Les Français ont réagi de façon magnifique aux tueries liberticides et antisémites de Charlie Hebdo et de Vincennes. Ils ont montré qu’ils comprenaient que la liberté satirique était au cœur de la liberté d’expression, et même des libertés tout court. Si prompt d’habitude à se diviser et à s’auto-déprécier, ce peuple tout entier, du Président de la République et du ministre de l’intérieur, aux centaines de milliers de manifestants , de simples citoyens en passant par la classe politique et les admirables forces de l’ordre, c’est-à-dire tout le monde, a trouvé le ton, les mots, l’attitude pour proclamer qu’il ne se soumettrait pas, qu’il ne se laisserait pas «terroriser» et qu’il ferait barrage au fanatisme. Fierté française!
La solidarité internationale a été considérable, émouvante, spectaculaire dimanche, et l’admiration justifiée.
Cet élan collectif a néanmoins fait ressurgir un clivage politique qui aurait pu être évité entre les partisans d’une vraie «union nationale», c’est-à-dire sans aucune exclusive, et d’un «front républicain», sans ou contre le Front National. Une partie de la classe politique ne se résigne pas en effet à se priver de ce discriminant identitaire, véritable panacée éthique. C’est pourquoi le Président et le Premier ministre ont eu raison de dire que les participants viendraient dimanche en tant que citoyens et pas à l’appel d’organisations. Mais n’est-il pas manifeste que la vieille stratégie de stigmatisation du Front National, même si elle est moralement compréhensible, a échoué? Sans parler des sondages, chaque élection le démontre. Ne pourrait-on pas enfin admettre que le Front National se nourrit précisément de son ostracisation par ces élites que son électorat, en particulier, rejette? Qu’il prospère dans l’exclusion, réelle ou prétendue? Et que, sans doute, il aurait plus à redouter d’une normalisation (déjà en partie actée par les électeurs) et d’une banalisation qui lui feraient perdre sa sulfureuse attractivité transgressive? Mais laissons là ce débat:
le piège principal, sémantique et réel, dont il nous faut sortir, nous, y compris les musulmans de France, soumis au chantage de mouvances extrémistes, est celui de l’imbroglio: Islam/islamisme/islamophobie. Ce n’est plus possible de continuer à faire comme si les nouveaux nihilistes/djihadistes ne se réclamaient pas d’une interprétation de l’Islam, et non du terrorisme en général, ou d’une autre religion révélée (ce qui a pu exister à d’autres époques), interprétation certes délirante et dévoyée, mais qu’aucune autorité religieuse sunnite n’arrive à endiguer et à éradiquer. Le nier par naïveté, ignorance, précaution, peur de l’Islam radical ou de «l’Islamophobie», par incompréhension radicale (les européens ne comprennent plus vraiment la foi, la croyance ni des notions comme le blasphème ou le tabou, nos tabous actuels n’étant pas religieux) revient à abandonner en pleine bataille l’immense majorité des musulmans et, a fortiori, les modernisateurs musulmans, si courageux. Car il n’y a pas de pape sunnite pour excommunier Daesh, Al Quaïda ou tout autre mouvement d’assassins pseudo justiciers! Ni même de concile musulman, ou de consistoire musulman avec certains pouvoirs théologiques. Et pourtant, il est vital que les modernes, les pacifiques et les éclairés finissent par l’emporter dans cet immense affrontement mondial au sein de l’Islam (rappelons ici que les trois quarts des victimes du terrorisme se réclamant de l’Islam, sont des musulmans), où la France et l’Europe sont un champ de bataille important, endeuillé, mais périphérique.
La réponse doit être multiple: résister, se protéger mieux, réformer, intégrer. Il faut faire tout pour favoriser les partisans d’un Islam ouvert, voire des Lumières, soutenir leur contre-propagande anti-haine à l’école, sur les réseaux sociaux, en prison, améliorer la désintoxication des endoctrinés, la formation d’imams modérés, la transmission des valeurs de tolérance. Et nous abstenir aussi, sur tous les plans de tout ce qui peut les affaiblir, ce qui dans certains cas nous placera devant nos contradictions nationales ou internationales.
Ensuite, cette affreuse tragédie peut donner aux musulmans de France un rôle historique, une occasion exceptionnelle de s’affirmer, de s’affranchir des peurs ou des colères (fussent-elles justifiées), d’éradiquer les dérives mortifères: et si c’était ainsi, par une sorte de catharsis, et maintenant, que naissait du drame sublimé de janvier 2015 l’Islam républicain de France, pas seulement celui des «institutions» ou des notables, mais celui du peuple des musulmans de France, bien que beaucoup d’entre eux ressentent un malaise évident, grâce au cadre structurant, protecteur, et propice de la République? C’est comme cela, et pas par des interdits sémantiques, que les amalgames Islam/Islamisme deviendront impossibles. Quel renfort pour l’Islam éclairé, quel exemple (en attendant une vraie réforme de l’Islam), et quel rayonnement pour la France!
Cela impose alors aux responsables politiques et économiques français comme de la société toute entière sans doute dorénavant capable maintenant de cette générosité, d’intégrer vraiment, en un petit nombre d’années, la partie de la jeunesse musulmane française qui est à l’abandon, voire à la dérive, qui se sent à tort ou à raison discriminée, qui demande du respect autant que des emplois, de priver ainsi de proies vulnérables lesrecruteurs de la haine et de la mort, et d’assécher le vivier du djihadisme nihiliste.
Offensive qui sera de longue durée, économique, sociale, éducative, culturelle et théologique. Un consensus national devrait pouvoir être forgé pour mener cette politique.
Hubert VEDRINE
Les Français ont réagi de façon magnifique aux tueries liberticides et antisémites de Charlie Hebdo et de Vincennes. Ils ont montré qu’ils comprenaient que la liberté satirique était au cœur de la liberté d’expression, et même des libertés tout court. Si prompt d’habitude à se diviser et à s’auto-déprécier, ce peuple tout entier, du Président de la République et du ministre de l’intérieur, aux centaines de milliers de manifestants , de simples citoyens en passant par la classe politique et les admirables forces de l’ordre, c’est-à-dire tout le monde, a trouvé le ton, les mots, l’attitude pour proclamer qu’il ne se soumettrait pas, qu’il ne se laisserait pas «terroriser» et qu’il ferait barrage au fanatisme. Fierté française!
La solidarité internationale a été considérable, émouvante, spectaculaire dimanche, et l’admiration justifiée.
Cet élan collectif a néanmoins fait ressurgir un clivage politique qui aurait pu être évité entre les partisans d’une vraie «union nationale», c’est-à-dire sans aucune exclusive, et d’un «front républicain», sans ou contre le Front National. Une partie de la classe politique ne se résigne pas en effet à se priver de ce discriminant identitaire, véritable panacée éthique. C’est pourquoi le Président et le Premier ministre ont eu raison de dire que les participants viendraient dimanche en tant que citoyens et pas à l’appel d’organisations. Mais n’est-il pas manifeste que la vieille stratégie de stigmatisation du Front National, même si elle est moralement compréhensible, a échoué? Sans parler des sondages, chaque élection le démontre. Ne pourrait-on pas enfin admettre que le Front National se nourrit précisément de son ostracisation par ces élites que son électorat, en particulier, rejette? Qu’il prospère dans l’exclusion, réelle ou prétendue? Et que, sans doute, il aurait plus à redouter d’une normalisation (déjà en partie actée par les électeurs) et d’une banalisation qui lui feraient perdre sa sulfureuse attractivité transgressive? Mais laissons là ce débat:
le piège principal, sémantique et réel, dont il nous faut sortir, nous, y compris les musulmans de France, soumis au chantage de mouvances extrémistes, est celui de l’imbroglio: Islam/islamisme/islamophobie. Ce n’est plus possible de continuer à faire comme si les nouveaux nihilistes/djihadistes ne se réclamaient pas d’une interprétation de l’Islam, et non du terrorisme en général, ou d’une autre religion révélée (ce qui a pu exister à d’autres époques), interprétation certes délirante et dévoyée, mais qu’aucune autorité religieuse sunnite n’arrive à endiguer et à éradiquer. Le nier par naïveté, ignorance, précaution, peur de l’Islam radical ou de «l’Islamophobie», par incompréhension radicale (les européens ne comprennent plus vraiment la foi, la croyance ni des notions comme le blasphème ou le tabou, nos tabous actuels n’étant pas religieux) revient à abandonner en pleine bataille l’immense majorité des musulmans et, a fortiori, les modernisateurs musulmans, si courageux. Car il n’y a pas de pape sunnite pour excommunier Daesh, Al Quaïda ou tout autre mouvement d’assassins pseudo justiciers! Ni même de concile musulman, ou de consistoire musulman avec certains pouvoirs théologiques. Et pourtant, il est vital que les modernes, les pacifiques et les éclairés finissent par l’emporter dans cet immense affrontement mondial au sein de l’Islam (rappelons ici que les trois quarts des victimes du terrorisme se réclamant de l’Islam, sont des musulmans), où la France et l’Europe sont un champ de bataille important, endeuillé, mais périphérique.
La réponse doit être multiple: résister, se protéger mieux, réformer, intégrer. Il faut faire tout pour favoriser les partisans d’un Islam ouvert, voire des Lumières, soutenir leur contre-propagande anti-haine à l’école, sur les réseaux sociaux, en prison, améliorer la désintoxication des endoctrinés, la formation d’imams modérés, la transmission des valeurs de tolérance. Et nous abstenir aussi, sur tous les plans de tout ce qui peut les affaiblir, ce qui dans certains cas nous placera devant nos contradictions nationales ou internationales.
Ensuite, cette affreuse tragédie peut donner aux musulmans de France un rôle historique, une occasion exceptionnelle de s’affirmer, de s’affranchir des peurs ou des colères (fussent-elles justifiées), d’éradiquer les dérives mortifères: et si c’était ainsi, par une sorte de catharsis, et maintenant, que naissait du drame sublimé de janvier 2015 l’Islam républicain de France, pas seulement celui des «institutions» ou des notables, mais celui du peuple des musulmans de France, bien que beaucoup d’entre eux ressentent un malaise évident, grâce au cadre structurant, protecteur, et propice de la République? C’est comme cela, et pas par des interdits sémantiques, que les amalgames Islam/Islamisme deviendront impossibles. Quel renfort pour l’Islam éclairé, quel exemple (en attendant une vraie réforme de l’Islam), et quel rayonnement pour la France!
Cela impose alors aux responsables politiques et économiques français comme de la société toute entière sans doute dorénavant capable maintenant de cette générosité, d’intégrer vraiment, en un petit nombre d’années, la partie de la jeunesse musulmane française qui est à l’abandon, voire à la dérive, qui se sent à tort ou à raison discriminée, qui demande du respect autant que des emplois, de priver ainsi de proies vulnérables lesrecruteurs de la haine et de la mort, et d’assécher le vivier du djihadisme nihiliste.
Offensive qui sera de longue durée, économique, sociale, éducative, culturelle et théologique. Un consensus national devrait pouvoir être forgé pour mener cette politique.
Hubert VEDRINE