Le Journal Du Dimanche – Interview

« Dans ce chaos, c’est le moment d’inventer »


Quel bilan faites-vous de cette nouvelle rencontre à l’OTAN cette semaine entre Donald Trump et ses alliés européens ?

Un bilan en forme de question : est ce que les alliés vont finir par réagir ou pas ? Ils sont un peu dans la situation de catholiques qui verraient revenir un Pape Borgia qui tweeterait que l’Evangile ne compte plus. Que faire ? Obéir au pape parce que c’est le Saint père ? Se dire que c’est une mauvaise parenthèse et attendre la suite en faisant la politique de l’autruche ? Ou juger que c’est intolérable et décrocher ? Et cela prépare Luther … Comparaison n’est pas raison mais le défi auquel font face les alliés est existentiel après 70 ans d’architecture de sécurité impulsée par les Etats-Unis, que Trump est en train de saper. F. Heisbourg a eu raison d’envisager un schisme.

 

Vous voulez dire, au-delà de l’OTAN, la destruction du multilatéralisme …

Oui, parce que pour Donald Trump, le multilatéralisme, ce sont des lilliputiens qui veulent ligoter le Gulliver américain. C’est ce qu’il pense de l’OMC, l’OTAN et même de l’Union Européenne qu’il considère comme une structure hostile ! Il y a toujours eu un nationalisme américain qui instrumentalisait le multilatéralisme, avec talent et succès, pour promouvoir les intérêts globaux de l’Amérique, mais avec aussi une vraie idée pour le monde. Depuis Théodore Roosevelt, jamais le nationalisme américain ne s’était affirmé à ce point sans masque.

 

Comment les Européens pourraient envisager dans ces circonstances un schisme pour s’autonomiser de cette Amérique-là ?

Le schisme n’est pas souhaitable. Mais il peut arriver sans qu’on l’ait vraiment voulu ou que l’on y soit contraint. Pour arriver à une réponse collective efficace il faut d’abord que chaque participant soit déterminé. Ensuite, il faut prendre les dossiers cas par cas : la politique de libre-échange et de commerce, la sécurité collective, la politique étrangère. J’en reviens à mon point de départ : chacun doit désormais se poser la question de savoir s’il se résigne, s’il s’adapte ou s’il se rebelle. Angela Merkel avait dit que puisqu’on ne pouvait plus compter sur les Etats-Unis, il fallait mieux s’organiser entre nous. Les épisodes récents devraient déclencher un : « plus jamais ça ». Le but serait de rester des alliés des Etats-Unis car on y a intérêt dans un monde durablement perturbé. Mais sans dépendre à ce point d’un pays aussi erratique. Devenir moins vulnérables, et plus autonomes.

 

Cette vulnérabilité, on la voit bien en politique étrangère sur le dossier de l’Iran…

C’est frappant : car il y a là six co-signataires, et un Iran qui respecte le deal sur le nucléaire. Mais Donald Trump s’arroge le pouvoir, par le biais de sanctions « secondaires » intolérables, de prendre en otage toutes les entreprises de l’économie globalisée, dérégulée, financiarisée, dollarisée et numérisée pour imposer un « blocus ». On voit là resurgir ce que j’avais appelé l’hyperpuissance, sous sa forme la plus despotique.

 

Vulnérabilité aussi sur le plan militaire avec Donald Trump qui conditionne la défense de l’Europe à l’augmentation des budgets militaires des pays de l’OTAN…

La demande d’un partage du fardeau plus équilibré n’est pas nouvelle, mais c’est dit avec une brutalité sans précédent. Assorti de menaces, les Européens pourraient faire du judo : d’accord pour augmenter les budgets de défense (c’est déjà promis) mais en créant un pôle européen dans l’Alliance et évidemment ne pas s’engager à n’acheter que américain ! Ce serait l’occasion aussi de relancer la coopération avec la Russie. Nous devons rester vigilants et dissuasifs vis-à-vis des Russes mais pas au point de voir notre voisinage avec la Russie dépendre des foucades de Trump. C’est à intégrer dans la culture stratégique commune qu’E. Macron appelle à constituer, notamment avec son Initiative Européenne d’Intervention, déjà validée par une dizaine de pays. Dans ce chaos apparent, dans ce désordre mental et conceptuel, c’est le moment d’oser et inventer pour se préparer au monde de demain.

 

Est-ce que cette mission n’est pas vouée à l’échec pour l’Europe avec ses propres populismes qu’instrumentalise Donald Trump ?

Non. La révolte des peuples en Europe, ce n’est pas un virus de l’extérieur qui s’attaque à un organisme sain. C’est l’échec des élites qui n’arrivent plus à convaincre les peuples que la mondialisation et la construction européenne sont bonnes pour eux. Et c’est vrai que Trump se sert de ces phénomènes, qui ressemblent à celui qui l’a fait élire. Mais cela peut se rattraper, il faut que les élites acceptent un compromis avec les peuples européens, d’abord sur la gestion des flux migratoires, puis se demander si l’on veut vraiment ou non assurer notre propre défense. Ce sont deux sujets qui se télescopent mais qui appellent des réponses et des calendriers différents.

 

Vladimir Poutine aussi instrumentalise ces populismes…

Bien sûr. Mais pas de panique. On ne va pas découvrir avec Poutine les politiques d’influence alors que l’Europe est sous influence américaine depuis 70 ans ! D’autant qu’à mon avis l’espèce de guerre froide actuelle découle autant des erreurs et balourises occidentales que d’une volonté russe. Avoir voulu arrimer l’Ukraine et la base russe de Sébastopol, à l’OTAN, c’était aussi provoquant que les missiles soviétiques à Cuba ! D’où la Crimée. Bref, prétendre que Poutine et Trump veulent affaiblir l’Europe est peut-être vrai, mais n’exagérons pas les capacités russes. On ferait mieux de se préoccuper de la stratégie chinoise qui organise des sommets partiels en Europe avec les pays européens qui dépendent d’eux ! Si on a peur de la complicité Trump-Poutine, alors cessons d’être scotchés à une politique de sanctions contre la Russie qui ne mène nulle part, et définissons nos propres conditions de relation avec Moscou dans la durée, fermes et coopératives, en même temps.

 

Autrement dit, il faut qu’après la rencontre entre Trump et Poutine, on se redéfinisse plus autonomes en tant qu’Européens. Quelle en serait la première étape ?

Rêvons un peu. Imaginons qu’après Bruxelles et Helsinki des pays européens volontaires déclarent: 1) nous voulons rester les alliés des Etats-Unis ; 2) nous voulons être des égaux dans l’Alliance ; 3) nous engageons une feuille de route de dépenses militaires conséquentes ; 4) nous développons une industrie européenne de la défense ; 5) nous voulons co-décider dans l’Alliance ; 6) nous avons une vision à long terme de nos relations avec la Russie, nous avons beaucoup de choses à leur rapprocher, mais ils sont nos voisins ; 7) nous proposons à Poutine l’organisation, le moment venu, d’une grande conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Je mesure les difficultés, immenses, mais l’effet serait gigantesque. On reprendrait l’initiative et apporterait la preuve que l’on peut se fixer, sans Trump, un horizon auquel on travaillerait tout de suite, sans perdre une minute. Et nous dirions à Trump : nous souhaitons demeurer alliés, mais nous ne sommes pas alignés, et on sera plus fort ainsi.

 

 

Le Journal Du Dimanche – Interview

Hubert Vedrine

« Dans ce chaos, c’est le moment d’inventer »


Quel bilan faites-vous de cette nouvelle rencontre à l’OTAN cette semaine entre Donald Trump et ses alliés européens ?

Un bilan en forme de question : est ce que les alliés vont finir par réagir ou pas ? Ils sont un peu dans la situation de catholiques qui verraient revenir un Pape Borgia qui tweeterait que l’Evangile ne compte plus. Que faire ? Obéir au pape parce que c’est le Saint père ? Se dire que c’est une mauvaise parenthèse et attendre la suite en faisant la politique de l’autruche ? Ou juger que c’est intolérable et décrocher ? Et cela prépare Luther … Comparaison n’est pas raison mais le défi auquel font face les alliés est existentiel après 70 ans d’architecture de sécurité impulsée par les Etats-Unis, que Trump est en train de saper. F. Heisbourg a eu raison d’envisager un schisme.

 

Vous voulez dire, au-delà de l’OTAN, la destruction du multilatéralisme …

Oui, parce que pour Donald Trump, le multilatéralisme, ce sont des lilliputiens qui veulent ligoter le Gulliver américain. C’est ce qu’il pense de l’OMC, l’OTAN et même de l’Union Européenne qu’il considère comme une structure hostile ! Il y a toujours eu un nationalisme américain qui instrumentalisait le multilatéralisme, avec talent et succès, pour promouvoir les intérêts globaux de l’Amérique, mais avec aussi une vraie idée pour le monde. Depuis Théodore Roosevelt, jamais le nationalisme américain ne s’était affirmé à ce point sans masque.

 

Comment les Européens pourraient envisager dans ces circonstances un schisme pour s’autonomiser de cette Amérique-là ?

Le schisme n’est pas souhaitable. Mais il peut arriver sans qu’on l’ait vraiment voulu ou que l’on y soit contraint. Pour arriver à une réponse collective efficace il faut d’abord que chaque participant soit déterminé. Ensuite, il faut prendre les dossiers cas par cas : la politique de libre-échange et de commerce, la sécurité collective, la politique étrangère. J’en reviens à mon point de départ : chacun doit désormais se poser la question de savoir s’il se résigne, s’il s’adapte ou s’il se rebelle. Angela Merkel avait dit que puisqu’on ne pouvait plus compter sur les Etats-Unis, il fallait mieux s’organiser entre nous. Les épisodes récents devraient déclencher un : « plus jamais ça ». Le but serait de rester des alliés des Etats-Unis car on y a intérêt dans un monde durablement perturbé. Mais sans dépendre à ce point d’un pays aussi erratique. Devenir moins vulnérables, et plus autonomes.

 

Cette vulnérabilité, on la voit bien en politique étrangère sur le dossier de l’Iran…

C’est frappant : car il y a là six co-signataires, et un Iran qui respecte le deal sur le nucléaire. Mais Donald Trump s’arroge le pouvoir, par le biais de sanctions « secondaires » intolérables, de prendre en otage toutes les entreprises de l’économie globalisée, dérégulée, financiarisée, dollarisée et numérisée pour imposer un « blocus ». On voit là resurgir ce que j’avais appelé l’hyperpuissance, sous sa forme la plus despotique.

 

Vulnérabilité aussi sur le plan militaire avec Donald Trump qui conditionne la défense de l’Europe à l’augmentation des budgets militaires des pays de l’OTAN…

La demande d’un partage du fardeau plus équilibré n’est pas nouvelle, mais c’est dit avec une brutalité sans précédent. Assorti de menaces, les Européens pourraient faire du judo : d’accord pour augmenter les budgets de défense (c’est déjà promis) mais en créant un pôle européen dans l’Alliance et évidemment ne pas s’engager à n’acheter que américain ! Ce serait l’occasion aussi de relancer la coopération avec la Russie. Nous devons rester vigilants et dissuasifs vis-à-vis des Russes mais pas au point de voir notre voisinage avec la Russie dépendre des foucades de Trump. C’est à intégrer dans la culture stratégique commune qu’E. Macron appelle à constituer, notamment avec son Initiative Européenne d’Intervention, déjà validée par une dizaine de pays. Dans ce chaos apparent, dans ce désordre mental et conceptuel, c’est le moment d’oser et inventer pour se préparer au monde de demain.

 

Est-ce que cette mission n’est pas vouée à l’échec pour l’Europe avec ses propres populismes qu’instrumentalise Donald Trump ?

Non. La révolte des peuples en Europe, ce n’est pas un virus de l’extérieur qui s’attaque à un organisme sain. C’est l’échec des élites qui n’arrivent plus à convaincre les peuples que la mondialisation et la construction européenne sont bonnes pour eux. Et c’est vrai que Trump se sert de ces phénomènes, qui ressemblent à celui qui l’a fait élire. Mais cela peut se rattraper, il faut que les élites acceptent un compromis avec les peuples européens, d’abord sur la gestion des flux migratoires, puis se demander si l’on veut vraiment ou non assurer notre propre défense. Ce sont deux sujets qui se télescopent mais qui appellent des réponses et des calendriers différents.

 

Vladimir Poutine aussi instrumentalise ces populismes…

Bien sûr. Mais pas de panique. On ne va pas découvrir avec Poutine les politiques d’influence alors que l’Europe est sous influence américaine depuis 70 ans ! D’autant qu’à mon avis l’espèce de guerre froide actuelle découle autant des erreurs et balourises occidentales que d’une volonté russe. Avoir voulu arrimer l’Ukraine et la base russe de Sébastopol, à l’OTAN, c’était aussi provoquant que les missiles soviétiques à Cuba ! D’où la Crimée. Bref, prétendre que Poutine et Trump veulent affaiblir l’Europe est peut-être vrai, mais n’exagérons pas les capacités russes. On ferait mieux de se préoccuper de la stratégie chinoise qui organise des sommets partiels en Europe avec les pays européens qui dépendent d’eux ! Si on a peur de la complicité Trump-Poutine, alors cessons d’être scotchés à une politique de sanctions contre la Russie qui ne mène nulle part, et définissons nos propres conditions de relation avec Moscou dans la durée, fermes et coopératives, en même temps.

 

Autrement dit, il faut qu’après la rencontre entre Trump et Poutine, on se redéfinisse plus autonomes en tant qu’Européens. Quelle en serait la première étape ?

Rêvons un peu. Imaginons qu’après Bruxelles et Helsinki des pays européens volontaires déclarent: 1) nous voulons rester les alliés des Etats-Unis ; 2) nous voulons être des égaux dans l’Alliance ; 3) nous engageons une feuille de route de dépenses militaires conséquentes ; 4) nous développons une industrie européenne de la défense ; 5) nous voulons co-décider dans l’Alliance ; 6) nous avons une vision à long terme de nos relations avec la Russie, nous avons beaucoup de choses à leur rapprocher, mais ils sont nos voisins ; 7) nous proposons à Poutine l’organisation, le moment venu, d’une grande conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Je mesure les difficultés, immenses, mais l’effet serait gigantesque. On reprendrait l’initiative et apporterait la preuve que l’on peut se fixer, sans Trump, un horizon auquel on travaillerait tout de suite, sans perdre une minute. Et nous dirions à Trump : nous souhaitons demeurer alliés, mais nous ne sommes pas alignés, et on sera plus fort ainsi.

 

 

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27/09/2018