Quiconque veut se faire une idée claire de «l’imbroglio turc» aujourd’hui aura intérêt à lire ce livre de François Dopffer. Il faut dire qu’il est mieux placé que d’autres pour le débrouiller: diplomate expérimenté, il a été ambassadeur de France à Ankara de 1991 à 1996, y a gardé des contacts, et connaît très bien ce pays.
Convaincu de l’intérêt de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, il aborde le problème de façon engagée mais néanmoins posée, méthodique, sérieuse et surtout, argumentée. Il ne laisse de côté aucune question délicate – et il y en a! – qu’il s’agisse de l’éventuel «l’agenda secret» du parti AKP au pouvoir, de la réislamisation lente mais incontestable de la société, du rôle des Alevis, du statut des femmes, de l’armée, — de son rôle de gardienne du Kémalisme — , de ses relations avec le pouvoir et avec la société, de la question kurde, du refus turc de reconnaître le génocide arménien, de Chypre, et des relations de la Turquie avec ses voisins, en particulier la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Irak, la Grèce, mais aussi l’Iran ou la Russie. Tout est traité, clairement et honnêtement.
Chemin faisant, il écarte les uns après les autres stéréotypes pour dresser le portrait d’une Turquie en pleine évolution, «pays émergent» spectaculairement dynamique, puissance régionale à l’influence croissante, allié aux Etats-Unis pour sa sécurité mais capable de lui dire non (notamment sur l’Irak). Ce pays n’aurait plus d’autre grand dessein que de réussir à transformer sa «vocation» européenne – depuis longtemps levier de sa modernisation – en adhésion. François Dopffer rappelle que la France, à l’horizon européen des élites turques, a brillé pendant longtemps d’un éclat particulier. D’une façon ou d’une autre, la Turquie, avance l’auteur, réussira à maîtriser l’apparente contradiction entre ce dessein européen et sa réislamisation, – plus culturelle que politique nous dit-il.
C’est dans la partie consacrée à la «négociation turco-européenne qui déraille» que l’auteur s’engage le plus. Il explique comment selon lui les obstacles de toutes sortes à l’adhésion sont tous surmontables avec du temps et de la patience et comment les incompatibilités identitaires, religieuses et culturelles, flagrantes apparemment, entre la Turquie et l’Europe modernes, toutes deux laïques, relèvent en définitive du fantasme. Au total, est-il convaincu, l’Europe commettrait une erreur historique en se privant de cette «puissance européenne périphérique majeure», membre de l’OTAN et stratégiquement située, face aux bouleversements géopolitiques en cours et à la montée de l’Asie. Certains en France craignent qu’une adhésion turque remette en cause l’Europe politique. Mais en quoi celle-ci serait plus difficile à atteindre avec la Turquie qu’elle ne l’est déjà aujourd’hui dans l’Union à 27? De toute façon, souligne François Dopffer, il ne s’agit pas de la Turquie d’aujourd’hui mais d’une Turquie plus encore transformée en profondeur, d’ici à quelques années, par la mondialisation, son dynamisme interne et la négociation d’adhésion.
En attendant, le débat, comme les négociations, vont se poursuivre, pour des raisons aussi bien européennes que turques. Les «pro» et les «anti» les plus déterminés resteront sur leurs positions. Tous les autres saurons gré à l’auteur d’avoir écrit ce livre éclairant.
Hubert Védrine
Le 1er septembre 2008
Quiconque veut se faire une idée claire de «l’imbroglio turc» aujourd’hui aura intérêt à lire ce livre de François Dopffer. Il faut dire qu’il est mieux placé que d’autres pour le débrouiller: diplomate expérimenté, il a été ambassadeur de France à Ankara de 1991 à 1996, y a gardé des contacts, et connaît très bien ce pays.
Convaincu de l’intérêt de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, il aborde le problème de façon engagée mais néanmoins posée, méthodique, sérieuse et surtout, argumentée. Il ne laisse de côté aucune question délicate – et il y en a! – qu’il s’agisse de l’éventuel «l’agenda secret» du parti AKP au pouvoir, de la réislamisation lente mais incontestable de la société, du rôle des Alevis, du statut des femmes, de l’armée, — de son rôle de gardienne du Kémalisme — , de ses relations avec le pouvoir et avec la société, de la question kurde, du refus turc de reconnaître le génocide arménien, de Chypre, et des relations de la Turquie avec ses voisins, en particulier la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Irak, la Grèce, mais aussi l’Iran ou la Russie. Tout est traité, clairement et honnêtement.
Chemin faisant, il écarte les uns après les autres stéréotypes pour dresser le portrait d’une Turquie en pleine évolution, «pays émergent» spectaculairement dynamique, puissance régionale à l’influence croissante, allié aux Etats-Unis pour sa sécurité mais capable de lui dire non (notamment sur l’Irak). Ce pays n’aurait plus d’autre grand dessein que de réussir à transformer sa «vocation» européenne – depuis longtemps levier de sa modernisation – en adhésion. François Dopffer rappelle que la France, à l’horizon européen des élites turques, a brillé pendant longtemps d’un éclat particulier. D’une façon ou d’une autre, la Turquie, avance l’auteur, réussira à maîtriser l’apparente contradiction entre ce dessein européen et sa réislamisation, – plus culturelle que politique nous dit-il.
C’est dans la partie consacrée à la «négociation turco-européenne qui déraille» que l’auteur s’engage le plus. Il explique comment selon lui les obstacles de toutes sortes à l’adhésion sont tous surmontables avec du temps et de la patience et comment les incompatibilités identitaires, religieuses et culturelles, flagrantes apparemment, entre la Turquie et l’Europe modernes, toutes deux laïques, relèvent en définitive du fantasme. Au total, est-il convaincu, l’Europe commettrait une erreur historique en se privant de cette «puissance européenne périphérique majeure», membre de l’OTAN et stratégiquement située, face aux bouleversements géopolitiques en cours et à la montée de l’Asie. Certains en France craignent qu’une adhésion turque remette en cause l’Europe politique. Mais en quoi celle-ci serait plus difficile à atteindre avec la Turquie qu’elle ne l’est déjà aujourd’hui dans l’Union à 27? De toute façon, souligne François Dopffer, il ne s’agit pas de la Turquie d’aujourd’hui mais d’une Turquie plus encore transformée en profondeur, d’ici à quelques années, par la mondialisation, son dynamisme interne et la négociation d’adhésion.
En attendant, le débat, comme les négociations, vont se poursuivre, pour des raisons aussi bien européennes que turques. Les «pro» et les «anti» les plus déterminés resteront sur leurs positions. Tous les autres saurons gré à l’auteur d’avoir écrit ce livre éclairant.
Hubert Védrine
Le 1er septembre 2008