Revue Esprit – « Pourquoi cette controverse maintenant »

À propos de l’article de Justin Vaïsse

« Le passé d’un oxymore. Le débat français de politique étrangère »


 

Hubert Védrine réagit à l’article de Justin Vaïsse publié dans le numéro de novembre 2017 de la Revue Esprit, « Le passé d’un oxymore. Le débat français de politique étrangère », qui a provoqué de nombreuses réactions, favorables ou critiques.

L’article de Justin Vaïsse sur « le passé d’un oxymore », c’est-à-dire le gaullo-mitterrandisme, appelle quelques remarques sur le fond et sur le contexte. 

Ruptures et continuités

Justin Vaïsse énonce une évidence, les différences profondes entre le gaullisme et le mitterrandisme, et que les autres présidents, même après la « rupture » proclamée en 2007 par Nicolas Sarkozy, ont parfois inscrit leurs pas dans celui de leurs prédécesseurs et dans la tradition diplomatique française de la Ve République.

Mais quand j’ai employé cette formule, dans les années 1980, je ne prétendais pas que les politiques étrangères des deux présidents étaient les mêmes. Je soulignais que François Mitterrand avait repris et assumait les fondamentaux de la dissuasion alors que beaucoup s’attendaient à ce qu’il les rejette. Ce n’est que plus tard que cet oxymore, ce mot-valise, en est venu peu à peu à désigner plus largement une certaine politique étrangère française « indépendante » et autonome, autant que possible, par rapport à Washington. Or c’est bien de cette tradition que Nicolas Sarkozy a entendu se libérer en 2007 en annonçant rompre avec l’héritage de Jacques Chirac. Il a été suivi en cela, ou plutôt précédé et encouragé, par un certain nombre de responsables de notre diplomatie et des think tanks hostiles à la condamnation par Jacques Chirac de la guerre américaine en Irak en 2003. Des décisions de politique étrangère se rattachant à la ligne antérieure ont certes été prises ensuite, sous Nicolas Sarkozy ou sous François Hollande, ce qui permet à certains de leurs anciens conseillers de prétendre avoir poursuivi la même politique. Cela ne peut pas tromper les professionnels de la diplomatie ou de la géopolitique qui ont vécu ce conflit à la fois intellectuel et de pouvoir, à travers la lutte pour les nominations dans les postes clefs, et le positionnement vis-à-vis de Washington, de la Russie, du Proche-Orient ; à propos des interventions extérieures, ou encore dans la compétition pour se faire entendre du chef de l’État. Au début du mandat de Nicolas Sarkozy, certains néoconservateurs se vantaient d’éliminer « les séquelles du gaullisme et du mitterrandisme » et de neutraliser la direction Afrique du Nord/Moyen-Orient du quai d’Orsay, qualifiée de « secte ».

Ce serait une erreur d’analyser le néo-conservatisme à la française comme un « atlantisme » à l’ancienne

À l’origine, le « néo-conservatisme » (qui n’a rien à voir avec les questions sociales) est le fait d’intellectuels situés à la gauche du Parti démocrate américain qui dénonçaient le réalisme de Kissinger lorsqu’il négociait avec la Chine ou la Russie, réclamaient une défense plus agressive de nos « valeurs » et qui, en trente ans, ont migré jusqu’à la droite du Parti républicain. Justin Vaïsse a très bien décrit, avec Pierre Hassner, ce courant.

À la fin de la présidence Chirac, des diplomates ou des analystes français, qui avaient été souvent en poste à Washington ou à Tel Aviv, se sont dits favorables à la guerre en Irak au nom de la solidarité transatlantique, de la sécurité occidentale des droits de l’Homme ou du droit d’ingérence. Par la suite, les mêmes personnalités ont été, pour la plupart, favorables à des frappes contre l’Iran, hostiles au projet d’accord d’Obama sur l’Iran, proches du Likoud sur le conflit israélo-palestinien et le Moyen-Orient en général, pour une attitude anti-Poutine très dure, et favorables aux interventions militaires extérieures pour imposer la démocratie, même sans caution des Nations- unies.

Mais ce serait une erreur d’analyser le néo-conservatisme à la française comme un « atlantisme » à l’ancienne. Ces néoconservateurs français se sont méfiés d’Obama, trop timoré selon eux, en dépit de ses propres engagements (ligne rouge), en oubliant qu’il avait été élu pour dégager les Etats-Unis des ornières où les avait entraîné l’interventionnisme de Georges W. Bush, et n’aiment pas Trump, trop égoïste pour être prosélyte. Il s’agit plutôt d’un occidentalisme. Selon eux, l’Occident croit avoir gagné, mais il est en fait encerclé par the rest : les Russes, les Chinois, les Arabes, les autres musulmans, etc. Face à eux, l’Occident ne doit pas hésiter à intervenir pour imposer, par la force s’il le faut, ses valeurs démocratiques universelles. Ajoutons qu’une politique étrangère française trop autonome est un facteur de désordre et de faiblesse et  qu’il faut traiter Israël, qui est en première ligne, avec compréhension, et même s’en inspirer en ce qui concerne la sécurité régionale. Chacun connaît quelques brillants représentants de ce courant : diplomates, experts, analystes.

Justin Vaïsse entend achever de démontrer l’inutilité du concept de gaullo-mitterrandisme en énumérant huit autres questions, étrangères à ce clivage, qui, hors questions européennes, « comptent vraiment » et sur lesquelles peuvent s’opposer de façon non archaïque des visions distinctes de l’intérêt national.

Mais curieusement l’attitude envers les États-Unis n’en fait pas partie. Pourtant, ce n’est pas en escamotant ce sujet central, éléphant dans la pièce, ni en parlant « d’obsession américaine » chez tous les présidents avant Nicolas Sarkozy (il y aurait beaucoup à dire sur l’obsession anti-française de la diplomatie américaine) qu’on le fera disparaître. Les États-Unis ont été la puissance dominante depuis 1945 et notre allié. En fait, à l’exception d’Obama, les Américains n’admettent pas ma formule, devenue classique : « Amis, alliés, mais pas alignés. » Pour eux, un allié doit être aligné, c’est d’ailleurs son utilité. Mais du Vietnam à l’Irak en 2003, en passant par leur paralysie envers l’ultra nationalisme israélien et leur balourdise au Moyen-Orient, ou l’enlisement des relations avec la Russie, leur capacité à faire des erreurs catastrophiques justifie que la France maintienne sa capacité de penser sa propre politique étrangère et de résister, sans esprit de système et quand il le faut, aux errements américains, surtout quand ils ont un président pyromane.

La brutalité et l’unilatéralisme de Trump ne font pas du multilatéralisme une panacée  

Pourquoi omettre aussi dans cette liste la question israélienne et celle de l’Iran, à propos de laquelle les désaccords au sein du quai d’Orsay ont été virulents, certains « néo-cons » favorables à une action militaire contre l’Iran ayant lutté contre l’accord d’Obama, au-delà même des exigences portées par Laurent Fabius ? Autre priorité non mentionnée : comment lutter contre l’islamisme ? En revanche, Justin Vaïsse a raison d’évoquer les relations avec les monarchies sunnites du Golfe, vraie question, en train d’être repensée. Et sur les interventions militaires, il est vrai que les positions ne sont pas binaires. On rencontre de vraies divergences dans chaque camp sur la question de leur fréquence, de leurs justifications et de leurs objectifs. Justin Vaïsse observe d’ailleurs que les non interventionnistes ont de solides arguments à faire valoir.

Justin Vaïsse mentionne aussi l’attitude envers la Chine (comment obtenir une meilleure symétrie et être plus vigilant, tout en coopérant), qui ne relève pas en effet des clivages anciens. Quant au « multilatéralisme », ce n’est pas un critère vraiment déterminant. Aucune puissance ne peut être exclusivement multilatéraliste, même si, comme la France, elle en parle beaucoup, le favorise et cherche à le renforcer. Dans certains cas, il n’est pas praticable, même pour la France. La brutalité et l’unilatéralisme de Trump ne font pas du multilatéralisme une panacée.

Au registre de la caducité des clivages, il est vrai que les décideurs ont plus souvent le choix entre des inconvénients, qu’entre une bonne et une mauvaise solution. Il est vrai aussi que les clivages diplomatiques ne correspondent pas ou plus à « la gauche » et à « la droite ». Et que certaines controverses n’ont plus de sens.

Le sens de cette controverse

Mais si tout cela est à la fois évident, et dépassé, pourquoi cette critique? Quelle urgence y a-t-il à déconstruire maintenant le gaullo-mitterrandisme ? D’autant que cet article n’est pas isolé. Sur son blog Michel Duclos a estimé le 3 août que l’opposition gaullo-mitterrandisme contre néo-conservatisme à la française était un « faux débat ». Frédéric Encel en traite dans des termes proches dans son Dictionnaire de la géopolitique[1]. Une tribune signée par des membres reconnus de ce courant de pensée, dont Bruno Tertrais, était titrée : « Notre politique étrangère n’est pas néo-conservatrice »[2]. Jacques Audibert, qui a été le conseiller diplomatique de François Hollande défend l’idée d’une continuité[3]. François Heisbourg est sur une ligne proche. Pourquoi tant de plaidoiries de responsables associés à la diplomatie française de la dernière décennie qui ont d’ailleurs suscité beaucoup de réactions en sens inverse[4] ? Est-ce pour détourner l’attention du nécessaire bilan diplomatique des années Sarkozy/Hollande/Fabius, qui est aussi le leur ? Est-ce parce que le président Macron les a inquiétés en se référant au « gaullo-mitterrandisme » et en rejetant expressément le néo-conservatisme ?

Le président Macron a en effet entrepris, avec l’assistance de Jean-Yves Le Drian, de rebâtir et de mener une politique étrangère réaliste et ambitieuse, sans dogmatisme, en ne s’interdisant de parler à personne dès lors que cela peut être utile pour la France. Il a raison. Mais il faut que cette politique soit suivie, et mise en œuvre.

On voudrait être sûr que les forces qui prétendent à la fois que le gaullo-mitterrandisme est dépassé, ou n’a pas existé, ou qu’il équivaut à la ligne française de toujours (on s’y perd), et qu’il n’y a donc pas de néo-conservatisme en France, ne chercheront pas à miner l’élaboration d’un nouveau cours envers l’Iran, la Russie, la Turquie, ou la Chine, à même de refaire de la France un acteur majeur, sans la couper d’aucun de ses partenaires fondamentaux.

Étant donné qu’il n’y a pas encore de « communauté » internationale et que le rapport de forces intelligent pour la créer est à bâtir, les Occidentaux, qui n’ont plus le monopole de la puissance, devront de plus en plus, même s’ils ont du mal à s’y faire, traiter avec les autres puissances, qu’elles soient installées, résurgentes ou émergentes. Un exemple parmi d’autres : réussira-t-on à établir (avec prudence et vigilance) une nouvelle relation avec la Russie, ou poussera-t-on celle-ci vers la Chine, par suivisme américain et sanctionnisme réflexe ? On ne peut pas décréter la fin des controverses rabâchées dans le seul but de jeter un écran de fumée sur le bilan des dix dernières années et embrouiller les choix d’aujourd’hui.

Plutôt que de déconstruire rétrospectivement le gaullo-mitterrandisme français et de se fondre à quelques détails près dans un occidentalisme européen, on serait mieux inspiré de réfléchir à un gaullo-mitterrandisme européen.

[1] Frédéric Encel, Mon dictionnaire de la géopolitique, Paris, Puf, 2017

[2] Le Monde, 4 juillet 2017

[3] Le Monde, 28 mai 2017

[4] Le Monde, 4 juillet 2017. Et aussi les articles et ouvrages de Pascal Boniface ; « L’avenir d’un oxymore (Boulevard extérieur, 7/1/18), Denis Bauchard, Christian Connan, Jean Claude Cousseran, Bernard Miyet

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Hubert Vedrine

À propos de l’article de Justin Vaïsse

« Le passé d’un oxymore. Le débat français de politique étrangère »


 

Hubert Védrine réagit à l’article de Justin Vaïsse publié dans le numéro de novembre 2017 de la Revue Esprit, « Le passé d’un oxymore. Le débat français de politique étrangère », qui a provoqué de nombreuses réactions, favorables ou critiques.

L’article de Justin Vaïsse sur « le passé d’un oxymore », c’est-à-dire le gaullo-mitterrandisme, appelle quelques remarques sur le fond et sur le contexte. 

Ruptures et continuités

Justin Vaïsse énonce une évidence, les différences profondes entre le gaullisme et le mitterrandisme, et que les autres présidents, même après la « rupture » proclamée en 2007 par Nicolas Sarkozy, ont parfois inscrit leurs pas dans celui de leurs prédécesseurs et dans la tradition diplomatique française de la Ve République.

Mais quand j’ai employé cette formule, dans les années 1980, je ne prétendais pas que les politiques étrangères des deux présidents étaient les mêmes. Je soulignais que François Mitterrand avait repris et assumait les fondamentaux de la dissuasion alors que beaucoup s’attendaient à ce qu’il les rejette. Ce n’est que plus tard que cet oxymore, ce mot-valise, en est venu peu à peu à désigner plus largement une certaine politique étrangère française « indépendante » et autonome, autant que possible, par rapport à Washington. Or c’est bien de cette tradition que Nicolas Sarkozy a entendu se libérer en 2007 en annonçant rompre avec l’héritage de Jacques Chirac. Il a été suivi en cela, ou plutôt précédé et encouragé, par un certain nombre de responsables de notre diplomatie et des think tanks hostiles à la condamnation par Jacques Chirac de la guerre américaine en Irak en 2003. Des décisions de politique étrangère se rattachant à la ligne antérieure ont certes été prises ensuite, sous Nicolas Sarkozy ou sous François Hollande, ce qui permet à certains de leurs anciens conseillers de prétendre avoir poursuivi la même politique. Cela ne peut pas tromper les professionnels de la diplomatie ou de la géopolitique qui ont vécu ce conflit à la fois intellectuel et de pouvoir, à travers la lutte pour les nominations dans les postes clefs, et le positionnement vis-à-vis de Washington, de la Russie, du Proche-Orient ; à propos des interventions extérieures, ou encore dans la compétition pour se faire entendre du chef de l’État. Au début du mandat de Nicolas Sarkozy, certains néoconservateurs se vantaient d’éliminer « les séquelles du gaullisme et du mitterrandisme » et de neutraliser la direction Afrique du Nord/Moyen-Orient du quai d’Orsay, qualifiée de « secte ».

Ce serait une erreur d’analyser le néo-conservatisme à la française comme un « atlantisme » à l’ancienne

À l’origine, le « néo-conservatisme » (qui n’a rien à voir avec les questions sociales) est le fait d’intellectuels situés à la gauche du Parti démocrate américain qui dénonçaient le réalisme de Kissinger lorsqu’il négociait avec la Chine ou la Russie, réclamaient une défense plus agressive de nos « valeurs » et qui, en trente ans, ont migré jusqu’à la droite du Parti républicain. Justin Vaïsse a très bien décrit, avec Pierre Hassner, ce courant.

À la fin de la présidence Chirac, des diplomates ou des analystes français, qui avaient été souvent en poste à Washington ou à Tel Aviv, se sont dits favorables à la guerre en Irak au nom de la solidarité transatlantique, de la sécurité occidentale des droits de l’Homme ou du droit d’ingérence. Par la suite, les mêmes personnalités ont été, pour la plupart, favorables à des frappes contre l’Iran, hostiles au projet d’accord d’Obama sur l’Iran, proches du Likoud sur le conflit israélo-palestinien et le Moyen-Orient en général, pour une attitude anti-Poutine très dure, et favorables aux interventions militaires extérieures pour imposer la démocratie, même sans caution des Nations- unies.

Mais ce serait une erreur d’analyser le néo-conservatisme à la française comme un « atlantisme » à l’ancienne. Ces néoconservateurs français se sont méfiés d’Obama, trop timoré selon eux, en dépit de ses propres engagements (ligne rouge), en oubliant qu’il avait été élu pour dégager les Etats-Unis des ornières où les avait entraîné l’interventionnisme de Georges W. Bush, et n’aiment pas Trump, trop égoïste pour être prosélyte. Il s’agit plutôt d’un occidentalisme. Selon eux, l’Occident croit avoir gagné, mais il est en fait encerclé par the rest : les Russes, les Chinois, les Arabes, les autres musulmans, etc. Face à eux, l’Occident ne doit pas hésiter à intervenir pour imposer, par la force s’il le faut, ses valeurs démocratiques universelles. Ajoutons qu’une politique étrangère française trop autonome est un facteur de désordre et de faiblesse et  qu’il faut traiter Israël, qui est en première ligne, avec compréhension, et même s’en inspirer en ce qui concerne la sécurité régionale. Chacun connaît quelques brillants représentants de ce courant : diplomates, experts, analystes.

Justin Vaïsse entend achever de démontrer l’inutilité du concept de gaullo-mitterrandisme en énumérant huit autres questions, étrangères à ce clivage, qui, hors questions européennes, « comptent vraiment » et sur lesquelles peuvent s’opposer de façon non archaïque des visions distinctes de l’intérêt national.

Mais curieusement l’attitude envers les États-Unis n’en fait pas partie. Pourtant, ce n’est pas en escamotant ce sujet central, éléphant dans la pièce, ni en parlant « d’obsession américaine » chez tous les présidents avant Nicolas Sarkozy (il y aurait beaucoup à dire sur l’obsession anti-française de la diplomatie américaine) qu’on le fera disparaître. Les États-Unis ont été la puissance dominante depuis 1945 et notre allié. En fait, à l’exception d’Obama, les Américains n’admettent pas ma formule, devenue classique : « Amis, alliés, mais pas alignés. » Pour eux, un allié doit être aligné, c’est d’ailleurs son utilité. Mais du Vietnam à l’Irak en 2003, en passant par leur paralysie envers l’ultra nationalisme israélien et leur balourdise au Moyen-Orient, ou l’enlisement des relations avec la Russie, leur capacité à faire des erreurs catastrophiques justifie que la France maintienne sa capacité de penser sa propre politique étrangère et de résister, sans esprit de système et quand il le faut, aux errements américains, surtout quand ils ont un président pyromane.

La brutalité et l’unilatéralisme de Trump ne font pas du multilatéralisme une panacée  

Pourquoi omettre aussi dans cette liste la question israélienne et celle de l’Iran, à propos de laquelle les désaccords au sein du quai d’Orsay ont été virulents, certains « néo-cons » favorables à une action militaire contre l’Iran ayant lutté contre l’accord d’Obama, au-delà même des exigences portées par Laurent Fabius ? Autre priorité non mentionnée : comment lutter contre l’islamisme ? En revanche, Justin Vaïsse a raison d’évoquer les relations avec les monarchies sunnites du Golfe, vraie question, en train d’être repensée. Et sur les interventions militaires, il est vrai que les positions ne sont pas binaires. On rencontre de vraies divergences dans chaque camp sur la question de leur fréquence, de leurs justifications et de leurs objectifs. Justin Vaïsse observe d’ailleurs que les non interventionnistes ont de solides arguments à faire valoir.

Justin Vaïsse mentionne aussi l’attitude envers la Chine (comment obtenir une meilleure symétrie et être plus vigilant, tout en coopérant), qui ne relève pas en effet des clivages anciens. Quant au « multilatéralisme », ce n’est pas un critère vraiment déterminant. Aucune puissance ne peut être exclusivement multilatéraliste, même si, comme la France, elle en parle beaucoup, le favorise et cherche à le renforcer. Dans certains cas, il n’est pas praticable, même pour la France. La brutalité et l’unilatéralisme de Trump ne font pas du multilatéralisme une panacée.

Au registre de la caducité des clivages, il est vrai que les décideurs ont plus souvent le choix entre des inconvénients, qu’entre une bonne et une mauvaise solution. Il est vrai aussi que les clivages diplomatiques ne correspondent pas ou plus à « la gauche » et à « la droite ». Et que certaines controverses n’ont plus de sens.

Le sens de cette controverse

Mais si tout cela est à la fois évident, et dépassé, pourquoi cette critique? Quelle urgence y a-t-il à déconstruire maintenant le gaullo-mitterrandisme ? D’autant que cet article n’est pas isolé. Sur son blog Michel Duclos a estimé le 3 août que l’opposition gaullo-mitterrandisme contre néo-conservatisme à la française était un « faux débat ». Frédéric Encel en traite dans des termes proches dans son Dictionnaire de la géopolitique[1]. Une tribune signée par des membres reconnus de ce courant de pensée, dont Bruno Tertrais, était titrée : « Notre politique étrangère n’est pas néo-conservatrice »[2]. Jacques Audibert, qui a été le conseiller diplomatique de François Hollande défend l’idée d’une continuité[3]. François Heisbourg est sur une ligne proche. Pourquoi tant de plaidoiries de responsables associés à la diplomatie française de la dernière décennie qui ont d’ailleurs suscité beaucoup de réactions en sens inverse[4] ? Est-ce pour détourner l’attention du nécessaire bilan diplomatique des années Sarkozy/Hollande/Fabius, qui est aussi le leur ? Est-ce parce que le président Macron les a inquiétés en se référant au « gaullo-mitterrandisme » et en rejetant expressément le néo-conservatisme ?

Le président Macron a en effet entrepris, avec l’assistance de Jean-Yves Le Drian, de rebâtir et de mener une politique étrangère réaliste et ambitieuse, sans dogmatisme, en ne s’interdisant de parler à personne dès lors que cela peut être utile pour la France. Il a raison. Mais il faut que cette politique soit suivie, et mise en œuvre.

On voudrait être sûr que les forces qui prétendent à la fois que le gaullo-mitterrandisme est dépassé, ou n’a pas existé, ou qu’il équivaut à la ligne française de toujours (on s’y perd), et qu’il n’y a donc pas de néo-conservatisme en France, ne chercheront pas à miner l’élaboration d’un nouveau cours envers l’Iran, la Russie, la Turquie, ou la Chine, à même de refaire de la France un acteur majeur, sans la couper d’aucun de ses partenaires fondamentaux.

Étant donné qu’il n’y a pas encore de « communauté » internationale et que le rapport de forces intelligent pour la créer est à bâtir, les Occidentaux, qui n’ont plus le monopole de la puissance, devront de plus en plus, même s’ils ont du mal à s’y faire, traiter avec les autres puissances, qu’elles soient installées, résurgentes ou émergentes. Un exemple parmi d’autres : réussira-t-on à établir (avec prudence et vigilance) une nouvelle relation avec la Russie, ou poussera-t-on celle-ci vers la Chine, par suivisme américain et sanctionnisme réflexe ? On ne peut pas décréter la fin des controverses rabâchées dans le seul but de jeter un écran de fumée sur le bilan des dix dernières années et embrouiller les choix d’aujourd’hui.

Plutôt que de déconstruire rétrospectivement le gaullo-mitterrandisme français et de se fondre à quelques détails près dans un occidentalisme européen, on serait mieux inspiré de réfléchir à un gaullo-mitterrandisme européen.

[1] Frédéric Encel, Mon dictionnaire de la géopolitique, Paris, Puf, 2017

[2] Le Monde, 4 juillet 2017

[3] Le Monde, 28 mai 2017

[4] Le Monde, 4 juillet 2017. Et aussi les articles et ouvrages de Pascal Boniface ; « L’avenir d’un oxymore (Boulevard extérieur, 7/1/18), Denis Bauchard, Christian Connan, Jean Claude Cousseran, Bernard Miyet

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13/09/2018