Préface à l’édition bibliophile de « Huit heures à Berlin »

Dans sa prime jeunesse, Hubert Védrine se rêvait dessinateur de bandes dessinées, il est devenu ministre des Affaires étrangères. Considéré comme l’un des plus fins géopoliticiens de son temps, ce diplomate humaniste éclaire depuis longtemps le public de ses analyses. Ce qui ne l’empêche pas de nourrir sa passion pour le neuvième art. Ainsi, les amateurs lui doivent la première biographie non autorisée d’Olrik, coécrite avec son fils Laurent et parue chez Fayard en 2019, une relecture de l’histoire du XXe siècle doublée du roman d’une vie criminelle. Toutes ces raisons convergent pour faire d’Hubert Védrine le préfacier idéal de Huit heures à Berlin. Une joie et un honneur pour les auteurs et les éditeurs de cet ouvrage.

Quel diable d’homme ! On savait Olrik cruel, assoiffé de pouvoir et d’argent, mais aussi ubique, multiple, expert dans l’art de la transformation et du subterfuge, agent double ou triple.

C’était compter sans la puissance investigatrice des enquêteurs-scénaristes Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet, servis par le trait impeccablement jacobsien d’Antoine Aubin ! Ils nous livrent, dans ce magnifique album appelé à faire date, un extraordinaire thriller qui, sans un instant de répit, nous entraîne en Oural et à Berlin-Est, au printemps 1963. Le Berlin de la guerre froide ! Malgré le dénouement de la crise de Cuba et la création d’un « téléphone rouge » Washington-Moscou, la guerre froide bat encore son plein avec son cortège de menaces nucléaires et classiques, de propagande, d’espionnage, d’affrontements indirects dans le tiers-monde, d’assassinats croisés. C’est plus tard, avec Nixon et Kissinger, que viendront les grandes négociations sur le contrôle, la limitation ou la réduction des armements nucléaires et conventionnels. Là, rien n’est encore fixé.

Certes, il y a un charme des « sixties »… avec le recul. Les pistolets sont des Tokarev TT33 ; les appareils photos sont des Leica ; on se déplace avec la British European Airways, en Tupolev, en Antonov 12 à hélices, en Vickers Viscount de la B.O.A.C., en Chevrolet Biscayne 1961, en Mercedes 220, en Jaguar MK2, en traction Citroën, mais aussi en canot Riva Super Ariston, et même en bateau à aubes sur le lac Léman. Après être passé au célèbre hôtel Cornavin de Genève (celui de L’affaire Tournesol, sept ans plus tôt).

Ce Berlin 1963 est divisé depuis la guerre en quatre zones d’occupation, dont trois à l’Ouest, une américaine, une britannique et une française, où d’ailleurs est situé l’aéroport Tegel où va atterrir le 26 juin le président Kennedy – JFK –, et une soviétique à l’Est. Deux années plus tôt, le fameux « Mur de la honte » a été édifié sur 155 kilomètres, pour empêcher les Berlinois de l’Est de fuir à l’Ouest. Moins de dix mois avant, le président J. F. Kennedy est sorti vainqueur du bras de fer avec l’U.R.S.S. « au bord du gouffre » à propos de Cuba. Le numéro un soviétique, Khrouchtchev – « Mr K » – a dû retirer ses missiles nucléaires à moyenne portée après que JFK, on l’a oublié, eut promis de retirer de Turquie ses missiles nucléaires dont l’implantation avait déclenché la crise. Ce qu’il fit. JFK, qui va entrer dans la légende six mois plus tard avec son assassinat à Dallas… La guerre froide, c’est d’abord celle de la course aux armements. Cette époque a été transposée avec le Troisième Homme (en 1949, mais la musique d’Anton Karas est inoubliable) ; par Ian Fleming qui a écrit, un an avant, The Spy Who Loved me, et, cette même année 1963, On Her Majesty’s Secret Service ; par John Le Carré qui écrit, également en 1963, l’Espion qui venait du froid ; par Jean Bruce, le concepteur d’OSS 117, qui s’est tué accidentellement le 26 mars. C’est la grande époque de l’espionnage, celle des Cinq de Cambridge, de Kim Philby et, à Moscou, d’un Rem Krassilnikov, manipulateur de taupes placées à l’Ouest.

Dans ce grand théâtre Est-Ouest, il y a donc les apparences – le voyage de J. F. Kennedy à Berlin, que le chancelier Adenauer et le maire de Berlin-Ouest Willy Brandt attendent – et l’envers du décor…

Tout est en place pour que se déroule la phase paroxystique d’un invraisemblable complot qui pourrait changer la face du monde : les services russes – K.G.B. et GRU –, le MI 5, le BND ouest-allemand, le S.D.E.C.E. français ; les transfuges ; les traîtres ; un médecin nazi et savant fou qui a sévi à Birkenau ; Olrik, dans une de ses pires incarnations, toujours obsédé par le projet délirant de Basam-Damdu ; et quand même, bien sûr, Francis Blake et le professeur Mortimer.

Que va-t-il se passer ? Tout est possible… Suivons Fromental et Bocquet dans un suspense hitchcockien…   

Mais dans ces méandres, qui manipule qui ? Est-on sûr que cette effroyable capacité de manipulation des êtres, de prise de contrôle de leur cerveau, a disparu avec l’élimination de l’abominable Julius Kranz, en 1963 ? Dans un Occident où plane la nostalgie du manichéisme, qui voudrait tant pouvoir se mobiliser simplement pour le Bien et contre le Mal, mais qui ne sait plus comment, dans ce monde multipolaire chaotique, instable et menaçant, distinguer le vrai du faux, la réalité et le métavers, les êtres et leurs hologrammes ?  

À suivre !

Hubert Védrine

Le 18 juillet 2022

Préface à l’édition bibliophile de « Huit heures à Berlin »

Hubert Vedrine

Black et Mortimer

Dans sa prime jeunesse, Hubert Védrine se rêvait dessinateur de bandes dessinées, il est devenu ministre des Affaires étrangères. Considéré comme l’un des plus fins géopoliticiens de son temps, ce diplomate humaniste éclaire depuis longtemps le public de ses analyses. Ce qui ne l’empêche pas de nourrir sa passion pour le neuvième art. Ainsi, les amateurs lui doivent la première biographie non autorisée d’Olrik, coécrite avec son fils Laurent et parue chez Fayard en 2019, une relecture de l’histoire du XXe siècle doublée du roman d’une vie criminelle. Toutes ces raisons convergent pour faire d’Hubert Védrine le préfacier idéal de Huit heures à Berlin. Une joie et un honneur pour les auteurs et les éditeurs de cet ouvrage.

Quel diable d’homme ! On savait Olrik cruel, assoiffé de pouvoir et d’argent, mais aussi ubique, multiple, expert dans l’art de la transformation et du subterfuge, agent double ou triple.

C’était compter sans la puissance investigatrice des enquêteurs-scénaristes Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet, servis par le trait impeccablement jacobsien d’Antoine Aubin ! Ils nous livrent, dans ce magnifique album appelé à faire date, un extraordinaire thriller qui, sans un instant de répit, nous entraîne en Oural et à Berlin-Est, au printemps 1963. Le Berlin de la guerre froide ! Malgré le dénouement de la crise de Cuba et la création d’un « téléphone rouge » Washington-Moscou, la guerre froide bat encore son plein avec son cortège de menaces nucléaires et classiques, de propagande, d’espionnage, d’affrontements indirects dans le tiers-monde, d’assassinats croisés. C’est plus tard, avec Nixon et Kissinger, que viendront les grandes négociations sur le contrôle, la limitation ou la réduction des armements nucléaires et conventionnels. Là, rien n’est encore fixé.

Certes, il y a un charme des « sixties »… avec le recul. Les pistolets sont des Tokarev TT33 ; les appareils photos sont des Leica ; on se déplace avec la British European Airways, en Tupolev, en Antonov 12 à hélices, en Vickers Viscount de la B.O.A.C., en Chevrolet Biscayne 1961, en Mercedes 220, en Jaguar MK2, en traction Citroën, mais aussi en canot Riva Super Ariston, et même en bateau à aubes sur le lac Léman. Après être passé au célèbre hôtel Cornavin de Genève (celui de L’affaire Tournesol, sept ans plus tôt).

Ce Berlin 1963 est divisé depuis la guerre en quatre zones d’occupation, dont trois à l’Ouest, une américaine, une britannique et une française, où d’ailleurs est situé l’aéroport Tegel où va atterrir le 26 juin le président Kennedy – JFK –, et une soviétique à l’Est. Deux années plus tôt, le fameux « Mur de la honte » a été édifié sur 155 kilomètres, pour empêcher les Berlinois de l’Est de fuir à l’Ouest. Moins de dix mois avant, le président J. F. Kennedy est sorti vainqueur du bras de fer avec l’U.R.S.S. « au bord du gouffre » à propos de Cuba. Le numéro un soviétique, Khrouchtchev – « Mr K » – a dû retirer ses missiles nucléaires à moyenne portée après que JFK, on l’a oublié, eut promis de retirer de Turquie ses missiles nucléaires dont l’implantation avait déclenché la crise. Ce qu’il fit. JFK, qui va entrer dans la légende six mois plus tard avec son assassinat à Dallas… La guerre froide, c’est d’abord celle de la course aux armements. Cette époque a été transposée avec le Troisième Homme (en 1949, mais la musique d’Anton Karas est inoubliable) ; par Ian Fleming qui a écrit, un an avant, The Spy Who Loved me, et, cette même année 1963, On Her Majesty’s Secret Service ; par John Le Carré qui écrit, également en 1963, l’Espion qui venait du froid ; par Jean Bruce, le concepteur d’OSS 117, qui s’est tué accidentellement le 26 mars. C’est la grande époque de l’espionnage, celle des Cinq de Cambridge, de Kim Philby et, à Moscou, d’un Rem Krassilnikov, manipulateur de taupes placées à l’Ouest.

Dans ce grand théâtre Est-Ouest, il y a donc les apparences – le voyage de J. F. Kennedy à Berlin, que le chancelier Adenauer et le maire de Berlin-Ouest Willy Brandt attendent – et l’envers du décor…

Tout est en place pour que se déroule la phase paroxystique d’un invraisemblable complot qui pourrait changer la face du monde : les services russes – K.G.B. et GRU –, le MI 5, le BND ouest-allemand, le S.D.E.C.E. français ; les transfuges ; les traîtres ; un médecin nazi et savant fou qui a sévi à Birkenau ; Olrik, dans une de ses pires incarnations, toujours obsédé par le projet délirant de Basam-Damdu ; et quand même, bien sûr, Francis Blake et le professeur Mortimer.

Que va-t-il se passer ? Tout est possible… Suivons Fromental et Bocquet dans un suspense hitchcockien…   

Mais dans ces méandres, qui manipule qui ? Est-on sûr que cette effroyable capacité de manipulation des êtres, de prise de contrôle de leur cerveau, a disparu avec l’élimination de l’abominable Julius Kranz, en 1963 ? Dans un Occident où plane la nostalgie du manichéisme, qui voudrait tant pouvoir se mobiliser simplement pour le Bien et contre le Mal, mais qui ne sait plus comment, dans ce monde multipolaire chaotique, instable et menaçant, distinguer le vrai du faux, la réalité et le métavers, les êtres et leurs hologrammes ?  

À suivre !

Hubert Védrine

Le 18 juillet 2022

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Préface à l’édition bibliophile de « Huit heures à Berlin »
16/11/2022