« Si nous faisons de cette guerre une guerre
de civilisation, elle ne s’arrêtera pas »

LE FIGARO.- Un an après le début du conflit, comment jugez-vous la gravité de la situation ?

Hubert VEDRINE.- Peut être que cette guerre finira par s’enliser, mais, au moment où nous parlons, la situation s’aggrave. Poutine ne nous laisse pas le choix, il nous oblige à une escalade à laquelle nous ne pouvons nous dérober car s’il gagnait ce serait désastreux, immédiatement et demain, à tous points de vue, même les esprits les plus rétifs aux emportements collectifs doivent l’admettre.Le président a eu raison de dire à Munich : « L’agression russe doit échouer ». La grande offensive russe annoncée a conduit l’Ukraine à presser les pays Occidentaux de lui fournir une aide accrue, ce qui pousse la Russie à précipiter sa nouvelle attaque. C’est le moment le plus grave depuis l’échec de l’offensive sur Kiev.

Le président Zelensky presse les pays européens de lui fournir davantage d’armes, et notamment des avions. Les pays occidentaux peuvent-ils aller plus loin ?

Peut-être le devront-ils. Face à la menace d’une offensive russe massive qui menacerait de submerger les forces ukrainiennes, il y aurait une logique dissuasive à élever le niveau du mur de défense ukrainien. Pour autant, il n’y a pas à accuser les dirigeants d’ « hésiter ». Biden, Scholz et Macron réfléchissent avant de décider, c’est la moindre des choses. Voyez les décisions sur les chars, ou sur d’autres armes. Zelensky est dans son rôle, avec courage et talent. Mais il faut garder le contrôle de l’engrenage et définir l’usage des armes déjà fournies ou à venir.

Nous sommes des démocraties : nos positions doivent être tenables durablement, donc expliquées et convaincantes. Tout faire pour que Poutine ne puisse pas gagner en Ukraine mais ne pas se laisser entraîner dans une confrontation directe avec la Russie. C’était la ligne de crête suivie depuis le début par Biden, Macron et Scholz. Je crois que c’était la bonne. Biden a décidé dès le début de ne pas envoyer son armée sur place. Ni les pays de l’OTAN. Nous sommes maintenant dans une forme extrême de soutien, qui n’est pas de la cobelligérance. D’ailleurs, quoi qu’elle prétende, la Russie le reconnaît puisqu’elle ne s’en prend pas à l’OTAN.

Donner assez d’armes pour résister, mais pas assez pour gagner, n’est-ce pas courir le risque de nourrir une guerre sans fin ?

Qu’appelez-vous gagner ? Quel dirigeant occidental va assumer de fournir des armes offensives pour attaquer la Russie ? Pas Biden en tout cas. Mais qui assumerait de laisser Poutine réussir son offensive militaire ? Personne. Nous devons donc maintenir, voire accroitre notre soutien à l’Ukraine pour empêcher Poutine de gagner, ce qui passe d’urgence par plus de munitions. Tout en gardant le contrôle de la suite. Ligne de crête.

Ne croyez-vous pas que cette guerre oppose deux modèles, la démocratie libérale contre l’autoritarisme ?

Le manichéisme est toujours tentant, mais ne rendons pas les choses plus insolubles qu’elles ne le sont. C’est une guerre pour un territoire : qui contrôle l’Ukraine ? Et notamment l’est ? Je ne crois pas que nous soyons dans une guerre générale de civilisations, démocraties contre autocraties, et j’espère que cela ne va pas le devenir, à force de le proclamer, car, si ça le devenait, il n’est pas sûr que l’Occident gagne à la fin ! N’oublions pas que nous n’avons plus le monopole de la puissance, ni de l’influence. Voyez à l’ONU : une quarantaine de pays n’ont pas condamné Poutine, et n’ont pas non plus voulu se ranger dans le camp occidental, dont l’Inde, une démocratie. Ils représentent les deux-tiers de l’humanité !

Les démocraties représentatives, qui souffrent de la désaffection de leurs peuples, ce qui se traduit par la vague populiste, se ressoudent en se redécouvrant le camp du Bien. Et c’est vrai que cette guerre est atroce. Mais si nous faisons de cette guerre en Ukraine une guerre de civilisation, voire de religion, Occident vs Russie, etc., elle ne s’arrêtera jamais, il n’y aura jamais de solutions. Quand l’Occident se grise, il défend mal ses intérêts. Je n’achète pas cette rhétorique. Je suis pour une approche plus chirurgicale plus réaliste, plus froide, qui dans l’immédiat doit faire échouer le recours à la force mais, qui prépare l’avenir.

Certains parlent de l’esprit « munichois » qui serait à l’œuvre dans le refus d’en finir une fois pour toutes avec Poutine.. Cette comparaison vous paraît-elle utile ?

Elle est surtout infondée. Depuis des décennies, il ne s’est pas passée une année en Occident sans qu’on dénonce un «nouveau Munich» ou un «nouvel Hitler», ce sont des sortes de catharsis historiques rétroactives, qui n’offrent pas l’ombre d’une solution. Je trouve même choquants ces gens qui sont prêts à se battre jusqu’au dernier ukrainien – il y a des précédents. Il y a souvent dans le moralisme proclamé une forme de cynisme (au sens erroné et contemporain du terme). «En finir avec Poutine ?» Aucun responsable ne dira cela et aucun parlement ne le voterait. Faire plus pour défendre l’Ukraine ? Oui.

On vous a reproché, à vous comme à d’autres tenants de la ligne « réaliste », de reprendre la rhétorique du Kremlin. Que répondez-vous à ces accusations ?

Ceux qui travestissent ainsi la ligne réaliste se trompent de cible, de périodes, et mélangent tout. Les «réalistes» n’ont rien à voir avec les quelques pro-Poutine des dernières années. C’est sur trente ans, de 1992 à 2023, qu’il faut raisonner. Or, dans les 10 à 15 premières années après la fin de l’URSS, ce sont d’abord des réalistes américains, vétérans de la guerre froide, Kissinger en tête, mais aussi George Kennan, ou encore Jack Matlock (ex ambassadeur américain à Moscou qui disait qu’on ne peut pas à la fois étendre l’OTAN et avoir une Russie démocratique), John Mearsheimer, et même Zbig Brezinski, qui n’avaient aucune «complaisance» pour le régime russe, encore moins pour Poutine, qui ont mis en garde contre le triomphalisme aveugle des États-Unis. Kissinger l’a dit plusieurs fois : on a eu tort de ne pas mieux intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité en Europe, et ce pour des raisons de sécurité, car sinon, elle pouvait redevenir dangereuse. Ces réalistes pensaient à la sécurité de l’Europe à long terme. Si on les avait écoutés, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui.

Et d’ailleurs ils n’ont jamais demandé à ce que l’on change la cible des missiles nucléaires. Obama a eu tort de dire que la Russie était devenue une puissance régionale, donc négligeable. L’accord d’association Europe Ukraine, conçu sous influence polonaise, coupait économiquement l’est de l’Ukraine de la Russie. C’était une provocation grave qui a eu des effets désastreux.

Mais quelque part les réalistes ont été écoutés, puisque l’Ukraine n’a jamais été intégrée l’OTAN…

Entre 1992 et 2017, on a donné de la verroterie diplomatique à la Russie tout en faisant avancer l’OTAN. On dit que la politique réaliste avec la Russie a échoué, mais en réalité elle n’a pas été mise en œuvre. Qu’est ce qui aurait été vraiment réaliste, Realpolitik contre Irrealpolitik ? De faire de l’Ukraine, dès le début des années 1990, un pays neutre à la finlandaise, militairement liée ni à la Russie, ni à l’OTAN, avec en contrepartie des garanties de sécurité croisées, une autonomie du Donbass et un traité avec la Russie sur Sébastopol. Cela aurait été sans doute possible entre Eltsine et Clinton. L’Occident – qui avait «gagné la bataille de l’Histoire» – a jugé cela superflu.

L’Occident n’a donc pas été assez inclusif au début, mais à l’inverse pas assez dissuasif dans les dernières années, quand la Russie était vraiment redevenue dangereuse. Et sa pire décision a été celle de l’OTAN en 2007 à Bucarest : proclamer que l’Ukraine avait vocation à rentrer dans l’OTAN, mais pas tout de suite ! C’était agiter le chiffon rouge de l’adhésion (donc de la Crimée et de Sébastopol dans l’OTAN) sans protéger l’Ukraine par l’article 5. C’était aberrant. Quand Merkel et Sarkozy ont bloqué l’entrée, j’étais d’accord car j’espérais que les idées de neutralité à la Brezinski étaient encore applicables, mais en réalité c’était trop tard. Soit il fallait établir cette neutralité dans les années 1990 – c’est mon avis -, soit il fallait faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN et garantir Sébastopol pour la Russie. Ce non choix, combiné au ratage de l’accord d’association, conduisait à une guerre avec une Russie redevenue nationaliste et revancharde.

Cette campagne contre le réalisme est donc myope. Elle n’empêchera pas que le débat historique, important pour l’avenir, ait lieu. Mais il n’est pas d’actualité.

L’issue du conflit passera forcément par des concessions à la Russie ?

Question prématurée. Je ne vois pas, pour le moment, «d’issue» au conflit. Comment un président ukrainien, après de telles horreurs, pourrait se mettre à parler aux Russes ? De quoi ? Je ne vois pas non plus, à ce stade, de disponibilité russe. Est-ce que tout cela n’a pas été pulvérisé par la guerre ? Si l’offensive russe du printemps ne l’emporte pas – et il faut qu’elle soit bloquée – on ne peut exclure un scénario de type Corée. En 1953, les Coréens du Sud voulaient reconquérir la Corée du Nord, et avaient demandé des frappes nucléaires aux Américains, qui avaient refusé ! Et la ligne de front s’est gelée.

L’avenir du conflit dépend essentiellement des États-Unis ?

Pas que, mais in fine, oui. Mais avec nous aussi.Selon que la Russie, gagnera, perdra ou perdra totalement, ou à moitié, cette guerre, les conséquences ne seront pas les mêmes à long terme pour l’Europe de demain, très différente, ou pour les États-Unis. Pour la Russie aussi.

À la fin des fins ce sont les Américains qui devront prendre les décisions majeures. Si Biden décide qu’il faut donner plus de moyens à l’Ukraine pour que Poutine perde, tout le monde suivra. En revanche, si la Russie n’atteint pas ses objectifs lors de son offensive du printemps, ce sont les États-Unis qui pourraient demander aux Ukrainiens, sans renoncer à rien, de ne pas contre-attaquer plus loin. Et ils penseront la suite. Les Européens sont inhibés sur ce point. Seul Macron a eu le courage de dire à Munich : « Il faut préparer dès maintenant les conditions et les termes de la paix ». Il a raison. Et il faudrait également trouver les moyens de parler plus à l’opinion russe, sans se décourager. À Washington, s’il est toujours hors de question de laisser Poutine gagner, ce qui créerait un précédent pandoresque, on a à l’esprit d’autres enjeux : la Chine, et Taïwan, mais aussi un éventuel affrontement entre Israël et l’Iran. Les think tanks commencent à réfléchir. Une note de la Rand Corporation (NDLR : laboratoire d’idées spécialisé en défense) parue en janvier, intitulée « Éviter une guerre longue en Ukraine » (préjudiciable à l’Occident) ose évoquer la question de la neutralité de l’Ukraine à l’issue du conflit, et même l’utilisation de la levée des sanctions comme un levier ! Si les Européens s’enferment dans des discours sur la guerre des démocraties contre les autoritarismes ils ne joueront aucun rôle à l’issue.

On dit que l’Union européenne est sortie renforcée de cette guerre à ses portes, qui lui donne enfin l’occasion de s’affirmer en tant que puissance géopolitique. Est-ce votre avis ?

C’est plutôt l’OTAN que Poutine, par sa décision aberrante, a remis en premier plan, en réveillant, dans l’Alliance, un esprit de défense qui avait disparu en Europe. Rappelons-nous que ce sont les Européens qui avaient supplié les Américains, en 1949, de créer une Alliance pour les protéger de la menace stalinienne, puis, en 1952, l’Organisation, pour qu’elle soit crédible. Depuis lors, hormis les moments gaullo-mitterandiens en France, les alliés européens ont continué à vouloir rester sous le parapluie américain. Ils n’ont jamais eu la volonté de constituer une force européenne en tant que telle. Les Européens ont cru après-guerre qu’ils allaient pouvoir forger un monde idéal sous le parapluie américain grâce au marché commun, à l’état de droit et à leurs valeurs. Les Européens craignent le concept français «d’autonomie stratégique» (mais pas celui de «souveraineté»). Néanmoins, ce n’est pas l’OTAN en tant qu’organisation qui est à la manœuvre ; ce sont les gouvernements nationaux, de chaque pays allié. Pourquoi ne s’affirmeraient ils pas demain comme une force collective dans l’alliance ?  Plus largement, nous devons commencer à repenser notre action dans l’Europe de demain, élargie, militarisée, avec des équilibres différents.

Le principe gaullien d’une France comme « puissance d’équilibre » n’est-il pas aussi un mythe?

Non. C’est ce qui a caractérisé la politique étrangère de la Vème République par rapport aux États-Unis : la France est un pays ami, allié, mais pas aligné. La France se reconnaissait une liberté de mouvement, à l’est et au sud. Emmanuel Macron reprend cette idée avec ses mots et il dit que la France n’est pas un pays lambda de l’Alliance atlantique. Il a raison. Après il faut trouver des points d’appuis pour se servir de nos leviers.

Pensez-vous que l’écosystème médiatique dans lequel nous vivons condamne tout effort diplomatique au profit de la surenchère, tout raisonnement de long terme au profit de l’émotion immédiate ?

C’est un risque évident qui s’est aggravé constamment depuis que l’opinion publique s’est constituée en Europe en 1830 pour soutenir les Grecs face à l’empire ottoman. À chaque étape – presse écrite, radio, télévision, réseaux sociaux – la pression dans les démocraties est de plus en plus forte. Cela peut avoir des vertus morales, mais faut-il souhaiter que nos pays soient dirigés par des followers qui suivent l’émotion dominante du moment plutôt que par des leaders ? Non. Le réalisme doit prendre en compte les émotions, souvent justifiées, mais ne pas se laisser diriger par elles. La convergence Biden, Macron, Scholz inspire confiance.

Propos recueillis par Eugénie Bastié

« Si nous faisons de cette guerre une guerre
de civilisation, elle ne s’arrêtera pas »

Hubert Vedrine

« Si nous faisons de cette guerre une guerre de civilisation, elle ne s’arrêtera pas »

LE FIGARO.- Un an après le début du conflit, comment jugez-vous la gravité de la situation ?

Hubert VEDRINE.- Peut être que cette guerre finira par s’enliser, mais, au moment où nous parlons, la situation s’aggrave. Poutine ne nous laisse pas le choix, il nous oblige à une escalade à laquelle nous ne pouvons nous dérober car s’il gagnait ce serait désastreux, immédiatement et demain, à tous points de vue, même les esprits les plus rétifs aux emportements collectifs doivent l’admettre.Le président a eu raison de dire à Munich : « L’agression russe doit échouer ». La grande offensive russe annoncée a conduit l’Ukraine à presser les pays Occidentaux de lui fournir une aide accrue, ce qui pousse la Russie à précipiter sa nouvelle attaque. C’est le moment le plus grave depuis l’échec de l’offensive sur Kiev.

Le président Zelensky presse les pays européens de lui fournir davantage d’armes, et notamment des avions. Les pays occidentaux peuvent-ils aller plus loin ?

Peut-être le devront-ils. Face à la menace d’une offensive russe massive qui menacerait de submerger les forces ukrainiennes, il y aurait une logique dissuasive à élever le niveau du mur de défense ukrainien. Pour autant, il n’y a pas à accuser les dirigeants d’ « hésiter ». Biden, Scholz et Macron réfléchissent avant de décider, c’est la moindre des choses. Voyez les décisions sur les chars, ou sur d’autres armes. Zelensky est dans son rôle, avec courage et talent. Mais il faut garder le contrôle de l’engrenage et définir l’usage des armes déjà fournies ou à venir.

Nous sommes des démocraties : nos positions doivent être tenables durablement, donc expliquées et convaincantes. Tout faire pour que Poutine ne puisse pas gagner en Ukraine mais ne pas se laisser entraîner dans une confrontation directe avec la Russie. C’était la ligne de crête suivie depuis le début par Biden, Macron et Scholz. Je crois que c’était la bonne. Biden a décidé dès le début de ne pas envoyer son armée sur place. Ni les pays de l’OTAN. Nous sommes maintenant dans une forme extrême de soutien, qui n’est pas de la cobelligérance. D’ailleurs, quoi qu’elle prétende, la Russie le reconnaît puisqu’elle ne s’en prend pas à l’OTAN.

Donner assez d’armes pour résister, mais pas assez pour gagner, n’est-ce pas courir le risque de nourrir une guerre sans fin ?

Qu’appelez-vous gagner ? Quel dirigeant occidental va assumer de fournir des armes offensives pour attaquer la Russie ? Pas Biden en tout cas. Mais qui assumerait de laisser Poutine réussir son offensive militaire ? Personne. Nous devons donc maintenir, voire accroitre notre soutien à l’Ukraine pour empêcher Poutine de gagner, ce qui passe d’urgence par plus de munitions. Tout en gardant le contrôle de la suite. Ligne de crête.

Ne croyez-vous pas que cette guerre oppose deux modèles, la démocratie libérale contre l’autoritarisme ?

Le manichéisme est toujours tentant, mais ne rendons pas les choses plus insolubles qu’elles ne le sont. C’est une guerre pour un territoire : qui contrôle l’Ukraine ? Et notamment l’est ? Je ne crois pas que nous soyons dans une guerre générale de civilisations, démocraties contre autocraties, et j’espère que cela ne va pas le devenir, à force de le proclamer, car, si ça le devenait, il n’est pas sûr que l’Occident gagne à la fin ! N’oublions pas que nous n’avons plus le monopole de la puissance, ni de l’influence. Voyez à l’ONU : une quarantaine de pays n’ont pas condamné Poutine, et n’ont pas non plus voulu se ranger dans le camp occidental, dont l’Inde, une démocratie. Ils représentent les deux-tiers de l’humanité !

Les démocraties représentatives, qui souffrent de la désaffection de leurs peuples, ce qui se traduit par la vague populiste, se ressoudent en se redécouvrant le camp du Bien. Et c’est vrai que cette guerre est atroce. Mais si nous faisons de cette guerre en Ukraine une guerre de civilisation, voire de religion, Occident vs Russie, etc., elle ne s’arrêtera jamais, il n’y aura jamais de solutions. Quand l’Occident se grise, il défend mal ses intérêts. Je n’achète pas cette rhétorique. Je suis pour une approche plus chirurgicale plus réaliste, plus froide, qui dans l’immédiat doit faire échouer le recours à la force mais, qui prépare l’avenir.

Certains parlent de l’esprit « munichois » qui serait à l’œuvre dans le refus d’en finir une fois pour toutes avec Poutine.. Cette comparaison vous paraît-elle utile ?

Elle est surtout infondée. Depuis des décennies, il ne s’est pas passée une année en Occident sans qu’on dénonce un «nouveau Munich» ou un «nouvel Hitler», ce sont des sortes de catharsis historiques rétroactives, qui n’offrent pas l’ombre d’une solution. Je trouve même choquants ces gens qui sont prêts à se battre jusqu’au dernier ukrainien – il y a des précédents. Il y a souvent dans le moralisme proclamé une forme de cynisme (au sens erroné et contemporain du terme). «En finir avec Poutine ?» Aucun responsable ne dira cela et aucun parlement ne le voterait. Faire plus pour défendre l’Ukraine ? Oui.

On vous a reproché, à vous comme à d’autres tenants de la ligne « réaliste », de reprendre la rhétorique du Kremlin. Que répondez-vous à ces accusations ?

Ceux qui travestissent ainsi la ligne réaliste se trompent de cible, de périodes, et mélangent tout. Les «réalistes» n’ont rien à voir avec les quelques pro-Poutine des dernières années. C’est sur trente ans, de 1992 à 2023, qu’il faut raisonner. Or, dans les 10 à 15 premières années après la fin de l’URSS, ce sont d’abord des réalistes américains, vétérans de la guerre froide, Kissinger en tête, mais aussi George Kennan, ou encore Jack Matlock (ex ambassadeur américain à Moscou qui disait qu’on ne peut pas à la fois étendre l’OTAN et avoir une Russie démocratique), John Mearsheimer, et même Zbig Brezinski, qui n’avaient aucune «complaisance» pour le régime russe, encore moins pour Poutine, qui ont mis en garde contre le triomphalisme aveugle des États-Unis. Kissinger l’a dit plusieurs fois : on a eu tort de ne pas mieux intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité en Europe, et ce pour des raisons de sécurité, car sinon, elle pouvait redevenir dangereuse. Ces réalistes pensaient à la sécurité de l’Europe à long terme. Si on les avait écoutés, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui.

Et d’ailleurs ils n’ont jamais demandé à ce que l’on change la cible des missiles nucléaires. Obama a eu tort de dire que la Russie était devenue une puissance régionale, donc négligeable. L’accord d’association Europe Ukraine, conçu sous influence polonaise, coupait économiquement l’est de l’Ukraine de la Russie. C’était une provocation grave qui a eu des effets désastreux.

Mais quelque part les réalistes ont été écoutés, puisque l’Ukraine n’a jamais été intégrée l’OTAN…

Entre 1992 et 2017, on a donné de la verroterie diplomatique à la Russie tout en faisant avancer l’OTAN. On dit que la politique réaliste avec la Russie a échoué, mais en réalité elle n’a pas été mise en œuvre. Qu’est ce qui aurait été vraiment réaliste, Realpolitik contre Irrealpolitik ? De faire de l’Ukraine, dès le début des années 1990, un pays neutre à la finlandaise, militairement liée ni à la Russie, ni à l’OTAN, avec en contrepartie des garanties de sécurité croisées, une autonomie du Donbass et un traité avec la Russie sur Sébastopol. Cela aurait été sans doute possible entre Eltsine et Clinton. L’Occident – qui avait «gagné la bataille de l’Histoire» – a jugé cela superflu.

L’Occident n’a donc pas été assez inclusif au début, mais à l’inverse pas assez dissuasif dans les dernières années, quand la Russie était vraiment redevenue dangereuse. Et sa pire décision a été celle de l’OTAN en 2007 à Bucarest : proclamer que l’Ukraine avait vocation à rentrer dans l’OTAN, mais pas tout de suite ! C’était agiter le chiffon rouge de l’adhésion (donc de la Crimée et de Sébastopol dans l’OTAN) sans protéger l’Ukraine par l’article 5. C’était aberrant. Quand Merkel et Sarkozy ont bloqué l’entrée, j’étais d’accord car j’espérais que les idées de neutralité à la Brezinski étaient encore applicables, mais en réalité c’était trop tard. Soit il fallait établir cette neutralité dans les années 1990 – c’est mon avis -, soit il fallait faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN et garantir Sébastopol pour la Russie. Ce non choix, combiné au ratage de l’accord d’association, conduisait à une guerre avec une Russie redevenue nationaliste et revancharde.

Cette campagne contre le réalisme est donc myope. Elle n’empêchera pas que le débat historique, important pour l’avenir, ait lieu. Mais il n’est pas d’actualité.

L’issue du conflit passera forcément par des concessions à la Russie ?

Question prématurée. Je ne vois pas, pour le moment, «d’issue» au conflit. Comment un président ukrainien, après de telles horreurs, pourrait se mettre à parler aux Russes ? De quoi ? Je ne vois pas non plus, à ce stade, de disponibilité russe. Est-ce que tout cela n’a pas été pulvérisé par la guerre ? Si l’offensive russe du printemps ne l’emporte pas – et il faut qu’elle soit bloquée – on ne peut exclure un scénario de type Corée. En 1953, les Coréens du Sud voulaient reconquérir la Corée du Nord, et avaient demandé des frappes nucléaires aux Américains, qui avaient refusé ! Et la ligne de front s’est gelée.

L’avenir du conflit dépend essentiellement des États-Unis ?

Pas que, mais in fine, oui. Mais avec nous aussi.Selon que la Russie, gagnera, perdra ou perdra totalement, ou à moitié, cette guerre, les conséquences ne seront pas les mêmes à long terme pour l’Europe de demain, très différente, ou pour les États-Unis. Pour la Russie aussi.

À la fin des fins ce sont les Américains qui devront prendre les décisions majeures. Si Biden décide qu’il faut donner plus de moyens à l’Ukraine pour que Poutine perde, tout le monde suivra. En revanche, si la Russie n’atteint pas ses objectifs lors de son offensive du printemps, ce sont les États-Unis qui pourraient demander aux Ukrainiens, sans renoncer à rien, de ne pas contre-attaquer plus loin. Et ils penseront la suite. Les Européens sont inhibés sur ce point. Seul Macron a eu le courage de dire à Munich : « Il faut préparer dès maintenant les conditions et les termes de la paix ». Il a raison. Et il faudrait également trouver les moyens de parler plus à l’opinion russe, sans se décourager. À Washington, s’il est toujours hors de question de laisser Poutine gagner, ce qui créerait un précédent pandoresque, on a à l’esprit d’autres enjeux : la Chine, et Taïwan, mais aussi un éventuel affrontement entre Israël et l’Iran. Les think tanks commencent à réfléchir. Une note de la Rand Corporation (NDLR : laboratoire d’idées spécialisé en défense) parue en janvier, intitulée « Éviter une guerre longue en Ukraine » (préjudiciable à l’Occident) ose évoquer la question de la neutralité de l’Ukraine à l’issue du conflit, et même l’utilisation de la levée des sanctions comme un levier ! Si les Européens s’enferment dans des discours sur la guerre des démocraties contre les autoritarismes ils ne joueront aucun rôle à l’issue.

On dit que l’Union européenne est sortie renforcée de cette guerre à ses portes, qui lui donne enfin l’occasion de s’affirmer en tant que puissance géopolitique. Est-ce votre avis ?

C’est plutôt l’OTAN que Poutine, par sa décision aberrante, a remis en premier plan, en réveillant, dans l’Alliance, un esprit de défense qui avait disparu en Europe. Rappelons-nous que ce sont les Européens qui avaient supplié les Américains, en 1949, de créer une Alliance pour les protéger de la menace stalinienne, puis, en 1952, l’Organisation, pour qu’elle soit crédible. Depuis lors, hormis les moments gaullo-mitterandiens en France, les alliés européens ont continué à vouloir rester sous le parapluie américain. Ils n’ont jamais eu la volonté de constituer une force européenne en tant que telle. Les Européens ont cru après-guerre qu’ils allaient pouvoir forger un monde idéal sous le parapluie américain grâce au marché commun, à l’état de droit et à leurs valeurs. Les Européens craignent le concept français «d’autonomie stratégique» (mais pas celui de «souveraineté»). Néanmoins, ce n’est pas l’OTAN en tant qu’organisation qui est à la manœuvre ; ce sont les gouvernements nationaux, de chaque pays allié. Pourquoi ne s’affirmeraient ils pas demain comme une force collective dans l’alliance ?  Plus largement, nous devons commencer à repenser notre action dans l’Europe de demain, élargie, militarisée, avec des équilibres différents.

Le principe gaullien d’une France comme « puissance d’équilibre » n’est-il pas aussi un mythe?

Non. C’est ce qui a caractérisé la politique étrangère de la Vème République par rapport aux États-Unis : la France est un pays ami, allié, mais pas aligné. La France se reconnaissait une liberté de mouvement, à l’est et au sud. Emmanuel Macron reprend cette idée avec ses mots et il dit que la France n’est pas un pays lambda de l’Alliance atlantique. Il a raison. Après il faut trouver des points d’appuis pour se servir de nos leviers.

Pensez-vous que l’écosystème médiatique dans lequel nous vivons condamne tout effort diplomatique au profit de la surenchère, tout raisonnement de long terme au profit de l’émotion immédiate ?

C’est un risque évident qui s’est aggravé constamment depuis que l’opinion publique s’est constituée en Europe en 1830 pour soutenir les Grecs face à l’empire ottoman. À chaque étape – presse écrite, radio, télévision, réseaux sociaux – la pression dans les démocraties est de plus en plus forte. Cela peut avoir des vertus morales, mais faut-il souhaiter que nos pays soient dirigés par des followers qui suivent l’émotion dominante du moment plutôt que par des leaders ? Non. Le réalisme doit prendre en compte les émotions, souvent justifiées, mais ne pas se laisser diriger par elles. La convergence Biden, Macron, Scholz inspire confiance.

Propos recueillis par Eugénie Bastié

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de civilisation, elle ne s’arrêtera pas »
28/02/2023