Pour le chef de file en France d’une diplomatie « réaliste», Hubert Védrine, les Européens doivent réagir à la mesure de leurs moyens pour aider l’Ukraine.
LA TRIBUNE DIMANCHE — Le président ukrainien a-t‑il été imprudent ou courageux face à Donald Trump vendredi, dans le Bureau ovale, devant les caméras du monde entier ?
HUBERT VÉDRINE — S’ils existaient, il faudrait donner à Volodymyr Zelensky le prix Nobel du courage et à Donald Trump celui de l’indignité. Le président ukrainien, depuis le début, est courageux dans sa résistance et dans son réalisme, bien plus que nombre de ses soutiens en Europe de l’Ouest. Je ne sais pas si l’affrontement à la Maison-Blanche remet tout en cause, l’accord sur les minerais comme le cessez-le-feu envisagé, mais il faut distinguer l’animosité répugnante de Trump envers Zelensky, qu’il considère comme un complice de Biden, de la volonté du président américain d’arrêter cette guerre.
Mais Zelensky, lui, considère désormais que Trump est le complice de Poutine…
Bien sûr, mais cela n’empêche pas Trump, président élu, à la tête de la première puissance mondiale, de continuer de penser qu’il peut geler le conflit. Cela ne change pas non plus le fait que l’Ukraine est en position de faiblesse. Et la sidération des Européens devant la rhétorique de Trump, proche de celle de Poutine, ne change rien à la réalité du rapport de force. Il faut dépasser cette sidération compréhensible et cette indignation légitime mais stérile et voir plus concrètement ce que nous pouvons faire.
Nous, les Européens ?
Oui, car il n’y a plus d’Occident même s’il reste encore une relation transatlantique. L’Amérique du XXe siècle n’est plus, on est revenus à celle du XIXe. Les États-Unis, depuis la création de l’Otan en 1949, n’étaient pas un allié, c’était notre protecteur et nous ses protégés. Les Européens n’ont pas voulu du gaullisme ni, jusqu’à maintenant, de l’autonomie stratégique de Macron. La rupture était impensable, un impensé. Elle est pourtant arrivée. C’est pour cela que les prochaines semaines seront historiques, déterminantes, pas uniquement pour l’Ukraine mais pour notre relation globale avec les États-Unis, pas seulement sur les questions de sécurité collective ou l’Ukraine, mais aussi dans la guerre commerciale, la régulation des plateformes ou la lutte contre le changement climatique.
Sur l’Ukraine, que peuvent désormais faire les Européens de façon réaliste pour dissuader Vladimir Poutine d’aller plus loin ?
Il ne faut pas désespérer quand même du maintien d’un minimum d’engagement américain. Il y a autour de Trump un certain nombre d’acteurs qui vont penser qu’il met en danger les intérêts américains et un complexe militaro-industriel qui veut garder un marché en Europe contre l’idée justifiée d’Emmanuel Macron de lui opposer une préférence européenne. C’est pourquoi je distingue l’animosité maladive de Trump vis-à-vis de Zelensky et la gestion de la suite du cessez-le-feu en Ukraine. D’ici là, il faut que les Européens s’activent pour faire naître un pilier européen, le plus large possible, au sein de l’Alliance atlantique.
Mais apporter des garanties européennes de sécurité à l’Ukraine sans appui militaire américain, est-ce crédible ?
C’est peu crédible, mais il faut malheureusement l’envisager. Déjà, Biden avait dit qu’il n’enverrait pas de troupes au sol et que l’Ukraine ne serait pas dans l’Otan. Mais l’équipe Trump n’a rien dit sur une possible interdiction de survol de l’Ukraine par l’aviation militaire russe. C’est de cela qu’on parlera aujourd’hui à Londres à l’initiative du Premier ministre britannique. Sans aucune garantie américaine, faudrat-il y aller quand même ? Sans doute, car les Européens ne pourraient rester passifs. Il faudra alors savoir quelles troupes de quels pays sont disponibles, qui les coordonnerait et qui donnerait les ordres. Il faudra être le plus ferme et le plus dissuasif possible, mais en ne faisant que des promesses tenables. Le pire, pour les malheureux Ukrainiens, serait de leur promettre un engagement qui se décomposerait le mois suivant ou au sommet de l’Otan en juin prochain.
Si Trump lâche plus que des concessions à Poutine, comment cela pourrait-il le rendre plus ferme face à la Chine, dont il dit que c’est son adversaire principal et prioritaire ?
Donald Trump se trouve, là comme ailleurs, aux prises avec des contradictions gigantesques qu’il va devoir trancher. Il ne peut pas gérer la sortie du conflit en Ukraine avec la même légèreté qu’il avait reprochée injustement à Biden lors de la sortie des forces américaines d’Afghanistan. C’est la raison pour laquelle il devra sans doute, à la fin des fins, donner quand même quelques garanties de sécurité à l’Ukraine. Ensuite, s’il n’est pas dissuasif face à la Russie sur l’Ukraine, pourquoi la Chine devrait-elle le craindre en Asie et notamment à Taïwan ? Ce sont là des arguments très européens, mais qui ne sont pas complètement irréalistes.
Propos recueillis par François Clémenceau
Pour le chef de file en France d’une diplomatie « réaliste», Hubert Védrine, les Européens doivent réagir à la mesure de leurs moyens pour aider l’Ukraine.
LA TRIBUNE DIMANCHE — Le président ukrainien a-t‑il été imprudent ou courageux face à Donald Trump vendredi, dans le Bureau ovale, devant les caméras du monde entier ?
HUBERT VÉDRINE — S’ils existaient, il faudrait donner à Volodymyr Zelensky le prix Nobel du courage et à Donald Trump celui de l’indignité. Le président ukrainien, depuis le début, est courageux dans sa résistance et dans son réalisme, bien plus que nombre de ses soutiens en Europe de l’Ouest. Je ne sais pas si l’affrontement à la Maison-Blanche remet tout en cause, l’accord sur les minerais comme le cessez-le-feu envisagé, mais il faut distinguer l’animosité répugnante de Trump envers Zelensky, qu’il considère comme un complice de Biden, de la volonté du président américain d’arrêter cette guerre.
Mais Zelensky, lui, considère désormais que Trump est le complice de Poutine…
Bien sûr, mais cela n’empêche pas Trump, président élu, à la tête de la première puissance mondiale, de continuer de penser qu’il peut geler le conflit. Cela ne change pas non plus le fait que l’Ukraine est en position de faiblesse. Et la sidération des Européens devant la rhétorique de Trump, proche de celle de Poutine, ne change rien à la réalité du rapport de force. Il faut dépasser cette sidération compréhensible et cette indignation légitime mais stérile et voir plus concrètement ce que nous pouvons faire.
Nous, les Européens ?
Oui, car il n’y a plus d’Occident même s’il reste encore une relation transatlantique. L’Amérique du XXe siècle n’est plus, on est revenus à celle du XIXe. Les États-Unis, depuis la création de l’Otan en 1949, n’étaient pas un allié, c’était notre protecteur et nous ses protégés. Les Européens n’ont pas voulu du gaullisme ni, jusqu’à maintenant, de l’autonomie stratégique de Macron. La rupture était impensable, un impensé. Elle est pourtant arrivée. C’est pour cela que les prochaines semaines seront historiques, déterminantes, pas uniquement pour l’Ukraine mais pour notre relation globale avec les États-Unis, pas seulement sur les questions de sécurité collective ou l’Ukraine, mais aussi dans la guerre commerciale, la régulation des plateformes ou la lutte contre le changement climatique.
Sur l’Ukraine, que peuvent désormais faire les Européens de façon réaliste pour dissuader Vladimir Poutine d’aller plus loin ?
Il ne faut pas désespérer quand même du maintien d’un minimum d’engagement américain. Il y a autour de Trump un certain nombre d’acteurs qui vont penser qu’il met en danger les intérêts américains et un complexe militaro-industriel qui veut garder un marché en Europe contre l’idée justifiée d’Emmanuel Macron de lui opposer une préférence européenne. C’est pourquoi je distingue l’animosité maladive de Trump vis-à-vis de Zelensky et la gestion de la suite du cessez-le-feu en Ukraine. D’ici là, il faut que les Européens s’activent pour faire naître un pilier européen, le plus large possible, au sein de l’Alliance atlantique.
Mais apporter des garanties européennes de sécurité à l’Ukraine sans appui militaire américain, est-ce crédible ?
C’est peu crédible, mais il faut malheureusement l’envisager. Déjà, Biden avait dit qu’il n’enverrait pas de troupes au sol et que l’Ukraine ne serait pas dans l’Otan. Mais l’équipe Trump n’a rien dit sur une possible interdiction de survol de l’Ukraine par l’aviation militaire russe. C’est de cela qu’on parlera aujourd’hui à Londres à l’initiative du Premier ministre britannique. Sans aucune garantie américaine, faudrat-il y aller quand même ? Sans doute, car les Européens ne pourraient rester passifs. Il faudra alors savoir quelles troupes de quels pays sont disponibles, qui les coordonnerait et qui donnerait les ordres. Il faudra être le plus ferme et le plus dissuasif possible, mais en ne faisant que des promesses tenables. Le pire, pour les malheureux Ukrainiens, serait de leur promettre un engagement qui se décomposerait le mois suivant ou au sommet de l’Otan en juin prochain.
Si Trump lâche plus que des concessions à Poutine, comment cela pourrait-il le rendre plus ferme face à la Chine, dont il dit que c’est son adversaire principal et prioritaire ?
Donald Trump se trouve, là comme ailleurs, aux prises avec des contradictions gigantesques qu’il va devoir trancher. Il ne peut pas gérer la sortie du conflit en Ukraine avec la même légèreté qu’il avait reprochée injustement à Biden lors de la sortie des forces américaines d’Afghanistan. C’est la raison pour laquelle il devra sans doute, à la fin des fins, donner quand même quelques garanties de sécurité à l’Ukraine. Ensuite, s’il n’est pas dissuasif face à la Russie sur l’Ukraine, pourquoi la Chine devrait-elle le craindre en Asie et notamment à Taïwan ? Ce sont là des arguments très européens, mais qui ne sont pas complètement irréalistes.
Propos recueillis par François Clémenceau