Rien n’interdit d’être un pro-européen non mythologique

Hubert Vedrine ancien conseiller de François Mitterrand, ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin pendant cinq ans, il explique pourquoi il est favorable au oui à la Constitution européenne et comment les partis de gauche doivent relancer la bataille des idées, perdue en Europe depuis trente ans.

Les militants socialistes votent la semaine prochaine pour ou contre la Constitution européenne. Vous vous êtes prononcé pour le oui. Pour un oui de raison. L’Union européenne a besoin d’un texte qui synthétise les traités déjà existants (Rome, Maastricht, Amsterdam, Nice), clarifie le fonctionnement de l’Union et précise les pouvoirs respectifs des Etats, du Parlement, de la Commission et du Conseil. Le texte ne remet pas en cause de manière radicale l’équilibre entre l’Union et les Etats. Même si le terme paraît trop restrictif, il s’agit pour l’essentiel d’une sorte de règlement intérieur de l’Europe élargie et le compromis dont il est le fruit était indispensable car, sans lui, il n’y aurait pas eu d’accord, tout simplement. Cela a été une erreur de parler de Constitution à propos de ce traité et d’invoquer la convention américaine de Philadelphie: on a créé des attentes impossibles à satisfaire et des craintes difficiles à résorber.

Pourtant, le texte n’a-t-il pas échoué à remplir sa véritable mission: la création d’une identité politique européenne?
On attend trop des lois, des chartes, des préambules, des «Constitutions» en raison d’une tradition rhétorique qui prend parfois les mots pour les choses. Dans la réalité, c’est le rapport de force idéologique et politique qui commande et le meilleur des traités ne dispensera pas les Européens de l’énorme travail qu’ils ont à faire sur eux-mêmes pour créer cette identité.

Ne vaudrait-il pas mieux en rester au traité de Nice pour faire ce travail?
Non. L’échec du traité constitutionnel n’entraînerait pas l’arrêt de l’Europe, car l’Union fonctionnerait avec Nice. Mais il ne provoquerait pas non plus de choc salutaire, plutôt un moment d’hébétude. Les Vingt-Cinq n’auraient ni l’énergie ni l’envie de relancer une nouvelle négociation, laquelle, au demeurant, ne donnerait pas des résultats très différents. En fait, des deux côtés on exagère la portée de cette controverse: ce traité est un cadre et l’important est de savoir ce que nous allons faire à l’intérieur de ce cadre. J’ajoute que, pour enrayer la désaffection et l’abstentionnisme, il est temps de stabiliser le système institutionnel européen et le niveau d’intégration, et qu’il faut cesser d’annoncer toujours un nouveau traité, ce qui donne le tournis.

L’objectif reste-t-il d’aller vers une Europe plus fédérale?
Si on est libéral et atlantiste, la réponse logique est oui. Le monde et donc l’Europe sont actuellement dominés par les idées libérales. C’est une lame de fond, à laquelle Tchatcher et Reagan ont donné sa force et qui submerge la planète, ainsi qu’on le voit avec la commission Barroso, qui ne fait que refléter la réalité actuelle de l’Europe. Je l’avais dit au congrès du Parti socialiste, à Dijon: on ne fera pas adopter des idées minoritaires par des votes à la majorité. Dès lors, il serait inconséquent de vouloir aller plus loin dans l’intégration politique tant qu’un travail préalable de rééquilibrage n’aura pas été accompli. Aujourd’hui, le terme d’«Europe fédérale et sociale» est un oxymore. Les socialistes suédois sont plus cohérents lorsqu’ils disent «pas d’Europe sociale, on préserve nos acquis, on verra plus tard».

Faut-il alors renoncer à l’Europe sociale?
Tout dépend de ce que l’on entend par là. Si on donne à l’Europe les compétences sociales, avec vote à la majorité, les pays ayant un haut niveau de protection sociale comme le nôtre devront se réformer bien en deçà de ce que fait Schröder en Allemagne, et que, déjà, les socialistes français récusent. Vouloir progresser sur le plan social est toujours un bon objectif mais on n’y parviendra pas à vingt-cinq par un système plus fédéral, tant que les idées dominantes seront ce qu’elles sont; mais plutôt par un accord entre quelques pays plus avancés et plus ambitieux. D’ailleurs, être social ou pas n’a jamais été la vocation d’un traité constitutionnel. Celui-ci, même dans sa partie la plus contestable, le titre III, fait pour l’essentiel la synthèse des traités antérieurs depuis le traité de Rome. C’est un cadre.

Faire une pause dans le processus d’intégration, n’est-ce pas aller à l’encontre de la règle édictée dans les années 90 par Jacques Delors, qui avait l’habitude de dire que l’Europe, comme une bicyclette, doit avancer pour ne pas tomber?
Il ne faut pas prendre cette image comme un principe perpétuel: tout cycliste met pied à terre un jour. Même dans la période la plus intense, de 1984 jusqu’à la ratification de Maastricht en 1992, Helmut Kohl et François Mitterrand avançaient en refusant que tous les intérêts de leur pays passent à l’as. Ils équilibraient leurs concessions. Et, après Maastricht, les deux hommes pratiquèrent une pause, parce qu’ils craignaient que, si l’on ne donnait pas aux peuples le temps de digérer les nouveautés, le fossé qui les séparait des élites ne devienne un gouffre (ce qu’il est devenu…). Certes, il existe toujours une vision fédéraliste selon laquelle l’impératif de l’intégration l’emporte en soi sur toute autre considération ou position française, que ce soit la défense des services publics, la protection sociale, l’exception culturelle ou la diplomatie. Pour ma part, j’estime que les Etats ne disparaîtront pas, parce que la superstructure européenne ne pourra pas se substituer à eux pour l’exercice de la citoyenneté et de la solidarité sociale. Peut-être cela aurait-il pu être le cas avec l’Europe des Six, qui était plus homogène, même si se posait déjà la question de la langue… Mais c’est hors de question à vingt-cinq ou trente. Dès lors, ma conviction est que la formule de fédération d’Etats-nations définit la réalité profonde et durable de l’Europe et que les progrès ultérieurs se feront par projets concrets, à géométrie variable et non par bonds institutionnels globaux. Autant le dire.

La rhétorique de l’intégration permanente ne fait-elle pas partie de ce que Marcel Gauchet appelle «la mystique européenne» que Mitterrand aurait inculquée aux Français et qu’il serait à ses yeux urgent de «dégonfler»?
Dégonfler, oui, elle l’est d’ailleurs déjà. Renier complètement, non. Des mythes sont nécessaires pour gérer certaines transitions. Quand, en 1944, de Gaulle a réussi à faire croire aux Français qu’ils s’étaient libérés eux-mêmes, c’était faux, mais c’était alors nécessaire. De même, quand Mitterrand a dit, en 1984: «La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir», il ne voulait pas dire que la France allait s’arrêter. Mais, pour pérenniser une alternance à la fois indispensable et difficile, et dissiper le mirage de l’«autre politique», il avait besoin de faire de l’Europe un horizon de substitution. Il voulait aussi contrebalancer le poids du passé: les Français ont été très nationalistes et ce n’est qu’après la fin des dernières colonies qu’ils se sont convertis à l’Europe, parce qu’ils se sont mis à croire, comme Victor Hugo, qu’elle serait la France en plus grand… Au demeurant, en 1984, l’impact sur l’Europe d’alors du tandem que Mitterrand formait avec Kohl était tel que l’on pouvait raisonnablement croire à l’Europe comme nouveau mythe mobilisateur. Puis, au fil des années 90, avec l’ultralibéralisme dominant, la métamorphose des Etats-Unis et les élargissements de l’Europe, les événements n’ont pas tourné dans le sens espéré et les Français ont découvert que l’Europe ne propageait pas mécaniquement leurs idées! Entre-temps, après Mitterrand, sous la pression d’une sorte d’intégrisme européen, le mythe de l’intégration européenne s’est ossifié. Rien n’interdit d’être un pro-européen non mythologique.

Face au triomphe du libéralisme, que peut faire la gauche aujourd’hui en Europe?
Se battre politiquement à chaque élection, ne pas consentir en Europe de nouvelles concessions institutionnelles à contretemps, préparer au sein des Vingt-Cinq minorités de blocage, et majorités d’idées. Mais ne pas s’illusionner sur une introuvable coalition majoritaire sociale-démocrate à la française! Il faut d’abord reprendre la bataille des idées, perdue depuis vingt ou trente ans, et qui ne peut se résumer à la défense de la retraite à 60 ans, à la réduction du temps de travail ou la distribution de droits supplémentaires pour telle ou telle catégorie. Je vois trois pistes. D’abord, donner enfin une force opérationnelle à l’ensemble des propositions qui tournent autour de la «régulation de la mondialisation», de la réforme du multilatéralisme, de la «gouvernance mondiale», etc., en mixant les idées de l’économiste Joseph Stiglitz et une partie de celles des altermondialistes. Il y a jusqu’ici pléthore de discours, mais ils ne mordent pas sur la réalité. Ensuite, la gauche devrait avoir sa propre conception de la réforme de l’Etat. Enfin, et surtout, je suggère que, se projetant dans l’avenir, les partis de gauche réfléchissent à une gestion sociale de l’inévitable mutation écologique de nos économies et de nos sociétés.

Que voulez-vous dire par là?
Les scientifiques annoncent deux phénomènes menaçant la survie de l’humanité: d’une part, l’empoisonnement chimique du sol, de l’air et des eaux et donc des organismes vivants, avec des conséquences sur la santé et sur la reproduction des espèces; d’autre part, le dérèglement climatique. Les sociétés développées et très boulimiques d’énergie seront obligées de se transformer en profondeur, ce qui n’ira pas sans crises sociales et géopolitiques. La question d’un développement écologiquement soutenable et durable va devenir dramatique et centrale. Cette mutation risque de se faire de façon brutale, inégalitaire, peut-être autoritaire. C’est pourquoi les partis de gauche devraient y réfléchir. Actuellement, le champ social est couvert par les partis politiques et les syndicats, tandis qu’une nébuleuse d’associations, d’organisations, d’ONG, et certains partis verts s’occupent de l’environnement. L’avenir de la gauche, c’est la synthèse de ces deux sphères. Mais, pour y parvenir, la gauche ne pourra rester exactement ce qu’elle est. Il faudra qu’elle mue, elle aussi.

George W. Bush a été réélu président des Etats-Unis, au grand dépit des Européens. Cette victoire du camp conservateur ne rend-elle pas plus urgent encore l’avènement d’une Europe puissance?
Plus nécessaire, oui. Plus probable? Je ne sais pas. La réélection de Bush pourrait-elle provoquer un sursaut? Certains Européens vont peut-être se dire qu’ils ne peuvent plus se fier uniquement aux Etats-Unis, même si nous conservons avec eux des intérêts convergents. D’autres, peut-être plus nombreux, déjà à l’oeuvre, penseront qu’il faut s’accommoder de Bush et s’arranger avec les Etats-Unis. D’autre part, n’oublions pas que le concept français d’«Europe puissance» fait peur à beaucoup de nos partenaires, qui apprécient les avantages de la puissance – prospérité, liberté, sécurité –, mais pas ses charges ni ses risques! Certes, ils sont d’accord pour qu’il y ait un ministre européen des Affaires étrangères. Mais si l’on veut aller plus loin, et surmonter les réticences, il faudra ouvrir un vrai débat dans toute l’Europe et convaincre les citoyens européens. Leur dire, par exemple, que si l’Europe n’est que déclaratoire, une sorte de grosse ONG sympathique, et de super-banque régionale, demain, dans un monde qui ne sera pas une paisible communauté internationale, elle ne pourra même plus défendre son mode de vie, ni garantir sa sécurité. Pour défendre nos intérêts et nos idées, pour exister face aux Etats-Unis, il faut que les Européens se persuadent, ce qui n’est pas fait, après une controverse libre, de la nécessité de se transformer en une «puissance tranquille».

Rien n’interdit d’être un pro-européen non mythologique

Hubert Vedrine

Rien n’interdit d’être un pro-européen non mythologique

Hubert Vedrine ancien conseiller de François Mitterrand, ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin pendant cinq ans, il explique pourquoi il est favorable au oui à la Constitution européenne et comment les partis de gauche doivent relancer la bataille des idées, perdue en Europe depuis trente ans.

Les militants socialistes votent la semaine prochaine pour ou contre la Constitution européenne. Vous vous êtes prononcé pour le oui. Pour un oui de raison. L’Union européenne a besoin d’un texte qui synthétise les traités déjà existants (Rome, Maastricht, Amsterdam, Nice), clarifie le fonctionnement de l’Union et précise les pouvoirs respectifs des Etats, du Parlement, de la Commission et du Conseil. Le texte ne remet pas en cause de manière radicale l’équilibre entre l’Union et les Etats. Même si le terme paraît trop restrictif, il s’agit pour l’essentiel d’une sorte de règlement intérieur de l’Europe élargie et le compromis dont il est le fruit était indispensable car, sans lui, il n’y aurait pas eu d’accord, tout simplement. Cela a été une erreur de parler de Constitution à propos de ce traité et d’invoquer la convention américaine de Philadelphie: on a créé des attentes impossibles à satisfaire et des craintes difficiles à résorber.

Pourtant, le texte n’a-t-il pas échoué à remplir sa véritable mission: la création d’une identité politique européenne?
On attend trop des lois, des chartes, des préambules, des «Constitutions» en raison d’une tradition rhétorique qui prend parfois les mots pour les choses. Dans la réalité, c’est le rapport de force idéologique et politique qui commande et le meilleur des traités ne dispensera pas les Européens de l’énorme travail qu’ils ont à faire sur eux-mêmes pour créer cette identité.

Ne vaudrait-il pas mieux en rester au traité de Nice pour faire ce travail?
Non. L’échec du traité constitutionnel n’entraînerait pas l’arrêt de l’Europe, car l’Union fonctionnerait avec Nice. Mais il ne provoquerait pas non plus de choc salutaire, plutôt un moment d’hébétude. Les Vingt-Cinq n’auraient ni l’énergie ni l’envie de relancer une nouvelle négociation, laquelle, au demeurant, ne donnerait pas des résultats très différents. En fait, des deux côtés on exagère la portée de cette controverse: ce traité est un cadre et l’important est de savoir ce que nous allons faire à l’intérieur de ce cadre. J’ajoute que, pour enrayer la désaffection et l’abstentionnisme, il est temps de stabiliser le système institutionnel européen et le niveau d’intégration, et qu’il faut cesser d’annoncer toujours un nouveau traité, ce qui donne le tournis.

L’objectif reste-t-il d’aller vers une Europe plus fédérale?
Si on est libéral et atlantiste, la réponse logique est oui. Le monde et donc l’Europe sont actuellement dominés par les idées libérales. C’est une lame de fond, à laquelle Tchatcher et Reagan ont donné sa force et qui submerge la planète, ainsi qu’on le voit avec la commission Barroso, qui ne fait que refléter la réalité actuelle de l’Europe. Je l’avais dit au congrès du Parti socialiste, à Dijon: on ne fera pas adopter des idées minoritaires par des votes à la majorité. Dès lors, il serait inconséquent de vouloir aller plus loin dans l’intégration politique tant qu’un travail préalable de rééquilibrage n’aura pas été accompli. Aujourd’hui, le terme d’«Europe fédérale et sociale» est un oxymore. Les socialistes suédois sont plus cohérents lorsqu’ils disent «pas d’Europe sociale, on préserve nos acquis, on verra plus tard».

Faut-il alors renoncer à l’Europe sociale?
Tout dépend de ce que l’on entend par là. Si on donne à l’Europe les compétences sociales, avec vote à la majorité, les pays ayant un haut niveau de protection sociale comme le nôtre devront se réformer bien en deçà de ce que fait Schröder en Allemagne, et que, déjà, les socialistes français récusent. Vouloir progresser sur le plan social est toujours un bon objectif mais on n’y parviendra pas à vingt-cinq par un système plus fédéral, tant que les idées dominantes seront ce qu’elles sont; mais plutôt par un accord entre quelques pays plus avancés et plus ambitieux. D’ailleurs, être social ou pas n’a jamais été la vocation d’un traité constitutionnel. Celui-ci, même dans sa partie la plus contestable, le titre III, fait pour l’essentiel la synthèse des traités antérieurs depuis le traité de Rome. C’est un cadre.

Faire une pause dans le processus d’intégration, n’est-ce pas aller à l’encontre de la règle édictée dans les années 90 par Jacques Delors, qui avait l’habitude de dire que l’Europe, comme une bicyclette, doit avancer pour ne pas tomber?
Il ne faut pas prendre cette image comme un principe perpétuel: tout cycliste met pied à terre un jour. Même dans la période la plus intense, de 1984 jusqu’à la ratification de Maastricht en 1992, Helmut Kohl et François Mitterrand avançaient en refusant que tous les intérêts de leur pays passent à l’as. Ils équilibraient leurs concessions. Et, après Maastricht, les deux hommes pratiquèrent une pause, parce qu’ils craignaient que, si l’on ne donnait pas aux peuples le temps de digérer les nouveautés, le fossé qui les séparait des élites ne devienne un gouffre (ce qu’il est devenu…). Certes, il existe toujours une vision fédéraliste selon laquelle l’impératif de l’intégration l’emporte en soi sur toute autre considération ou position française, que ce soit la défense des services publics, la protection sociale, l’exception culturelle ou la diplomatie. Pour ma part, j’estime que les Etats ne disparaîtront pas, parce que la superstructure européenne ne pourra pas se substituer à eux pour l’exercice de la citoyenneté et de la solidarité sociale. Peut-être cela aurait-il pu être le cas avec l’Europe des Six, qui était plus homogène, même si se posait déjà la question de la langue… Mais c’est hors de question à vingt-cinq ou trente. Dès lors, ma conviction est que la formule de fédération d’Etats-nations définit la réalité profonde et durable de l’Europe et que les progrès ultérieurs se feront par projets concrets, à géométrie variable et non par bonds institutionnels globaux. Autant le dire.

La rhétorique de l’intégration permanente ne fait-elle pas partie de ce que Marcel Gauchet appelle «la mystique européenne» que Mitterrand aurait inculquée aux Français et qu’il serait à ses yeux urgent de «dégonfler»?
Dégonfler, oui, elle l’est d’ailleurs déjà. Renier complètement, non. Des mythes sont nécessaires pour gérer certaines transitions. Quand, en 1944, de Gaulle a réussi à faire croire aux Français qu’ils s’étaient libérés eux-mêmes, c’était faux, mais c’était alors nécessaire. De même, quand Mitterrand a dit, en 1984: «La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir», il ne voulait pas dire que la France allait s’arrêter. Mais, pour pérenniser une alternance à la fois indispensable et difficile, et dissiper le mirage de l’«autre politique», il avait besoin de faire de l’Europe un horizon de substitution. Il voulait aussi contrebalancer le poids du passé: les Français ont été très nationalistes et ce n’est qu’après la fin des dernières colonies qu’ils se sont convertis à l’Europe, parce qu’ils se sont mis à croire, comme Victor Hugo, qu’elle serait la France en plus grand… Au demeurant, en 1984, l’impact sur l’Europe d’alors du tandem que Mitterrand formait avec Kohl était tel que l’on pouvait raisonnablement croire à l’Europe comme nouveau mythe mobilisateur. Puis, au fil des années 90, avec l’ultralibéralisme dominant, la métamorphose des Etats-Unis et les élargissements de l’Europe, les événements n’ont pas tourné dans le sens espéré et les Français ont découvert que l’Europe ne propageait pas mécaniquement leurs idées! Entre-temps, après Mitterrand, sous la pression d’une sorte d’intégrisme européen, le mythe de l’intégration européenne s’est ossifié. Rien n’interdit d’être un pro-européen non mythologique.

Face au triomphe du libéralisme, que peut faire la gauche aujourd’hui en Europe?
Se battre politiquement à chaque élection, ne pas consentir en Europe de nouvelles concessions institutionnelles à contretemps, préparer au sein des Vingt-Cinq minorités de blocage, et majorités d’idées. Mais ne pas s’illusionner sur une introuvable coalition majoritaire sociale-démocrate à la française! Il faut d’abord reprendre la bataille des idées, perdue depuis vingt ou trente ans, et qui ne peut se résumer à la défense de la retraite à 60 ans, à la réduction du temps de travail ou la distribution de droits supplémentaires pour telle ou telle catégorie. Je vois trois pistes. D’abord, donner enfin une force opérationnelle à l’ensemble des propositions qui tournent autour de la «régulation de la mondialisation», de la réforme du multilatéralisme, de la «gouvernance mondiale», etc., en mixant les idées de l’économiste Joseph Stiglitz et une partie de celles des altermondialistes. Il y a jusqu’ici pléthore de discours, mais ils ne mordent pas sur la réalité. Ensuite, la gauche devrait avoir sa propre conception de la réforme de l’Etat. Enfin, et surtout, je suggère que, se projetant dans l’avenir, les partis de gauche réfléchissent à une gestion sociale de l’inévitable mutation écologique de nos économies et de nos sociétés.

Que voulez-vous dire par là?
Les scientifiques annoncent deux phénomènes menaçant la survie de l’humanité: d’une part, l’empoisonnement chimique du sol, de l’air et des eaux et donc des organismes vivants, avec des conséquences sur la santé et sur la reproduction des espèces; d’autre part, le dérèglement climatique. Les sociétés développées et très boulimiques d’énergie seront obligées de se transformer en profondeur, ce qui n’ira pas sans crises sociales et géopolitiques. La question d’un développement écologiquement soutenable et durable va devenir dramatique et centrale. Cette mutation risque de se faire de façon brutale, inégalitaire, peut-être autoritaire. C’est pourquoi les partis de gauche devraient y réfléchir. Actuellement, le champ social est couvert par les partis politiques et les syndicats, tandis qu’une nébuleuse d’associations, d’organisations, d’ONG, et certains partis verts s’occupent de l’environnement. L’avenir de la gauche, c’est la synthèse de ces deux sphères. Mais, pour y parvenir, la gauche ne pourra rester exactement ce qu’elle est. Il faudra qu’elle mue, elle aussi.

George W. Bush a été réélu président des Etats-Unis, au grand dépit des Européens. Cette victoire du camp conservateur ne rend-elle pas plus urgent encore l’avènement d’une Europe puissance?
Plus nécessaire, oui. Plus probable? Je ne sais pas. La réélection de Bush pourrait-elle provoquer un sursaut? Certains Européens vont peut-être se dire qu’ils ne peuvent plus se fier uniquement aux Etats-Unis, même si nous conservons avec eux des intérêts convergents. D’autres, peut-être plus nombreux, déjà à l’oeuvre, penseront qu’il faut s’accommoder de Bush et s’arranger avec les Etats-Unis. D’autre part, n’oublions pas que le concept français d’«Europe puissance» fait peur à beaucoup de nos partenaires, qui apprécient les avantages de la puissance – prospérité, liberté, sécurité –, mais pas ses charges ni ses risques! Certes, ils sont d’accord pour qu’il y ait un ministre européen des Affaires étrangères. Mais si l’on veut aller plus loin, et surmonter les réticences, il faudra ouvrir un vrai débat dans toute l’Europe et convaincre les citoyens européens. Leur dire, par exemple, que si l’Europe n’est que déclaratoire, une sorte de grosse ONG sympathique, et de super-banque régionale, demain, dans un monde qui ne sera pas une paisible communauté internationale, elle ne pourra même plus défendre son mode de vie, ni garantir sa sécurité. Pour défendre nos intérêts et nos idées, pour exister face aux Etats-Unis, il faut que les Européens se persuadent, ce qui n’est pas fait, après une controverse libre, de la nécessité de se transformer en une «puissance tranquille».

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20/11/2004