Le Monde – Entretien

« Soyons déterminés face aux puissances indifférentes ou hostiles à nos valeurs et nos principes »


Vivons-nous la fin du monopole occidental, ou de la parenthèse occidentale ?

Fin du monopole, oui, c’est évident. Fin de la « parenthèse », j’espère que non. Cependant, comme aucune évolution en cours (aucun » « compte à rebours ») n’est mécaniquement favorable aux Européens, nous n’échapperons pas à une lecture plus lucide des rapports de force et à l’obligation de durcir nos politiques extérieures.

La France reste-t-elle une puissance diplomatique ?

Bien sûr ! Bien que la France soit taraudée par cette question depuis mai 1940 ! Ce n’est pas parce que la France n’est plus celle de Louis XIV ou de Napoléon qu’elle ne compte plus ; il n’y a dans le monde pas plus d’une quinzaine de puissances, certaines émergentes, d’autres dont la France, établies, mais sur la défensive. La France n’est pas la Chine, ni les Etats-Unis, certes, mais elle compte encore beaucoup plus que ne le croient les Français qui passent d’un extrême à l’autre, de la grandiloquence bavarde à la dépression. Cette interrogation traduit avant tout un doute, que nous devons dépasser pour affronter les grandes crises à venir, nous concentrer sur les enjeux essentiels, ne pas nous disperser sur des fronts secondaires.

Sur quoi se fonde aujourd’hui la puissance française ?

Sur de grands acquis historiques dus à nos artistes, à nos savants, aux rois, à la Révolution, à la République, à De Gaulle, à Mitterrand, à nous tous, etc. Cela explique pourquoi notre pays pèse sur la scène internationale bien au-delà de sa superficie, de sa population, et de son économie. Son rayonnement, l’attente envers lui, restent immenses. Nos handicaps sont connus, en tout cas des autres, mais nos atouts sont nombreux et nous devons les mobiliser sans relâche, comme le fait JY Le Drian, pour constituer des coalitions ad hoc afin de traiter les problèmes globaux régionaux et faire vivre la coopération internationale, à partir du G7 ou autre, sans les puissances qui la récusent, voire contre elles. Ce qui n’ira pas sans d’inévitables tensions.

La France se donne-t-elle les moyens de sa puissance ?

Pas assez. Dans ce monde très incertain il ne faut pas lâcher notre siège de membre permanent du Conseil de Sécurité pour le donner à un représentant de l’Union, qui neuf fois sur dix, s’abstiendrait faute de consensus entre les pays membres ; ni  la dissuasion nucléaire qui une fois partagée ne dissuaderait plus personne ; ni notre capacité de projection des forces ; ni notre industrie ; ni notre technologie ; sans oublier, le droit, la gastronomie, le luxe ,la culture, les arts, les idées, etc. Et notre soft power dont le cœur est la langue (je ne parle pas de la machine francophonie). Depuis des années le budget du Quai d’Orsay est raboté de façon disproportionnée alors qu’il ne pèse qu’à peine 1 % de celui de l’État. Tout cela pour faire des économies minuscules pour l’Etat, mais dévastatrices pour notre influence: un centre culturel ou une école qui ferme, un programme de bourses qui s’interrompt, une coopération annulée,  des traductions non financées ! Il y a neuf ans, nous avions déjà dû protester Alain Juppé et moi, contre cette dérive.

Vous évoquez l’importance de la langue française mais Emmanuel Macron est un président qui aime à lancer des formules en anglais ?

Pourquoi pas ? C’est un avantage que des dirigeants français soient capables de s’exprimer en anglais dans certaines circonstances, dès lors qu’en même temps la France ne relâche pas ses efforts pour la langue française, chez elle, et à l’extérieur. Mais, depuis trente ans une bonne partie de nos élites, pas seulement économiques, pense que parler en mauvais américain, le globish, plutôt qu’en français, fait « globalisé ». Le globish ne doit pas devenir la langue unique.

Quel premier bilan dressez-vous de l’action diplomatique d’Emmanuel Macron ?

Il a remarquablement interrompu notre banalisation, la transformation de la France en un pays occidental parmi d’autres. Et cela a réveillé des attentes ! Ce rétrécissement nous affaiblissait et désolait ceux qui attendent beaucoup de la France. Mais il n’y a pas de baguette magique : remplacer le sanguinaire régime syrien par des démocrates modernes était souhaitable. Pourtant, malgré la valeur morale de nos positions d’alors, nous sommes hors-jeu. J’ai donc approuvé qu’ Emmanuel Macron se libère de ces postures pour nous replacer en haute mer. Mais ce n’est pas le monde des bisounours ou la « communauté » internationale. C’est Jurassik Park ! Et on ne peut plus se contenter d’y appliquer les recettes classiques de la diplomatie française, même les meilleures et de multiplier des annonces et des propositions ingénieuses. Une politique étrangère digne de ce nom implique une longue mémoire historique, du sang froid face aux événements, une vraie lucidité, et une capacité de projection à long terme, ce qui est incompatible avec les démocraties d’opinion instantanées, surtout en pleine crise de la représentation. Nous devons dépasser nos querelles de doctrines et élaborer une synthèse pour gros temps.

Le Président a été si lucide sur l’état inquiétant du monde. Il a si clairement déploré les limites et les fragilités du système multilatéral et les menaces internes et externes sur le projet européen, il a fait tant de propositions pour préserver la coopération internationale, et pour réveiller le système européen, qu’il devrait pouvoir, dans cette phase nouvelle, trier, hiérarchiser, trancher, et durcir, et entraîner.

Que faire ?

Etre déterminés face aux puissances, anciennes ou montantes, indifférentes ou hostiles à nos valeurs et à nos intérêts, qui n’en font qu’à leur tête et misent sur le fait accompli, et pensent pouvoir nous ignorer, nous contourner, nous contraindre ou nous intimider. C’est vrai, dans des genres variés, de l’Amérique de Trump, devenue erratique, de la Chine de Xi Xinping, de la Turquie d’Erdogan, de l’ Arabie Saoudite de MBS, de l’Israël de Netanyahou, des trafiquants de l’immigration illégale, de beaucoup d’entreprises mondiales, des islamistes, bien sûr, et d’autres.

Est-ce que les Européens veulent préserver leur mode de vie ? C’est le moment de vérité, à commencer pour la France et l’Allemagne. Voulons-nous réduire notre dépendance par rapport aux prédateurs, reconstruire méthodiquement notre autonomie, par exemple technologique et d’abord vis-à-vis de notre alliée, les Etats-Unis ? Autre exemple : avoir de plus mauvais rapports avec la Russie aujourd’hui que sous la détente avec l’URSS est absurde. Le rejet occidental, même s’il s’appuie sur des motifs sérieux, pousse les Russes vers les Chinois alors que le plus grand défi mondial est l’émergence de la Chine. Le Président a eu la bonne formule : il faut réarrimer la Russie en Europe. Cela peut se faire sans naïveté.

L’effet Macron s’est-il affaibli à l’extérieur, notamment après la crise des gilet jaunes ?

Moins qu’on ne pourrait le penser. Beaucoup sont préoccupés pour nous et même ceux qui ricanent quand la France a des problèmes ne se réjouissent pas trop car ils savent que dans des sociétés informées instantanément de tout, connectées et impatientes, de telles flambées les menacent tous. Gouverner suppose un système représentatif, avec éventuellement plus de participation, de la délégation, du temps. C’est tout ce que refusent de tels mouvements, potentiellement dictatoriaux, au nom du « peuple ».

Il se retrouve aussi seul en Europe ?

Seul à avoir essayé de faire bouger le système. Peut-être faut-il ajuster le tir ? La France avait, autrefois, un leadership sur les six d’origine, puisque l’Allemagne divisée était un nain politique. Tout cela est loin ! Et même les Français les plus hostiles à l’élargissement ont bien dû se rendre à l’évidence que ce n’était pas possible d’empêcher d’entrer dans l’UE, dont les traités disent qu’elle est ouverte aux pays démocratiques d’Europe, ceux qui le sont redevenus, comme l’Espagne, le Portugal, la Grèce, et l’Europe de l’Est. On peut avoir la nostalgie de De Gaulle-Adenauer, ou de Giscard-Schmitt ou regretter Mitterrand-Kohl-Delors, mais c’est fini ! Vu la gravité du moment, il faudrait convaincre ses peuples que si elle ne devient pas une puissance, l’Europe sera … impuissante et dépendante des autres, incapable de défendre son mode de vie, sa civilisation. La pression sur nous ne se relâchera pas. Beaucoup de normes, d’engagements, de cliquets juridiques, de déclarations bien intentionnées, dans les filets desquels nous voulions enserrer le reste du monde, pour son bien naturellement, risquent maintenant de nous entraver, nous !

C’est-à-dire ?

Comme le rapport de forces s’inverse, il faut faire le bilan de ce qui marche ou pas,  ou plus, et d’abord en Europe, dans la politique étrangère française classique, et abandonner ce qui est périmé. Sur l’Europe donner une priorité claire à certaines des propositions du Président. Il n’y aura pas aux prochaines élections européennes un affrontement binaire entre « populistes » et « progressistes », c’est plus compliqué et de toute façon il faut voir au-delà de cette échéance. La demande des peuples européens d’un meilleur contrôle des flux migratoires, qui n’est pas la fermeture, doit être entendue. Aucun peuple européen n’est favorable à l’immigration massive, et on ne fera pas disparaître le sujet en les accusant de xénophobie. Il faut sanctuariser l’asile pour les gens vraiment en danger, victimes de guerre civiles, de discrimination politique, de sexes, de races, etc. . et donc taper du poing sur la table pour que les règles de l’asile soient harmonisées au sein de Schengen, et d’autre part imposer la cogestion des flux aux pays de départ, et de transit, au prix de crises, s’il le faut. Et ça ne concerne pas que l’Europe, mais aussi l’Australie, les Etats-Unis, l’Afrique du Sud ou la Côte d’Ivoire ! Schengen a été lancé en 1985. On est en 2018 ! Si on prend enfin la question migratoire à bras-le-corps, et qu’on l’assume, sans annonce supplémentaire ni débat inutile, mais en agissant, on fera reculer de trois ou quatre points le vote extrémiste dans tous les pays; et après, on pourra reparler de ce que l’on doit faire en plus ensemble entre Européens. L’objectif historique s’impose : défendre la civilisation européenne dans le monde chaotique de demain. Et donc réduire notre dépendance.

Comment relancer cette Europe à géométrie variable ?

Il n’y a pas à « la relancer », sans arrêt, c’est anxiogène. Mais on doit la faire fonctionner mieux. L’euro, dont on avait prédit qu’il échouerait, a résisté. Même les Européens les plus mécontents, italiens ou grecs, ne veulent pas en sortir. Il est temps de reconnaitre que la métaphore du vélo qu’on nous serine: « si on n’avance pas on tombe », est dépassée. Cela rassurerait ceux  des peuples européens qui ont le sentiment que l’Europe est une sorte de trou noir qui absorbe les identités nationales. Les élites ont oublié que Maastricht n’était passé en France qu’avec juste un peu plus 1, 2 % d’écart et que le décrochage des peuples n’a pas commencé avec les gilets jaunes ! La juste formule de Delors, une fédération d’Etats-nations, a atteint un équilibre. On peut l’améliorer, en réglementant moins, ou autrement, ou mieux, comme dans la gestion d’un Schengen renforcé ou lancer de nouveaux projets, à quelques-uns. Utiliser le petit budget de la zone euro arraché par Emmanuel Macron et Bruno Lemaire pour hâter les mutations technologiqueAlain SALLES et Marc SEMO pour Le Mondes et écologiques. Tout cela peut encore se corriger. Le Président a les cartes pour cela.

Propos recueillis par Alain SALLES et Marc SEMO pour Le Monde

Le Monde – Entretien

Hubert Vedrine

« Soyons déterminés face aux puissances indifférentes ou hostiles à nos valeurs et nos principes »


Vivons-nous la fin du monopole occidental, ou de la parenthèse occidentale ?

Fin du monopole, oui, c’est évident. Fin de la « parenthèse », j’espère que non. Cependant, comme aucune évolution en cours (aucun » « compte à rebours ») n’est mécaniquement favorable aux Européens, nous n’échapperons pas à une lecture plus lucide des rapports de force et à l’obligation de durcir nos politiques extérieures.

La France reste-t-elle une puissance diplomatique ?

Bien sûr ! Bien que la France soit taraudée par cette question depuis mai 1940 ! Ce n’est pas parce que la France n’est plus celle de Louis XIV ou de Napoléon qu’elle ne compte plus ; il n’y a dans le monde pas plus d’une quinzaine de puissances, certaines émergentes, d’autres dont la France, établies, mais sur la défensive. La France n’est pas la Chine, ni les Etats-Unis, certes, mais elle compte encore beaucoup plus que ne le croient les Français qui passent d’un extrême à l’autre, de la grandiloquence bavarde à la dépression. Cette interrogation traduit avant tout un doute, que nous devons dépasser pour affronter les grandes crises à venir, nous concentrer sur les enjeux essentiels, ne pas nous disperser sur des fronts secondaires.

Sur quoi se fonde aujourd’hui la puissance française ?

Sur de grands acquis historiques dus à nos artistes, à nos savants, aux rois, à la Révolution, à la République, à De Gaulle, à Mitterrand, à nous tous, etc. Cela explique pourquoi notre pays pèse sur la scène internationale bien au-delà de sa superficie, de sa population, et de son économie. Son rayonnement, l’attente envers lui, restent immenses. Nos handicaps sont connus, en tout cas des autres, mais nos atouts sont nombreux et nous devons les mobiliser sans relâche, comme le fait JY Le Drian, pour constituer des coalitions ad hoc afin de traiter les problèmes globaux régionaux et faire vivre la coopération internationale, à partir du G7 ou autre, sans les puissances qui la récusent, voire contre elles. Ce qui n’ira pas sans d’inévitables tensions.

La France se donne-t-elle les moyens de sa puissance ?

Pas assez. Dans ce monde très incertain il ne faut pas lâcher notre siège de membre permanent du Conseil de Sécurité pour le donner à un représentant de l’Union, qui neuf fois sur dix, s’abstiendrait faute de consensus entre les pays membres ; ni  la dissuasion nucléaire qui une fois partagée ne dissuaderait plus personne ; ni notre capacité de projection des forces ; ni notre industrie ; ni notre technologie ; sans oublier, le droit, la gastronomie, le luxe ,la culture, les arts, les idées, etc. Et notre soft power dont le cœur est la langue (je ne parle pas de la machine francophonie). Depuis des années le budget du Quai d’Orsay est raboté de façon disproportionnée alors qu’il ne pèse qu’à peine 1 % de celui de l’État. Tout cela pour faire des économies minuscules pour l’Etat, mais dévastatrices pour notre influence: un centre culturel ou une école qui ferme, un programme de bourses qui s’interrompt, une coopération annulée,  des traductions non financées ! Il y a neuf ans, nous avions déjà dû protester Alain Juppé et moi, contre cette dérive.

Vous évoquez l’importance de la langue française mais Emmanuel Macron est un président qui aime à lancer des formules en anglais ?

Pourquoi pas ? C’est un avantage que des dirigeants français soient capables de s’exprimer en anglais dans certaines circonstances, dès lors qu’en même temps la France ne relâche pas ses efforts pour la langue française, chez elle, et à l’extérieur. Mais, depuis trente ans une bonne partie de nos élites, pas seulement économiques, pense que parler en mauvais américain, le globish, plutôt qu’en français, fait « globalisé ». Le globish ne doit pas devenir la langue unique.

Quel premier bilan dressez-vous de l’action diplomatique d’Emmanuel Macron ?

Il a remarquablement interrompu notre banalisation, la transformation de la France en un pays occidental parmi d’autres. Et cela a réveillé des attentes ! Ce rétrécissement nous affaiblissait et désolait ceux qui attendent beaucoup de la France. Mais il n’y a pas de baguette magique : remplacer le sanguinaire régime syrien par des démocrates modernes était souhaitable. Pourtant, malgré la valeur morale de nos positions d’alors, nous sommes hors-jeu. J’ai donc approuvé qu’ Emmanuel Macron se libère de ces postures pour nous replacer en haute mer. Mais ce n’est pas le monde des bisounours ou la « communauté » internationale. C’est Jurassik Park ! Et on ne peut plus se contenter d’y appliquer les recettes classiques de la diplomatie française, même les meilleures et de multiplier des annonces et des propositions ingénieuses. Une politique étrangère digne de ce nom implique une longue mémoire historique, du sang froid face aux événements, une vraie lucidité, et une capacité de projection à long terme, ce qui est incompatible avec les démocraties d’opinion instantanées, surtout en pleine crise de la représentation. Nous devons dépasser nos querelles de doctrines et élaborer une synthèse pour gros temps.

Le Président a été si lucide sur l’état inquiétant du monde. Il a si clairement déploré les limites et les fragilités du système multilatéral et les menaces internes et externes sur le projet européen, il a fait tant de propositions pour préserver la coopération internationale, et pour réveiller le système européen, qu’il devrait pouvoir, dans cette phase nouvelle, trier, hiérarchiser, trancher, et durcir, et entraîner.

Que faire ?

Etre déterminés face aux puissances, anciennes ou montantes, indifférentes ou hostiles à nos valeurs et à nos intérêts, qui n’en font qu’à leur tête et misent sur le fait accompli, et pensent pouvoir nous ignorer, nous contourner, nous contraindre ou nous intimider. C’est vrai, dans des genres variés, de l’Amérique de Trump, devenue erratique, de la Chine de Xi Xinping, de la Turquie d’Erdogan, de l’ Arabie Saoudite de MBS, de l’Israël de Netanyahou, des trafiquants de l’immigration illégale, de beaucoup d’entreprises mondiales, des islamistes, bien sûr, et d’autres.

Est-ce que les Européens veulent préserver leur mode de vie ? C’est le moment de vérité, à commencer pour la France et l’Allemagne. Voulons-nous réduire notre dépendance par rapport aux prédateurs, reconstruire méthodiquement notre autonomie, par exemple technologique et d’abord vis-à-vis de notre alliée, les Etats-Unis ? Autre exemple : avoir de plus mauvais rapports avec la Russie aujourd’hui que sous la détente avec l’URSS est absurde. Le rejet occidental, même s’il s’appuie sur des motifs sérieux, pousse les Russes vers les Chinois alors que le plus grand défi mondial est l’émergence de la Chine. Le Président a eu la bonne formule : il faut réarrimer la Russie en Europe. Cela peut se faire sans naïveté.

L’effet Macron s’est-il affaibli à l’extérieur, notamment après la crise des gilet jaunes ?

Moins qu’on ne pourrait le penser. Beaucoup sont préoccupés pour nous et même ceux qui ricanent quand la France a des problèmes ne se réjouissent pas trop car ils savent que dans des sociétés informées instantanément de tout, connectées et impatientes, de telles flambées les menacent tous. Gouverner suppose un système représentatif, avec éventuellement plus de participation, de la délégation, du temps. C’est tout ce que refusent de tels mouvements, potentiellement dictatoriaux, au nom du « peuple ».

Il se retrouve aussi seul en Europe ?

Seul à avoir essayé de faire bouger le système. Peut-être faut-il ajuster le tir ? La France avait, autrefois, un leadership sur les six d’origine, puisque l’Allemagne divisée était un nain politique. Tout cela est loin ! Et même les Français les plus hostiles à l’élargissement ont bien dû se rendre à l’évidence que ce n’était pas possible d’empêcher d’entrer dans l’UE, dont les traités disent qu’elle est ouverte aux pays démocratiques d’Europe, ceux qui le sont redevenus, comme l’Espagne, le Portugal, la Grèce, et l’Europe de l’Est. On peut avoir la nostalgie de De Gaulle-Adenauer, ou de Giscard-Schmitt ou regretter Mitterrand-Kohl-Delors, mais c’est fini ! Vu la gravité du moment, il faudrait convaincre ses peuples que si elle ne devient pas une puissance, l’Europe sera … impuissante et dépendante des autres, incapable de défendre son mode de vie, sa civilisation. La pression sur nous ne se relâchera pas. Beaucoup de normes, d’engagements, de cliquets juridiques, de déclarations bien intentionnées, dans les filets desquels nous voulions enserrer le reste du monde, pour son bien naturellement, risquent maintenant de nous entraver, nous !

C’est-à-dire ?

Comme le rapport de forces s’inverse, il faut faire le bilan de ce qui marche ou pas,  ou plus, et d’abord en Europe, dans la politique étrangère française classique, et abandonner ce qui est périmé. Sur l’Europe donner une priorité claire à certaines des propositions du Président. Il n’y aura pas aux prochaines élections européennes un affrontement binaire entre « populistes » et « progressistes », c’est plus compliqué et de toute façon il faut voir au-delà de cette échéance. La demande des peuples européens d’un meilleur contrôle des flux migratoires, qui n’est pas la fermeture, doit être entendue. Aucun peuple européen n’est favorable à l’immigration massive, et on ne fera pas disparaître le sujet en les accusant de xénophobie. Il faut sanctuariser l’asile pour les gens vraiment en danger, victimes de guerre civiles, de discrimination politique, de sexes, de races, etc. . et donc taper du poing sur la table pour que les règles de l’asile soient harmonisées au sein de Schengen, et d’autre part imposer la cogestion des flux aux pays de départ, et de transit, au prix de crises, s’il le faut. Et ça ne concerne pas que l’Europe, mais aussi l’Australie, les Etats-Unis, l’Afrique du Sud ou la Côte d’Ivoire ! Schengen a été lancé en 1985. On est en 2018 ! Si on prend enfin la question migratoire à bras-le-corps, et qu’on l’assume, sans annonce supplémentaire ni débat inutile, mais en agissant, on fera reculer de trois ou quatre points le vote extrémiste dans tous les pays; et après, on pourra reparler de ce que l’on doit faire en plus ensemble entre Européens. L’objectif historique s’impose : défendre la civilisation européenne dans le monde chaotique de demain. Et donc réduire notre dépendance.

Comment relancer cette Europe à géométrie variable ?

Il n’y a pas à « la relancer », sans arrêt, c’est anxiogène. Mais on doit la faire fonctionner mieux. L’euro, dont on avait prédit qu’il échouerait, a résisté. Même les Européens les plus mécontents, italiens ou grecs, ne veulent pas en sortir. Il est temps de reconnaitre que la métaphore du vélo qu’on nous serine: « si on n’avance pas on tombe », est dépassée. Cela rassurerait ceux  des peuples européens qui ont le sentiment que l’Europe est une sorte de trou noir qui absorbe les identités nationales. Les élites ont oublié que Maastricht n’était passé en France qu’avec juste un peu plus 1, 2 % d’écart et que le décrochage des peuples n’a pas commencé avec les gilets jaunes ! La juste formule de Delors, une fédération d’Etats-nations, a atteint un équilibre. On peut l’améliorer, en réglementant moins, ou autrement, ou mieux, comme dans la gestion d’un Schengen renforcé ou lancer de nouveaux projets, à quelques-uns. Utiliser le petit budget de la zone euro arraché par Emmanuel Macron et Bruno Lemaire pour hâter les mutations technologiqueAlain SALLES et Marc SEMO pour Le Mondes et écologiques. Tout cela peut encore se corriger. Le Président a les cartes pour cela.

Propos recueillis par Alain SALLES et Marc SEMO pour Le Monde

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07/01/2019