Revue Commentaire

Certitudes et incertitudes


Si Raymond Aron titrait en 1978 « Incertitudes » son premier article pour Commentaires alors même qu’il nous semble, avec le recul, que le monde bipolaire de la guerre froide était dur, mais plus simple et plus prévisible, quelles certitudes pourrions-nous éprouver dans le nôtre, que le Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Gutteres, n’hésite pas à qualifier de chaotique ?

Presque toutes les certitudes qui animaient les Occidentaux, les Européens et donc les Français, quelques soient leurs spécificités, ont disparu, ont vacillé, ou se sont métamorphosées. Je ne remonterai pas aux Lumières qui ont bouleversé une chrétienté séculaire car celle-ci s’est d’une certaine façon perpétuée à travers la sécularisation en droits de l’homme des valeurs chrétiennes, et la permanence d’une attitude missionnaire et prosélyte. Mais même, qu’est-il resté, après le funeste premier XXème siècle, de notre vision téléologique de l’histoire incarnée dans le Progrès ? Plus proche de nous, l’Occident avait cru après la disparition de l’URSS en 1991, avoir gagné la bataille de l’Histoire faute de combattants, le monde entier étant rallié à la démocratie libérale et au marché, la démocratie de marché disait Bill Clinton, les derniers récalcitrants devant être aisément remis dans le droit chemin. Et voilà qu’au contraire l’Histoire s’est remise en marche avec les émergents, la Chine et les autres, que l’Islam est déchiré par d’immenses convulsions, que la version post nationale et post tragique de l’idée européenne s’est heurtée aux réalités et à la résilience des peuples, que les élites mondialisatrices et européistes peinent à convaincre et qu’elles pensent camoufler cet échec en condamnant le « populisme ». Les classes moyennes occidentales ne se retrouvent plus dans l’économie casino. Des dizaines de pays anciennement colonisés ne se satisfont pas de la novlangue internationale sur le développement durable et inclusif, somment l’Occident de se repentir ou de réparer ou tout simplement commencent à s’organiser sans lui. Taraudés par les comptes à rebours démographiques et écologiques et l’appréhension du choc numérique et de l’IA quelles certitudes peuvent ressentir des Occidentaux si ce n’est celle du déclin, relatif ou absolu, à moins de le refouler par un optimisme technologique faustien du type californien, une croyance aveugle dans « l’Europe », en fait minoritaire, à proclamation rituelle de l’universalité de nos « valeurs » ?

Quelles certitudes dans tout cela ? D’abord celles qui nourrissent ce constat lucide. La population mondiale va continuer à croître et tant que la révolution écologique, l’écologisation, n’aura pas transformé tous les modes de vie et de production, cette explosion démographique potentialisée par la prédation moderne mettra en péril l’habitabilité de la planète à quelques générations de distance. Le poids relatif démographique des Occidentaux, en tout cas des Européens, va continuer à fondre. La juxtaposition de zones denses et vides, la facilité des déplacements, le désir de vivre mieux alimentera des flux migratoires permanents de masse compliqués à gérer avec des conséquences graves : anémie dans les pays de départ, perturbation dans les pays de transit, troubles dans les pays d’arrivée. Autres certitudes : il faudra très longtemps pour que les musulmans modérés, même très majoritaires, arrivent à juguler la vague islamiste et salafiste ; la montée en puissance de la Chine va se poursuivre ; la Russie gardera un pouvoir de nuisance résiduelle sans se transformer avant longtemps en démocratie à l’occidentale et s’alliera à la Chine sauf si les Occidentaux adoptent une politique russe plus intelligente.

Quelques certitudes plus réconfortantes ?

Les terroristes islamistes peuvent encore infliger bien des souffrance mais ils ne gagneront pas ou jamais longtemps. La Chine aura du mal à empêcher que se développent des résistances à son hégémonie, voir une coalition défensive, ce qui sera un facteur d’équilibre mondial. Sur un autre plan, les grands entrepreneurs du web et de la technologie finiront par provoquer des réactions pour limiter, endiguer ou tronçonner leur pouvoir colossal. Les régimes « illibéraux » ou « démocratures » devront eux aussi tenir compte des demandes de leur peuples. Exemple : la Chine qui va passer sur l’écologie, du déni à l’avant garde. Autre élément relativement rassurant : il n’y a dans le monde actuel aucun mécanisme de généralisation automatique d’éventuelles guerres, pas même en Asie ou au Moyen Orient, même si l’antagonisme russo-américain a été réveillé par des spéculateurs géopolitiques à court terme. Tous les mécanismes d’interdépendance et de coopération n’ont pas disparu. Même Donald Trump n’a pu se débarrasser de l’OTAN, etc.

Il en va des incertitudes comme des certitudes : certaines sont réconfortantes, d’autres inquiétantes. Mais elles indiquent là où le destin hésite et où devraient se déployer nos stratégies et nos contre-offensives. Ainsi, l’avenir de la démocratie représentative classique n’est plus assurée, mais celui des régimes non démocratiques non plus. Leur triomphe est transitoire. La demande de démocratie directe permanente et instantanée, technologiquement possible pèsera sur tous les régimes, mais sera corrigée d’une façon ou d’une autre tant ses conséquences seraient terribles. En revanche, un deal entre le populisme ambiant, si on sait le canaliser, et la démocratie représentative revivifiée par plus de démocratie participative, est jouable.

La stratégie à long terme des émergents, même de la Chine, est incertaine. On a tort de s’attendre à comme une extrapolation linéaire. Elle dépendra aussi de ce qu’il y aura en face, les autres, nous. Un jeu intelligent, ferme et ouvert, avec chacun des grands émergents est possible de la part des Européens. Sur le terrain écologique, des batailles incessantes opposeront partout les forces qui voudront accélérer l’écologisation et celles qui voudront la ralentir ou la stopper. Le rythme est incertain comme le résultat de ces escarmouches, pas l’aboutissement.

Sur le Moyen Orient tout semble conduire à l’affrontement sunnite/chiite, Arabie saoudite/Iran (en plus de la croisade des salafistes contre les musulmans en général) surtout s’il est attisé par le pyromane américain. Mais la France devenue plus réaliste pourrait entraîner quelques pays, d’Europe et autres, pour proposer un cadre régional de sécurité et un processus de coexistence.

En Europe, tous les scénarios sont possibles mais les élites et le peuples se retrouvent sur un point essentiel: leur attachement viscéral au mode de vie européen,  le meilleur que l’on ait inventé. Il suffirait que les élites cessent leur acharnement post-national et apportent une réponse raisonnable aux demandes, banales, de préservation de la souveraineté, et des identités et de sécurité (un Schengen opérationnel) pour qu’un consensus interne nouveau s’établisse, en Europe marginalisant les vrais anti-européens et qu’elle puisse peser à nouveau dans les affaires du monde.

Les armes nucléaires : finalement il y a eu très peu de prolifération par rapport à ce que l’on craignait il y a 40 ans. Le plus probable est qu’elles subsisteront encore longtemps, mais qu’une réduction progressive des arsenaux finira par l’imposer jusqu’à ce que le monde paraisse suffisamment sûr pour s’en passer.

La question du nucléaire civil est différente ; Après une phase de rejet post-Fukushima (démagogique et électoraliste en Allemagne) la nécessité de sortir d’abord du charbon pour réduire les rejets de CO2 revient en force.

Quasi-certitude, avant 20 ans, l’écologisation sera devenu le premier moteur de l’économie mondiale, le calcul économique l’aura intégrée et chaque micro décision sera orientée de ce fait dans le bon sens. C’est d’ailleurs sur cette base, plus encore qu’à partir des magnifiques principes du Préambule de la Charte des Nations Unies, que commencera à s’établir un sentiment de « Communauté » internationale entre les peuples du monde.

Les certitudes positives sont aujourd’hui peu nombreuses, spécialement pour les Occidentaux. Les certitudes négatives peuvent être combattues de façon réaliste ; les incertitudes peuvent être mobilisatrices.

                                                                         Hubert Védrine

Revue Commentaire

Hubert Vedrine

Certitudes et incertitudes


Si Raymond Aron titrait en 1978 « Incertitudes » son premier article pour Commentaires alors même qu’il nous semble, avec le recul, que le monde bipolaire de la guerre froide était dur, mais plus simple et plus prévisible, quelles certitudes pourrions-nous éprouver dans le nôtre, que le Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Gutteres, n’hésite pas à qualifier de chaotique ?

Presque toutes les certitudes qui animaient les Occidentaux, les Européens et donc les Français, quelques soient leurs spécificités, ont disparu, ont vacillé, ou se sont métamorphosées. Je ne remonterai pas aux Lumières qui ont bouleversé une chrétienté séculaire car celle-ci s’est d’une certaine façon perpétuée à travers la sécularisation en droits de l’homme des valeurs chrétiennes, et la permanence d’une attitude missionnaire et prosélyte. Mais même, qu’est-il resté, après le funeste premier XXème siècle, de notre vision téléologique de l’histoire incarnée dans le Progrès ? Plus proche de nous, l’Occident avait cru après la disparition de l’URSS en 1991, avoir gagné la bataille de l’Histoire faute de combattants, le monde entier étant rallié à la démocratie libérale et au marché, la démocratie de marché disait Bill Clinton, les derniers récalcitrants devant être aisément remis dans le droit chemin. Et voilà qu’au contraire l’Histoire s’est remise en marche avec les émergents, la Chine et les autres, que l’Islam est déchiré par d’immenses convulsions, que la version post nationale et post tragique de l’idée européenne s’est heurtée aux réalités et à la résilience des peuples, que les élites mondialisatrices et européistes peinent à convaincre et qu’elles pensent camoufler cet échec en condamnant le « populisme ». Les classes moyennes occidentales ne se retrouvent plus dans l’économie casino. Des dizaines de pays anciennement colonisés ne se satisfont pas de la novlangue internationale sur le développement durable et inclusif, somment l’Occident de se repentir ou de réparer ou tout simplement commencent à s’organiser sans lui. Taraudés par les comptes à rebours démographiques et écologiques et l’appréhension du choc numérique et de l’IA quelles certitudes peuvent ressentir des Occidentaux si ce n’est celle du déclin, relatif ou absolu, à moins de le refouler par un optimisme technologique faustien du type californien, une croyance aveugle dans « l’Europe », en fait minoritaire, à proclamation rituelle de l’universalité de nos « valeurs » ?

Quelles certitudes dans tout cela ? D’abord celles qui nourrissent ce constat lucide. La population mondiale va continuer à croître et tant que la révolution écologique, l’écologisation, n’aura pas transformé tous les modes de vie et de production, cette explosion démographique potentialisée par la prédation moderne mettra en péril l’habitabilité de la planète à quelques générations de distance. Le poids relatif démographique des Occidentaux, en tout cas des Européens, va continuer à fondre. La juxtaposition de zones denses et vides, la facilité des déplacements, le désir de vivre mieux alimentera des flux migratoires permanents de masse compliqués à gérer avec des conséquences graves : anémie dans les pays de départ, perturbation dans les pays de transit, troubles dans les pays d’arrivée. Autres certitudes : il faudra très longtemps pour que les musulmans modérés, même très majoritaires, arrivent à juguler la vague islamiste et salafiste ; la montée en puissance de la Chine va se poursuivre ; la Russie gardera un pouvoir de nuisance résiduelle sans se transformer avant longtemps en démocratie à l’occidentale et s’alliera à la Chine sauf si les Occidentaux adoptent une politique russe plus intelligente.

Quelques certitudes plus réconfortantes ?

Les terroristes islamistes peuvent encore infliger bien des souffrance mais ils ne gagneront pas ou jamais longtemps. La Chine aura du mal à empêcher que se développent des résistances à son hégémonie, voir une coalition défensive, ce qui sera un facteur d’équilibre mondial. Sur un autre plan, les grands entrepreneurs du web et de la technologie finiront par provoquer des réactions pour limiter, endiguer ou tronçonner leur pouvoir colossal. Les régimes « illibéraux » ou « démocratures » devront eux aussi tenir compte des demandes de leur peuples. Exemple : la Chine qui va passer sur l’écologie, du déni à l’avant garde. Autre élément relativement rassurant : il n’y a dans le monde actuel aucun mécanisme de généralisation automatique d’éventuelles guerres, pas même en Asie ou au Moyen Orient, même si l’antagonisme russo-américain a été réveillé par des spéculateurs géopolitiques à court terme. Tous les mécanismes d’interdépendance et de coopération n’ont pas disparu. Même Donald Trump n’a pu se débarrasser de l’OTAN, etc.

Il en va des incertitudes comme des certitudes : certaines sont réconfortantes, d’autres inquiétantes. Mais elles indiquent là où le destin hésite et où devraient se déployer nos stratégies et nos contre-offensives. Ainsi, l’avenir de la démocratie représentative classique n’est plus assurée, mais celui des régimes non démocratiques non plus. Leur triomphe est transitoire. La demande de démocratie directe permanente et instantanée, technologiquement possible pèsera sur tous les régimes, mais sera corrigée d’une façon ou d’une autre tant ses conséquences seraient terribles. En revanche, un deal entre le populisme ambiant, si on sait le canaliser, et la démocratie représentative revivifiée par plus de démocratie participative, est jouable.

La stratégie à long terme des émergents, même de la Chine, est incertaine. On a tort de s’attendre à comme une extrapolation linéaire. Elle dépendra aussi de ce qu’il y aura en face, les autres, nous. Un jeu intelligent, ferme et ouvert, avec chacun des grands émergents est possible de la part des Européens. Sur le terrain écologique, des batailles incessantes opposeront partout les forces qui voudront accélérer l’écologisation et celles qui voudront la ralentir ou la stopper. Le rythme est incertain comme le résultat de ces escarmouches, pas l’aboutissement.

Sur le Moyen Orient tout semble conduire à l’affrontement sunnite/chiite, Arabie saoudite/Iran (en plus de la croisade des salafistes contre les musulmans en général) surtout s’il est attisé par le pyromane américain. Mais la France devenue plus réaliste pourrait entraîner quelques pays, d’Europe et autres, pour proposer un cadre régional de sécurité et un processus de coexistence.

En Europe, tous les scénarios sont possibles mais les élites et le peuples se retrouvent sur un point essentiel: leur attachement viscéral au mode de vie européen,  le meilleur que l’on ait inventé. Il suffirait que les élites cessent leur acharnement post-national et apportent une réponse raisonnable aux demandes, banales, de préservation de la souveraineté, et des identités et de sécurité (un Schengen opérationnel) pour qu’un consensus interne nouveau s’établisse, en Europe marginalisant les vrais anti-européens et qu’elle puisse peser à nouveau dans les affaires du monde.

Les armes nucléaires : finalement il y a eu très peu de prolifération par rapport à ce que l’on craignait il y a 40 ans. Le plus probable est qu’elles subsisteront encore longtemps, mais qu’une réduction progressive des arsenaux finira par l’imposer jusqu’à ce que le monde paraisse suffisamment sûr pour s’en passer.

La question du nucléaire civil est différente ; Après une phase de rejet post-Fukushima (démagogique et électoraliste en Allemagne) la nécessité de sortir d’abord du charbon pour réduire les rejets de CO2 revient en force.

Quasi-certitude, avant 20 ans, l’écologisation sera devenu le premier moteur de l’économie mondiale, le calcul économique l’aura intégrée et chaque micro décision sera orientée de ce fait dans le bon sens. C’est d’ailleurs sur cette base, plus encore qu’à partir des magnifiques principes du Préambule de la Charte des Nations Unies, que commencera à s’établir un sentiment de « Communauté » internationale entre les peuples du monde.

Les certitudes positives sont aujourd’hui peu nombreuses, spécialement pour les Occidentaux. Les certitudes négatives peuvent être combattues de façon réaliste ; les incertitudes peuvent être mobilisatrices.

                                                                         Hubert Védrine

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27/09/2018