Seriez-vous d’accord pour dire que les pays de l’Est comme de l’Ouest ont réussi la sortie de la guerre froide, et raté la construction du monde d’après ?
Oui, les deux sont vrais. Il y a eu une gestion très intelligente et responsable de la fin de la guerre froide, en fait de la décomposition de l’URSS, qui a commencé bien avant l’ouverture du mur de Berlin. Mon souvenir de l’époque comme mon analyse a posteriori sont qu’il y a eu une vraie intelligence collective, même si chacun poursuivait ses propres fins : ça a été bien géré.
En revanche après la fin de l’URSS, je pense qu’il y a eu une gigantesque occasion manquée, par les Occidentaux dans un premier temps, par la Russie ensuite ? Qu’est-ce qui a permis ce succès ? La qualité des dirigeants de l’époque ?
Je ne pense pas que les dirigeants font seuls l’histoire, mais il y a des moments où la personnalité des décideurs est décisive, et c’est le cas ici. Pour des raisons propres à chacun. A commencer par Gorbatchev, il est trop oublié, et trop décrié en Russie. C’est un homme exceptionnel, d’un idéalisme confondant, pour un homme, issu de ce système. Pensez qu’il a décidé vers 1986 ou 1987 de ne plus employer la force pour maintenir les régimes au pouvoir en Europe de l’Est, alors qu’il y avait encore quelque 300 000 soldats soviétiques dans la seule RDA ! C’est une décision géante ! Bien sûr, il a sous-estimé les conséquences de ses décisions, y compris pour lui. Vers 1988, il a commencé à dire à Mitterrand et aux autres : il faut ralentir, sinon il y aura un putsch. Après Gorbatchev, je placerai Georges Bush père, un président formidable, qui bénéficie de l’élan donné par Reagan, mais le gère de manière très maîtrisée. Il est sans doute le président américain le plus important depuis Truman. Et pour lui, le multilatéralisme avec les alliés était vraiment important. Il écoutait, il parlait, se concertait avec Mitterrand, Thatcher, Kohl… Bush joue un rôle très important. Margaret Thatcher a été remarquable. Elle avait été horrifiée par les projets Reagan-Gorbatchev de dénucléarisation. Mais elle était plus révoltée contre l’inconscience naïve de Reagan, selon elle, que contre Gorbatchev ! Dans cette gestion collective, elle fut un élément positif.
Enfin, François Mitterrand, il avait anticipé cet immense changement, au moins depuis 1981. Et il ne s’est jamais demandé s’il était « pour ou contre » la réunification. Et même s’il n’était pas enthousiasmé au fond de lui-même par ce renforcement de l’Allemagne, il a fait, avec les autres dirigeants, de l’accompagnement intelligent, et européen.
Il y a quand même eu des moments de flottement.
Plus que cela, il y a des désaccords, voire des hésitations, des contradictions momentanés. Par exemple, Mitterrand dit « je comprends l’aspiration des Allemands, à condition que ça se déroule pacifiquement, démocratiquement, et que ça n’affaiblisse pas l’Europe». Les Américains disent « c’est une victoire contre l’URSS, mais ça ne doit pas affaiblir l’Otan». Mitterrand ne parle pas de l’Otan, ni Bush de l’Europe… Mais ça ne contredit pas l’objectif commun. Ce sont des ajustements.
Lorsque Kohl, par exemple, annonce son « plan en dix points » pour la réunification sans prévenir Paris, Mitterrand le prend très mal, pendant quelques heures. Puis il apprend que Kohl a rédigé ce plan sur un coin de table avant d’aller au Bundestag sans prévenir Bush, ni Genscher ! Quand on le relit maintenant, ce plan semble très prudent, il permet à Kohl de calmer le Bundestag. Nous comprenons vite, une fois la surprise passée, que c’est une opération de politique intérieure.
Dans cette phase, Mitterrand garde à l’esprit qu’il faut en sortir en renforçant l’Europe, par la monnaie unique. Dès novembre, il pousse Kohl à confirmer ses engagements. Il y a une tension, limitée dans le temps, qui s’achève juste avant le Conseil européen de Strasbourg début décembre 1984. Kohl accepte non seulement d’ouvrir la Conférence sur l’Union économique et monétaire, mais surtout de fixer une date de conclusion, ce qu’il refusait juste-là. Sans cette date butoir, il n’y aurait jamais eu de monnaie unique.
C’est donc à l’automne 1989 que se cristallisent à la fois la gestion de l’affaire allemande, et la suite pour l’Europe. Et à un moment, il y a une accélération en RDA qui fait que le mur est ouvert par le régime, aux abois, un événement auquel on donne une importance exagérée. Les Polonais ou les Hongrois disent à juste titre que ça avait commencé chez eux avant ! Ca n’est pas une divine surprise inattendue, mais une accélération, spectaculaire et émouvante, qui ne modifie pas les négociations déjà en cours.
Quelle est pour vous la date importante ? 1989, ou 1991 et la fin de l’URSS ?
Du point de vue de la longue durée historique, c’est la fin de l’URSS, c’est évident. Du point de vue allemand, c’est l’ouverture du mur ; mais du point de vue global, le point d’orgue c’est la fin de l’URSS.
On en vient alors à ce qui a été raté après.
Je pense que ça a été globalement raté après. Du côté occidental, nous n’avons pas été aussi durs et inflexibles qu’en 1918, mais beaucoup moins intelligents qu’en 1945… Il y a plusieurs phénomènes : d’abord le triomphalisme américain, auquel s’ajoute un angélisme européen. L’idée de construire la suite n’est pas présente à ce moment-là dans mon souvenir. Les quelques idées d’avenir émises par Mitterrand ont disparu en route. Et quand Henry Kissinger dit vingt ans plus tard que nous n’avons fait aucun effort sérieux pour intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité, il a cent fois raison. Mais ni lui, ni personne ne l’a dit à ce moment-là. Sous Boris Eltsine, le système communiste se désintègre. Nous nous demandons comment ça va tourner. Mais personne ne pose, à l’époque, la question de l’architecture de sécurité. La « confédération » de Mitterrand a été écartée. Il y a une défaillance collective des dirigeants de l’époque, vers 1992…
Gorbatchev explique dans un livre récent qu’il se sentait co-vainqueur de la guerre froide, puisqu’il avait contribué à y mettre fin, mais qu’on l’avait traité en vaincu.
Oui, c’est bien la matrice de l’erreur de la suite. Nous avons gagné, donc ils ont perdu. Et à partir de là, la Russie, privée du reste de l’URSS, ne pèse plus rien. Pendant cette phase d’arrogance, de simplification binaire, de désinvolture occidentale, la Russie ne compte plus. Cela nourrit le ressentiment russe qui va ressurgir plus tard. Les occidentaux ne tiennent même pas compte de la disponibilité relative de Poutine dans ses deux premiers mandats, même si je ne suis pas naïf sur la Russie. Nous ne proposons rien, nous n’organisons rien, ça n’a aucune importance. Il y a l’idée, à l’époque, que la Russie a disparu en tant qu’entité, qu’elle est normalisée, banalisée. Aujourd’hui encore, nous lui en voulons en quelque sorte d’être restée russe !
La question de l’avancée de l’Otan vers les frontières de la Russie est un sujet de contentieux. Qu’en est-il selon vous ?
Il n’y a pas eu promesse formelle et écrite à Gorbatchev de ne pas élargir l’Otan. Mais il est évident que George Bush et Jim Baker ont dit, ou ont laissé croire, à Gorbatchev que les forces de l’Otan n’avanceraient pas, en particulier en RDA ; et ils n’ont pas parlé de l’Ukraine. Il n’y a rien d’écrit, pas d’engagement, mais Gorbatchev peut dire « ils m’avaient promis ». Ensuite, quand Bill Clinton arrive au pouvoir, il est triomphaliste, sans complexe. J’ai un point de vue partagé. Compte tenu de l’histoire, il est normal que les Polonais et les Baltes, en particulier, veuillent se sentir mieux protégés. Et pour le moment ça passe par l’Otan ! Mais cela ne devrait pas empêcher de reconstruire une relation de voisinage réaliste avec la Russie.
En revanche, je pense qu’il y a eu une vraie erreur stratégique sur l’Ukraine. J’ai été très frappé par l’évolution de Zbigniew Brzezinski [ancien Conseiller à la Sécurité nationale de Jimmy Carter, ndlr], d’origine polonaise et qui était beaucoup plus dur que Kissinger : il était longtemps partisan d’« arracher » l’Ukraine à l’empire, mais, dans les dernières années de sa vie, il a dit qu’on avait tort de vouloir faire entrer à tout prix l’Ukraine dans l’Otan. Il prônait un statut de neutralité, avec double garantie. Il me semble que personne d’autre n’a proposé ça à l’époque. Mais proclamer tous les jours que l’Ukraine allait entrer dans l’Otan, y compris donc la Crimée et la base russe de Sebastopol, c’était juste irresponsable. Si on avait voulu provoquer un blocage russe, sous n’importe quel prétexte, on ne s’y serait pas pris autrement.
Du côté européen, l’idée d’un accord d’association UE-Ukraine était bonne a priori, mais l’accord a été délibérément conçu pour couper l’Ukraine de l’économie russe. Il fallait avoir la même approche que pour la neutralité, avec un accord ouvert. On connait la suite. Tout cela était évitable.
L’autre conséquence de 1989, c’est l’élargissement de l’Union européenne. Pouvait-on faire autrement ?
C’est une vraie question. Sur la « Confédération européenne », idée formidable, je regrette que Mitterrand l’ait proposée beaucoup trop tôt (en décembre 1989). Il a gâché sa carte. Il ne pouvait pas y mettre l’URSS, et pas les États-Unis ! C’était, curieusement, du gaullisme schématique, qui a donné aux Américains un prétexte facile pour torpiller le projet. C’est une autre occasion manquée. Ne restait plus alors que l’horizon de l’élargissement, et la France était inaudible et isolée quand elle disait « non, d’abord l’approfondissement », concept mal défini dont les peuples ne veulent pas. J’ai vécu une partie de ce moment-là comme Ministre. Tout le monde voulait élargir, c’est tout. Y avait-il une autre solution ? Non, nous n’avions pas le choix. Mais pour moi, cet élargissement, inévitable, c’est moins important que le blocage mental des Européens sur la question de la puissance qui leur fait peur.
Le mot-clé de l’après-guerre froide, c’était la multipolarité. On y est d’une certaine manière, mais elle est chaotique, sans règle du jeu…
Le mot-clé était hyperpuissance, pas multipolarité. C’est Jacques Chirac qui aimait beaucoup le mot multipolaire, mais dans son esprit ces pôles formaient un système organisé. Ce n’était pas une multipolarité chaotique ni revancharde. Mais pour les Américains, il n’y avait pas de doute, ils étaient les vainqueurs, il n’y avait rien de plus à organiser. C’est plus dur pour nous Européens, qui avons cru à cette multipolarité organisée. Ce qui n’a pas marché, ce sont nos illusions européennes, liées au dépassement de la puissance et des identités, et en France l’idée d’une mission spéciale, et le chimérisme. Dans ce monde chaotique, c’est plus dur pour nous d’atterrir. Méditions le cri d’alarme de Sigmar Gabriel [ancien patron du SPD allemand, ndlr], pour qui « nous sommes des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques ».
Cette histoire de trente ans s’achève sur Donald Trump et un relatif désengagement américain.
Il y a une évolution de fond des États-Unis qui ne veulent plus être le gendarme, l’évangélisateur du monde, une fatigue de la puissance. Même si cela n’en fait pas des isolationnistes, ils ne le seront jamais, ils sont unilatéralistes, égoïstes, comme on veut ; et comme il n’y a plus la menace spécifique sur les États-Unis et l’Europe, comme celle qui avait donné naissance au lien transatlantique, ça ne peut que se distancier, pas jusqu’à la rupture toutefois. Ajoutons-y le fait que les Occidentaux ont énormément de mal à se résigner à la montée des émergents ; que le compte à rebours écologique qui devient l’angoisse numéro un, est obsédant ; que nous vivons une remise en cause de la démocratie représentative… L’Occident, qui est plus démocratique et donc plus vulnérable, qui a longtemps conduit les affaires du monde et donné des leçons au reste du monde, vit très mal le fait d’être sur la défensive.
Comment en sortir ?
D’abord en commençant par ne plus nous affaiblir nous-mêmes, il faut sortir du masochisme français. Il ne faut renoncer à rien qui fait la force de la France, par exemple la dissuasion nucléaire, ou l’énergie nucléaire ,ce qui est cohérent avec l’écologisation ; il faut reconstruire une capacité industrielle technologique, pour peser dans les compromis européens, etc. Et il faut mener campagne inlassablement sur l’idée de la puissance : les Européens en ont peur, mais il faut les convaincre enfin que si l’Europe ne devient pas une puissance, elle sera impuissante et donc dépendante.
Propos recueillis par Pierre Haski
Seriez-vous d’accord pour dire que les pays de l’Est comme de l’Ouest ont réussi la sortie de la guerre froide, et raté la construction du monde d’après ?
Oui, les deux sont vrais. Il y a eu une gestion très intelligente et responsable de la fin de la guerre froide, en fait de la décomposition de l’URSS, qui a commencé bien avant l’ouverture du mur de Berlin. Mon souvenir de l’époque comme mon analyse a posteriori sont qu’il y a eu une vraie intelligence collective, même si chacun poursuivait ses propres fins : ça a été bien géré.
En revanche après la fin de l’URSS, je pense qu’il y a eu une gigantesque occasion manquée, par les Occidentaux dans un premier temps, par la Russie ensuite ? Qu’est-ce qui a permis ce succès ? La qualité des dirigeants de l’époque ?
Je ne pense pas que les dirigeants font seuls l’histoire, mais il y a des moments où la personnalité des décideurs est décisive, et c’est le cas ici. Pour des raisons propres à chacun. A commencer par Gorbatchev, il est trop oublié, et trop décrié en Russie. C’est un homme exceptionnel, d’un idéalisme confondant, pour un homme, issu de ce système. Pensez qu’il a décidé vers 1986 ou 1987 de ne plus employer la force pour maintenir les régimes au pouvoir en Europe de l’Est, alors qu’il y avait encore quelque 300 000 soldats soviétiques dans la seule RDA ! C’est une décision géante ! Bien sûr, il a sous-estimé les conséquences de ses décisions, y compris pour lui. Vers 1988, il a commencé à dire à Mitterrand et aux autres : il faut ralentir, sinon il y aura un putsch. Après Gorbatchev, je placerai Georges Bush père, un président formidable, qui bénéficie de l’élan donné par Reagan, mais le gère de manière très maîtrisée. Il est sans doute le président américain le plus important depuis Truman. Et pour lui, le multilatéralisme avec les alliés était vraiment important. Il écoutait, il parlait, se concertait avec Mitterrand, Thatcher, Kohl… Bush joue un rôle très important. Margaret Thatcher a été remarquable. Elle avait été horrifiée par les projets Reagan-Gorbatchev de dénucléarisation. Mais elle était plus révoltée contre l’inconscience naïve de Reagan, selon elle, que contre Gorbatchev ! Dans cette gestion collective, elle fut un élément positif.
Enfin, François Mitterrand, il avait anticipé cet immense changement, au moins depuis 1981. Et il ne s’est jamais demandé s’il était « pour ou contre » la réunification. Et même s’il n’était pas enthousiasmé au fond de lui-même par ce renforcement de l’Allemagne, il a fait, avec les autres dirigeants, de l’accompagnement intelligent, et européen.
Il y a quand même eu des moments de flottement.
Plus que cela, il y a des désaccords, voire des hésitations, des contradictions momentanés. Par exemple, Mitterrand dit « je comprends l’aspiration des Allemands, à condition que ça se déroule pacifiquement, démocratiquement, et que ça n’affaiblisse pas l’Europe». Les Américains disent « c’est une victoire contre l’URSS, mais ça ne doit pas affaiblir l’Otan». Mitterrand ne parle pas de l’Otan, ni Bush de l’Europe… Mais ça ne contredit pas l’objectif commun. Ce sont des ajustements.
Lorsque Kohl, par exemple, annonce son « plan en dix points » pour la réunification sans prévenir Paris, Mitterrand le prend très mal, pendant quelques heures. Puis il apprend que Kohl a rédigé ce plan sur un coin de table avant d’aller au Bundestag sans prévenir Bush, ni Genscher ! Quand on le relit maintenant, ce plan semble très prudent, il permet à Kohl de calmer le Bundestag. Nous comprenons vite, une fois la surprise passée, que c’est une opération de politique intérieure.
Dans cette phase, Mitterrand garde à l’esprit qu’il faut en sortir en renforçant l’Europe, par la monnaie unique. Dès novembre, il pousse Kohl à confirmer ses engagements. Il y a une tension, limitée dans le temps, qui s’achève juste avant le Conseil européen de Strasbourg début décembre 1984. Kohl accepte non seulement d’ouvrir la Conférence sur l’Union économique et monétaire, mais surtout de fixer une date de conclusion, ce qu’il refusait juste-là. Sans cette date butoir, il n’y aurait jamais eu de monnaie unique.
C’est donc à l’automne 1989 que se cristallisent à la fois la gestion de l’affaire allemande, et la suite pour l’Europe. Et à un moment, il y a une accélération en RDA qui fait que le mur est ouvert par le régime, aux abois, un événement auquel on donne une importance exagérée. Les Polonais ou les Hongrois disent à juste titre que ça avait commencé chez eux avant ! Ca n’est pas une divine surprise inattendue, mais une accélération, spectaculaire et émouvante, qui ne modifie pas les négociations déjà en cours.
Quelle est pour vous la date importante ? 1989, ou 1991 et la fin de l’URSS ?
Du point de vue de la longue durée historique, c’est la fin de l’URSS, c’est évident. Du point de vue allemand, c’est l’ouverture du mur ; mais du point de vue global, le point d’orgue c’est la fin de l’URSS.
On en vient alors à ce qui a été raté après.
Je pense que ça a été globalement raté après. Du côté occidental, nous n’avons pas été aussi durs et inflexibles qu’en 1918, mais beaucoup moins intelligents qu’en 1945… Il y a plusieurs phénomènes : d’abord le triomphalisme américain, auquel s’ajoute un angélisme européen. L’idée de construire la suite n’est pas présente à ce moment-là dans mon souvenir. Les quelques idées d’avenir émises par Mitterrand ont disparu en route. Et quand Henry Kissinger dit vingt ans plus tard que nous n’avons fait aucun effort sérieux pour intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité, il a cent fois raison. Mais ni lui, ni personne ne l’a dit à ce moment-là. Sous Boris Eltsine, le système communiste se désintègre. Nous nous demandons comment ça va tourner. Mais personne ne pose, à l’époque, la question de l’architecture de sécurité. La « confédération » de Mitterrand a été écartée. Il y a une défaillance collective des dirigeants de l’époque, vers 1992…
Gorbatchev explique dans un livre récent qu’il se sentait co-vainqueur de la guerre froide, puisqu’il avait contribué à y mettre fin, mais qu’on l’avait traité en vaincu.
Oui, c’est bien la matrice de l’erreur de la suite. Nous avons gagné, donc ils ont perdu. Et à partir de là, la Russie, privée du reste de l’URSS, ne pèse plus rien. Pendant cette phase d’arrogance, de simplification binaire, de désinvolture occidentale, la Russie ne compte plus. Cela nourrit le ressentiment russe qui va ressurgir plus tard. Les occidentaux ne tiennent même pas compte de la disponibilité relative de Poutine dans ses deux premiers mandats, même si je ne suis pas naïf sur la Russie. Nous ne proposons rien, nous n’organisons rien, ça n’a aucune importance. Il y a l’idée, à l’époque, que la Russie a disparu en tant qu’entité, qu’elle est normalisée, banalisée. Aujourd’hui encore, nous lui en voulons en quelque sorte d’être restée russe !
La question de l’avancée de l’Otan vers les frontières de la Russie est un sujet de contentieux. Qu’en est-il selon vous ?
Il n’y a pas eu promesse formelle et écrite à Gorbatchev de ne pas élargir l’Otan. Mais il est évident que George Bush et Jim Baker ont dit, ou ont laissé croire, à Gorbatchev que les forces de l’Otan n’avanceraient pas, en particulier en RDA ; et ils n’ont pas parlé de l’Ukraine. Il n’y a rien d’écrit, pas d’engagement, mais Gorbatchev peut dire « ils m’avaient promis ». Ensuite, quand Bill Clinton arrive au pouvoir, il est triomphaliste, sans complexe. J’ai un point de vue partagé. Compte tenu de l’histoire, il est normal que les Polonais et les Baltes, en particulier, veuillent se sentir mieux protégés. Et pour le moment ça passe par l’Otan ! Mais cela ne devrait pas empêcher de reconstruire une relation de voisinage réaliste avec la Russie.
En revanche, je pense qu’il y a eu une vraie erreur stratégique sur l’Ukraine. J’ai été très frappé par l’évolution de Zbigniew Brzezinski [ancien Conseiller à la Sécurité nationale de Jimmy Carter, ndlr], d’origine polonaise et qui était beaucoup plus dur que Kissinger : il était longtemps partisan d’« arracher » l’Ukraine à l’empire, mais, dans les dernières années de sa vie, il a dit qu’on avait tort de vouloir faire entrer à tout prix l’Ukraine dans l’Otan. Il prônait un statut de neutralité, avec double garantie. Il me semble que personne d’autre n’a proposé ça à l’époque. Mais proclamer tous les jours que l’Ukraine allait entrer dans l’Otan, y compris donc la Crimée et la base russe de Sebastopol, c’était juste irresponsable. Si on avait voulu provoquer un blocage russe, sous n’importe quel prétexte, on ne s’y serait pas pris autrement.
Du côté européen, l’idée d’un accord d’association UE-Ukraine était bonne a priori, mais l’accord a été délibérément conçu pour couper l’Ukraine de l’économie russe. Il fallait avoir la même approche que pour la neutralité, avec un accord ouvert. On connait la suite. Tout cela était évitable.
L’autre conséquence de 1989, c’est l’élargissement de l’Union européenne. Pouvait-on faire autrement ?
C’est une vraie question. Sur la « Confédération européenne », idée formidable, je regrette que Mitterrand l’ait proposée beaucoup trop tôt (en décembre 1989). Il a gâché sa carte. Il ne pouvait pas y mettre l’URSS, et pas les États-Unis ! C’était, curieusement, du gaullisme schématique, qui a donné aux Américains un prétexte facile pour torpiller le projet. C’est une autre occasion manquée. Ne restait plus alors que l’horizon de l’élargissement, et la France était inaudible et isolée quand elle disait « non, d’abord l’approfondissement », concept mal défini dont les peuples ne veulent pas. J’ai vécu une partie de ce moment-là comme Ministre. Tout le monde voulait élargir, c’est tout. Y avait-il une autre solution ? Non, nous n’avions pas le choix. Mais pour moi, cet élargissement, inévitable, c’est moins important que le blocage mental des Européens sur la question de la puissance qui leur fait peur.
Le mot-clé de l’après-guerre froide, c’était la multipolarité. On y est d’une certaine manière, mais elle est chaotique, sans règle du jeu…
Le mot-clé était hyperpuissance, pas multipolarité. C’est Jacques Chirac qui aimait beaucoup le mot multipolaire, mais dans son esprit ces pôles formaient un système organisé. Ce n’était pas une multipolarité chaotique ni revancharde. Mais pour les Américains, il n’y avait pas de doute, ils étaient les vainqueurs, il n’y avait rien de plus à organiser. C’est plus dur pour nous Européens, qui avons cru à cette multipolarité organisée. Ce qui n’a pas marché, ce sont nos illusions européennes, liées au dépassement de la puissance et des identités, et en France l’idée d’une mission spéciale, et le chimérisme. Dans ce monde chaotique, c’est plus dur pour nous d’atterrir. Méditions le cri d’alarme de Sigmar Gabriel [ancien patron du SPD allemand, ndlr], pour qui « nous sommes des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques ».
Cette histoire de trente ans s’achève sur Donald Trump et un relatif désengagement américain.
Il y a une évolution de fond des États-Unis qui ne veulent plus être le gendarme, l’évangélisateur du monde, une fatigue de la puissance. Même si cela n’en fait pas des isolationnistes, ils ne le seront jamais, ils sont unilatéralistes, égoïstes, comme on veut ; et comme il n’y a plus la menace spécifique sur les États-Unis et l’Europe, comme celle qui avait donné naissance au lien transatlantique, ça ne peut que se distancier, pas jusqu’à la rupture toutefois. Ajoutons-y le fait que les Occidentaux ont énormément de mal à se résigner à la montée des émergents ; que le compte à rebours écologique qui devient l’angoisse numéro un, est obsédant ; que nous vivons une remise en cause de la démocratie représentative… L’Occident, qui est plus démocratique et donc plus vulnérable, qui a longtemps conduit les affaires du monde et donné des leçons au reste du monde, vit très mal le fait d’être sur la défensive.
Comment en sortir ?
D’abord en commençant par ne plus nous affaiblir nous-mêmes, il faut sortir du masochisme français. Il ne faut renoncer à rien qui fait la force de la France, par exemple la dissuasion nucléaire, ou l’énergie nucléaire ,ce qui est cohérent avec l’écologisation ; il faut reconstruire une capacité industrielle technologique, pour peser dans les compromis européens, etc. Et il faut mener campagne inlassablement sur l’idée de la puissance : les Européens en ont peur, mais il faut les convaincre enfin que si l’Europe ne devient pas une puissance, elle sera impuissante et donc dépendante.
Propos recueillis par Pierre Haski