Préface à la traduction française de «Un monde sans la Russie?» d’Evgueni Primakov

Après la disparition de l’Union Soviétique, en décembre 1991 les Occidentaux, tout à leur triomphe (la fameuse «Fin de l’Histoire», faute de combattants) ont cru pouvoir gérer, seuls, «sans la Russie», le monde globalisé et occidentalisé. C’est cette «myopie politique» que dénonce vigoureusement Eugène Primakov, ancien Premier ministre russe, ancien Ministre des affaires étrangères, anciens chefs des services secrets, personnalité de premier plan, encore très influent. Nous nous sommes connus quand nous étions ensemble Ministres des Affaires Étrangères, confrontés à la pénible affaire du Kosovo. Nous en avons conçu, je crois, des sentiments de respect mutuel. Dans cet ouvrage pugnace, il déplore, à juste titre, le manque d’intérêt des occidentaux pour la Russie depuis 1992, et même leur désinvolture à son égard. Mais il pense aussi qu’ils sont les premières victimes de leur aveuglement. En fait plus qu’à celle des «occidentaux» en général, c’est à la politique des Etats-Unis, et en particulier à celle qu’a mené huit années durant l’administration Bush, qu’il s’en prend.

Quatre chapitres ne lui sont pas de trop pour démontrer l’ineptie de la volonté américaine d’hégémonie globale (ce que j’avais appelé l’esprit «d’hyperpuissance»), l’illusion de leur croyance dans l’exportation de la démocratie (les européens y croient aussi) la focalisation anti-musulmane, l’exploitation de la théorie du clash des civilisations, les impasses de l’emploi unilatéral de la force, les errements de la guerre en Irak, la sous-estimation de la complexité de la question afghane (l’ancienne URSS en sait quelque chose!). En bref une critique radicale et systématique de la politique des néo-conservateurs de l’administration Bush II, pas très éloignée, sur plusieurs points, de ce que pensent les principaux responsables de l’administration Obama, à commencer par le Président lui-même, une majorité d’américains maintenant, et les trois quarts du monde. E. Primakov s’insurge également contre la pression mise sur la Russie pendant ces années par l’élargissement de l’OTAN, les projets d’anti-missiles, les révolutions de couleur, la sécession imposée du Kosovo.

E. Primakov est constamment animé dans sa démonstration patriotique, par la volonté de mieux faire comprendre la Russie pour qu’elle retrouve toute sa place dans le système mondial. Il regrette donc la persistance de schémas et d’a-priori issues de la guerre froide, mais reconnaît qu’ils demeurent forts en Russie et pas uniquement aux Etats-Unis. Il relève que la «crise d’Ossétie du Sud», en août 2008, a renforcé en Occident les sentiments anti-russes, mais cela ne le consterne pas entièrement car elle a aussi mis un terme à la période de seize ans où les Etats-Unis, selon les mots d’un expert américain, «traitaient la Russie comme la Jamaïque». Fallait-il, regrette-t-il pourtant dans une phrase qui donne bien le ton de son livre, «pour que les yeux s’ouvrent, que la Russie soit obligée et – ce qui n’est pas moins important – qu’elle soit prête à employer la force pour défendre ses intérêts»?

Mais E. Primakov est aussi un réaliste. Il ne croit pas une seconde que la Russie, malgré les richesses de son sous-sol (50% des ressources naturelles encore à extraire de la planète), son potentiel intellectuel et scientifique, sa parité nucléaire avec les Etats-Unis et ses acquis économiques des dernières années (près de 6% de croissance pendant 8 ans), puisse retrouver la puissance de l’URSS, ne serait-ce qu’en raison de la formation d’autres centres mondiaux de pouvoir, et notamment de la «percée dynamique» de la Chine. Et il ne cache pas que pour redevenir en 2020 «l’un des principaux centres d’un monde multipolaire», la Russie aura bien des difficultés intérieures à surmonter: les ressources énormes, qu’elle tire à certaines périodes de l’exportation du pétrole, du gaz et du pétrole, ne la dispensent pas de diversifier son économie, même après la crise, de soutenir ses PME, de la rendre plus sociale et de dynamiser son inquiétante démographie déclinante: vingt millions d’habitants seulement en Sibérie (dont 12 dans un rayon de 300 kms autour de Novossibirsk) ou sont concentrés 80% des ressources naturelles! Il dit croire en tous cas à la poursuite du mouvement vers un marché «structuré» (nous dirions: régulé), ce qui signifie selon lui qu’il faut poursuivre la lutte pour contrôler le capitalisme oligarchique, et mettre en œuvre une vraie politique industrielle, du moins jusqu’à ce qu’existe un «marché développé».A l’époque de la crise russe de 1998 j’avais plaidé, sans succès, auprès de mes collègues européens de l’époque pour que nous n’obligions pas la Russie à basculer dans l’ultra libéralisme et pour que nous marquions notre compréhension pour une politique économique mixte de transition, comprenant un rôle important de l’état, pas très différente d’ailleurs de ce que les Européens et le Japon avaient pratiqué dans les années cinquante et soixante, E. Primakov se réfère lui-même à ces exemples et à cette période. Mais les partisans du marché dérégulé, ou prétendument auto-régulé, à l’anglo-saxonne, étaient alors en Occident au paroxysme de leur influence! On en a vu les effets.
Enfin, E. Primakov n’hésite pas à aborder clairement la question «démocratie ou dictature?» Sa vision est poutinienne modérée: la Russie a besoin d’un état fort pour éviter tout retour en arrière. Il dit d’ailleurs croire à la pérennité du système Poutine/ Medvedev, sans plus de précision – Mais il appelle aussi à plus de lutte contre la corruption et à plus de fédéralisme. Au total, un vrai programme politique modernisateur qui devrait susciter notre intérêt.

Et l’Union européenne précisément? C’est à propos de l’énergie que E. Primakov y fait sa seule référence importante. Non, assure-t-il, la Russie ne mise pas sur l’emploi de sa supériorité énergétique comme d’une arme politique, ce dont on aimerait être tout à fait sûr… Au contraire, contre-attaque-t-il, c’est la politique de l’administration Bush qui a tout fait pour empêcher la création d’une union énergétique avec l’Union Européenne, ce qui serait pourtant préférable pour elle à une OPEP du gaz dont l’idée circule. Vaste négociations en perspectives!

On peut contester tel ou tel point de cette plaidoirie. Etre plus exigeant ou plus circonspect en tant qu’européen, plus critique ou moins patient sur la démocratisation, les droits de l’Homme, la Tchétchénie, seuls sujets avec les oligarques et la critique de Poutine, auxquels l’opinion européenne s’est intéressée par à coups depuis des années. Mais on ne peut pas ignorer une pensée aussi forte et aussi construite. D’autant que vue de Moscou l’Union Européenne, harcelante et velléitaire, sans vision stratégique homogène, et surtout divisée, ne pèse pas. Ce qui peut être ne déplaît pas tant que ça à Moscou, les Russes ayant renoncé à l’espoir qu’elle contrebalance un jour les Etats-Unis. En tous cas, si l’Europe veut compter, au moment où Obama a entrepris de redéfinir l’ensemble de la relation américano russe, ce qui sera probablement fait en deux à trois ans, elle doit se réintéresser à la Russie réelle, ne pas se contenter d’attitudes stéréotypées, ni de condamnations réflexes ou péremptoires de notre point de vue sur fond d’ignorance. Elle doit connaître et comprendre la, ou les, vision russe actuelle, et notamment celle, très argumentée, de E. Primakov. Pas pour les accepter en bloc! Il y a des demandes russes fondées, d’autres qui ne peuvent être acceptées, la plupart, enfin, sont à discuter. Et les européens ont leurs propres intérêts, économiques et énergétiques, leurs exigences légitimes de sécurité, leurs valeurs démocratiques auxquelles ils ne renonceront jamais. Tout cela se négocie. Toujours est-il que si l’Europe veut être demain un pôle du monde multipolaire, elle ne peut pas de se contenter de ses vagues positions actuelles, ni s’accommoder plus longtemps de ses divisions sur un sujet aussi important que la Russie. Tout cela doit être repensé à partir de notre intérêt bien compris qui est d’avoir pour voisin une Russie assez sûre d’elle-même pour se moderniser et être pour l’Europe un voisin rassurant et un partenaire coopératif. Le livre solide, argumenté et constructif d’E. Primakov est une invitation à cela.

Préface à la traduction française de «Un monde sans la Russie?» d’Evgueni Primakov

Hubert Vedrine

Hubert Védrine a rédigé la préface de la traduction française du livre d’Evgueni Primakov, «Un Monde sans la Russie? A quoi conduit la myopie politique»

Après la disparition de l’Union Soviétique, en décembre 1991 les Occidentaux, tout à leur triomphe (la fameuse «Fin de l’Histoire», faute de combattants) ont cru pouvoir gérer, seuls, «sans la Russie», le monde globalisé et occidentalisé. C’est cette «myopie politique» que dénonce vigoureusement Eugène Primakov, ancien Premier ministre russe, ancien Ministre des affaires étrangères, anciens chefs des services secrets, personnalité de premier plan, encore très influent. Nous nous sommes connus quand nous étions ensemble Ministres des Affaires Étrangères, confrontés à la pénible affaire du Kosovo. Nous en avons conçu, je crois, des sentiments de respect mutuel. Dans cet ouvrage pugnace, il déplore, à juste titre, le manque d’intérêt des occidentaux pour la Russie depuis 1992, et même leur désinvolture à son égard. Mais il pense aussi qu’ils sont les premières victimes de leur aveuglement. En fait plus qu’à celle des «occidentaux» en général, c’est à la politique des Etats-Unis, et en particulier à celle qu’a mené huit années durant l’administration Bush, qu’il s’en prend.

Quatre chapitres ne lui sont pas de trop pour démontrer l’ineptie de la volonté américaine d’hégémonie globale (ce que j’avais appelé l’esprit «d’hyperpuissance»), l’illusion de leur croyance dans l’exportation de la démocratie (les européens y croient aussi) la focalisation anti-musulmane, l’exploitation de la théorie du clash des civilisations, les impasses de l’emploi unilatéral de la force, les errements de la guerre en Irak, la sous-estimation de la complexité de la question afghane (l’ancienne URSS en sait quelque chose!). En bref une critique radicale et systématique de la politique des néo-conservateurs de l’administration Bush II, pas très éloignée, sur plusieurs points, de ce que pensent les principaux responsables de l’administration Obama, à commencer par le Président lui-même, une majorité d’américains maintenant, et les trois quarts du monde. E. Primakov s’insurge également contre la pression mise sur la Russie pendant ces années par l’élargissement de l’OTAN, les projets d’anti-missiles, les révolutions de couleur, la sécession imposée du Kosovo.

E. Primakov est constamment animé dans sa démonstration patriotique, par la volonté de mieux faire comprendre la Russie pour qu’elle retrouve toute sa place dans le système mondial. Il regrette donc la persistance de schémas et d’a-priori issues de la guerre froide, mais reconnaît qu’ils demeurent forts en Russie et pas uniquement aux Etats-Unis. Il relève que la «crise d’Ossétie du Sud», en août 2008, a renforcé en Occident les sentiments anti-russes, mais cela ne le consterne pas entièrement car elle a aussi mis un terme à la période de seize ans où les Etats-Unis, selon les mots d’un expert américain, «traitaient la Russie comme la Jamaïque». Fallait-il, regrette-t-il pourtant dans une phrase qui donne bien le ton de son livre, «pour que les yeux s’ouvrent, que la Russie soit obligée et – ce qui n’est pas moins important – qu’elle soit prête à employer la force pour défendre ses intérêts»?

Mais E. Primakov est aussi un réaliste. Il ne croit pas une seconde que la Russie, malgré les richesses de son sous-sol (50% des ressources naturelles encore à extraire de la planète), son potentiel intellectuel et scientifique, sa parité nucléaire avec les Etats-Unis et ses acquis économiques des dernières années (près de 6% de croissance pendant 8 ans), puisse retrouver la puissance de l’URSS, ne serait-ce qu’en raison de la formation d’autres centres mondiaux de pouvoir, et notamment de la «percée dynamique» de la Chine. Et il ne cache pas que pour redevenir en 2020 «l’un des principaux centres d’un monde multipolaire», la Russie aura bien des difficultés intérieures à surmonter: les ressources énormes, qu’elle tire à certaines périodes de l’exportation du pétrole, du gaz et du pétrole, ne la dispensent pas de diversifier son économie, même après la crise, de soutenir ses PME, de la rendre plus sociale et de dynamiser son inquiétante démographie déclinante: vingt millions d’habitants seulement en Sibérie (dont 12 dans un rayon de 300 kms autour de Novossibirsk) ou sont concentrés 80% des ressources naturelles! Il dit croire en tous cas à la poursuite du mouvement vers un marché «structuré» (nous dirions: régulé), ce qui signifie selon lui qu’il faut poursuivre la lutte pour contrôler le capitalisme oligarchique, et mettre en œuvre une vraie politique industrielle, du moins jusqu’à ce qu’existe un «marché développé».A l’époque de la crise russe de 1998 j’avais plaidé, sans succès, auprès de mes collègues européens de l’époque pour que nous n’obligions pas la Russie à basculer dans l’ultra libéralisme et pour que nous marquions notre compréhension pour une politique économique mixte de transition, comprenant un rôle important de l’état, pas très différente d’ailleurs de ce que les Européens et le Japon avaient pratiqué dans les années cinquante et soixante, E. Primakov se réfère lui-même à ces exemples et à cette période. Mais les partisans du marché dérégulé, ou prétendument auto-régulé, à l’anglo-saxonne, étaient alors en Occident au paroxysme de leur influence! On en a vu les effets.
Enfin, E. Primakov n’hésite pas à aborder clairement la question «démocratie ou dictature?» Sa vision est poutinienne modérée: la Russie a besoin d’un état fort pour éviter tout retour en arrière. Il dit d’ailleurs croire à la pérennité du système Poutine/ Medvedev, sans plus de précision – Mais il appelle aussi à plus de lutte contre la corruption et à plus de fédéralisme. Au total, un vrai programme politique modernisateur qui devrait susciter notre intérêt.

Et l’Union européenne précisément? C’est à propos de l’énergie que E. Primakov y fait sa seule référence importante. Non, assure-t-il, la Russie ne mise pas sur l’emploi de sa supériorité énergétique comme d’une arme politique, ce dont on aimerait être tout à fait sûr… Au contraire, contre-attaque-t-il, c’est la politique de l’administration Bush qui a tout fait pour empêcher la création d’une union énergétique avec l’Union Européenne, ce qui serait pourtant préférable pour elle à une OPEP du gaz dont l’idée circule. Vaste négociations en perspectives!

On peut contester tel ou tel point de cette plaidoirie. Etre plus exigeant ou plus circonspect en tant qu’européen, plus critique ou moins patient sur la démocratisation, les droits de l’Homme, la Tchétchénie, seuls sujets avec les oligarques et la critique de Poutine, auxquels l’opinion européenne s’est intéressée par à coups depuis des années. Mais on ne peut pas ignorer une pensée aussi forte et aussi construite. D’autant que vue de Moscou l’Union Européenne, harcelante et velléitaire, sans vision stratégique homogène, et surtout divisée, ne pèse pas. Ce qui peut être ne déplaît pas tant que ça à Moscou, les Russes ayant renoncé à l’espoir qu’elle contrebalance un jour les Etats-Unis. En tous cas, si l’Europe veut compter, au moment où Obama a entrepris de redéfinir l’ensemble de la relation américano russe, ce qui sera probablement fait en deux à trois ans, elle doit se réintéresser à la Russie réelle, ne pas se contenter d’attitudes stéréotypées, ni de condamnations réflexes ou péremptoires de notre point de vue sur fond d’ignorance. Elle doit connaître et comprendre la, ou les, vision russe actuelle, et notamment celle, très argumentée, de E. Primakov. Pas pour les accepter en bloc! Il y a des demandes russes fondées, d’autres qui ne peuvent être acceptées, la plupart, enfin, sont à discuter. Et les européens ont leurs propres intérêts, économiques et énergétiques, leurs exigences légitimes de sécurité, leurs valeurs démocratiques auxquelles ils ne renonceront jamais. Tout cela se négocie. Toujours est-il que si l’Europe veut être demain un pôle du monde multipolaire, elle ne peut pas de se contenter de ses vagues positions actuelles, ni s’accommoder plus longtemps de ses divisions sur un sujet aussi important que la Russie. Tout cela doit être repensé à partir de notre intérêt bien compris qui est d’avoir pour voisin une Russie assez sûre d’elle-même pour se moderniser et être pour l’Europe un voisin rassurant et un partenaire coopératif. Le livre solide, argumenté et constructif d’E. Primakov est une invitation à cela.

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27/11/2009