovation géante et jusque-là un tabou. Mais qui le commanderait ? Le Pentagone plus un état-major européen ? Qui donnerait les ordres ? Il faut une légitimité politique. Je ne dis pas que c’est insoluble. Peut-être que la gravité de la situation va faire bouger les lignes et aboutir à des constructions innovantes. Ça va se jouer dans les semaines historiques qui viennent, d’ici au sommet de l’OTAN en juin.
Zelenski semble désemparé face à l’unilatéralisme de Trump. Les Etats-Unis peuvent-ils vraiment faire la paix en Ukraine sans l’Ukraine ?
On n’en est pas encore à la paix. Il y a une différence entre le cessez-le-feu, auquel les Ukrainiens seront contraints, quel que soit le degré d’émotion actuel, qui est tout à fait légitime, et la construction de la paix. Trump peut arrêter d’aider l’Ukraine. Tout dépendra ensuite des éventuelles garanties obtenues ou non par lui auprès de Poutine. Certains disent qu’il n’en obtiendra pas. De toute façon, « garanties » n’est pas le bon terme. Il faudrait que Trump menace Poutine de façon crédible, ce qui n’est pas complètement exclu, car il sait que les Chinois regardent tout ça. Il ne peut pas simplement laisser tomber l’Ukraine. Ça serait horrible pour les Ukrainiens, mais aussi désastreux pour Trump. Cela renvoie à ce que je disais avant. Il faut bâtir un système de défense solidement dissuasif en Europe, y compris en Ukraine, pour que ni Poutine, ni personne après lui n’ait la tentation de recommencer (n’oubliez pas que Eltsine, Soljenitsyne, Navalny avaient les mêmes positions que Poutine sur l’Ukraine). Ce n’est pas une obsession de type hitlérien chez Poutine. Pour les Russes, l’Ukraine est russe, ils n’admettent pas qu’une nouvelle Ukraine est née. C’est pour ça qu’il faut construire un système qui dissuade tout futur dirigeant russe de recommencer.
Quel est le jeu de Poutine ?
Il est, comme Netanyahou, du côté des responsables qui espèrent profiter de la « pétaudière » trumpienne. Il attend, il guette et il va essayer d’obtenir le maximum. Une sorte de Raminagrobis. Mais je ne sais pas et personne ne sait, en réalité, s’il peut se contenter de garder les zones russophones ou s’il a vraiment l’ambition d’aller au-delà. Ce dont il faut le dissuader. Après, tout dépendra de Trump. Aura-t-il conscience que s’il lâche trop à Poutine, il ne pourra plus dissuader les Chinois dans leurs ambitions sur Taïwan et ailleurs ? C’est beaucoup plus important que les souffrances très sonores des Européens dans les prochaines semaines, qui vont peut-être susciter le fameux sursaut.
Propos recueillis par Nicolas Delesalle
La semaine dernière, Donald Trump a parlé à Vladimir Poutine pendant 1h30 au téléphone pour mettre fin au conflit en Ukraine en excluant du processus les Européens. Que pensez-vous de cette diplomatie coup de poing qui courcircuite les canaux habituels ?
Hubert Védrine : Je suis sidéré par la sidération des Européens. Tout ça était prévisible, mais comme c’était « impensable », ça n’a pas été pensé. Trump l’avait annoncé pendant sa campagne. Il l’a redit depuis. Il n’a aucune considération particulière pour les Européens, au contraire. Il ne voit pas l’Union européenne comme un partenaire mais comme un concurrent commercial. Il aura fallu attendre ce coup de fil et la conférence de Munich pour que les Européens découvrent cette évidence.
J’ajouterai que « l’Europe » n’a jamais été une puissance en tant que telle. Dans le passé, c’était la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne, qui se battaient entre elles. « L’Europe » n’a joué aucun rôle dans aucune négociation importante ces dernières décennies. Ni dans les grandes négociations de la guerre froide, ni dans la gestion de sortie de la guerre de Bosnie, ni dans la conférence de Madrid après la guerre du Golfe. Donc ce n’est pas nouveau.
Les chefs d’État des principaux pays européens ont improvisé une réunion en urgence à Paris lundi 17 février. S’agit-il de la première pierre posée à l’édification d’une défense européenne ?
Pas « à la française ». Les Européens, il faut le rappeler, ont supplié les Américains de les protéger après la deuxième guerre mondiale. Ils ont obtenu l’OTAN. Les Etats-Unis ne sont pas un allié, c’étaient un protecteur. Et les pays européens ne sont pas des alliés pour Trump, c’étaient des protégés. Jamais les Européens n’ont voulu s’autonomiser. Ce n’est pas qu’ils n’aient pas pensé à la défense de l’Europe, mais simplement, elle était déjà assurée par l’OTAN. Sinon, ils seraient devenus gaullistes. Chaque fois que des présidents français, et surtout le président Macron, avec beaucoup plus d’énergie et de conviction, ont avancé l’idée d’une Europe autonome qui se défendrait par elle-même, aucun pays européen, à part quelques déclarations, n’a jamais soutenu ça. C’était inassumable économiquement, politiquement et mentalement. Vous allez entendre dans les jours qui viennent des déclarations sur le moment européen, mais le soufflé risque de retomber quand Trump menacera les principaux pays européens sur d’autres plans. Par exemple, si il augmente encore les taxes sur l’automobile allemande, l’Allemagne pliera. Le ministre de la Défense polonais s’est déjà engagé à acheter encore plus d’armes américaines, etc. Mais on verra ce que va donner l’électrochoc Trump, pour reprendre la formule du président Macron.
Pourquoi l’Europe n’a jamais cherché à assurer sa propre sécurité ?
Parce que c’est trop dangereux, parce que ça mènerait à prendre des responsabilités très lourdes, qu’il faudrait trancher des décisions difficiles comme : qui décide quoi ?, et que les opinions, en Europe, jusqu’à une période très récente, trouvaient ça très commode d’être protégées par l’OTAN, de pas avoir à faire un gros effort de défense, de ne pas être une puissance engagée à ses risques et périls dans les grands conflits internationaux. Pendant la période « des dividendes de la paix », les électeurs demandaient du social, et pas de la sécurité. Ils pensaient que leur sécurité était déjà assurée.
On a l’impression que depuis l’élection de Trump, la diplomatie européenne était KO debout et qu’elle se réveille traumatisée grâce à ce coup de fil.
Ce que vous appelez la « diplomatie européenne » ne peut que rappeler les grands principes auxquels se réfèrent les Européens. Ce qui ne fait pas une politique étrangère. L’Amérique du XXIe siècle vient de rompre avec l’Amérique du XXe siècle, celle de Wilson jusqu’à Biden. On assiste à un retour à l’Amérique du XIXe siècle, plus le dollar et le Pentagone, qui est mercantiliste et nationaliste, et a une vision continentale des Etats-Unis, comme au XIXe siècle, quand ils avaient mis la main sur le Texas. Aujourd’hui, on a les revendications de Trump sur le Canal de Panama, le Groënland, les menaces contre le Canada et le Mexique. Tout cela est tellement dément d’un point de vue européen, que les Européens ne l’ont pas intégré. Il a donc fallu attendre le coup de fil de Trump archi-prévisible et annoncé, et Vance à la Conférence de Munich, pour qu’il y ait une prise de conscience et une gigantesque gueule de bois en Europe.
Nous « fêtons » les trois années de la guerre en Ukraine cette semaine. Vous pointez la responsabilité de l’Occident dans les racines du conflit.
Je pense, comme l’école réaliste classique américaine – Kissinger et Brzezinski notamment – que les États-Unis se sont gravement trompés pendant les dix années après la fin de l’URSS, au début de la nouvelle Russie et de la nouvelle Ukraine. C’est alors qu’il aurait fallu mettre en place un statut de neutralité pour l’Ukraine, plus un statut particulier pour la Crimée, avec des garanties mutuelles, et intégrer cela dans une sorte de grand accord sur la sécurité en Europe, un peu comme avaient été les accords d’Helsinki. Les États-Unis n’ont rien fait. Il n’y aurait peut-être pas eu l’engrenage de 2014 et de la suite. Je reconnais qu’on ne peut pas le démontrer, mais si l’Occident n’est pas capable d’évaluer ses éventuelles erreurs, ce serait inquiétant pour la suite.
Quels sont les scénarios pour les prochains mois ?
Je n’ai pas de doute que Trump va obtenir un cessez-le-feu, quels que soient les inquiétudes légitimes des Européens, peut-être en intégrant certaines demandes de Zelenski, qui est d’ailleurs plus réaliste et inventif que ses soutiens en Europe. Ce qui est sûr, c’est que si les Américains se défaussent sur les Européens pour assurer la mise en œuvre de cet éventuel cessez-le-feu, il y aura débat en Pologne, en Allemagne, en France, en Grande Bretagne, etc. (je ne parle pas de la Commission européenne ou du Parlement européen qui n’ont pas de compétence dans ce domaine). Et ces débats devant l’opinion, ou dans certains cas devant les Parlements, feront apparaître les questions suivantes : quel mandat auraient ces troupes ? Aurait-elle le droit de répliquer si elles étaient attaquées ? Qui les commanderait ? Une structure intégrée qu’il faudrait fabriquer, ou une coalition, puisque les Américains ont confirmé que l’OTAN ne serait pas concernée ? Et qui donnerait les ordres de répliquer ou non à cette structure ? Et peut-on imaginer que les pays en question envoient effectivement des troupes pour garantir ce cessez-le-feu, sans bénéficier d’une garantie américaine, éventuellement bilatérale et hors OTAN ? Je n’ai pas la réponse à ces questions, mais elles vont se poser très vite, et la gravité des enjeux peut balayer les positions acquises.
L’Europe n’aura donc qu’un rôle d’exécuteur à jouer ?
Ce n’est pas elle qui va régler maintenant la question de la sécurité en Europe. Cependant, l’Union européenne aura un rôle énorme à jouer en matière de reconstruction de l’Ukraine, déminage, bâtiment, etc., et en rapprochant progressivement l’Ukraine de l’Union Européenne. Mais il faudra en même temps rétablir un rapport de force dissuasif vis-à-vis de la Russie. Cela veut dire que dans cet hypothèse du gel, il faudra vraiment que l’Ukraine soit dotée d’une armée forte et qu’on continue au niveau de l’OTAN à remonter le niveau des dépenses militaires – pas au niveau de ce que demandent les Américains, qui est impossible à tenir – entre 2 et 3 %. Il faut développer les grandes manœuvres. Le mur dans les pays baltes, c’est très bien. C’est à ces conditions qu’on pourra imaginer, un jour, mais pas tout de suite, de repenser la coexistence avec la Russie et de ne pas laisser les États-Unis le faire seul.
Comme se soustraire à la dépendance américaine dans ce cadre ?
Les alliés européens de l’Alliance vont peut-être être obligés de mettre en place « un pilier européen de l’Alliance », innovation géante et jusque-là un tabou. Mais qui le commanderait ? Le Pentagone plus un état-major européen ? Qui donnerait les ordres ? Il faut une légitimité politique. Je ne dis pas que c’est insoluble. Peut-être que la gravité de la situation va faire bouger les lignes et aboutir à des constructions innovantes. Ça va se jouer dans les semaines historiques qui viennent, d’ici au sommet de l’OTAN en juin.
Zelenski semble désemparé face à l’unilatéralisme de Trump. Les Etats-Unis peuvent-ils vraiment faire la paix en Ukraine sans l’Ukraine ?
On n’en est pas encore à la paix. Il y a une différence entre le cessez-le-feu, auquel les Ukrainiens seront contraints, quel que soit le degré d’émotion actuel, qui est tout à fait légitime, et la construction de la paix. Trump peut arrêter d’aider l’Ukraine. Tout dépendra ensuite des éventuelles garanties obtenues ou non par lui auprès de Poutine. Certains disent qu’il n’en obtiendra pas. De toute façon, « garanties » n’est pas le bon terme. Il faudrait que Trump menace Poutine de façon crédible, ce qui n’est pas complètement exclu, car il sait que les Chinois regardent tout ça. Il ne peut pas simplement laisser tomber l’Ukraine. Ça serait horrible pour les Ukrainiens, mais aussi désastreux pour Trump. Cela renvoie à ce que je disais avant. Il faut bâtir un système de défense solidement dissuasif en Europe, y compris en Ukraine, pour que ni Poutine, ni personne après lui n’ait la tentation de recommencer (n’oubliez pas que Eltsine, Soljenitsyne, Navalny avaient les mêmes positions que Poutine sur l’Ukraine). Ce n’est pas une obsession de type hitlérien chez Poutine. Pour les Russes, l’Ukraine est russe, ils n’admettent pas qu’une nouvelle Ukraine est née. C’est pour ça qu’il faut construire un système qui dissuade tout futur dirigeant russe de recommencer.
Quel est le jeu de Poutine ?
Il est, comme Netanyahou, du côté des responsables qui espèrent profiter de la « pétaudière » trumpienne. Il attend, il guette et il va essayer d’obtenir le maximum. Une sorte de Raminagrobis. Mais je ne sais pas et personne ne sait, en réalité, s’il peut se contenter de garder les zones russophones ou s’il a vraiment l’ambition d’aller au-delà. Ce dont il faut le dissuader. Après, tout dépendra de Trump. Aura-t-il conscience que s’il lâche trop à Poutine, il ne pourra plus dissuader les Chinois dans leurs ambitions sur Taïwan et ailleurs ? C’est beaucoup plus important que les souffrances très sonores des Européens dans les prochaines semaines, qui vont peut-être susciter le fameux sursaut.
Propos recueillis par Nicolas Delesalle