Repensons l’interventionnisme

Au cours des dernières décennies plusieurs pays non occidentaux sont intervenus militairement: l’Inde; le Vietnam (au Cambodge); la Libye; la Russie en Géorgie et, de façon indirecte, en Crimée; le Rwanda (en RDC) et aussi Israël au Liban, en Irak, en Syrie ou à Gaza.
Mais, depuis la fin de l’URSS, dans les années 1989/91, c’est surtout l’Occident qui, n’ayant plus à craindre un ennemi à sa taille, s’est beaucoup «ingéré»,et est intervenu dans d’autres pays, en s’affranchissant, pour des raisons humanitaires ou de droit international, du respect de la souveraineté nationale.
Certes les occidentaux ne sont pas intervenus militairement, dans les guerres civiles libanaises ou algériennes, ni en Yougoslavie de 1991 à 1995, ni dans la plupart des guerres civiles ou régionales en Afrique (Angola, Mozambique, Grands Lacs, Somalie, Érythrée, Libéria, Kivu, Soudan, etc.), ni plus récemment en Syrie, ou en Crimée, sans même parler de la Tchétchénie, du Sinkiang, du Tibet ou du Proche Orient.
Mais ils l’ont fait néanmoins plus d’une dizaine de fois, à l’initiative d’un seul pays, ou de plusieurs, de façon unilatérale, ou légitimée par le Conseil de Sécurité au titre du ChapitreVII : au Rwanda, face à l’Ouganda et au FPR en 1990/1993 (France, Belgique); au Koweït contre l’Irak en 1991 (Etats-Unis et une large coalition occidentale et arabe); en Somalie (Etats-Unis, Restore Hope), au Rwanda en juin 1994, (la France, pour des raisons humanitaires), au Kosovo en 1999 (les occidentaux contre Milosevic); en Sierra Leone en 2000/2002 (la Grande-Bretagne, pour mettre fin à une guerre civile); en Afghanistan en 2001 (les Etats-Unis au début, pour abattre les talibans; une coalition et l’OTAN après, pour sécuriser et redresser le pays); en Irak en 2003 (les Etats-Unis et la Grande-Bretagne contre Saddam Hussein); en Libye en 2011 (la France et la Grande-Bretagne pour prévenir le massacre de Benghazi); au Mali en 2013 (la France pour stopper les djihadistes); en RCA en 2014 (la France pour prévenir une guerre civile). On peut y ajouter l’opération anti-piraterie ATALANTE dans l’océan indien, décidée par le Conseil Européen en 2008, quelques opérations européennes ponctuelles sous couvert de l’ONU en Afrique, en particulier en RDC.
Il se trouve que ces interventions ont eu lieu pour l’essentiel dans des pays musulmans, en Afrique ou au Moyen-Orient, accessoirement dans les Balkans, et que ses initiateurs ont été les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, et/ou la France, même si d’autres pays occidentaux ont pu y participer ponctuellement. La France a été un des pays les plus interventionnistes, peut-être en raison de l’engouement chez elle, pendant longtemps, du concept d’ingérence, et de la croyance de ses élites dans sa «mission universelle».
Quelques-unes ont été décidées et menées de façon unilatérale,sans que l’accord du Conseil de sécurité n’ait été sollicité, ou sans qu’il ait été obtenu: Etats-Unis en Irak en 2003 et, longtemps avant, la France au Tchad en 1985/86 (contre Kadhafi) et au Rwanda/Ouganda en mai 1990 (pour prévenir la guerre civile). Cependant, la plupart ont été décidées dans le cadre du Conseil de sécurité, ou ratifiées par lui, à commencer par l’intervention internationale contre l’Irak au Koweït, en 1991, jusqu’aux interventions franco-britanniques ou françaises en 2011, 2012, 2013 et en 2014 en Lybie, au Mali et en RCA, sans oublier l’opération Turquoise en RDC/Rwanda en 1994 et celle en Afghanistan en 2001. Cependant, l’intervention occidentale au Kosovo en 1999 fut hybride: dix-huit mois de négociations infructueuses, une conférence de la dernière chance, deux résolutions au titre du chapitre VII condamnant l’action de Milosevic (et les provocations albanaises) mais n’autorisant expressément pas que «tous les moyens» -formule sacramentelle pour l’emploi de la force- soient utilisés.
Les dirigeants occidentaux ont toujours présenté ces interventions à leurs opinions comme étant menées au nom de la «communauté internationale», ce qui n’est formellement exact que quand les cinq membres permanents sont d’accord. Pour répondre aux exigences de la partie la plus militante de ces opinions (médias, ONG, intellectuels médiatiques), et convaincre le grand public en général plus réticent, ils ne les justifient pas par des intérêts vitaux mais par des exigences martiales et éthiques: ne pas accepter l’inacceptable, ni justifier l’injustifiable, punir, sanctionner, quand il ne s’agit pas d’arrêter un «nouvel Hitler» ou de refuser un «nouveau Munich», être fidèle à nos valeurs, etc.
Bien sûr ni les Russes (Géorgie 2008, Crimée 2014), ni les Israéliens (plomb durci, 2008/2009, 2012) ni le Tchad chez ses voisins, ni le Rwanda et l’Ouganda (au Kivu, après 1994) n’ont eu recours à ce type de justification.
Avec le recul, peut-on considérer que ces interventions ont atteint leurs objectifs, d’ailleurs variables?
En 1991, la coalition a expulsé l’Irak du Koweït, et rétabli la souveraineté du pays, et l’émir sur son trône. L’intervention au Kosovo en 1999 a mis fin aux exactions serbes mais a déclenché, au-delà de «l’autonomie substantielle», un processus controversé mais irréversible d’indépendance du Kosovo, largement du fait de l’obstination de Milosevic. La Grande-Bretagne a mis heureusement fin à la guerre civile au Sierra Leone. L’intervention préventive française au Rwanda en 1990 semblait avoir atteint son but: le compromis politique, imposé par les accords d’Arusha de 1993, mais l’assassinat du président Habyarimana le 7 avril 1994 réduit à néant les efforts des quatre années précédentes, même si l’opération Turquoise lancée en juin 1994 devant la carence de «la communauté internationale» a quand même sauvé beaucoup de vies. L’intervention américaine en Afghanistan en 2001 a atteint son objectif premier: renverser le régime taliban qui avait abrité AlQaïda, mais le «nation building» de l’Afghanistan, but théorique de l’opération américaine et internationale ultérieure était sans doute hors de portée.
En 2003 les américains ont aisément écrasé Saddam Hussein mais n’ont pu empêcher que le long chaos qui s’en est suivi aboutisse, en 2014, à un Irak chiite, proche de l’Iran et de la Syrie alaouite! L’intervention en Libye en 2011 a bien empêché le massacre annoncé de Benghazi mais, du fait du jusqu’au-boutisme de Kadhafi comme de la dynamique des combats, a entraîné au-delà des termes littéraux de la résolution du Conseil de sécurité, la chute du régime, et aggravé par-là la déstabilisation du Sahel. Au Mali l’intervention militaire française pour stopper la menace djihadiste et restaurer l’intégrité territoriale a été radicale, mais la question politique touareg reste à résoudre. En RCA l’intervention française a été courageuse mais la situation est très périlleuse et une sortie par le haut devra être trouvée: une tutelle internationale?
Dans l’océan Indien, l’opération Atalante contre la piraterie est efficace, et n’est pas critiquée. La marine française agit de même, utilement, dans le golfe de Guinée.
Au total donc, à part l’intervention de la coalition au Koweït en 1991, l’opération Atalante, et la première phase de celles qui ont eu lieu en Afghanistan et en Libye – mais était-ce séparable de la suite? – presque toutes les autres, qu’elles aient ou non entrainé un changement de régime, ont eu des effets contrastés, fragiles, ou contre-productifs.
Ces opérations ont-elles été soutenues par les opinions? De moins en moins. On constate deux phénomènes d’usure: le premier se traduit par la contestation croissante par des grands pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil, ou l’Afrique du Sud et d’autres, de la légitimité des occidentaux à déclencher et mener, même légalement, de telles opérations (même si la Chine est aussi gênée par le recours à l’auto-détermination en Crimée). On peut juger leur attitude archéo-tiermondiste, mais elle existe. D’autre part ,la capacité des «néo-conservateurs», «liberal hawks», ou partisans de l’ingérence, à chauffer à blanc les opinions occidentales, via des médias acquis à leur cause, et donc à contraindre les décideurs à des interventions militaires, s’érode. Même si elle affirme vouloir assumer mieux ses responsabilités internationales, l’Allemagne ne referait sans doute pas aujourd’hui ce qu’elle a fait au Kosovo, avec G. Schröder et J. Fischer. L’Irak et l’Afghanistan sont passés par là.
Par conséquent dans un monde où les occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance, même s’ils revendiquent celui de l’éthique et de l’indignation, il sera de plus en plus difficile pour eux d’intervenir. Fatigue, désenchantement, soucis économiques, isolationnisme ancien ou nouveau, pacifisme, pèsent de plus en plus aux Etats-Unis comme en Europe. Il sera plus difficile d’obtenir l’accord des cinq membres permanents, a fortiori quand le conseil de sécurité aura été – un jour – élargi (voir les Livres Blancs des grands émergents). Mais même dans ces cas-là, où, donc, par hypothèse, la légalité internationale serait respectée, leurs opinions intérieures, préoccupées par d’autres problèmes, ou désabusés par l’expérience seront de plus en plus difficiles à convaincre (exemple des frappes avortées sur la Syrie qui n’auraient été soutenues par la majorité de l’opinion dans aucun des trois pays intervenants). Les européens auront toujours du mal à se mettre d’accord sur des interventions extérieures autres que des sanctions, sortes de «drones» diplomatiques qui frappent à distance, et encore. A fortiori pour des interventions unilatérales peut-être moralement légitimées par l’horreur de ce à quoi on voudrait mettre fin, mais dépourvues de légalité internationale, comme cela aurait été le cas en Syrie.
Le soutien des opinions ne sera acquis que pour contrer des menaces directes précises, avérées, imminentes, sur le territoire national, ou contre des intérêts vitaux. La liberté de navigation maritime (et donc Atalante, et le Golfe Guinée) peut en faire partie.
Quand on voit en quels termes insensés la France est encore accusée, vingt ans après, à propos du Rwanda alors qu’elle a été le seul pays au monde qui a essayé de stopper, dès son début, la guerre civile rwandaise, d’imposer un compromis politique aux protagonistes (Arusha), et de sauver des vies, on est tentés de recommander à l’avenir le moins d’interventions possibles…
Le durcissement récent d’Obama sur l’Ukraine ne doit pas faire illusion; Poutine lui offre un prétexte pour se montrer ferme à peu de frais pour lui et démontrer au Congrès, dont il a besoin pour ce qui compte vraiment pour lui, la réussite du processus iranien, et à tous ceux qui doutent de lui, son leadership. Mais sauf vraie escalade à la frontière russo-ukrainienne, cela n’annonce pas un nouveau cycle d’interventionnisme occidental.

Les occidentaux, les Européens et donc nous aussi, les Français, devons donc nous préparer à des moments d’impuissance crucifiants (Syrie) ou, plus banalement, d’humiliation. Mais l’occident aura du mal à se penser indépendamment de son prosélytisme et de son ambition universelle («katholikos») et à défendre seulement ses intérêts vitaux, de sécurité, ou économiques.
Donc, si nous voulons conserver la capacité d’intervenir encore demain, quand il le faudra absolument, nous devrions tirer, avec les autres intervenants les plus fréquents (Etats-Unis, Grande-Bretagne), les leçons des interventions, et des non-interventions, passées, pour se mettre d’accord de façon convaincante et consensuelle sur qui pourra intervenir légitimement à l’avenir (quels pays, quelle alliance, quelle organisation?), dans quels cas, dans quel but, et comment (décision, mise en œuvre, contrôle).
Sinon les opinions publiques occidentales, y mettront un terme par fatigue isolationniste. Pour le meilleur et pour le pire.

Repensons l’interventionnisme

Hubert Vedrine

Repensons l’interventionnisme

Au cours des dernières décennies plusieurs pays non occidentaux sont intervenus militairement: l’Inde; le Vietnam (au Cambodge); la Libye; la Russie en Géorgie et, de façon indirecte, en Crimée; le Rwanda (en RDC) et aussi Israël au Liban, en Irak, en Syrie ou à Gaza.
Mais, depuis la fin de l’URSS, dans les années 1989/91, c’est surtout l’Occident qui, n’ayant plus à craindre un ennemi à sa taille, s’est beaucoup «ingéré»,et est intervenu dans d’autres pays, en s’affranchissant, pour des raisons humanitaires ou de droit international, du respect de la souveraineté nationale.
Certes les occidentaux ne sont pas intervenus militairement, dans les guerres civiles libanaises ou algériennes, ni en Yougoslavie de 1991 à 1995, ni dans la plupart des guerres civiles ou régionales en Afrique (Angola, Mozambique, Grands Lacs, Somalie, Érythrée, Libéria, Kivu, Soudan, etc.), ni plus récemment en Syrie, ou en Crimée, sans même parler de la Tchétchénie, du Sinkiang, du Tibet ou du Proche Orient.
Mais ils l’ont fait néanmoins plus d’une dizaine de fois, à l’initiative d’un seul pays, ou de plusieurs, de façon unilatérale, ou légitimée par le Conseil de Sécurité au titre du ChapitreVII : au Rwanda, face à l’Ouganda et au FPR en 1990/1993 (France, Belgique); au Koweït contre l’Irak en 1991 (Etats-Unis et une large coalition occidentale et arabe); en Somalie (Etats-Unis, Restore Hope), au Rwanda en juin 1994, (la France, pour des raisons humanitaires), au Kosovo en 1999 (les occidentaux contre Milosevic); en Sierra Leone en 2000/2002 (la Grande-Bretagne, pour mettre fin à une guerre civile); en Afghanistan en 2001 (les Etats-Unis au début, pour abattre les talibans; une coalition et l’OTAN après, pour sécuriser et redresser le pays); en Irak en 2003 (les Etats-Unis et la Grande-Bretagne contre Saddam Hussein); en Libye en 2011 (la France et la Grande-Bretagne pour prévenir le massacre de Benghazi); au Mali en 2013 (la France pour stopper les djihadistes); en RCA en 2014 (la France pour prévenir une guerre civile). On peut y ajouter l’opération anti-piraterie ATALANTE dans l’océan indien, décidée par le Conseil Européen en 2008, quelques opérations européennes ponctuelles sous couvert de l’ONU en Afrique, en particulier en RDC.
Il se trouve que ces interventions ont eu lieu pour l’essentiel dans des pays musulmans, en Afrique ou au Moyen-Orient, accessoirement dans les Balkans, et que ses initiateurs ont été les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, et/ou la France, même si d’autres pays occidentaux ont pu y participer ponctuellement. La France a été un des pays les plus interventionnistes, peut-être en raison de l’engouement chez elle, pendant longtemps, du concept d’ingérence, et de la croyance de ses élites dans sa «mission universelle».
Quelques-unes ont été décidées et menées de façon unilatérale,sans que l’accord du Conseil de sécurité n’ait été sollicité, ou sans qu’il ait été obtenu: Etats-Unis en Irak en 2003 et, longtemps avant, la France au Tchad en 1985/86 (contre Kadhafi) et au Rwanda/Ouganda en mai 1990 (pour prévenir la guerre civile). Cependant, la plupart ont été décidées dans le cadre du Conseil de sécurité, ou ratifiées par lui, à commencer par l’intervention internationale contre l’Irak au Koweït, en 1991, jusqu’aux interventions franco-britanniques ou françaises en 2011, 2012, 2013 et en 2014 en Lybie, au Mali et en RCA, sans oublier l’opération Turquoise en RDC/Rwanda en 1994 et celle en Afghanistan en 2001. Cependant, l’intervention occidentale au Kosovo en 1999 fut hybride: dix-huit mois de négociations infructueuses, une conférence de la dernière chance, deux résolutions au titre du chapitre VII condamnant l’action de Milosevic (et les provocations albanaises) mais n’autorisant expressément pas que «tous les moyens» -formule sacramentelle pour l’emploi de la force- soient utilisés.
Les dirigeants occidentaux ont toujours présenté ces interventions à leurs opinions comme étant menées au nom de la «communauté internationale», ce qui n’est formellement exact que quand les cinq membres permanents sont d’accord. Pour répondre aux exigences de la partie la plus militante de ces opinions (médias, ONG, intellectuels médiatiques), et convaincre le grand public en général plus réticent, ils ne les justifient pas par des intérêts vitaux mais par des exigences martiales et éthiques: ne pas accepter l’inacceptable, ni justifier l’injustifiable, punir, sanctionner, quand il ne s’agit pas d’arrêter un «nouvel Hitler» ou de refuser un «nouveau Munich», être fidèle à nos valeurs, etc.
Bien sûr ni les Russes (Géorgie 2008, Crimée 2014), ni les Israéliens (plomb durci, 2008/2009, 2012) ni le Tchad chez ses voisins, ni le Rwanda et l’Ouganda (au Kivu, après 1994) n’ont eu recours à ce type de justification.
Avec le recul, peut-on considérer que ces interventions ont atteint leurs objectifs, d’ailleurs variables?
En 1991, la coalition a expulsé l’Irak du Koweït, et rétabli la souveraineté du pays, et l’émir sur son trône. L’intervention au Kosovo en 1999 a mis fin aux exactions serbes mais a déclenché, au-delà de «l’autonomie substantielle», un processus controversé mais irréversible d’indépendance du Kosovo, largement du fait de l’obstination de Milosevic. La Grande-Bretagne a mis heureusement fin à la guerre civile au Sierra Leone. L’intervention préventive française au Rwanda en 1990 semblait avoir atteint son but: le compromis politique, imposé par les accords d’Arusha de 1993, mais l’assassinat du président Habyarimana le 7 avril 1994 réduit à néant les efforts des quatre années précédentes, même si l’opération Turquoise lancée en juin 1994 devant la carence de «la communauté internationale» a quand même sauvé beaucoup de vies. L’intervention américaine en Afghanistan en 2001 a atteint son objectif premier: renverser le régime taliban qui avait abrité AlQaïda, mais le «nation building» de l’Afghanistan, but théorique de l’opération américaine et internationale ultérieure était sans doute hors de portée.
En 2003 les américains ont aisément écrasé Saddam Hussein mais n’ont pu empêcher que le long chaos qui s’en est suivi aboutisse, en 2014, à un Irak chiite, proche de l’Iran et de la Syrie alaouite! L’intervention en Libye en 2011 a bien empêché le massacre annoncé de Benghazi mais, du fait du jusqu’au-boutisme de Kadhafi comme de la dynamique des combats, a entraîné au-delà des termes littéraux de la résolution du Conseil de sécurité, la chute du régime, et aggravé par-là la déstabilisation du Sahel. Au Mali l’intervention militaire française pour stopper la menace djihadiste et restaurer l’intégrité territoriale a été radicale, mais la question politique touareg reste à résoudre. En RCA l’intervention française a été courageuse mais la situation est très périlleuse et une sortie par le haut devra être trouvée: une tutelle internationale?
Dans l’océan Indien, l’opération Atalante contre la piraterie est efficace, et n’est pas critiquée. La marine française agit de même, utilement, dans le golfe de Guinée.
Au total donc, à part l’intervention de la coalition au Koweït en 1991, l’opération Atalante, et la première phase de celles qui ont eu lieu en Afghanistan et en Libye – mais était-ce séparable de la suite? – presque toutes les autres, qu’elles aient ou non entrainé un changement de régime, ont eu des effets contrastés, fragiles, ou contre-productifs.
Ces opérations ont-elles été soutenues par les opinions? De moins en moins. On constate deux phénomènes d’usure: le premier se traduit par la contestation croissante par des grands pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil, ou l’Afrique du Sud et d’autres, de la légitimité des occidentaux à déclencher et mener, même légalement, de telles opérations (même si la Chine est aussi gênée par le recours à l’auto-détermination en Crimée). On peut juger leur attitude archéo-tiermondiste, mais elle existe. D’autre part ,la capacité des «néo-conservateurs», «liberal hawks», ou partisans de l’ingérence, à chauffer à blanc les opinions occidentales, via des médias acquis à leur cause, et donc à contraindre les décideurs à des interventions militaires, s’érode. Même si elle affirme vouloir assumer mieux ses responsabilités internationales, l’Allemagne ne referait sans doute pas aujourd’hui ce qu’elle a fait au Kosovo, avec G. Schröder et J. Fischer. L’Irak et l’Afghanistan sont passés par là.
Par conséquent dans un monde où les occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance, même s’ils revendiquent celui de l’éthique et de l’indignation, il sera de plus en plus difficile pour eux d’intervenir. Fatigue, désenchantement, soucis économiques, isolationnisme ancien ou nouveau, pacifisme, pèsent de plus en plus aux Etats-Unis comme en Europe. Il sera plus difficile d’obtenir l’accord des cinq membres permanents, a fortiori quand le conseil de sécurité aura été – un jour – élargi (voir les Livres Blancs des grands émergents). Mais même dans ces cas-là, où, donc, par hypothèse, la légalité internationale serait respectée, leurs opinions intérieures, préoccupées par d’autres problèmes, ou désabusés par l’expérience seront de plus en plus difficiles à convaincre (exemple des frappes avortées sur la Syrie qui n’auraient été soutenues par la majorité de l’opinion dans aucun des trois pays intervenants). Les européens auront toujours du mal à se mettre d’accord sur des interventions extérieures autres que des sanctions, sortes de «drones» diplomatiques qui frappent à distance, et encore. A fortiori pour des interventions unilatérales peut-être moralement légitimées par l’horreur de ce à quoi on voudrait mettre fin, mais dépourvues de légalité internationale, comme cela aurait été le cas en Syrie.
Le soutien des opinions ne sera acquis que pour contrer des menaces directes précises, avérées, imminentes, sur le territoire national, ou contre des intérêts vitaux. La liberté de navigation maritime (et donc Atalante, et le Golfe Guinée) peut en faire partie.
Quand on voit en quels termes insensés la France est encore accusée, vingt ans après, à propos du Rwanda alors qu’elle a été le seul pays au monde qui a essayé de stopper, dès son début, la guerre civile rwandaise, d’imposer un compromis politique aux protagonistes (Arusha), et de sauver des vies, on est tentés de recommander à l’avenir le moins d’interventions possibles…
Le durcissement récent d’Obama sur l’Ukraine ne doit pas faire illusion; Poutine lui offre un prétexte pour se montrer ferme à peu de frais pour lui et démontrer au Congrès, dont il a besoin pour ce qui compte vraiment pour lui, la réussite du processus iranien, et à tous ceux qui doutent de lui, son leadership. Mais sauf vraie escalade à la frontière russo-ukrainienne, cela n’annonce pas un nouveau cycle d’interventionnisme occidental.

Les occidentaux, les Européens et donc nous aussi, les Français, devons donc nous préparer à des moments d’impuissance crucifiants (Syrie) ou, plus banalement, d’humiliation. Mais l’occident aura du mal à se penser indépendamment de son prosélytisme et de son ambition universelle («katholikos») et à défendre seulement ses intérêts vitaux, de sécurité, ou économiques.
Donc, si nous voulons conserver la capacité d’intervenir encore demain, quand il le faudra absolument, nous devrions tirer, avec les autres intervenants les plus fréquents (Etats-Unis, Grande-Bretagne), les leçons des interventions, et des non-interventions, passées, pour se mettre d’accord de façon convaincante et consensuelle sur qui pourra intervenir légitimement à l’avenir (quels pays, quelle alliance, quelle organisation?), dans quels cas, dans quel but, et comment (décision, mise en œuvre, contrôle).
Sinon les opinions publiques occidentales, y mettront un terme par fatigue isolationniste. Pour le meilleur et pour le pire.

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06/05/2014