Surmonter l’insurmontable

Si les scientifiques, climatologues et autres, de plus en plus unanimes, ont raison, le monde joue à la roulette russe en s’obstinant dans la voie du «progrès» tel qu’il est défini depuis l’ère industrielle. Non pas tant à cause du nucléaire sur lequel s’est concentrée depuis Hiroshima l’angoisse des opinions, qu’en raison de deux autres phénomènes. Le premier, très sous-évalué, est l’empoisonnement chimique de l’air, des eaux superficielles et profondes, des océans, des sols, des productions agricoles et donc des organismes vivants. Avec des conséquences terribles dites «CMR», Cancérigènes, Mutagènes, et Reprotoxiques, de plus en plus impossibles à masquer et à nier . Le second est bien sûr celui du réchauffement du climat, dû pour l’essentiel, semble-t-il, à l’effet cumulé, et exponentiel, des gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère depuis deux siècles. Ce phénomène fait peser sur l’avenir de l’humanité une menace cataclysmique qui apparaît peu à peu dans toute son ampleur. C’est lui dont traite le rapport du Pentagone reproduit par le Débat même s’il examine paradoxalement les effets non moins tragiques d’une baisse des températures sur une partie de l’hémisphère Nord, induite par un réchauffement général.

La prise de conscience de ces menaces a été longtemps retardée, contrariée et combattue dans les pays développés par la logique de la croissance et plus encore par la religion, – pour ne pas dire la drogue -, du progrès technique et la conviction prométhéenne et judéo-chrétienne (cette formule employée à tort et à travers est, là, justifiée) de la supériorité de la culture sur la nature, selon une dichotomie antagoniste absurde, mais très enracinée. A part quelques grands scientifiques, médecins, anthropologues ou philosophes, les intellectuels y ont résisté des quatre fers tant il leur répugne d’être -aussi- des être biochimiques soumis comme tels aux lois du vivant. Les politiciens n’ont que très rarement pris la mesure radicale du défi que l’espèce humaine s’est lancé à elle-même, et se sont bornés en traînant les pieds à annexer la préoccupation écologique à leurs discours. Les acteurs économiques, préoccupés avant tout par leur rentabilité immédiate, condition de leur survie en milieu de plus en plus concurrentiel, ne passent d’une molécule chimique à l’autre, et d’un mode énergétique à un autre, que contraints et forcés. Les écologistes eux-mêmes n’ont pas réussi jusqu’ici à proposer une alternative crédible car ils se sont presque exclusivement mobilisés contre le nucléaire, ou alors pour des revendications libertaires concernant les minorités ou les moeurs. Les médias juxtaposent alarmisme ponctuel et apologie permanente du mode de vie occidental, individualiste, consumériste, toujours plus vorace en énergie. Les populations des pays développés sont «addict» à leur mode de vie, consommateur, gaspilleur et prédateur. Celles des pays émergents, Chine et autres, ou encore sous-développés, n’ont évidemment rien de plus pressé que d’ y accéder à leur tour. Résultat: la demande d’énergie va bondir de 60% en vingt cinq ans, surtout des énergies fossiles, et avec elle l’effet de serre! Le contraire exact de ce qu’il faudrait faire. Le ralliement – bienvenu – de Poutine au protocole de Kyoto de 1997, qui va permettre à ce dernier d’entrer en vigueur , est évidemment insuffisant pour inverser cette tendance.

Or les extrapolations des scientifiques sont claires et terrifiantes. Les effets de seuil et d’emballement possibles laissent présager, avec les ruptures écologiques et leur cortège de bouleversements agricoles, épidémiologiques, migratoires et sociaux, de grands chocs politiques. Il n’est pas impossible que dans les prochaines décennies, la question écologique – au bout du compte celle de la survie – finisse par devenir si angoissante qu’elle supplante la question sociale. Les forces politiques nées au début ou au milieu du XXème siècle seraient alors obligées de se transformer en fonction de la manière dont elles proposeront d’organiser la mutation écologique des sociétés. Peut être même un jour requalifiera-t-on juridiquement la notion de «crime contre l’humanité» pour la réserver à des comportements mettant vraiment en péril la survie de l’humanité en tant que telle. Quand au Nobel de la paix, toujours problématique ou controversé, peut être paraîtra-t-il plus utile de l’attribuer à l’avenir à des militants de la survie de l’espèce humaine. Mais ne rêvons pas. Pour l’heure, avant d’essayer d’imaginer comment les démocraties modernes réagiraient à une vraie catastrophe globale, demandons nous si elles sont capables d’organiser à temps et de façon démocratique une mutation de leur mode de vie. Nos sociétés, qui persistent dans une insouciance de type «Titanic», avec la croissance économique et les marchés dans le rôle de l’orchestre, pourront elles prendre les mesures nécessaires pour prévenir les catastrophes annoncées? Leur caractère démocratique serait-il un handicap? Pourrait-il être préservé en cas de drame?

A priori les démocraties ne semblent pas prêtes à des sacrifices véritables, encore que ….. Le problème n’est pas tellement le nucléaire. Certes, le recours accru au nucléaire, préférable pendant encore un certain temps pour ne pas aggraver l’effet de serre, même en cas de développement intensif de toutes les énergies durables, est tabou dans certaines démocraties européennes telles que l’Allemagne. Mais, nécessité fera loi. Bien sûr, si on mettait au point d’autres sources d’énergie, aussi abondantes et moins inquiétantes que le nucléaire, à bon marché et sans risques pour le climat, les démocraties en seraient les premières soulagées.

La démocratie ne s’oppose en rien non plus à la découverte de molécules chimiques à la fois efficaces et moins dangereuses pour l’agriculture, l’industrie, les cosmétiques et la vie quotidienne, ou dans certains cas, à des substituts non chimiques. Cela dépend des chercheurs comme de la capacité des gouvernements démocratiques à fixer aux industries chimiques de nouvelles règles plus responsables quant à la santé humaine et d’imposer le remplacement progressif des produits dangereux par d’autres. Ce qui peut faire problème à cet égard dans nos démocraties modernes, c’est plutôt leur perméabilité aux lobbies, qui retarde les adaptations.

Au sein des démocraties, la difficulté viendrait plutôt de la résistance farouche de la majorité des populations à la remise en cause de leur mode de vie, considéré comme un acquis dans le cadre d’un progrès à sens unique, perçu comme un droit. Et au refus des autres de se voir privées de leurs espérances. Des exemples? En dehors des populations scandinaves peu nombreuses, homogènes, très formées et informées, le tri sélectif réel et contraignant des déchets est très peu pratiqué, et le plus souvent mal géré après leur collecte. Le gaspillage permanent d’énergie par les Américains – voiture, éclairage, chauffage, climatisation extrême, appareils électriques divers et variés, leur surproduction de déchets – est dans toutes les têtes. Mais les Européens

surchauffent eux aussi leurs immeubles, considérant qu’il fait froid plusieurs degrés au-dessus de ce que leurs grands parents supportaient allègrement ! La réduction de la vitesse des automobiles n’a été obtenue par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, après des décennies de campagne peu efficaces, qu’au prix d’une répression implacable, sans motivation écologique. Il est vrai que tout ce qui est écolo ou bio suscite maintenant plus de sympathie ou d’intérêts que de ricanements ou d’animosité et que Nicolas Hulot est très populaire. Mais dans leur grande masse, les comportements et les revendications quantitatifs persistent, et seule l’espérance d’un progrès matériel accru permet de sublimer les conflits sociaux, ou autres.

On peut donc douter de la capacité des gouvernements démocratiques modernes à obtenir des individus même s’il le fallait vraiment, qu’ils modifient radicalement leur comportement et notamment leur consommation d’énergie tant qu’ils ne seront pas convaincus de l’enjeu. En effet, cet excès de consommation ne fait qu’un avec le mode de vie individualiste moderne, avec le droit de se déplacer vite partout dans le monde et de communiquer librement et sans cesse, de se nourrir à sa guise de produits hors saison, avec l’exigence de pouvoir s’affranchir en tous temps du froid comme du chaud, ce à quoi le consommateur est par ailleurs constamment incité par des intérêts puissants et des campagnes très efficaces.

De plus en plus «proche des gens», le pouvoir politique est moins capable que jamais, sauf exception ponctuelle toujours possible, d’imposer quoi que ce soit au nom de «l’intérêt général» ou à long terme, notions de plus en plus étrangères au conglomérat de groupes, de sous-groupes et de lobbies en compétition permanente au sein des sociétés modernes, comme à l’économie de marché, qui a le nez sur le guidon. La contestation de sa légitimité par les médias, les juges, les sondeurs, les associations, les ONG, les groupes d’intérêt, les «autorités indépendantes», fragilise le pouvoir. L’élection devient une source de légitimité parmi d’autres. La démocratie représentative, et en particulier en France le système républicain, est mise en cause au profit de la démocratie «participative» voire de la démocratie directe. Cela a évidemment des conséquences sur le type d’hommes ou de femmes politiques qui s’engagent en politique, et qui, soumis à la tyrannie de l’opinion, ne font de plus en plus qu’accompagner le mouvement des vagues. En matière d’environnement, on peut certes fonder quelques espoirs sur l’action normative de la Commission européenne et sur son despotisme technocratique éclairé pour imposer aux Etats membres, avec leur accord, ce qu’ils ne peuvent pas politiquement prescrire eux-mêmes tout en le sachant indispensable. Ce stratagème a été souvent utilisé avec succès. Il le sera encore avec profit, notamment pour les produits chimiques . Mais s’il peut aider à changer les normes techniques et industrielles et les équipements, il sera insuffisant pour transformer les comportements individuels et les mentalités. Et comme on ne pourra pas compter sur les dirigeants démocratiques pour des décisions courageuses si les populations démocratiques n’en n’admettent pas la nécessité et l’urgence, cela nous renvoie donc à ces dernières.

Cela paraît utopique de transformer l’ensemble des Européens, sans parler du reste du monde, en Scandinaves. C’est pourtant la seule solution démocratique et écologique pour ralentir et arrêter l’engrenage dans lequel nous sommes pris. Pour transformer les risques de blocage poujadiste de la démocratie directe en atouts et en énergie transformatrice, on pourrait partir des préoccupations environnementales concrètes des gens, désordonnées mais croissantes dans les pays riches; s’appuyer sur les femmes – en moyenne moins prédatrices -; fixer des priorités claires aux recherches (exemple: voiture propre), former les professionnels (ex: les électriciens et les architectes au solaire). Les grands partis politiques devront expliquer comment ils proposent de gérer la mutation écologique. Par le jeu des coûts réels des énergies renouvelables et de la fiscalité, l’écologie et le développement durable seraient conduits à devenir un business plus rentable que la croissance irresponsable et prédatrice. Dans le Monde du 26 octobre 2004, Henri Prévot imagine ainsi pour les prochaines décennies une nouvelle croissance grâce à un immense effort d’équipement du pays à l’image des «Trente glorieuses»: «Il faudra investir pour produire de l’énergie – biocarburant, biogaz, capteurs solaires, électricité nucléaire -, pour l’acheminer – réseaux de chaleur -, pour l’utiliser au mieux et pour l’économiser – bâtiment, infrastructures ferroviaires. Tous les secteurs d’activité y participeraient, et il s’agirait d’emplois liés au sol, donc par nature non délocalisables». Cela permettrait selon l’auteur de réduire par trois nos émissions de gaz à effet de serre. Chacun, devenu écolo-citoyen pour que la planète reste vivable, devrait être instruit à chaque étape de ce qu’il peut faire concrètement dans sa vie personnelle et professionnelle et des alternatives nouvelles dont il dispose. Même aux Etats-Unis certains esprits commencent à évoluer: le signe récent le plus encourageant est la décision de la Californie, qui rejette à elle seule autant de gaz à effet de serre que le Brésil, d’imposer aux constructeurs automobiles des modèles polluants 28%de moins d’ici à 2009 et 34% de moins, d’ici à 2016.

Mais face à une catastrophe de grande ampleur telle que l’envisagent les auteurs du rapport au Pentagone, ou une autre, qui surviendrait avant que nos sociétés n’aient eu le temps de prendre conscience et de s’adapter, rien ne garantit que les démocraties résisteraient. Nul ne sait comment elles réagiraient à l’afflux massif de réfugiés écologiques, après des déluges et des montées des eaux, au manque d’eau potable – ce qui n’est pas contradictoire -, à des drames chimiques à répétition. Ou si la panique submergerait les populations, après deux à trois années de dérèglements climatiques majeurs et l’annonce supplémentaire par les scientifiques d’effets d’emballements. Dans les sociétés qui ont peur, qui se sentent en danger, menacées dans leur être ou dans leurs biens, tous les verroux sautent quel que soit leur niveau de «civilisation», le XXème ne l’a que trop montré. Il y a même une fragilité particulière des sociétés technologiques et hyper-organisées. Peut être verrait-on surgir, comme dans certains romans noirs de science-fiction ou certaines BD, des régimes autoritaires, des tyrannies de salut public, des dictatures techno-scientistes, voire des fascismes écologiques, avec les régressions massives pour les libertés que cela comporterait. Qui peut affirmer que c’est absolument impossible? Cela ne dépend que du degré de panique. Dans les pays où elle est installée depuis longtemps, la démocratie est tellement rongée par le marché, l’individualisme, l’indifférence et l’abstentionnisme que le réflexe du sauve-qui-peut pourrait avoir des effets extrêmes.

Surmonter l’insurmontable

Hubert Vedrine

Surmonter l’insurmontable

Si les scientifiques, climatologues et autres, de plus en plus unanimes, ont raison, le monde joue à la roulette russe en s’obstinant dans la voie du «progrès» tel qu’il est défini depuis l’ère industrielle. Non pas tant à cause du nucléaire sur lequel s’est concentrée depuis Hiroshima l’angoisse des opinions, qu’en raison de deux autres phénomènes. Le premier, très sous-évalué, est l’empoisonnement chimique de l’air, des eaux superficielles et profondes, des océans, des sols, des productions agricoles et donc des organismes vivants. Avec des conséquences terribles dites «CMR», Cancérigènes, Mutagènes, et Reprotoxiques, de plus en plus impossibles à masquer et à nier . Le second est bien sûr celui du réchauffement du climat, dû pour l’essentiel, semble-t-il, à l’effet cumulé, et exponentiel, des gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère depuis deux siècles. Ce phénomène fait peser sur l’avenir de l’humanité une menace cataclysmique qui apparaît peu à peu dans toute son ampleur. C’est lui dont traite le rapport du Pentagone reproduit par le Débat même s’il examine paradoxalement les effets non moins tragiques d’une baisse des températures sur une partie de l’hémisphère Nord, induite par un réchauffement général.

La prise de conscience de ces menaces a été longtemps retardée, contrariée et combattue dans les pays développés par la logique de la croissance et plus encore par la religion, – pour ne pas dire la drogue -, du progrès technique et la conviction prométhéenne et judéo-chrétienne (cette formule employée à tort et à travers est, là, justifiée) de la supériorité de la culture sur la nature, selon une dichotomie antagoniste absurde, mais très enracinée. A part quelques grands scientifiques, médecins, anthropologues ou philosophes, les intellectuels y ont résisté des quatre fers tant il leur répugne d’être -aussi- des être biochimiques soumis comme tels aux lois du vivant. Les politiciens n’ont que très rarement pris la mesure radicale du défi que l’espèce humaine s’est lancé à elle-même, et se sont bornés en traînant les pieds à annexer la préoccupation écologique à leurs discours. Les acteurs économiques, préoccupés avant tout par leur rentabilité immédiate, condition de leur survie en milieu de plus en plus concurrentiel, ne passent d’une molécule chimique à l’autre, et d’un mode énergétique à un autre, que contraints et forcés. Les écologistes eux-mêmes n’ont pas réussi jusqu’ici à proposer une alternative crédible car ils se sont presque exclusivement mobilisés contre le nucléaire, ou alors pour des revendications libertaires concernant les minorités ou les moeurs. Les médias juxtaposent alarmisme ponctuel et apologie permanente du mode de vie occidental, individualiste, consumériste, toujours plus vorace en énergie. Les populations des pays développés sont «addict» à leur mode de vie, consommateur, gaspilleur et prédateur. Celles des pays émergents, Chine et autres, ou encore sous-développés, n’ont évidemment rien de plus pressé que d’ y accéder à leur tour. Résultat: la demande d’énergie va bondir de 60% en vingt cinq ans, surtout des énergies fossiles, et avec elle l’effet de serre! Le contraire exact de ce qu’il faudrait faire. Le ralliement – bienvenu – de Poutine au protocole de Kyoto de 1997, qui va permettre à ce dernier d’entrer en vigueur , est évidemment insuffisant pour inverser cette tendance.

Or les extrapolations des scientifiques sont claires et terrifiantes. Les effets de seuil et d’emballement possibles laissent présager, avec les ruptures écologiques et leur cortège de bouleversements agricoles, épidémiologiques, migratoires et sociaux, de grands chocs politiques. Il n’est pas impossible que dans les prochaines décennies, la question écologique – au bout du compte celle de la survie – finisse par devenir si angoissante qu’elle supplante la question sociale. Les forces politiques nées au début ou au milieu du XXème siècle seraient alors obligées de se transformer en fonction de la manière dont elles proposeront d’organiser la mutation écologique des sociétés. Peut être même un jour requalifiera-t-on juridiquement la notion de «crime contre l’humanité» pour la réserver à des comportements mettant vraiment en péril la survie de l’humanité en tant que telle. Quand au Nobel de la paix, toujours problématique ou controversé, peut être paraîtra-t-il plus utile de l’attribuer à l’avenir à des militants de la survie de l’espèce humaine. Mais ne rêvons pas. Pour l’heure, avant d’essayer d’imaginer comment les démocraties modernes réagiraient à une vraie catastrophe globale, demandons nous si elles sont capables d’organiser à temps et de façon démocratique une mutation de leur mode de vie. Nos sociétés, qui persistent dans une insouciance de type «Titanic», avec la croissance économique et les marchés dans le rôle de l’orchestre, pourront elles prendre les mesures nécessaires pour prévenir les catastrophes annoncées? Leur caractère démocratique serait-il un handicap? Pourrait-il être préservé en cas de drame?

A priori les démocraties ne semblent pas prêtes à des sacrifices véritables, encore que ….. Le problème n’est pas tellement le nucléaire. Certes, le recours accru au nucléaire, préférable pendant encore un certain temps pour ne pas aggraver l’effet de serre, même en cas de développement intensif de toutes les énergies durables, est tabou dans certaines démocraties européennes telles que l’Allemagne. Mais, nécessité fera loi. Bien sûr, si on mettait au point d’autres sources d’énergie, aussi abondantes et moins inquiétantes que le nucléaire, à bon marché et sans risques pour le climat, les démocraties en seraient les premières soulagées.

La démocratie ne s’oppose en rien non plus à la découverte de molécules chimiques à la fois efficaces et moins dangereuses pour l’agriculture, l’industrie, les cosmétiques et la vie quotidienne, ou dans certains cas, à des substituts non chimiques. Cela dépend des chercheurs comme de la capacité des gouvernements démocratiques à fixer aux industries chimiques de nouvelles règles plus responsables quant à la santé humaine et d’imposer le remplacement progressif des produits dangereux par d’autres. Ce qui peut faire problème à cet égard dans nos démocraties modernes, c’est plutôt leur perméabilité aux lobbies, qui retarde les adaptations.

Au sein des démocraties, la difficulté viendrait plutôt de la résistance farouche de la majorité des populations à la remise en cause de leur mode de vie, considéré comme un acquis dans le cadre d’un progrès à sens unique, perçu comme un droit. Et au refus des autres de se voir privées de leurs espérances. Des exemples? En dehors des populations scandinaves peu nombreuses, homogènes, très formées et informées, le tri sélectif réel et contraignant des déchets est très peu pratiqué, et le plus souvent mal géré après leur collecte. Le gaspillage permanent d’énergie par les Américains – voiture, éclairage, chauffage, climatisation extrême, appareils électriques divers et variés, leur surproduction de déchets – est dans toutes les têtes. Mais les Européens

surchauffent eux aussi leurs immeubles, considérant qu’il fait froid plusieurs degrés au-dessus de ce que leurs grands parents supportaient allègrement ! La réduction de la vitesse des automobiles n’a été obtenue par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, après des décennies de campagne peu efficaces, qu’au prix d’une répression implacable, sans motivation écologique. Il est vrai que tout ce qui est écolo ou bio suscite maintenant plus de sympathie ou d’intérêts que de ricanements ou d’animosité et que Nicolas Hulot est très populaire. Mais dans leur grande masse, les comportements et les revendications quantitatifs persistent, et seule l’espérance d’un progrès matériel accru permet de sublimer les conflits sociaux, ou autres.

On peut donc douter de la capacité des gouvernements démocratiques modernes à obtenir des individus même s’il le fallait vraiment, qu’ils modifient radicalement leur comportement et notamment leur consommation d’énergie tant qu’ils ne seront pas convaincus de l’enjeu. En effet, cet excès de consommation ne fait qu’un avec le mode de vie individualiste moderne, avec le droit de se déplacer vite partout dans le monde et de communiquer librement et sans cesse, de se nourrir à sa guise de produits hors saison, avec l’exigence de pouvoir s’affranchir en tous temps du froid comme du chaud, ce à quoi le consommateur est par ailleurs constamment incité par des intérêts puissants et des campagnes très efficaces.

De plus en plus «proche des gens», le pouvoir politique est moins capable que jamais, sauf exception ponctuelle toujours possible, d’imposer quoi que ce soit au nom de «l’intérêt général» ou à long terme, notions de plus en plus étrangères au conglomérat de groupes, de sous-groupes et de lobbies en compétition permanente au sein des sociétés modernes, comme à l’économie de marché, qui a le nez sur le guidon. La contestation de sa légitimité par les médias, les juges, les sondeurs, les associations, les ONG, les groupes d’intérêt, les «autorités indépendantes», fragilise le pouvoir. L’élection devient une source de légitimité parmi d’autres. La démocratie représentative, et en particulier en France le système républicain, est mise en cause au profit de la démocratie «participative» voire de la démocratie directe. Cela a évidemment des conséquences sur le type d’hommes ou de femmes politiques qui s’engagent en politique, et qui, soumis à la tyrannie de l’opinion, ne font de plus en plus qu’accompagner le mouvement des vagues. En matière d’environnement, on peut certes fonder quelques espoirs sur l’action normative de la Commission européenne et sur son despotisme technocratique éclairé pour imposer aux Etats membres, avec leur accord, ce qu’ils ne peuvent pas politiquement prescrire eux-mêmes tout en le sachant indispensable. Ce stratagème a été souvent utilisé avec succès. Il le sera encore avec profit, notamment pour les produits chimiques . Mais s’il peut aider à changer les normes techniques et industrielles et les équipements, il sera insuffisant pour transformer les comportements individuels et les mentalités. Et comme on ne pourra pas compter sur les dirigeants démocratiques pour des décisions courageuses si les populations démocratiques n’en n’admettent pas la nécessité et l’urgence, cela nous renvoie donc à ces dernières.

Cela paraît utopique de transformer l’ensemble des Européens, sans parler du reste du monde, en Scandinaves. C’est pourtant la seule solution démocratique et écologique pour ralentir et arrêter l’engrenage dans lequel nous sommes pris. Pour transformer les risques de blocage poujadiste de la démocratie directe en atouts et en énergie transformatrice, on pourrait partir des préoccupations environnementales concrètes des gens, désordonnées mais croissantes dans les pays riches; s’appuyer sur les femmes – en moyenne moins prédatrices -; fixer des priorités claires aux recherches (exemple: voiture propre), former les professionnels (ex: les électriciens et les architectes au solaire). Les grands partis politiques devront expliquer comment ils proposent de gérer la mutation écologique. Par le jeu des coûts réels des énergies renouvelables et de la fiscalité, l’écologie et le développement durable seraient conduits à devenir un business plus rentable que la croissance irresponsable et prédatrice. Dans le Monde du 26 octobre 2004, Henri Prévot imagine ainsi pour les prochaines décennies une nouvelle croissance grâce à un immense effort d’équipement du pays à l’image des «Trente glorieuses»: «Il faudra investir pour produire de l’énergie – biocarburant, biogaz, capteurs solaires, électricité nucléaire -, pour l’acheminer – réseaux de chaleur -, pour l’utiliser au mieux et pour l’économiser – bâtiment, infrastructures ferroviaires. Tous les secteurs d’activité y participeraient, et il s’agirait d’emplois liés au sol, donc par nature non délocalisables». Cela permettrait selon l’auteur de réduire par trois nos émissions de gaz à effet de serre. Chacun, devenu écolo-citoyen pour que la planète reste vivable, devrait être instruit à chaque étape de ce qu’il peut faire concrètement dans sa vie personnelle et professionnelle et des alternatives nouvelles dont il dispose. Même aux Etats-Unis certains esprits commencent à évoluer: le signe récent le plus encourageant est la décision de la Californie, qui rejette à elle seule autant de gaz à effet de serre que le Brésil, d’imposer aux constructeurs automobiles des modèles polluants 28%de moins d’ici à 2009 et 34% de moins, d’ici à 2016.

Mais face à une catastrophe de grande ampleur telle que l’envisagent les auteurs du rapport au Pentagone, ou une autre, qui surviendrait avant que nos sociétés n’aient eu le temps de prendre conscience et de s’adapter, rien ne garantit que les démocraties résisteraient. Nul ne sait comment elles réagiraient à l’afflux massif de réfugiés écologiques, après des déluges et des montées des eaux, au manque d’eau potable – ce qui n’est pas contradictoire -, à des drames chimiques à répétition. Ou si la panique submergerait les populations, après deux à trois années de dérèglements climatiques majeurs et l’annonce supplémentaire par les scientifiques d’effets d’emballements. Dans les sociétés qui ont peur, qui se sentent en danger, menacées dans leur être ou dans leurs biens, tous les verroux sautent quel que soit leur niveau de «civilisation», le XXème ne l’a que trop montré. Il y a même une fragilité particulière des sociétés technologiques et hyper-organisées. Peut être verrait-on surgir, comme dans certains romans noirs de science-fiction ou certaines BD, des régimes autoritaires, des tyrannies de salut public, des dictatures techno-scientistes, voire des fascismes écologiques, avec les régressions massives pour les libertés que cela comporterait. Qui peut affirmer que c’est absolument impossible? Cela ne dépend que du degré de panique. Dans les pays où elle est installée depuis longtemps, la démocratie est tellement rongée par le marché, l’individualisme, l’indifférence et l’abstentionnisme que le réflexe du sauve-qui-peut pourrait avoir des effets extrêmes.

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01/01/2005