L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine estime que l’Europe, pour sa propre sécurité, ne peut se permettre d’abandonner toute politique russe au profit des États-Unis.
Si elle veut assurer sa propre sécurité, l’Europe va devoir dépasser le stade de la sidération à l’égard de Trump et repenser sa relation, actuellement au point mort, avec la Russie. C’est ce que déclare Hubert Védrine, qui fut ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002). Il publie aux éditions Plon un « Nouveau dictionnaire amoureux de la géopolitique ».
Il faut dépasser le stade de la sidération et de l’indignation par rapport à Trump. Le pire serait qu’il arrête tout soutien à l’Ukraine, sachant que les Européens ne sont pas en mesure de remplacer à eux seuls les Américains sur le terrain. Zelensky, lui, est obligé de se montrer plus pragmatique que ses soutiens en Europe. Un tel accord, même s’il est inique ou léonin, permettrait de sortir Trump de sa posture initiale d’abandon pur et simple de l’Ukraine. L’idée d’une Ukraine stable pourrait l’intéresser, même si c’est au prix d’un chantage immonde.
Bien sûr. Toute personne qui peut accéder à Trump et qui pourrait l’amener à une gestion moins catastrophique de la guerre en Ukraine se doit de le faire. Il serait coupable de ne pas au moins essayer.
Les Européens ne s’en sont pas servis jusqu’ici parce que ce serait un précédent dangereux. Ensuite, cette question est-elle encore valable alors que Trump a déjà repris une relation bilatérale avec la Russie? Les Européens peuvent s’étrangler d’indignation, mais c’est pourtant ce qui est en train de se produire. Enfin, même si ces avoirs russes devaient être saisis, je ne vois pas quel serait l’effet de levier sur une éventuelle négociation. D’ailleurs, les Européens n’ont joué aucun rôle dans aucune négociation internationale depuis des dizaines d’années. Et ce, en dépit de leur rhétorique à laquelle ils ont fini par croire eux-mêmes. En mettant la main sur les avoirs russes et en poursuivant les sanctions, on laisse le soin aux États-Unis de définir une politique russe.
Les Européens doivent redéfinir la nature de la relation qu’ils veulent entretenir avec la Russie. Va-t-on se cantonner dans le discours que Poutine est un monstre? Durant la guerre froide, l’URSS était plus forte et plus menaçante, ce qui n’empêchait pas de maintenir un canal de négociation avec les Russes. Aujourd’hui, l’Europe risque d’être prise de vitesse par Trump qui a déjà commencé à parler avec Poutine. Les Européens sont dans un combat du Bien contre le Mal, ils ne sont pas dans la géopolitique.
Pas vraiment. Qu’est-ce qu’il y aurait à partager? En 1945, il fallait décider du sort de vastes zones libérées du joug nazi ou japonais. On pourrait imaginer que Trump propose l’arrêt des hostilités en Ukraine et que Poutine se prête un peu au jeu. Car au-delà des déclarations de Moscou et de Pékin qui se félicitent de leur alliance, les Russes doivent être très angoissés d’être dans la main des Chinois.« Il serait préférable que s’agissant de leur propre sécurité, les Européens soient capables de parler avec la Russie. »
Ce n’est pas impossible, compte tenu de ce que Trump a déjà dit sur la Russie. Ce qui est certain en revanche, c’est que les Américains sont obsédés par l’idée d’empêcher la Chine de devenir numéro un. Quant à Poutine, il veut avant tout conserver la maitrise des zones russophones. C’était déjà l’obsession d’Eltsine, qui affirmait que la Russie a un droit de regard et de protection sur les russophones qui vivent hors de Russie. L’opposant Navalny disait du reste la même chose. Je ne dis pas qu’il faut penser du bien de Poutine, mais il faut se dégager de la vision du monstre hitlérien qu’il faut abattre. S’il avait voulu attaquer l’Otan, il n’aurait pas attendu que l’Otan se soit réveillée et réarmée pour le faire.
Je serais polonais ou balte, je dirais pareil. Compte tenu du passé, ils sont sans doute sincères. Mais est-ce pour autant que l’ensemble des Européens doit raisonner comme les Polonais et les Baltes? L’Europe doit-elle abandonner l’idée de toute politique russe au profit des États-Unis? Ce serait dangereux. Je comprends qu’au plan moral, éthique et émotionnel, avec les souffrances endurées par le peuple ukrainien, ce soit impossible. Mais il serait préférable que, s’agissant de leur propre sécurité, les Européens soient capables de parler avec la Russie. Là-dessus, je suis kissingérien. Ce n’est sans doute pas le bon moment aujourd’hui, mais peut-être dans six mois.
Pas tellement. L’Occident n’a plus le monopole de la puissance. L’idée que l’Occident puisse faire plier n’importe qui à coup de sanctions ne fonctionne plus. La Russie a su retomber sur ses pattes en trouvant des arrangements avec la Chine, l’Inde, l’Iran, etc. Il faudrait une véritable évaluation des sanctions. À ce stade, on peut déjà dire que les sanctions ont renforcé les liens entre la Russie et la Chine.« Trump est isolationniste, mais le complexe militaro-industriel américain a besoin de vendre en Europe. »
C’est un bon argument. Trump est isolationniste, mais le complexe militaro-industriel américain a besoin de vendre en Europe. Ce qui les insupporte, c’est l’idée de préférence européenne. Les militaires américains plaideront auprès de Trump pour conserver ce qui est à la fois un marché et un levier d’influence. Cela fait du reste partie des innombrables contradictions du trumpisme qui vont apparaitre au fil des mois. D’ici là, nous devons dépasser notre état de sidération et nous demander ce qu’en tant qu’Européens, nous pouvons faire par nous-mêmes.
Il convient ici de lever un malentendu. Les Européens n’ont jamais voulu bâtir une Europe de la défense, parce que ça coûte cher, que les gens ne sont pas demandeurs, etc. Ils ont toujours prié en déposant des cierges pour que la question ne se pose jamais. Lors du premier mandat de Trump, ils se sont dit: c’est un cauchemar, on va attendre la fin. Aujourd’hui, on est dos au mur. On va devoir se doter non pas d’une Europe de la défense autonome, qui est une utopie, mais à tout le moins d’un pilier européen au sein de l’Alliance atlantique. Cela n’a rien à voir avec l’UE qui n’a pas de compétences en la matière. Je veux parler des pays européens qui ont des armées: France, Grande Bretagne, Allemagne, Pologne, Suède et Italie. On a en Europe quelques centaines d’industriels de la défense qui font des choses formidables. Les gouvernements concernés doivent organiser une concertation entre ces industriels de la défense pour créer des synergies. Dans la perspective d’un pilier européen de l’Alliance atlantique, ce serait beaucoup plus crédible qu’un énième sommet diplomatique.
J’observe que les Chinois réagissent avec beaucoup de sang-froid et même de malice aux contradictions de Trump. Bien sûr, la Chine a aussi ses problèmes, économiques surtout, et elle sera très embêtée par la guerre commerciale que lui promet Trump. S’il fallait faire un pari en ce mois de février 2025, je dirais que la Chine a plus de chances d’être renforcée par Trump que l’inverse. Dans deux ans, Trump pourrait être amené à changer de ligne de conduite. Si par exemple les Américains voient que la transition écologique sert d’abord les intérêts de la Chine, ils devront corriger le tir. Mais en attendant, pendant une bonne année, nous aurons du Trump au carré.
Propos recueillis par Jean-Paul Bombaerts
L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine estime que l’Europe, pour sa propre sécurité, ne peut se permettre d’abandonner toute politique russe au profit des États-Unis.
Si elle veut assurer sa propre sécurité, l’Europe va devoir dépasser le stade de la sidération à l’égard de Trump et repenser sa relation, actuellement au point mort, avec la Russie. C’est ce que déclare Hubert Védrine, qui fut ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002). Il publie aux éditions Plon un « Nouveau dictionnaire amoureux de la géopolitique ».
Il faut dépasser le stade de la sidération et de l’indignation par rapport à Trump. Le pire serait qu’il arrête tout soutien à l’Ukraine, sachant que les Européens ne sont pas en mesure de remplacer à eux seuls les Américains sur le terrain. Zelensky, lui, est obligé de se montrer plus pragmatique que ses soutiens en Europe. Un tel accord, même s’il est inique ou léonin, permettrait de sortir Trump de sa posture initiale d’abandon pur et simple de l’Ukraine. L’idée d’une Ukraine stable pourrait l’intéresser, même si c’est au prix d’un chantage immonde.
Bien sûr. Toute personne qui peut accéder à Trump et qui pourrait l’amener à une gestion moins catastrophique de la guerre en Ukraine se doit de le faire. Il serait coupable de ne pas au moins essayer.
Les Européens ne s’en sont pas servis jusqu’ici parce que ce serait un précédent dangereux. Ensuite, cette question est-elle encore valable alors que Trump a déjà repris une relation bilatérale avec la Russie? Les Européens peuvent s’étrangler d’indignation, mais c’est pourtant ce qui est en train de se produire. Enfin, même si ces avoirs russes devaient être saisis, je ne vois pas quel serait l’effet de levier sur une éventuelle négociation. D’ailleurs, les Européens n’ont joué aucun rôle dans aucune négociation internationale depuis des dizaines d’années. Et ce, en dépit de leur rhétorique à laquelle ils ont fini par croire eux-mêmes. En mettant la main sur les avoirs russes et en poursuivant les sanctions, on laisse le soin aux États-Unis de définir une politique russe.
Les Européens doivent redéfinir la nature de la relation qu’ils veulent entretenir avec la Russie. Va-t-on se cantonner dans le discours que Poutine est un monstre? Durant la guerre froide, l’URSS était plus forte et plus menaçante, ce qui n’empêchait pas de maintenir un canal de négociation avec les Russes. Aujourd’hui, l’Europe risque d’être prise de vitesse par Trump qui a déjà commencé à parler avec Poutine. Les Européens sont dans un combat du Bien contre le Mal, ils ne sont pas dans la géopolitique.
Pas vraiment. Qu’est-ce qu’il y aurait à partager? En 1945, il fallait décider du sort de vastes zones libérées du joug nazi ou japonais. On pourrait imaginer que Trump propose l’arrêt des hostilités en Ukraine et que Poutine se prête un peu au jeu. Car au-delà des déclarations de Moscou et de Pékin qui se félicitent de leur alliance, les Russes doivent être très angoissés d’être dans la main des Chinois.« Il serait préférable que s’agissant de leur propre sécurité, les Européens soient capables de parler avec la Russie. »
Ce n’est pas impossible, compte tenu de ce que Trump a déjà dit sur la Russie. Ce qui est certain en revanche, c’est que les Américains sont obsédés par l’idée d’empêcher la Chine de devenir numéro un. Quant à Poutine, il veut avant tout conserver la maitrise des zones russophones. C’était déjà l’obsession d’Eltsine, qui affirmait que la Russie a un droit de regard et de protection sur les russophones qui vivent hors de Russie. L’opposant Navalny disait du reste la même chose. Je ne dis pas qu’il faut penser du bien de Poutine, mais il faut se dégager de la vision du monstre hitlérien qu’il faut abattre. S’il avait voulu attaquer l’Otan, il n’aurait pas attendu que l’Otan se soit réveillée et réarmée pour le faire.
Je serais polonais ou balte, je dirais pareil. Compte tenu du passé, ils sont sans doute sincères. Mais est-ce pour autant que l’ensemble des Européens doit raisonner comme les Polonais et les Baltes? L’Europe doit-elle abandonner l’idée de toute politique russe au profit des États-Unis? Ce serait dangereux. Je comprends qu’au plan moral, éthique et émotionnel, avec les souffrances endurées par le peuple ukrainien, ce soit impossible. Mais il serait préférable que, s’agissant de leur propre sécurité, les Européens soient capables de parler avec la Russie. Là-dessus, je suis kissingérien. Ce n’est sans doute pas le bon moment aujourd’hui, mais peut-être dans six mois.
Pas tellement. L’Occident n’a plus le monopole de la puissance. L’idée que l’Occident puisse faire plier n’importe qui à coup de sanctions ne fonctionne plus. La Russie a su retomber sur ses pattes en trouvant des arrangements avec la Chine, l’Inde, l’Iran, etc. Il faudrait une véritable évaluation des sanctions. À ce stade, on peut déjà dire que les sanctions ont renforcé les liens entre la Russie et la Chine.« Trump est isolationniste, mais le complexe militaro-industriel américain a besoin de vendre en Europe. »
C’est un bon argument. Trump est isolationniste, mais le complexe militaro-industriel américain a besoin de vendre en Europe. Ce qui les insupporte, c’est l’idée de préférence européenne. Les militaires américains plaideront auprès de Trump pour conserver ce qui est à la fois un marché et un levier d’influence. Cela fait du reste partie des innombrables contradictions du trumpisme qui vont apparaitre au fil des mois. D’ici là, nous devons dépasser notre état de sidération et nous demander ce qu’en tant qu’Européens, nous pouvons faire par nous-mêmes.
Il convient ici de lever un malentendu. Les Européens n’ont jamais voulu bâtir une Europe de la défense, parce que ça coûte cher, que les gens ne sont pas demandeurs, etc. Ils ont toujours prié en déposant des cierges pour que la question ne se pose jamais. Lors du premier mandat de Trump, ils se sont dit: c’est un cauchemar, on va attendre la fin. Aujourd’hui, on est dos au mur. On va devoir se doter non pas d’une Europe de la défense autonome, qui est une utopie, mais à tout le moins d’un pilier européen au sein de l’Alliance atlantique. Cela n’a rien à voir avec l’UE qui n’a pas de compétences en la matière. Je veux parler des pays européens qui ont des armées: France, Grande Bretagne, Allemagne, Pologne, Suède et Italie. On a en Europe quelques centaines d’industriels de la défense qui font des choses formidables. Les gouvernements concernés doivent organiser une concertation entre ces industriels de la défense pour créer des synergies. Dans la perspective d’un pilier européen de l’Alliance atlantique, ce serait beaucoup plus crédible qu’un énième sommet diplomatique.
J’observe que les Chinois réagissent avec beaucoup de sang-froid et même de malice aux contradictions de Trump. Bien sûr, la Chine a aussi ses problèmes, économiques surtout, et elle sera très embêtée par la guerre commerciale que lui promet Trump. S’il fallait faire un pari en ce mois de février 2025, je dirais que la Chine a plus de chances d’être renforcée par Trump que l’inverse. Dans deux ans, Trump pourrait être amené à changer de ligne de conduite. Si par exemple les Américains voient que la transition écologique sert d’abord les intérêts de la Chine, ils devront corriger le tir. Mais en attendant, pendant une bonne année, nous aurons du Trump au carré.
Propos recueillis par Jean-Paul Bombaerts