Préface à la réédition de l’introduction à l’Histoire des relatons internationales de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle

Fallait-il, en 2010, rééditer une nouvelle fois la célèbre «Introduction à l’Histoire des Relations Internationales» des deux principaux maitres français de cette discipline au XXe siècle, Pierre Renouvin (1893 – 1971) et Jean-Baptiste Duroselle (1917 – 1994), texte publié en 1964 et déjà réédité en 1991, alors même que nous sommes au XXIe siècle et que tout est censé avoir changé avec la mondialisation?
La réponse est oui.
Et il faut même savoir gré à l’éditeur, en ces temps de désarroi conceptuel et stratégique, du moins en Europe, de rendre à nouveau facilement accessibles ces textes fondamentaux.
Certes, il serait aisé de prétendre qu’une grande partie d’entre eux est dépassée, qu’ils se référent à un autre âge des Relations Internationales et que par conséquent les observations des deux auteurs aussi remarquables soient-ils ne s’appliquent en rien à notre époque. En quoi serions-nous encore concernés, par exemple, par l’analyse des nationalismes en Europe avant la Première Guerre Mondiale, comme entre les deux guerres, de leurs ressorts, de leurs affrontements? Par les luttes pour l’indépendance des anciennes colonies et les réactions diverses des métropoles? Par les relations entre états dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première du XXe, principales époques de références, sous l’empire d’un système westphalien de relations diplomatiques exclusives entre états seuls, réputé obsolète?
Quant aux considérations sur les «hommes d’état» et leurs décisions, que valent-elles alors que les hommes politiques contemporains sont sommés d’être «proches des gens», que des sondages incessants les tourneboulent et que les états, eux-mêmes, sont minés depuis des décennies dans leur légitimité au nom de l’Europe, de la société civile, de l’individu et surtout du Marché?

Il y a aussi tout ce qui parait manquer dans ce texte d’il y a 45 ans. Quasiment tout notre monde actuel, en tout cas au niveau des apparences, de la doxa et des mots-valises: la communauté internationale, la mondialisation, la globalisation, la communication, les nouveaux acteurs, les ONG, la société civile, les émergents, la multipolarité, le G7, le G20, les sommets, la transparence, la cour pénale, le Marché, etc. Tout ce qui est censé avoir bouleversé la nature même des Relations Internationales.
Et pourtant, les analyses des deux vieux maîtres restent étonnement pertinentes et utiles. D’abord elles sont écrites dans une langue dense, claire, précise et argumentée, aux antipodes du pathos, de l’émotivité et de l’à peu près actuels. Ensuite, et surtout, les «fondamentaux» – au sens Renouvin – le restent. Les technologies de l’information et de la communication, la virtualité, la prétendue homogénéisation du monde par l’Internet ne les ont pas abolis. Les conflits, que ce soit dans «l’arc de crise» qui s’étend du Proche-Orient à l’Asie Centrale, en Afrique, ou ailleurs, la crainte des pénuries énergétiques, l’écologie, obligent à redécouvrir la géographie, l’importance des climats, des reliefs, de l’hydrographie, des sols, des voies de passage. La démographie, et les anticipations spectaculaires qu’elle alimente, est encore plus déterminante que quand Renouvin écrivait – la Terre ne comptait alors «que» 4 milliards d’habitants. L’étude des politiques migratoires entre l’Europe et les Etats-Unis à l’époque de la quasiment libre circulation, entre 1880 et 1914, est du plus grand intérêt. Ce qu’il dit des «doctrinaires du libre échange» comme du protectionnisme du XIXe siècle, peut avoir une résonnance très actuelle. A fortiori ses chapitres sur les forces économiques ou financières, surtout après les trente années écoulées, et quand on voit se dérouler sous nos yeux depuis le premier G20, à l’automne 2008, cette gigantesque et incertaine «bataille de la régulation» qui oppose entre elles de puissantes forces occidentales. Ses développements sur le sentiment national sont plus étroitement marqués par une époque bien précise – le premier XXe siècle – mais qui dirait qu’ils ont perdu toute signification dans le monde actuel ébranlé par la crise, même dans l’Union européenne à 27?
En réintroduisant la longue durée, la méthode de Renouvin et Duroselle est de plus un antidote au court-termisme ambiant, qui aveugle et fait des ravages. Leur «Introduction», qui fait l’impasse – même celle de Duroselle – sur la Guerre Froide, ce qui aurait été considéré comme rédhibitoire il y a encore vingt ans, retrouve une extraordinaire actualité au moment où même les plus ingénus doivent convenir que la «communauté internationale», prématurément proclamée et le plus souvent vainement invoquée, prend pour le moment la forme d’une compétition multipolaire qui aboutira peut-être à des coopérations internationales sans précédent, sur l’écologie par exemple, mais peut aussi tourner à une bagarre multipolaire, qui place pour le moment les européens sur la défensive.
Toutes les analyses que les deux auteurs avaient consacré aux relations entre puissances européennes – les seules à cette période – ou aux Etats-Unis, aux seuls occidentaux donc, et qui auraient pu de ce fait ne conserver qu’un intérêt historique, s’appliquent possiblement aux rapports Chine/Etats-Unis, Inde/Chine, Europe/Russie, Chine/Japon, etc. dans les décennies à venir et retrouvent ainsi une actualité brûlante. Nous avons un besoin urgent de nous réapproprier leur immense savoir historique, d’autant qu’ils ont été les pionniers de l’élargissement de l’histoire diplomatique à toutes les «forces sous jacentes» qui sont à l’œuvre.

La deuxième partie, due à Jean-Baptiste Duroselle, et consacrée à «l’homme d’Etat» n’est pas moins éclairante, et passionnante. Même si les typologies, psychologiques ou caractérologiques, de l’Homme d’état par Duroselle sont un peu schématiques (encore que…), l’étude de la personnalité et des attitudes historiques des décideurs reste d’un immense intérêt. Que l’on songe d’ailleurs à ce qui a pu être écrit, dans la même veine, sur les décisions de Roosevelt, Churchill, Staline, Truman, De Gaulle, Mao, Kennedy, Kroutchev et d’autres et aussi, plus près de nous, sur les décisions ou prises de position de Jean-Paul II, Reagan, Mitterrand, Kohl, Gorbatchev, Deng Xiaoping, et même de dirigeants plus récents. D’innombrables travaux ont continué, surtout aux Etats-Unis, à mettre en évidence les processus de prise de décision (par exemple sur la guerre en Irak). Il est frappant de constater, en relisant ce que Duroselle, écrit sur «l’homme d’Etat» et «l’intérêt national» à partir du demi-siècle qui précède, à quel point son analyse garde de l’intérêt. C’est un autre monde, certes, mais la prise de décision reste la prise de décision avec sa composante logique et ses aspects mystérieux ou subjectifs, et les exemples analysés par Duroselle restent passionnants. Le marchandage envisagé en 1911 par la France avec l’Allemagne, sur le Maroc, ne s’appliquerait plus aujourd’hui à des conquêtes coloniales mais par exemple, à des dispositions économiques et financières au sein des 27 – aux conditions de l’aide financière à un pays de la zone euro en difficulté, à un compromis à l’OMC. La décision de Wilson de rompre, à contre cœur, avec l’Allemagne en 1916 – lumineusement reconstituée – renvoie à bien des analyses du pour et du contre par les occidentaux avant de recourir à la force dans les affaires de Yougoslavie, du Koweït, du Kosovo, d’Irak. Les calculs de Mussolini pour prendre des gages en 1940 évoquent les arrière-pensées des divers pays africains qui se sont engagés dans la guerre des Grands Lacs déclenchée au départ par le Rwanda et l’Ouganda contre la République Démocratique du Congo, et qui amena l’Angola, la Tanzanie, le Congo Brazzaville, le Tchad à s’engager pour l’avenir.

Les exemples de décision analysés peuvent remonter à 50 ans, à un siècle, voire plus. Ils restent très éclairants dans leur mécanisme. Il est fascinant de lire comment Wilson fit, sans succès, le tour des états indécis des Etats-Unis avant le vote au congrès américain sur la Société Des Nations, comme pour des primaires, et comme aussi Barack Obama du le faire en mars 2010 avant le vote de la Chambre des Représentants sur l’assurance maladie.
Les rappels historiques de Renouvin et Duroselle montrent que le lien, souvent pernicieux, entre politique intérieure et politique internationale, ne date pas d’aujourd’hui et des errements récents. Il est amèrement savoureux de lire, sous la plume de Duroselle, que «la démocratie, quelle que soit la définition que l’on en donne, est fondée sur l’idée de la «volonté du peuple». Mais que la volonté du peuple n’est pas l’opinion publique. Et il ajoute ces considérations, plus valables que jamais: «Georges Gallup, principal inventeur de la technique des sondages d’opinion, a entièrement confondu les deux notions. Il évoque un monde futur ou les élections périodiques seraient remplacées par des sondages d’opinion incessants. Ainsi l’homme d’état se verrait dicter ses décisions au jour le jour par l’opinion». A méditer…
Quant à l’action de ce que Renouvin et lui appellent l’action des «forces profondes» (en augmentation vertigineuse), sur l’homme d’Etat et inversement, sur l’action, plus incertaine, de l’homme d’Etat sur ces forces profondes, qu’elles soient économiques, sociales ou psychologiques, on ne peut que suivre la rigueur de la démonstration et l’intérêt des analyses de cas et souhaiter la prolonger, par de nombreux exemples puisés dans l’actualité plus récente (le débat au sein des pays occidentaux sur «l’ingérence» et le prosélytisme démocratique; le débat sur la prolifération nucléaire; la controverse perpétuelle entre idéalisme et réalisme). Presque tous iraient dans le sens d’une perméabilité croissante, et assumée, du dirigeant politique contemporain à «l’ambiance» et à «la pression sociale», sans même qu’il y ait besoin de pression, directe ou indirecte sur lui! Encore qu’il y ait quelques exemples inverses récents: Frederik De Klerk transmettant le pouvoir, contre sa base politique, à la majorité noire et à Mandela; le chancelier allemand Gerard Schröder réduisant, contre ses électeurs, le coût de la protection sociale allemande et redonnant à l’Allemagne une compétitivité nouvelle; Tony Blair, José Maria Aznar, Silvio Berlusconi et José Manuel Barroso s’engageant, contre leurs opinions, dans la guerre en Irak; Barack Obama tendant la main au monde arabo musulman en dépit des méfiances symétriquement majoritaires; Mme Merkel ne cédant pas aux appels européens à la solidarité financière.

Au total par sa méthode d’analyse inaltérée, les réflexions qu’elle suscite et les comparaisons fécondes qu’elle entraîne, cette «Introduction» nous aide à mieux comprendre le temps…présent, qui n’est plus structuré par le binôme stratégique binaire et prévisible de la Guerre Froide, mais qui n’est pas non plus la communauté internationale post-historique espérée ou rêvée après la fin de l’URSS avec sa gouvernance globale, sa prévention des conflits, sa justice internationale, sa société civile internationale et son libre commerce pacificateur. Tous ces éléments existent, fut-ce à l’état embryonnaire ou de promesses et parfois plus. Et l’interdépendance des états, l’obligation de la coopération multilatérale, les engagements internationaux, l’Union Européenne, les opinions publiques sont des réalités. Il n’empêche que l’attente des occidentaux dans les années 90, d’un monde post-historique dominé et géré par eux avec bienveillance sous le pseudonyme de «communauté» internationale était chimérique. Ils s’en rendent compte aujourd’hui. Au final il est probable que notre monde multipolaire instable, au sein duquel l’occident n’a plus le monopole de la puissance même si il reste puissant et riche et où les émergents se sont levés, va ressembler d’une certaine façon au XIXème siècle européen, et le G20 par certains côtés à ce «concert européen» qui a gouverné tant bien que mal le XIXème siècle au niveau des ambassadeurs, des ministres, et parfois des chefs d’états. Comparaison n’est pas raison mais, si les européens veulent que l’Europe soit un pôle du monde multipolaire ce qui n’est pas acquis, ils doivent y réfléchir sérieusement.

C’est pourquoi il faut relire Renouvin et Duroselle.

HV

Préface à la réédition de l’introduction à l’Histoire des relatons internationales de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle

Hubert Vedrine

Fallait-il, en 2010, rééditer une nouvelle fois la célèbre «Introduction à l’Histoire des Relations Internationales» des deux principaux maitres français de cette discipline au XXe siècle, Pierre Renouvin (1893 – 1971) et Jean-Baptiste Duroselle (1917 – 1994), texte publié en 1964 et déjà réédité en 1991, alors même que nous sommes au XXIe siècle et que tout est censé avoir changé avec la mondialisation?
La réponse est oui.
Et il faut même savoir gré à l’éditeur, en ces temps de désarroi conceptuel et stratégique, du moins en Europe, de rendre à nouveau facilement accessibles ces textes fondamentaux.
Certes, il serait aisé de prétendre qu’une grande partie d’entre eux est dépassée, qu’ils se référent à un autre âge des Relations Internationales et que par conséquent les observations des deux auteurs aussi remarquables soient-ils ne s’appliquent en rien à notre époque. En quoi serions-nous encore concernés, par exemple, par l’analyse des nationalismes en Europe avant la Première Guerre Mondiale, comme entre les deux guerres, de leurs ressorts, de leurs affrontements? Par les luttes pour l’indépendance des anciennes colonies et les réactions diverses des métropoles? Par les relations entre états dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première du XXe, principales époques de références, sous l’empire d’un système westphalien de relations diplomatiques exclusives entre états seuls, réputé obsolète?
Quant aux considérations sur les «hommes d’état» et leurs décisions, que valent-elles alors que les hommes politiques contemporains sont sommés d’être «proches des gens», que des sondages incessants les tourneboulent et que les états, eux-mêmes, sont minés depuis des décennies dans leur légitimité au nom de l’Europe, de la société civile, de l’individu et surtout du Marché?

Il y a aussi tout ce qui parait manquer dans ce texte d’il y a 45 ans. Quasiment tout notre monde actuel, en tout cas au niveau des apparences, de la doxa et des mots-valises: la communauté internationale, la mondialisation, la globalisation, la communication, les nouveaux acteurs, les ONG, la société civile, les émergents, la multipolarité, le G7, le G20, les sommets, la transparence, la cour pénale, le Marché, etc. Tout ce qui est censé avoir bouleversé la nature même des Relations Internationales.
Et pourtant, les analyses des deux vieux maîtres restent étonnement pertinentes et utiles. D’abord elles sont écrites dans une langue dense, claire, précise et argumentée, aux antipodes du pathos, de l’émotivité et de l’à peu près actuels. Ensuite, et surtout, les «fondamentaux» – au sens Renouvin – le restent. Les technologies de l’information et de la communication, la virtualité, la prétendue homogénéisation du monde par l’Internet ne les ont pas abolis. Les conflits, que ce soit dans «l’arc de crise» qui s’étend du Proche-Orient à l’Asie Centrale, en Afrique, ou ailleurs, la crainte des pénuries énergétiques, l’écologie, obligent à redécouvrir la géographie, l’importance des climats, des reliefs, de l’hydrographie, des sols, des voies de passage. La démographie, et les anticipations spectaculaires qu’elle alimente, est encore plus déterminante que quand Renouvin écrivait – la Terre ne comptait alors «que» 4 milliards d’habitants. L’étude des politiques migratoires entre l’Europe et les Etats-Unis à l’époque de la quasiment libre circulation, entre 1880 et 1914, est du plus grand intérêt. Ce qu’il dit des «doctrinaires du libre échange» comme du protectionnisme du XIXe siècle, peut avoir une résonnance très actuelle. A fortiori ses chapitres sur les forces économiques ou financières, surtout après les trente années écoulées, et quand on voit se dérouler sous nos yeux depuis le premier G20, à l’automne 2008, cette gigantesque et incertaine «bataille de la régulation» qui oppose entre elles de puissantes forces occidentales. Ses développements sur le sentiment national sont plus étroitement marqués par une époque bien précise – le premier XXe siècle – mais qui dirait qu’ils ont perdu toute signification dans le monde actuel ébranlé par la crise, même dans l’Union européenne à 27?
En réintroduisant la longue durée, la méthode de Renouvin et Duroselle est de plus un antidote au court-termisme ambiant, qui aveugle et fait des ravages. Leur «Introduction», qui fait l’impasse – même celle de Duroselle – sur la Guerre Froide, ce qui aurait été considéré comme rédhibitoire il y a encore vingt ans, retrouve une extraordinaire actualité au moment où même les plus ingénus doivent convenir que la «communauté internationale», prématurément proclamée et le plus souvent vainement invoquée, prend pour le moment la forme d’une compétition multipolaire qui aboutira peut-être à des coopérations internationales sans précédent, sur l’écologie par exemple, mais peut aussi tourner à une bagarre multipolaire, qui place pour le moment les européens sur la défensive.
Toutes les analyses que les deux auteurs avaient consacré aux relations entre puissances européennes – les seules à cette période – ou aux Etats-Unis, aux seuls occidentaux donc, et qui auraient pu de ce fait ne conserver qu’un intérêt historique, s’appliquent possiblement aux rapports Chine/Etats-Unis, Inde/Chine, Europe/Russie, Chine/Japon, etc. dans les décennies à venir et retrouvent ainsi une actualité brûlante. Nous avons un besoin urgent de nous réapproprier leur immense savoir historique, d’autant qu’ils ont été les pionniers de l’élargissement de l’histoire diplomatique à toutes les «forces sous jacentes» qui sont à l’œuvre.

La deuxième partie, due à Jean-Baptiste Duroselle, et consacrée à «l’homme d’Etat» n’est pas moins éclairante, et passionnante. Même si les typologies, psychologiques ou caractérologiques, de l’Homme d’état par Duroselle sont un peu schématiques (encore que…), l’étude de la personnalité et des attitudes historiques des décideurs reste d’un immense intérêt. Que l’on songe d’ailleurs à ce qui a pu être écrit, dans la même veine, sur les décisions de Roosevelt, Churchill, Staline, Truman, De Gaulle, Mao, Kennedy, Kroutchev et d’autres et aussi, plus près de nous, sur les décisions ou prises de position de Jean-Paul II, Reagan, Mitterrand, Kohl, Gorbatchev, Deng Xiaoping, et même de dirigeants plus récents. D’innombrables travaux ont continué, surtout aux Etats-Unis, à mettre en évidence les processus de prise de décision (par exemple sur la guerre en Irak). Il est frappant de constater, en relisant ce que Duroselle, écrit sur «l’homme d’Etat» et «l’intérêt national» à partir du demi-siècle qui précède, à quel point son analyse garde de l’intérêt. C’est un autre monde, certes, mais la prise de décision reste la prise de décision avec sa composante logique et ses aspects mystérieux ou subjectifs, et les exemples analysés par Duroselle restent passionnants. Le marchandage envisagé en 1911 par la France avec l’Allemagne, sur le Maroc, ne s’appliquerait plus aujourd’hui à des conquêtes coloniales mais par exemple, à des dispositions économiques et financières au sein des 27 – aux conditions de l’aide financière à un pays de la zone euro en difficulté, à un compromis à l’OMC. La décision de Wilson de rompre, à contre cœur, avec l’Allemagne en 1916 – lumineusement reconstituée – renvoie à bien des analyses du pour et du contre par les occidentaux avant de recourir à la force dans les affaires de Yougoslavie, du Koweït, du Kosovo, d’Irak. Les calculs de Mussolini pour prendre des gages en 1940 évoquent les arrière-pensées des divers pays africains qui se sont engagés dans la guerre des Grands Lacs déclenchée au départ par le Rwanda et l’Ouganda contre la République Démocratique du Congo, et qui amena l’Angola, la Tanzanie, le Congo Brazzaville, le Tchad à s’engager pour l’avenir.

Les exemples de décision analysés peuvent remonter à 50 ans, à un siècle, voire plus. Ils restent très éclairants dans leur mécanisme. Il est fascinant de lire comment Wilson fit, sans succès, le tour des états indécis des Etats-Unis avant le vote au congrès américain sur la Société Des Nations, comme pour des primaires, et comme aussi Barack Obama du le faire en mars 2010 avant le vote de la Chambre des Représentants sur l’assurance maladie.
Les rappels historiques de Renouvin et Duroselle montrent que le lien, souvent pernicieux, entre politique intérieure et politique internationale, ne date pas d’aujourd’hui et des errements récents. Il est amèrement savoureux de lire, sous la plume de Duroselle, que «la démocratie, quelle que soit la définition que l’on en donne, est fondée sur l’idée de la «volonté du peuple». Mais que la volonté du peuple n’est pas l’opinion publique. Et il ajoute ces considérations, plus valables que jamais: «Georges Gallup, principal inventeur de la technique des sondages d’opinion, a entièrement confondu les deux notions. Il évoque un monde futur ou les élections périodiques seraient remplacées par des sondages d’opinion incessants. Ainsi l’homme d’état se verrait dicter ses décisions au jour le jour par l’opinion». A méditer…
Quant à l’action de ce que Renouvin et lui appellent l’action des «forces profondes» (en augmentation vertigineuse), sur l’homme d’Etat et inversement, sur l’action, plus incertaine, de l’homme d’Etat sur ces forces profondes, qu’elles soient économiques, sociales ou psychologiques, on ne peut que suivre la rigueur de la démonstration et l’intérêt des analyses de cas et souhaiter la prolonger, par de nombreux exemples puisés dans l’actualité plus récente (le débat au sein des pays occidentaux sur «l’ingérence» et le prosélytisme démocratique; le débat sur la prolifération nucléaire; la controverse perpétuelle entre idéalisme et réalisme). Presque tous iraient dans le sens d’une perméabilité croissante, et assumée, du dirigeant politique contemporain à «l’ambiance» et à «la pression sociale», sans même qu’il y ait besoin de pression, directe ou indirecte sur lui! Encore qu’il y ait quelques exemples inverses récents: Frederik De Klerk transmettant le pouvoir, contre sa base politique, à la majorité noire et à Mandela; le chancelier allemand Gerard Schröder réduisant, contre ses électeurs, le coût de la protection sociale allemande et redonnant à l’Allemagne une compétitivité nouvelle; Tony Blair, José Maria Aznar, Silvio Berlusconi et José Manuel Barroso s’engageant, contre leurs opinions, dans la guerre en Irak; Barack Obama tendant la main au monde arabo musulman en dépit des méfiances symétriquement majoritaires; Mme Merkel ne cédant pas aux appels européens à la solidarité financière.

Au total par sa méthode d’analyse inaltérée, les réflexions qu’elle suscite et les comparaisons fécondes qu’elle entraîne, cette «Introduction» nous aide à mieux comprendre le temps…présent, qui n’est plus structuré par le binôme stratégique binaire et prévisible de la Guerre Froide, mais qui n’est pas non plus la communauté internationale post-historique espérée ou rêvée après la fin de l’URSS avec sa gouvernance globale, sa prévention des conflits, sa justice internationale, sa société civile internationale et son libre commerce pacificateur. Tous ces éléments existent, fut-ce à l’état embryonnaire ou de promesses et parfois plus. Et l’interdépendance des états, l’obligation de la coopération multilatérale, les engagements internationaux, l’Union Européenne, les opinions publiques sont des réalités. Il n’empêche que l’attente des occidentaux dans les années 90, d’un monde post-historique dominé et géré par eux avec bienveillance sous le pseudonyme de «communauté» internationale était chimérique. Ils s’en rendent compte aujourd’hui. Au final il est probable que notre monde multipolaire instable, au sein duquel l’occident n’a plus le monopole de la puissance même si il reste puissant et riche et où les émergents se sont levés, va ressembler d’une certaine façon au XIXème siècle européen, et le G20 par certains côtés à ce «concert européen» qui a gouverné tant bien que mal le XIXème siècle au niveau des ambassadeurs, des ministres, et parfois des chefs d’états. Comparaison n’est pas raison mais, si les européens veulent que l’Europe soit un pôle du monde multipolaire ce qui n’est pas acquis, ils doivent y réfléchir sérieusement.

C’est pourquoi il faut relire Renouvin et Duroselle.

HV

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29/06/2010