Texte rédigé à partir d’une intervention improvisée d’Hubert Védrine

On nous demande si le monde d’avant, de la guerre froide, est un «paradis perdu». Non, bien sûr; et même si une partie de la classe moyenne russe estime qu’elle vit moins bien qu’avant, c’est transitoire. On nous demande aussi si ce grand changement – des années 1989-1991 – fut une «occasion manquée». Là encore, non. Quand on pense aux affrontements internationaux qu’aurait pu entraîner un tel bouleversement, on ne peut qu’être impressionné, plus encore avec 15 ans de recul, par la façon extraordinaire dont il a été maîtrisé. Il faut rendre hommage à Mikhaïl Gorbatchev qui ayant lucidement mesuré l’impasse dans laquelle l’URSS s’était enfermée a eu le courage immense, aux conséquences alors incalculables, de changer de cap. Et y associer les grands leaders d’alors, Georges H. Bush, Helmut Kohl, François Mitterrand, et les autres dirigeants européens qui ont su réagir, individuellement et collectivement, comme il le fallait, et gérer au mieux la fin de la guerre froide, y compris la réunification allemande. J’avais parlé il y a quelques années «d’intelligence collective». Avec le recul, c’est évident.

Mais depuis ce dégel, vers où dérivent les anciennes banquises?

Quinze ans après il n’y a toujours pas de consensus entre occidentaux, et encore moins universel sur ce qu’est le monde et sur la direction qu’il doit prendre, à supposer que qui ce soit dirige quoi que ce soit.

Est-ce la fin de l’histoire, avec la victoire par KO de l’économie libérale de marché et de la démocratie occidentale? Ou celle-ci va-t-elle se poursuivre, avec ses affrontements entre nations, économies et civilisations?

Le monde est-il unipolaire, quel que soit le nom que l’on donne à la prédominance américaine? Déjà multipolaire? Ou inéluctablement multipolaire un jour? A moins qu’il ne devienne vraiment multilatéral, ou encore chaotique, ou sino-américain? Qui peut trancher à coup sûr ces hypothèses?

Le président Bush est-il en train de changer le monde le monde, à commencer par le monde arabo-musulman, ou va-t-il le mettre à feu et à sang?

La démocratisation va-t-elle s’imposer irrésistiblement, sans tragédies, ou va-t-elle comme il y a déjà un siècle et demi le principe des nationalités, entraîner des réactions en chaîne incontrôlées et charrier le pire et le meilleur?

Est-ce le temps de la démocratie Nescafé, comme se moquait Octovio Paz, de l’économie de marché instantané, ou toujours celui des processus longs, des émergences progressives?

L’union européenne donnera t’elle naissance à une puissance «tranquille» d’un nouveau type ou succombera-t-elle par démesure et dilatation à nouveau syndrome de Babel?

Comment la Russie, la Chine, les arabes, les africains, les latino-américains voient-ils ces choses?

Pour les Occidentaux la Russie, la Chine, le monde arabe sont-ils des menaces, des marchés, des partenaires, un poids? Rien de tout cela n’est tranché, et rien n’est exclu.

Pour l’Occident, surtout pour les Américains c’est clair: l’URSS a été vaincue. Donc l’Occident a gagné. CQFD. La Russie doit donc instaurer immédiatement une démocratie occidentale, dont beaucoup d’occidentaux ne sont pas loin de penser qu’elle est l’état naturel des sociétés. C’est pourquoi il est souvent question dans les médias de ré-tablir, de re-staurer la démocratie, même là où elle n’a jamais été pratiquée. Et de mettre en oeuvre, presque immédiatement, une économie libérale de marché ouverte, ouverte aux investissements Occidentaux, s’entend.

D’ailleurs une nuée de missionnaires d’un nouveau genre – consultants, conseillers, avocats, lawyers, experts, banquiers, ong, etc…- s’est abattue sur la Russie des années 90, accueillie et relayée par les convertis de fraîche date. Démocratie instantanée, marché instantané, cuisse de Jupiter. C’est là où le bât blesse. Autant il est facile de recourir à la technique démocratique de l’élection, autant il est difficile et long d’enraciner la culture démocratique, le respect des droits des individus et des minorités. Autant il est facile de décréter l’ouverture. Autant il est difficile de garantir aux investisseurs étrangers une vraie sûreté juridique, car il faudrait pour cela avoir changé la société en profondeur

Aujourd’hui, les Occidentaux voient en tout cas dans la Russie un irremplaçable fournisseur de pétrole et de gaz; un marché ultérieur si le pouvoir d’achat des consommateurs croît. Mais ils divergent sur les risques que cela représente, ou les précautions à prendre. Certains américains et la «vieille Europe» voient dans la Russie un partenaire géopolitique possible, et souhaitable. D’autres, à Washington (l’école de Brezinski) et dans l’Est de l’Europe la considèrent toujours comme une menace, possiblement récurrente si ce n’est actuelle, à circonscrire et neutraliser. D’où la concentration de soft power, de soft influence, d’actions américaine, dans ces sortes de limbes ou de marches à l’ouest et au sud ouest de la Russie, de la Biélorussie au Caucase en passant par l’Ukraine et la Moldavie. Enfin, pour tous les Occidentaux, la Russie est une terre de mission, pour la démocratie. Diplomatiquement ils hésitent et divergent envers Moscou. Ils envoient des «signaux» contradictoires, poussant à l’entrée de la Russie dans l’OMC, se solidarisant avec Khodorkovski, sermonnant Poutine sur la liberté de la presse ou, rarement, sur la Tchétchénie, le sollicitant sur le terrorisme ou sur le pétrole. Ils sont plus contradictoires que complaisants. D’ailleurs, que pourraient-ils faire contre la Russie?

Quant aux russes, que sait on de ce qu’ils pensent et souhaitent, par les élections et les sondages? Qu’ils regrettent Brejnev quand rien ne marchait bien mais ou rien n’était cher et la concurrence moins rude. Voir même l’époque de Staline, où la Russie était un grand pays respecté. Qu’ils en veulent à Gorbatchev d’avoir détruit l’URSS et à Eltsine du chaos qu’il a laissé se créer. Qu’ils soutiennent Poutine dans sa volonté de restaurer une autorité: à plus de 70% depuis sa première élection, avec une pointe à 85% quand il a fait emprisonner Khodorkovski et une chute quand il a laissé remettre en cause les retraites.

Si les Occidentaux dans leur ensemble, américains et européens, n’ont pas une politique russe claire, les aspirations russes ne sont pas très compliquées à décrypter. Ils voudraient que leur pays soit à nouveau respecté, que leur vie quotidienne soit moins difficile, et les inégalités moins criantes, les nouveaux plus riches moins provocants, les droits élémentaires un peu mieux garantis.

Il n’y a pas de raison en revanche que la grande masse des Russes d’aujourd’hui soit plus hostile à une économie dirigée que les français des années 50; ni plus choquée que les français des années 60 par une information contrôlée. Même si plus de démocratie par surcroît serait certainement bien accueillie. La tendance autocratique de Poutine dans son deuxième mandat énerve et provoque les occidentaux, lui aliène une partie de l’élite moscovite mondialisée, mais ne le coupe certainement pas des masses russes. Tout dépendra de jusqu’où il ira et de la capacité des occidentaux à se mettre d’accord sur une politique russe.

Pour le moment en tout cas, depuis que le monde a été politiquement et technologiquement (communication, télécommunications) décompartimenté, c’est la force dominante américano-gobale qui s’engouffre partout, quelles que soient les susceptibilités des uns et les protestations des autres et quel que soit le nom que l’on donne à cette prédominance américaine et le pronostic que l’on fait sur la durée.

Le rejet par les européens de l’emploi de la force ne peut masquer leur adhésion profonde à la déjà ancienne mission civilisatrice, aujourd’hui de démocratisation, de l’Occident.

D’où la surenchère admise de conditionnalités, sanctions, ingérences, d’imposition de normes techniques, juridiques, fiscales, linguistiques, et autres par les pays occidentaux, directement ou par le biais des institutions multilatérales, pour façonner le monde. Cela crée une impression d’homogénéité universelle de «communauté internationale» pelliculaire de diplomates, banquiers, financiers, chefs d’entreprises, grands médias, etc…Mais en profondeur, où va le monde, où vont ces masses immenses qui ne font encore partie d’aucune «communauté internationale»?

Le but ultime des peuples chinois, russe ou arabe ne serait que d’entrer dans l’OMC, vrai reflet du monde d’aujourd’hui et des activités qui le définissent? Comment le croire?

J’ai l’intuition que quand s’engagera la grande négociation pour donner à notre monde mutant un cadre et des mécanismes de négociation et d’arbitrage acceptables par tous, ce qui jusqu’ici n’a jamais pu être imposé que par des vainqueurs d’une guerre mondiale en 1920 et 1945, l’Occident ne pourra pas purement et simplement dicter sa loi; il devra accepter des compromis. Il devrait y réfléchir et s’y préparer dans le respect de ses convictions.

Texte rédigé à partir d’une intervention improvisée d’Hubert Védrine

Hubert Vedrine

Texte rédigé à partir d’une intervention improvisée d’Hubert Védrine

On nous demande si le monde d’avant, de la guerre froide, est un «paradis perdu». Non, bien sûr; et même si une partie de la classe moyenne russe estime qu’elle vit moins bien qu’avant, c’est transitoire. On nous demande aussi si ce grand changement – des années 1989-1991 – fut une «occasion manquée». Là encore, non. Quand on pense aux affrontements internationaux qu’aurait pu entraîner un tel bouleversement, on ne peut qu’être impressionné, plus encore avec 15 ans de recul, par la façon extraordinaire dont il a été maîtrisé. Il faut rendre hommage à Mikhaïl Gorbatchev qui ayant lucidement mesuré l’impasse dans laquelle l’URSS s’était enfermée a eu le courage immense, aux conséquences alors incalculables, de changer de cap. Et y associer les grands leaders d’alors, Georges H. Bush, Helmut Kohl, François Mitterrand, et les autres dirigeants européens qui ont su réagir, individuellement et collectivement, comme il le fallait, et gérer au mieux la fin de la guerre froide, y compris la réunification allemande. J’avais parlé il y a quelques années «d’intelligence collective». Avec le recul, c’est évident.

Mais depuis ce dégel, vers où dérivent les anciennes banquises?

Quinze ans après il n’y a toujours pas de consensus entre occidentaux, et encore moins universel sur ce qu’est le monde et sur la direction qu’il doit prendre, à supposer que qui ce soit dirige quoi que ce soit.

Est-ce la fin de l’histoire, avec la victoire par KO de l’économie libérale de marché et de la démocratie occidentale? Ou celle-ci va-t-elle se poursuivre, avec ses affrontements entre nations, économies et civilisations?

Le monde est-il unipolaire, quel que soit le nom que l’on donne à la prédominance américaine? Déjà multipolaire? Ou inéluctablement multipolaire un jour? A moins qu’il ne devienne vraiment multilatéral, ou encore chaotique, ou sino-américain? Qui peut trancher à coup sûr ces hypothèses?

Le président Bush est-il en train de changer le monde le monde, à commencer par le monde arabo-musulman, ou va-t-il le mettre à feu et à sang?

La démocratisation va-t-elle s’imposer irrésistiblement, sans tragédies, ou va-t-elle comme il y a déjà un siècle et demi le principe des nationalités, entraîner des réactions en chaîne incontrôlées et charrier le pire et le meilleur?

Est-ce le temps de la démocratie Nescafé, comme se moquait Octovio Paz, de l’économie de marché instantané, ou toujours celui des processus longs, des émergences progressives?

L’union européenne donnera t’elle naissance à une puissance «tranquille» d’un nouveau type ou succombera-t-elle par démesure et dilatation à nouveau syndrome de Babel?

Comment la Russie, la Chine, les arabes, les africains, les latino-américains voient-ils ces choses?

Pour les Occidentaux la Russie, la Chine, le monde arabe sont-ils des menaces, des marchés, des partenaires, un poids? Rien de tout cela n’est tranché, et rien n’est exclu.

Pour l’Occident, surtout pour les Américains c’est clair: l’URSS a été vaincue. Donc l’Occident a gagné. CQFD. La Russie doit donc instaurer immédiatement une démocratie occidentale, dont beaucoup d’occidentaux ne sont pas loin de penser qu’elle est l’état naturel des sociétés. C’est pourquoi il est souvent question dans les médias de ré-tablir, de re-staurer la démocratie, même là où elle n’a jamais été pratiquée. Et de mettre en oeuvre, presque immédiatement, une économie libérale de marché ouverte, ouverte aux investissements Occidentaux, s’entend.

D’ailleurs une nuée de missionnaires d’un nouveau genre – consultants, conseillers, avocats, lawyers, experts, banquiers, ong, etc…- s’est abattue sur la Russie des années 90, accueillie et relayée par les convertis de fraîche date. Démocratie instantanée, marché instantané, cuisse de Jupiter. C’est là où le bât blesse. Autant il est facile de recourir à la technique démocratique de l’élection, autant il est difficile et long d’enraciner la culture démocratique, le respect des droits des individus et des minorités. Autant il est facile de décréter l’ouverture. Autant il est difficile de garantir aux investisseurs étrangers une vraie sûreté juridique, car il faudrait pour cela avoir changé la société en profondeur

Aujourd’hui, les Occidentaux voient en tout cas dans la Russie un irremplaçable fournisseur de pétrole et de gaz; un marché ultérieur si le pouvoir d’achat des consommateurs croît. Mais ils divergent sur les risques que cela représente, ou les précautions à prendre. Certains américains et la «vieille Europe» voient dans la Russie un partenaire géopolitique possible, et souhaitable. D’autres, à Washington (l’école de Brezinski) et dans l’Est de l’Europe la considèrent toujours comme une menace, possiblement récurrente si ce n’est actuelle, à circonscrire et neutraliser. D’où la concentration de soft power, de soft influence, d’actions américaine, dans ces sortes de limbes ou de marches à l’ouest et au sud ouest de la Russie, de la Biélorussie au Caucase en passant par l’Ukraine et la Moldavie. Enfin, pour tous les Occidentaux, la Russie est une terre de mission, pour la démocratie. Diplomatiquement ils hésitent et divergent envers Moscou. Ils envoient des «signaux» contradictoires, poussant à l’entrée de la Russie dans l’OMC, se solidarisant avec Khodorkovski, sermonnant Poutine sur la liberté de la presse ou, rarement, sur la Tchétchénie, le sollicitant sur le terrorisme ou sur le pétrole. Ils sont plus contradictoires que complaisants. D’ailleurs, que pourraient-ils faire contre la Russie?

Quant aux russes, que sait on de ce qu’ils pensent et souhaitent, par les élections et les sondages? Qu’ils regrettent Brejnev quand rien ne marchait bien mais ou rien n’était cher et la concurrence moins rude. Voir même l’époque de Staline, où la Russie était un grand pays respecté. Qu’ils en veulent à Gorbatchev d’avoir détruit l’URSS et à Eltsine du chaos qu’il a laissé se créer. Qu’ils soutiennent Poutine dans sa volonté de restaurer une autorité: à plus de 70% depuis sa première élection, avec une pointe à 85% quand il a fait emprisonner Khodorkovski et une chute quand il a laissé remettre en cause les retraites.

Si les Occidentaux dans leur ensemble, américains et européens, n’ont pas une politique russe claire, les aspirations russes ne sont pas très compliquées à décrypter. Ils voudraient que leur pays soit à nouveau respecté, que leur vie quotidienne soit moins difficile, et les inégalités moins criantes, les nouveaux plus riches moins provocants, les droits élémentaires un peu mieux garantis.

Il n’y a pas de raison en revanche que la grande masse des Russes d’aujourd’hui soit plus hostile à une économie dirigée que les français des années 50; ni plus choquée que les français des années 60 par une information contrôlée. Même si plus de démocratie par surcroît serait certainement bien accueillie. La tendance autocratique de Poutine dans son deuxième mandat énerve et provoque les occidentaux, lui aliène une partie de l’élite moscovite mondialisée, mais ne le coupe certainement pas des masses russes. Tout dépendra de jusqu’où il ira et de la capacité des occidentaux à se mettre d’accord sur une politique russe.

Pour le moment en tout cas, depuis que le monde a été politiquement et technologiquement (communication, télécommunications) décompartimenté, c’est la force dominante américano-gobale qui s’engouffre partout, quelles que soient les susceptibilités des uns et les protestations des autres et quel que soit le nom que l’on donne à cette prédominance américaine et le pronostic que l’on fait sur la durée.

Le rejet par les européens de l’emploi de la force ne peut masquer leur adhésion profonde à la déjà ancienne mission civilisatrice, aujourd’hui de démocratisation, de l’Occident.

D’où la surenchère admise de conditionnalités, sanctions, ingérences, d’imposition de normes techniques, juridiques, fiscales, linguistiques, et autres par les pays occidentaux, directement ou par le biais des institutions multilatérales, pour façonner le monde. Cela crée une impression d’homogénéité universelle de «communauté internationale» pelliculaire de diplomates, banquiers, financiers, chefs d’entreprises, grands médias, etc…Mais en profondeur, où va le monde, où vont ces masses immenses qui ne font encore partie d’aucune «communauté internationale»?

Le but ultime des peuples chinois, russe ou arabe ne serait que d’entrer dans l’OMC, vrai reflet du monde d’aujourd’hui et des activités qui le définissent? Comment le croire?

J’ai l’intuition que quand s’engagera la grande négociation pour donner à notre monde mutant un cadre et des mécanismes de négociation et d’arbitrage acceptables par tous, ce qui jusqu’ici n’a jamais pu être imposé que par des vainqueurs d’une guerre mondiale en 1920 et 1945, l’Occident ne pourra pas purement et simplement dicter sa loi; il devra accepter des compromis. Il devrait y réfléchir et s’y préparer dans le respect de ses convictions.

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05/03/2005