La Grande Interview – Zamane

Hubert Védrine est une figure incontournable de la diplomatie française. il a été un proche conseiller de François Mitterrand puis patron du quai d’Orsay sous la présidence de Jacques Chirac. Dans cet entretien exclusif, il dévoile pour Zamane son expérience unique dans les coulisses du pouvoir, et revient sur la relation entre Hassan II et Mitterrand, ainsi que sur l’épineux dossier du Sahara. Hubert Védrine nous raconte aussi l’histoire incroyable et méconnue de son père Jean, artisan de l’ombre de l’indépendance du Maroc. Mais il nous livre d’abord son analyse de l’actualité marquée par la crise de la pandémie, un sujet sur lequel Védrine publie un livre (« Et après »). Un témoignage précieux sur le passé, mais aussi l’avenir…

 

Depuis le Maroc, nous sommes surpris de voir une certaine cacophonie dans la gestion de la crise sanitaire en France et dans quelques autres pays européens. Est-ce une réalité ? Pourquoi avons-nous le sentiment que les grandes puissances démocratiques souffrent davantage des effets de la pandémie ?

Il est trop tôt à mon sens pour tirer un bilan de ce qui s’est passé. Il faudra, le moment venu, une évaluation systématique de la politique des différents gouvernements et institutions, de leurs réactions. Leurs réactions par rapport au démarrage de la pandémie, au confinement puis au déconfinement. Ainsi que sur la mise en commun ou non des thérapies et de l’éventuel vaccin. Certains pays ont été moins touchés pour des raisons que l’on ignore. En Europe par exemple, les pays baltes, Europe centrale, la Grèce. Le virus s’est plus ou moins propagé selon les zones. En Afrique, il semblerait, pour des raisons non élucidées, qu’il se soit moins répandu et que l’Afrique ait mieux résisté que prévu. Nous en saurons davantage à l’avenir. En France, les difficultés que vous évoquez ont concerné essentiellement la question des masques et des tests. Mais si vous regardez bien, il y a eu des problèmes et des controverses dans tous les pays, même en Grande-Bretagne et en Suède. La vraie différence est entre les pays qui avaient pris au sérieux les alertes et puis les autres. Quelques pays d’Asie du Sud-Est s’étaient bien organisés, indépendamment du régime politique, démocratique ou pas. Les Länder allemands ont également bien réagi, comme l’Autriche, ou le Portugal. Le clivage n’est pas non plus entre Occidentaux, démocratie ou régimes autoritaires. La différence a dépendu du degré de conscience et de préparation. Donc il ne faut pas exagérer la particularité française. Cependant, il est évident qu’il faudra tirer des leçons des dysfonctionnements qui sont apparus, en France comme ailleurs. À l’échelle globale, je rappelle que les virologues avertissent que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets, et que de nouveaux virus pourraient à l’avenir passer de l’animal à l’homme. Il est donc très important de mettre sur pied un système de surveillance et d’alerte immédiat plus efficace que l’actuel. C’est toute la question du renforcement de l’OMS.

 

L’OMS paraît justement de plus en plus fragilisée, particulièrement depuis que les Etats-Unis fustigent l’organisation et sa gestion de la crise…

En effet. Il faut soit réformer et renforcer l’OMS, ou mettre sur pied un système différent. Nous devrions tout de même pouvoir parvenir à un système d’alerte immédiat plus performant, soit dans le cadre de l’OMS. Un accord de principe a été obtenu lors de la dernière assemblée générale le 18 mai pour une évaluation systématique, y compris donc de la Chine, mais il est fragile car Trump n’a pas désarmé. L’OMS pourrait fonctionner sans les États-Unis, ce serait regrettable, mais pas impossible ; après tout, c’est déjà le cas de  l’Unesco, brillamment dirigé par Audrey Azoulay. Donc je crois qu’un système d’alerte mondial est réalisable.

 

Faut-il donc comprendre qu’il ne suffit plus d’être riche et puissant pour s’en sortir mieux que les autres ? Cette logique sera-t-elle plus pertinente pour l’après-Covid ?

Justement non, ce n’est pas le bon critère. Il suffit de constater qu’aux Etats-Unis la réponse a été très incohérente. Mais que d’autres pays riches et puissants étaient bien préparés et ont bien réagi. D’autre part, tout le monde reparle des inégalités dans le monde. C’est évident que l’enrichissement considérable du monde dans les quarante dernières années n’a pas profité à tous de la même manière. C’est un euphémisme. Mais c’est un autre sujet. De même que celui de la nature des régimes. Certaines  autocraties ont bien réagi, d’autres non. Pareil pour les démocraties. Le débat n’est pas aussi binaire, et ne le sera pas dans l’après-Covid. Les situations sont tellement complexes qu’il va falloir du temps, pour tout le monde, pour bien évaluer et prendre les décisions pour l’avenir. Beaucoup de questions vont se poser. Peut-on par exemple repenser un tourisme qui soit moins massif ? On ne peut pas répondre globalement parce qu’il y a une infinité de cas particuliers. J’ai écrit un essai à ces sujets, « Et après », chez Fayard, qui va paraître fin juin.

Vous avez évoqué récemment le cas de l’industrie. Vous préconisez, pour la France, une relocalisation. Une telle tendance aurait-elle un impact sur un pays comme le Maroc où, par exemple, le groupe PSA remplit un rôle stratégique dans la politique industrielle ?

La relocalisation que j’ai évoqué concerne en priorité les secteurs où la France est apparue comme massivement dépendante : la pharmacie, les médicaments. On ne va pas abandonner globalement la mondialisation, et cela restera logique de fabriquer certains produits dans des pays où les coûts sont beaucoup moins élevés. C’est d’ailleurs grâce à ça que les émergents ont émergés. Mais il y aura deux limites : cela ne devra pas entraîner à l’avenir une dépendance aussi excessive et potentiellement dangereuse que celle qui est apparue pour la France en ce qui concerne les médicaments fabriqués en Chine. Et d’autre part la prise en compte des coûts écologiques jusqu’ici externalisés va conduire à amplifier un mouvement de relocalisation ou de re-régionalisation, qui avait déjà démarré à petite échelle. Vous voyez bien que cela ne concerne pas du tout les implantations industrielles au Maghreb, par exemple au Maroc ou en Algérie. Je m’attends au contraire à ce que cela donne un coup de fouet à des implantations combinées en France et dans les pays méditerranéens, voire africains. Tout cela peut-être non pas un risque mais une opportunité pour le Maroc.

 

Depuis quelques années déjà, vous alertez sur les dangers de la surexploitation des ressources et son atteinte à l’équilibre écologique. La crise du coronavirus vous fait dire aujourd’hui que nous avons « déconfiné le virus »…

C’est ce que disent les virologues à propos de l’élimination et la surexploitation des grands massifs forestiers, au Brésil, en Afrique, en Indonésie, en Chine, etc. Et à cause du dégel du permafrost en Sibérie. À travers ce type de développement, nous modifions les équilibres biologiques et permettons à des virus de sortir des environnements dans lesquels ils sont cantonnés. Nous les « déconfinons ». Je plaide, depuis un livre que j’ai écrit il y a six ans, « Le Monde au Défi », pour une politique systématique d’écologisation – comme on disait industrialisation autrefois. Ce terme signifie que c’est un processus qui se déroulera sur plusieurs décennies. Il est impossible d’arrêter, du jour au lendemain, l’industrie, l’agriculture et le commerce pour que cela devienne instantanément écologique. Cela demande un vrai programme de travail et un calendrier. Le monde économique est encore partagé à ce sujet, mais ceux qui estiment que l’avenir de l’industrie passe par l’écologisation sont de plus en plus nombreux. Ils ne vont pas soudainement se convertir à l’écologie, mais il arrivera un moment où il sera indispensable de marier l’économie et l’écologie. Ce sera leur intérêt de corriger en profondeur l’économie. Aux Etats-Unis, des industriels, des chercheurs et des universitaires y travaillent déjà. Des dirigeants tels que Donald Trump ou Jair Bolsonaro au Brésil ne vont pas pouvoir s’opposer à cette évolution. Ils sont un accident de l’Histoire.

 

Sans pour autant évoquer un «nouvel ordre mondial», verra-t-on un bouleversement majeur dans le rapport de force entre les pays ? Les théoriciens du déclin des civilisations occidentales trouvent dans la crise actuelle, un terreau fertile. L’actualité leur donne-t-elle raison selon vous ?       

Oui, il y a un déclin par rapport au reste du monde qui s’est développé et a émergé, mais c’est relatif. Depuis deux ou trois décennies déjà, les Occidentaux ne contrôlent plus l’ensemble du système, ils n’ont plus le monopole de la puissance, comme ils l’avaient détenu pendant des siècles. Pour autant, je ne vais pas jusqu’à accepter l’idée que ce serait la fin de la « parenthèse » occidentale. N’oublions pas qu’ils restent extraordinairement puissants, riches et influents, malgré les problèmes auxquels ils font face. Ils demeurent sans aucun doute un des éléments de l’avenir. Oui, je le répète, il y a un certain déclin, mais il n’est que relatif tant que le potentiel économique et l’attractivité de l’Europe et des États-Unis reste aussi grand. Il faut évidemment tenir compte du poids nouveau des nouvelles puissances, mais la suite dépend aussi de l’intelligence et de la force de la réaction des Occidentaux. Les choses restent donc ouvertes.

 

Venons-en à votre histoire. Mohammed V aurait dit : «Deux hommes ont permis l’indépendance du Maroc, François Mauriac publiquement et Jean Védrine secrètement». Justement, le rôle de votre père, Jean Védrine, demeure mal connu dans la recherche historique sur l’indépendance du Maroc. Qui était-il ?

En fait, Mohammed V a dit, devant son gouvernement : « Deux hommes ont permis que l’indépendance du Maroc soit obtenue pacifiquement, François Mauriac publiquement, et Jean Védrine discrètement. » En réalité, il n’y a pas eu deux mais une trentaine de personnes qui ont joué un rôle magnifique, que ce soit à Paris ou au Maroc. Mais manifestement ce jour-là Mohammed V voulait honorer mon père en particulier. C’est Si Bekkaï, le Président du Conseil des premières années de l’indépendance, qui nous a répété avec émotion cette déclaration.

C’est une histoire tout à fait extraordinaire, car au départ, la famille Védrine n’avait aucun lien avec le Maroc. Mon père, Jean Védrine, était né à Lyon en 1914, et avait fait ses études dans un collège de frères maristes, à Saint-Chamond, à côté de Saint-Etienne, très réputé pour sa pédagogie moderne, dite « à l’anglaise » et où avait été formé Antoine Pinay, ce qui jouera un rôle par la suite. Ses professeurs enseignaient, comme tous les autres, l’histoire coloniale, mais avec une certaine réserve, et expliquaient aux collégiens que Gallieni et Lyautey avaient colonisé autrement. Cela a frappé mon père qui a beaucoup lu sur le Maréchal Lyautey. À tel point que quand je suis né en 1947, il m’a appelé Hubert. À l’époque, il n’avait jamais mis les pieds au Maroc. Mais il était un très proche collaborateur, et ami, de François Mitterrand, et il avait été avec lui en Algérie en 1949 quand François Mitterrand était Ministre de la France d’Outre-mer. Tous les deux étaient arrivés à la conclusion que le système colonial algérien devait changer … un jour ou l’autre. Les Français, 10% de la population, contrôlaient tout. Ce n’était pas tenable à terme.

 

A quel moment s’intéresse-t-il au cas marocain ? 

On est à la fin des années 1940. Mon père observe, comme tout le monde, des décolonisations conflictuelles : Inde, Pakistan, Indonésie, Kenya, et ce qu’il s’était passé en Algérie et à Madagascar, etc. Lassé de la vie politicienne sous la IVème République, et tout en restant ami de François Mitterrand, et lié à lui pour la vie, il décide de prendre une certaine autonomie et d’agir autrement. Il crée grâce un homme remarquable, le créateur des parfums Carven, Maurice Pinot, ce que l’on appellerait aujourd’hui un think-tank, et dont Pinot sera le mécène. Ils ont le goût de l’intérêt général, ils se préoccupent de l’avenir de leur pays après les promesses de la Libération,  ils s’inquiètent des drames que la décolonisation risque d’entraîner pour la France. La situation algérienne paraît à l’époque inextricable. C’est alors que leur vient l’idée de s’intéresser d’abord au Maroc. Mon père avait retenu la leçon de Lyautey qui déclarait que le Protectorat était une nécessité momentanée, une phase transitoire, jusqu’à ce que le Maroc puisse recouvrer sa pleine indépendance. Il décide de se rendre au Maroc en 1950, avec le soutien de Pinot, et les recommandations de Mitterrand, ce qui lui ouvre toutes les portes au sein des institutions françaises du Protectorat, et notamment ce qu’on appelait la Résidence. Mais il ne rencontre pas que des officiels. Il fait la connaissance de Français libéraux, comme on disait à l’époque, qui jugent inévitable une évolution contrairement à bien d’autres. Il ne reste pas à Rabat. Il passe plusieurs semaines à parcourir le Maroc dans les cars Laghzaoui, il va évidemment Casa, mais aussi Fez, Meknès, Taroudant, Tafraoute, etc. Il est ébloui par le pays, par son incroyable beauté, par ses habitants. De retour à Paris, il fait le point avec Maurice Pinot, et Bertrand Schneider qui va jouer lui aussi un rôle très important. Ils sont convaincus qu’il faut faire progresser la cause de l’indépendance dans l’intérêt des deux pays, en réduisant l’influence à Paris du lobby colonial, tout à fait hostile à cette évolution, et en liaison avec les quelques Français libéraux du Maroc (dont l’action courageuse est très bien relatée dans un ouvrage sur l’abbaye bénédictine de Toumliline).

 

Comment vont-ils s’y prendre pour y parvenir ?

En faisant connaître les jeunes étudiants marocains de Paris, nationalistes, pro-indépendance, de futurs leaders comme Abderrahim Bouabid et bien d’autres,  par les membres du gouvernement, par la presse (on ne disait pas encore les médias), en faisant des propositions clés au bon moment. La majorité des parlementaires pensaient que les indépendantistes étaient des communistes manipulés par l’URSS, ils n’avaient jamais discuté avec ces jeunes leaders marocains. Mon père s’y engage à fond. Il noue des relations personnelles avec eux, et je me souviens très bien de rassemblements le dimanche dans notre jardin à Bois-Colombes d’étudiants comme Mehdi Alaoui, Abdelouahed Radi, ou Sijelmassi, préparant les brochettes. J’ai ainsi côtoyé, enfant, à cette occasion ou à d’autres, bien sûr Bouabid, mais M’Hammed Boucetta, Ahmed Réda Guedira et bien d’autres. Mais en fait, à ce moment-là, la France est engagée exactement dans l’autre direction. Mohammed V a été déposé par le Général Guillaume, déporté en Corse puis à Madagascar. Décision absurde, exactement ce que mon père et son petit groupe voulaient éviter, qui a provoqué l’indignation et une mobilisation notamment de François Mauriac à travers France Maghreb, avec des gens comme Henryane de Chaponay, Robert et Simone Barrat, Jean et Simone Lacouture, Vincent Monteil et bien d’autres. L’engagement de ces petits groupes pour une accession pacifique à l’indépendance s’est alors renforcé, ils ont multiplié les déclarations, les contacts, les virées en France, en province (organisées par mon père avec Si Bekkaï). Ce bouillonnement s’accompagnait de contacts systématiques avec les membres du gouvernement, comme Antoine Pinay, Christian Pineau, Alain Savary, Guy Mollet, Edgard Faure. Naturellement mon père tenait au courant François Mitterrand. C’est ainsi que Bertrand Schneider et mon père conçurent le slogan : « l’indépendance dans l’interdépendance » qui a eu un grand succès, et la Conférence nationale pour la solution du problème franco-marocain, qui réunit des personnalités françaises et marocaines, dont du côté marocain Aherdane, Bouabid, Boucette, Moulay Ahmed Alaoui, entre autres.

 

Votre père et son groupe avaient donc opté pour une stratégie de lobbying centrée sur les dirigeants français. Avaient-ils également le souci d’influencer l’opinion publique en faveur de la cause marocaine ?

On employait pas le mot de « lobbying » à l’époque. C’était un travail de contact, d’explication, de persuasion. Et comme je vous l’ai dit, les cibles étaient à la fois les autorités et la presse. C’est pendant cette période, et jusqu’à ce que le gouvernement français soit obligé de rappeler Mohammed V (et mon père était à rabat pour assister à ce retour au milieu d’un véritable océan populaire), que les relations entre mon père et les jeunes nationalistes marocains sont devenues des amitiés très profondes. Ainsi qu’avec Si Bekkaï, ancien Pacha de Sefrou, que j’ai cité, qui était le représentant personnel de Mohammed V en France, mon père a eu l’occasion de connaître aussi le prince héritier Moulay Hassan. Cela a créé aussi des amitiés durables avec certains des Français libéraux du Maroc, par exemple Louis Fougère, qui avait été le dernier conseiller juridique du protectorat et qui s’était comporté avec une telle honnêteté et une telle ouverture d’esprit que Mohammed V l’avait gardé après l’indépendance comme conseiller juridique du gouvernement. Pour la petite histoire, c’est le même Louis Fougère, longtemps après, qui avait été choisi par le roi d’Afghanistan pur rédiger une constitution moderne pour l’Afghanistan (avec l’égalité hommes/femmes) ! Cela a été un bref moment d’espérance pour l’Afghanistan. Toutes ces personnes ont gardé un souvenir extraordinaire de cette période et de cette action. J’ai eu l’occasion de le constater chaque fois que je les ai rencontrés plus tard. Cette action de mon père était très connue de la génération de l’indépendance, mais mon père ne se mettait jamais en avant, il rappelait constamment le rôle des autres : Maurice Pinot, Henryane de Chaponay, Lemaigre-Dubreuil, France-Maghreb, etc.

 

Comment se traduit cette reconnaissance au moment de l’Indépendance ?

Mohammed V invite mes parents à venir au Maroc pour remercier mon père. Ils m’emmènent. Je n’ai que neuf ans et demi. Ce voyage a lieu en mai-juin 1957, c’est mon premier voyage. J’y retournerai ensuite toute ma vie, tous les ans. Et mon regard d’enfant sur ce voyage – j’ai tout noté sur un petit carnet – est que nous sommes sur une sorte de tapis-volant, accueillis merveilleusement, avec reconnaissance (envers mon père), chaleur et affection. C’est à ce moment-là que Mohammed V a prononcé la formule que vous avez cité au début, et qu’il a décoré mon père du plus haut grade de Wissam alaouite. Mon père n’était pas très sensible aux décorations, mais était très touché par les paroles et l’affection de Mohammed V.

 

Quel genre de relation votre père a-t-il entretenu avec le royaume par la suite ?

Une relation étroite, amicale, affectueuse, mais pas politique. Il pensait que sa mission était terminée et qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait. Je crois qu’il était fier et heureux du résultat. Mais il décide de ne plus se mêler de la politique intérieure marocaine. Il aurait jugé cela abusif. En revanche, ses amitiés personnelles se sont intensifiées. J’ai personnellement d’inoubliables souvenirs de vacances, enfant, dans la famille Bouabid-Bouzid la famille Aherdane. Mes parents avaient aussi des relations chaleureuses avec les familles Boucetta, Zeghari et Khatib. Nous avons noué avec plusieurs de ces familles des liens presque familiaux, grâce encore une fois à l’engagement initial de mon père, liens encore vivants aujourd’hui et qui ont un sens pour mes enfants, trois générations après. Toutefois, après l’enlèvement et l’assassinat de Ben Barka en 1965, mon père n’a plus eu de contact avec les officiels marocains, jusqu’à ce que François Mitterrand aille au Maroc en janvier 1983. Il a appelé mon père : «Je t’emmène !». Mon père lui répond : «Tu sais bien que je ne peux pas, il y a quand même la question Ben Barka, et puis je suis l’ami intime de Bouabid». Mitterrand n’a rien voulu savoir : «Tu peux me dire ce que tu veux mais je ne peux pas aller au Maroc sans toi. Ce serait absurde !».

 

A-t-il rencontré Hassan II à cette occasion ?

Oui. D’emblée, Hassan II lui dit : «Monsieur Védrine, quel plaisir de vous revoir ! Je croyais que vous habitiez sur une autre planète». Le roi savait très bien pourquoi mon père avait pris des distances. Mais n’oublions pas que c’est aussi le même Hassan II qui, plus tard, allait conclure qu’il fallait jouer la carte de la cohabitation (avec Bouabid, mais ce sera Youssoufi). C’était un immense personnage, complexe, avec beaucoup de facettes.

Et vous, quel était votre Maroc ?

J’en ai vécu plusieurs. Celui d’Abderrahim Bouabid, et de son épouse, Nahjat, de leur fils, et de ses frères et sœurs, les Bouzid. Il s’est créé entre nous une relation quasiment familiale.  Pour moi, cela représente des années et des années de discussion avec Abderrahim Bouabid, et donc d’intérêt pour tout ce qui se passait au sein de cette branche de la gauche marocaine, c’est-à-dire la gauche moderne et réformiste, mais non révolutionnaire. Quand Abderrahim Bouabid est décédé, j’étais Secrétaire général de l’Élysée, j’avais des obligations à Paris qui m’ont empêché d’y aller, mais mon père et mon épouse, Michèle, étaient là, au milieu de cette gigantesque manifestation populaire de deuil et de sympathie entre Rabat et Salé. C’est dire que j’ai eu l’occasion de connaître presque tous les responsables l’USFP dans les années 1960 et 1970 (j’ai noué par exemple des relations très amicales avec Fathallah Oualalou, que j’ai connu quand il était étudiant). Cela m’a énormément aidé à comprendre de l’intérieur les dilemmes qui se posaient  à des dirigeants ou à des leaders politiques dans les pays nouvellement indépendants, notamment arabes. Et l’ambiguïté mais aussi la richesse de la relation complexe avec l’ancien colonisateur, en l’occurrence la France.

Et il y aussi pour moi le Maroc d’Aherdane, qui nous a fait connaître de l’intéireur la montagne marocaine, le Moyen et le Haut-Atlas. Grâce à lui, j’ai connu un Maroc que peu d’habitants de Rabat ou Casablanca connaissent, sauf si ils y ont encore des grands-parents. Aherdane était à cette époque un leader charismatique. Sa présence attirait des milliers de personnes qui se rassemblaient pour des fantasias, les gens se pressaient pour lui baiser la main. Adolescent, j’avais même passé des vacances avec lui sous la tente à Oulmès, son fief. Quand je suis devenu ministre, en 1997, je n’avais que 10 jours de vacances. Il nous invitait, mon épouse et moi, à faire une grande randonnée avec lui dans le Haut-Atlas, dans la région où il avait été élu, chez les Aït Bouguemez. Souvenir inoubliable. Cela m’amuse de penser que j’avais connu les époques où il était ministre, celle où il était chassé du gouvernement, celle où il a fait de la prison, etc. Avec le temps, les évènements, les oppositions politiques, un certain nombre de drames, les relations se sont tendues entre beaucoup de ces personnages que j’avais découverts enfant dans un moment d’unité nationale. Ils restent des figures marquantes de mon Maroc à moi.

 

Au vu de votre parcours politique, c’est peut-être avec la gauche marocaine que j’ai eu le plus d’affinités idéologiques…

Je n’ai jamais eu d’approches idéologiques, qu’il s’agisse du Maroc ou d’autres sujets. Mais c’est vrai que j’ai connu de l’intérieur tout le parcours difficile, risqué et méritoire de cette gauche autour de Bouabid, qui avait d’immenses ambitions sociales, et se voulait légaliste et responsable. J’ai vécu, très proche d’eux, beaucoup de moments très difficiles.

 

Pourtant, les deux pays traversent des périodes de turbulence durant les deux septennats de Mitterrand. Comment les avez-vous gérées en tant que proche collaborateur du président ?

Ce n’était pas à moi de gérer les relations bilatérales mais à Roland Dumas (ministre des Relations extérieures de 1984 à 1986 et des Affaires étrangères de 1988 à 1993, ndlr) qui l’a fait avec le talent qu’on lui connaît. Il en a eu besoin dans certains moments difficiles. Bien sûr, il y a eu des moments difficiles, comme la publication du livre de Gilles Perrault, «Notre ami le roi». Il y a eu le cas de Danielle Mitterrand, grande dame, très à gauche et émouvante, qui avait des positions arrêtées, notamment sur la question du Sahara où elle avait pris fait et cause pour le Polisario. Mais l’action de Danielle Mitterrand étaient tout à fait distinctes de l’action de son mari. Sous Mitterrand, je ne suis pas ministre, je suis conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée.

 

Quel regard portez-vous sur la relation entre Hassan II et Mitterrand ?

Entre Mitterrand et Hassan II, on ne va pas parler d’amitié et encore moins du copinage, comme entre le roi et Giscard, ou Chirac après, mais un respect mutuel entre deux grands monstres politiques. Chacun des deux considérait que l’autre était une sorte de magicien dans son domaine. J’ai participé à des dîners entre Hassan II et Mitterrand, soit à Paris, soit au Maroc. Ils échangeaient comme deux grands professionnels. Leur talent politique était exceptionnel. Hassan II, qui connaissait par cœur la politique française, pouvait se permettre de poser à Mitterrand des questions sensibles, par exemple sur la politique éducative du parti socialiste, ou sur les questions migratoires (Hassan II était contre l’intégration et contre le regroupement familial). Et Mitterrand l’acceptait. Ils avaient tous deux connu la IVème République. Il y avait une telle familiarité, une telle imbrication du roi dans le jeu politique français, et une telle compréhension par Mitterrand du talent de Hassan II, qu’ils avaient une vraie considération mutuelle, parfois circonspecte, mais énorme. Certes il y a eu des périodes de tensions. Il est arrivé à certains moments, je ne dirai pas quand, que Mitterrand soit heurté par telle ou telle déclaration marocaine. Alors il me disait : «Dites à vos amis marocains que…».

 

Lorsque vous êtes ministre sous Jacques Chirac dans le gouvernement Jospin, en 1997, n’endossiez-vous pas justement ce costume de «lobbyiste» pro-marocain ?

Justement pas. Je ne voulais justement pas être taxé de membre d’une sorte de lobby marocain. D’abord, c’était faux, et ensuite cela n’aurait été bon pour personne. De fait, j’ai développé des relations personnelles très fortes avec les dirigeants de l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie. J’ai une anecdote assez drôle à ce sujet. Dans la foulée du 11 septembre 2001, comme il y avait une dimension arabe sensible, j’ai proposé à Jacques Chirac d’aller consulter les pays du Maghreb. Il a approuvé, d’ailleurs en général il me laissait une très grande liberté. Je souhaitais tous les voir dans la même journée pour montrer que ce sont des partenaires proches, que nous pouvons échanger souvent et d’une manière fluide avec eux, comme nous le faisons avec les Européens. Je vais donc prendre mon petit-déjeuner avec Ben Ali, qui était uniquement préoccupé par ce qu’il considérait comme un complot contre la Tunisie au parlement européen. Je lui répondais que pour déjouer le prétendu complot, il lui suffisait de faire quelques avancées démocratiques ! A l’heure du départ, il me demande : «Pourquoi vous ne restez pas déjeuner avec moi ?». Je lui rappelle que je déjeune avec le président Bouteflika, ce à quoi il répond : «Alors vous préférez déjeuner avec mon frère Bouteflika qu’avec moi ?». J’arrive ensuite chez Abdelaziz Bouteflika qui m’appréciait, et avec qui nous avions de (très) longues conversations. A son tour il me demande : «Mais pourquoi vous n’avez pas commencé votre déplacement par Alger ?». Je me justifie en lui expliquant qu’en termes de trajet, il est plus logique de faire Tunis-Alger-Rabat ou l’inverse. «Ah bon !, mais vous allez quand même rester dîner avec moi ?». J’explique que je suis attendu pour dîner avec le roi du Maroc à Marrakech. Comme Ben Ali, il me dit : «Donc vous préférez dîner avec le roi du Maroc plutôt qu’avec moi ?». Etc.

L’intérêt de la France a toujours été et reste d’avoir  les meilleures relations simultanées avec les trois pays.

 

Votre proximité avec les dirigeants du Maghreb ne vous a-t-elle pas offert une fenêtre pour avancer sur le dossier du Sahara ?

Pour être honnête, ça n’a jamais été possible.

Premier problème. Cela a toujours été tès difficile de savoir ce que voulait le pouvoir algérien. Pendant des décennies, j’ai régulièrement lu les rapports des services secrets et je peux vous dire que personne n’y est arrivé. Ni les Marocains, ni les Tunisiens, pas plus que les Américains ou les Israéliens. C’est vraiment opaque ! Je coirs que l’on peut dire qu’il y a eu des épisodes où le Maroc a tendu la main, ou fait des réformes dans le Sahara marocain, pour essayer d’apaiser la querelle. Du côté algérien, il m’a toujours semblé que pour l’armée et le régime au sens large, il était absolument nécessaire d’entretenir cet antagonisme. Cependant, on avait cru au début que Bouteflika allait faire bouger les choses. Avant lui, les ouvertures du président Boudiaf avaient suscité un certain espoir, mais le fait qu’il ait été assassiné n’est sans doute pas étranger à cela… Plus tard, cn échangeant avec le Généra Larbi Belkheir, principal chef militaire, secrétaire général de la présidence algérienne sous le Président Chadli Benjedid, j’avais cru déceler un certain désir de trouver une solution avec le Maroc. C’est juste une impression personnelle. En tout cas, nous n’avons jamais eu l’occasion, en tant que Français, de jouer un rôle utile dans cette affaire, ce qui n’était demandé par aucun des protagonistes. Aucun autre pays non plus. Il n’y a jamais eu cette ouverture. Peut-être que, du côté algérien, ils estimaient que le rapprochement serait contre-productif.

 

Face à cette impasse, le Maroc a opté pour une stratégie plus large, à l’échelle continentale. Quelle lecture en faites-vous ?

Pour Hassan II, la priorité était de résister aux manœuvres d’encerclement diplomatique algériennes.  Mohammed VI a estimé depuis 20 ans qu’il fallait faire aussi une contre-offensive. La politique africaine de Mohammed VI me paraît couronnée de succès et porteuse d’avenir. D’une façon générale, je me réjouis que le Maroc, avec son régime, son dynamisme économique, ses grandes entreprises et ses grandes banques, ses personnalités nombreuses, le rôle des femmes, ait beaucoup d’atouts dans son jeu, même s’il a d’énormes problèmes à résoudre. L’épisode du coronavirus a confirmé cette impression d’ensemble.

Propos recueillis par Sami LAKMAHRI pour le magazine Zamane

La Grande Interview – Zamane

Hubert Vedrine

La Grande Interview

Hubert Védrine est une figure incontournable de la diplomatie française. il a été un proche conseiller de François Mitterrand puis patron du quai d’Orsay sous la présidence de Jacques Chirac. Dans cet entretien exclusif, il dévoile pour Zamane son expérience unique dans les coulisses du pouvoir, et revient sur la relation entre Hassan II et Mitterrand, ainsi que sur l’épineux dossier du Sahara. Hubert Védrine nous raconte aussi l’histoire incroyable et méconnue de son père Jean, artisan de l’ombre de l’indépendance du Maroc. Mais il nous livre d’abord son analyse de l’actualité marquée par la crise de la pandémie, un sujet sur lequel Védrine publie un livre (« Et après »). Un témoignage précieux sur le passé, mais aussi l’avenir…

 

Depuis le Maroc, nous sommes surpris de voir une certaine cacophonie dans la gestion de la crise sanitaire en France et dans quelques autres pays européens. Est-ce une réalité ? Pourquoi avons-nous le sentiment que les grandes puissances démocratiques souffrent davantage des effets de la pandémie ?

Il est trop tôt à mon sens pour tirer un bilan de ce qui s’est passé. Il faudra, le moment venu, une évaluation systématique de la politique des différents gouvernements et institutions, de leurs réactions. Leurs réactions par rapport au démarrage de la pandémie, au confinement puis au déconfinement. Ainsi que sur la mise en commun ou non des thérapies et de l’éventuel vaccin. Certains pays ont été moins touchés pour des raisons que l’on ignore. En Europe par exemple, les pays baltes, Europe centrale, la Grèce. Le virus s’est plus ou moins propagé selon les zones. En Afrique, il semblerait, pour des raisons non élucidées, qu’il se soit moins répandu et que l’Afrique ait mieux résisté que prévu. Nous en saurons davantage à l’avenir. En France, les difficultés que vous évoquez ont concerné essentiellement la question des masques et des tests. Mais si vous regardez bien, il y a eu des problèmes et des controverses dans tous les pays, même en Grande-Bretagne et en Suède. La vraie différence est entre les pays qui avaient pris au sérieux les alertes et puis les autres. Quelques pays d’Asie du Sud-Est s’étaient bien organisés, indépendamment du régime politique, démocratique ou pas. Les Länder allemands ont également bien réagi, comme l’Autriche, ou le Portugal. Le clivage n’est pas non plus entre Occidentaux, démocratie ou régimes autoritaires. La différence a dépendu du degré de conscience et de préparation. Donc il ne faut pas exagérer la particularité française. Cependant, il est évident qu’il faudra tirer des leçons des dysfonctionnements qui sont apparus, en France comme ailleurs. À l’échelle globale, je rappelle que les virologues avertissent que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets, et que de nouveaux virus pourraient à l’avenir passer de l’animal à l’homme. Il est donc très important de mettre sur pied un système de surveillance et d’alerte immédiat plus efficace que l’actuel. C’est toute la question du renforcement de l’OMS.

 

L’OMS paraît justement de plus en plus fragilisée, particulièrement depuis que les Etats-Unis fustigent l’organisation et sa gestion de la crise…

En effet. Il faut soit réformer et renforcer l’OMS, ou mettre sur pied un système différent. Nous devrions tout de même pouvoir parvenir à un système d’alerte immédiat plus performant, soit dans le cadre de l’OMS. Un accord de principe a été obtenu lors de la dernière assemblée générale le 18 mai pour une évaluation systématique, y compris donc de la Chine, mais il est fragile car Trump n’a pas désarmé. L’OMS pourrait fonctionner sans les États-Unis, ce serait regrettable, mais pas impossible ; après tout, c’est déjà le cas de  l’Unesco, brillamment dirigé par Audrey Azoulay. Donc je crois qu’un système d’alerte mondial est réalisable.

 

Faut-il donc comprendre qu’il ne suffit plus d’être riche et puissant pour s’en sortir mieux que les autres ? Cette logique sera-t-elle plus pertinente pour l’après-Covid ?

Justement non, ce n’est pas le bon critère. Il suffit de constater qu’aux Etats-Unis la réponse a été très incohérente. Mais que d’autres pays riches et puissants étaient bien préparés et ont bien réagi. D’autre part, tout le monde reparle des inégalités dans le monde. C’est évident que l’enrichissement considérable du monde dans les quarante dernières années n’a pas profité à tous de la même manière. C’est un euphémisme. Mais c’est un autre sujet. De même que celui de la nature des régimes. Certaines  autocraties ont bien réagi, d’autres non. Pareil pour les démocraties. Le débat n’est pas aussi binaire, et ne le sera pas dans l’après-Covid. Les situations sont tellement complexes qu’il va falloir du temps, pour tout le monde, pour bien évaluer et prendre les décisions pour l’avenir. Beaucoup de questions vont se poser. Peut-on par exemple repenser un tourisme qui soit moins massif ? On ne peut pas répondre globalement parce qu’il y a une infinité de cas particuliers. J’ai écrit un essai à ces sujets, « Et après », chez Fayard, qui va paraître fin juin.

Vous avez évoqué récemment le cas de l’industrie. Vous préconisez, pour la France, une relocalisation. Une telle tendance aurait-elle un impact sur un pays comme le Maroc où, par exemple, le groupe PSA remplit un rôle stratégique dans la politique industrielle ?

La relocalisation que j’ai évoqué concerne en priorité les secteurs où la France est apparue comme massivement dépendante : la pharmacie, les médicaments. On ne va pas abandonner globalement la mondialisation, et cela restera logique de fabriquer certains produits dans des pays où les coûts sont beaucoup moins élevés. C’est d’ailleurs grâce à ça que les émergents ont émergés. Mais il y aura deux limites : cela ne devra pas entraîner à l’avenir une dépendance aussi excessive et potentiellement dangereuse que celle qui est apparue pour la France en ce qui concerne les médicaments fabriqués en Chine. Et d’autre part la prise en compte des coûts écologiques jusqu’ici externalisés va conduire à amplifier un mouvement de relocalisation ou de re-régionalisation, qui avait déjà démarré à petite échelle. Vous voyez bien que cela ne concerne pas du tout les implantations industrielles au Maghreb, par exemple au Maroc ou en Algérie. Je m’attends au contraire à ce que cela donne un coup de fouet à des implantations combinées en France et dans les pays méditerranéens, voire africains. Tout cela peut-être non pas un risque mais une opportunité pour le Maroc.

 

Depuis quelques années déjà, vous alertez sur les dangers de la surexploitation des ressources et son atteinte à l’équilibre écologique. La crise du coronavirus vous fait dire aujourd’hui que nous avons « déconfiné le virus »…

C’est ce que disent les virologues à propos de l’élimination et la surexploitation des grands massifs forestiers, au Brésil, en Afrique, en Indonésie, en Chine, etc. Et à cause du dégel du permafrost en Sibérie. À travers ce type de développement, nous modifions les équilibres biologiques et permettons à des virus de sortir des environnements dans lesquels ils sont cantonnés. Nous les « déconfinons ». Je plaide, depuis un livre que j’ai écrit il y a six ans, « Le Monde au Défi », pour une politique systématique d’écologisation – comme on disait industrialisation autrefois. Ce terme signifie que c’est un processus qui se déroulera sur plusieurs décennies. Il est impossible d’arrêter, du jour au lendemain, l’industrie, l’agriculture et le commerce pour que cela devienne instantanément écologique. Cela demande un vrai programme de travail et un calendrier. Le monde économique est encore partagé à ce sujet, mais ceux qui estiment que l’avenir de l’industrie passe par l’écologisation sont de plus en plus nombreux. Ils ne vont pas soudainement se convertir à l’écologie, mais il arrivera un moment où il sera indispensable de marier l’économie et l’écologie. Ce sera leur intérêt de corriger en profondeur l’économie. Aux Etats-Unis, des industriels, des chercheurs et des universitaires y travaillent déjà. Des dirigeants tels que Donald Trump ou Jair Bolsonaro au Brésil ne vont pas pouvoir s’opposer à cette évolution. Ils sont un accident de l’Histoire.

 

Sans pour autant évoquer un «nouvel ordre mondial», verra-t-on un bouleversement majeur dans le rapport de force entre les pays ? Les théoriciens du déclin des civilisations occidentales trouvent dans la crise actuelle, un terreau fertile. L’actualité leur donne-t-elle raison selon vous ?       

Oui, il y a un déclin par rapport au reste du monde qui s’est développé et a émergé, mais c’est relatif. Depuis deux ou trois décennies déjà, les Occidentaux ne contrôlent plus l’ensemble du système, ils n’ont plus le monopole de la puissance, comme ils l’avaient détenu pendant des siècles. Pour autant, je ne vais pas jusqu’à accepter l’idée que ce serait la fin de la « parenthèse » occidentale. N’oublions pas qu’ils restent extraordinairement puissants, riches et influents, malgré les problèmes auxquels ils font face. Ils demeurent sans aucun doute un des éléments de l’avenir. Oui, je le répète, il y a un certain déclin, mais il n’est que relatif tant que le potentiel économique et l’attractivité de l’Europe et des États-Unis reste aussi grand. Il faut évidemment tenir compte du poids nouveau des nouvelles puissances, mais la suite dépend aussi de l’intelligence et de la force de la réaction des Occidentaux. Les choses restent donc ouvertes.

 

Venons-en à votre histoire. Mohammed V aurait dit : «Deux hommes ont permis l’indépendance du Maroc, François Mauriac publiquement et Jean Védrine secrètement». Justement, le rôle de votre père, Jean Védrine, demeure mal connu dans la recherche historique sur l’indépendance du Maroc. Qui était-il ?

En fait, Mohammed V a dit, devant son gouvernement : « Deux hommes ont permis que l’indépendance du Maroc soit obtenue pacifiquement, François Mauriac publiquement, et Jean Védrine discrètement. » En réalité, il n’y a pas eu deux mais une trentaine de personnes qui ont joué un rôle magnifique, que ce soit à Paris ou au Maroc. Mais manifestement ce jour-là Mohammed V voulait honorer mon père en particulier. C’est Si Bekkaï, le Président du Conseil des premières années de l’indépendance, qui nous a répété avec émotion cette déclaration.

C’est une histoire tout à fait extraordinaire, car au départ, la famille Védrine n’avait aucun lien avec le Maroc. Mon père, Jean Védrine, était né à Lyon en 1914, et avait fait ses études dans un collège de frères maristes, à Saint-Chamond, à côté de Saint-Etienne, très réputé pour sa pédagogie moderne, dite « à l’anglaise » et où avait été formé Antoine Pinay, ce qui jouera un rôle par la suite. Ses professeurs enseignaient, comme tous les autres, l’histoire coloniale, mais avec une certaine réserve, et expliquaient aux collégiens que Gallieni et Lyautey avaient colonisé autrement. Cela a frappé mon père qui a beaucoup lu sur le Maréchal Lyautey. À tel point que quand je suis né en 1947, il m’a appelé Hubert. À l’époque, il n’avait jamais mis les pieds au Maroc. Mais il était un très proche collaborateur, et ami, de François Mitterrand, et il avait été avec lui en Algérie en 1949 quand François Mitterrand était Ministre de la France d’Outre-mer. Tous les deux étaient arrivés à la conclusion que le système colonial algérien devait changer … un jour ou l’autre. Les Français, 10% de la population, contrôlaient tout. Ce n’était pas tenable à terme.

 

A quel moment s’intéresse-t-il au cas marocain ? 

On est à la fin des années 1940. Mon père observe, comme tout le monde, des décolonisations conflictuelles : Inde, Pakistan, Indonésie, Kenya, et ce qu’il s’était passé en Algérie et à Madagascar, etc. Lassé de la vie politicienne sous la IVème République, et tout en restant ami de François Mitterrand, et lié à lui pour la vie, il décide de prendre une certaine autonomie et d’agir autrement. Il crée grâce un homme remarquable, le créateur des parfums Carven, Maurice Pinot, ce que l’on appellerait aujourd’hui un think-tank, et dont Pinot sera le mécène. Ils ont le goût de l’intérêt général, ils se préoccupent de l’avenir de leur pays après les promesses de la Libération,  ils s’inquiètent des drames que la décolonisation risque d’entraîner pour la France. La situation algérienne paraît à l’époque inextricable. C’est alors que leur vient l’idée de s’intéresser d’abord au Maroc. Mon père avait retenu la leçon de Lyautey qui déclarait que le Protectorat était une nécessité momentanée, une phase transitoire, jusqu’à ce que le Maroc puisse recouvrer sa pleine indépendance. Il décide de se rendre au Maroc en 1950, avec le soutien de Pinot, et les recommandations de Mitterrand, ce qui lui ouvre toutes les portes au sein des institutions françaises du Protectorat, et notamment ce qu’on appelait la Résidence. Mais il ne rencontre pas que des officiels. Il fait la connaissance de Français libéraux, comme on disait à l’époque, qui jugent inévitable une évolution contrairement à bien d’autres. Il ne reste pas à Rabat. Il passe plusieurs semaines à parcourir le Maroc dans les cars Laghzaoui, il va évidemment Casa, mais aussi Fez, Meknès, Taroudant, Tafraoute, etc. Il est ébloui par le pays, par son incroyable beauté, par ses habitants. De retour à Paris, il fait le point avec Maurice Pinot, et Bertrand Schneider qui va jouer lui aussi un rôle très important. Ils sont convaincus qu’il faut faire progresser la cause de l’indépendance dans l’intérêt des deux pays, en réduisant l’influence à Paris du lobby colonial, tout à fait hostile à cette évolution, et en liaison avec les quelques Français libéraux du Maroc (dont l’action courageuse est très bien relatée dans un ouvrage sur l’abbaye bénédictine de Toumliline).

 

Comment vont-ils s’y prendre pour y parvenir ?

En faisant connaître les jeunes étudiants marocains de Paris, nationalistes, pro-indépendance, de futurs leaders comme Abderrahim Bouabid et bien d’autres,  par les membres du gouvernement, par la presse (on ne disait pas encore les médias), en faisant des propositions clés au bon moment. La majorité des parlementaires pensaient que les indépendantistes étaient des communistes manipulés par l’URSS, ils n’avaient jamais discuté avec ces jeunes leaders marocains. Mon père s’y engage à fond. Il noue des relations personnelles avec eux, et je me souviens très bien de rassemblements le dimanche dans notre jardin à Bois-Colombes d’étudiants comme Mehdi Alaoui, Abdelouahed Radi, ou Sijelmassi, préparant les brochettes. J’ai ainsi côtoyé, enfant, à cette occasion ou à d’autres, bien sûr Bouabid, mais M’Hammed Boucetta, Ahmed Réda Guedira et bien d’autres. Mais en fait, à ce moment-là, la France est engagée exactement dans l’autre direction. Mohammed V a été déposé par le Général Guillaume, déporté en Corse puis à Madagascar. Décision absurde, exactement ce que mon père et son petit groupe voulaient éviter, qui a provoqué l’indignation et une mobilisation notamment de François Mauriac à travers France Maghreb, avec des gens comme Henryane de Chaponay, Robert et Simone Barrat, Jean et Simone Lacouture, Vincent Monteil et bien d’autres. L’engagement de ces petits groupes pour une accession pacifique à l’indépendance s’est alors renforcé, ils ont multiplié les déclarations, les contacts, les virées en France, en province (organisées par mon père avec Si Bekkaï). Ce bouillonnement s’accompagnait de contacts systématiques avec les membres du gouvernement, comme Antoine Pinay, Christian Pineau, Alain Savary, Guy Mollet, Edgard Faure. Naturellement mon père tenait au courant François Mitterrand. C’est ainsi que Bertrand Schneider et mon père conçurent le slogan : « l’indépendance dans l’interdépendance » qui a eu un grand succès, et la Conférence nationale pour la solution du problème franco-marocain, qui réunit des personnalités françaises et marocaines, dont du côté marocain Aherdane, Bouabid, Boucette, Moulay Ahmed Alaoui, entre autres.

 

Votre père et son groupe avaient donc opté pour une stratégie de lobbying centrée sur les dirigeants français. Avaient-ils également le souci d’influencer l’opinion publique en faveur de la cause marocaine ?

On employait pas le mot de « lobbying » à l’époque. C’était un travail de contact, d’explication, de persuasion. Et comme je vous l’ai dit, les cibles étaient à la fois les autorités et la presse. C’est pendant cette période, et jusqu’à ce que le gouvernement français soit obligé de rappeler Mohammed V (et mon père était à rabat pour assister à ce retour au milieu d’un véritable océan populaire), que les relations entre mon père et les jeunes nationalistes marocains sont devenues des amitiés très profondes. Ainsi qu’avec Si Bekkaï, ancien Pacha de Sefrou, que j’ai cité, qui était le représentant personnel de Mohammed V en France, mon père a eu l’occasion de connaître aussi le prince héritier Moulay Hassan. Cela a créé aussi des amitiés durables avec certains des Français libéraux du Maroc, par exemple Louis Fougère, qui avait été le dernier conseiller juridique du protectorat et qui s’était comporté avec une telle honnêteté et une telle ouverture d’esprit que Mohammed V l’avait gardé après l’indépendance comme conseiller juridique du gouvernement. Pour la petite histoire, c’est le même Louis Fougère, longtemps après, qui avait été choisi par le roi d’Afghanistan pur rédiger une constitution moderne pour l’Afghanistan (avec l’égalité hommes/femmes) ! Cela a été un bref moment d’espérance pour l’Afghanistan. Toutes ces personnes ont gardé un souvenir extraordinaire de cette période et de cette action. J’ai eu l’occasion de le constater chaque fois que je les ai rencontrés plus tard. Cette action de mon père était très connue de la génération de l’indépendance, mais mon père ne se mettait jamais en avant, il rappelait constamment le rôle des autres : Maurice Pinot, Henryane de Chaponay, Lemaigre-Dubreuil, France-Maghreb, etc.

 

Comment se traduit cette reconnaissance au moment de l’Indépendance ?

Mohammed V invite mes parents à venir au Maroc pour remercier mon père. Ils m’emmènent. Je n’ai que neuf ans et demi. Ce voyage a lieu en mai-juin 1957, c’est mon premier voyage. J’y retournerai ensuite toute ma vie, tous les ans. Et mon regard d’enfant sur ce voyage – j’ai tout noté sur un petit carnet – est que nous sommes sur une sorte de tapis-volant, accueillis merveilleusement, avec reconnaissance (envers mon père), chaleur et affection. C’est à ce moment-là que Mohammed V a prononcé la formule que vous avez cité au début, et qu’il a décoré mon père du plus haut grade de Wissam alaouite. Mon père n’était pas très sensible aux décorations, mais était très touché par les paroles et l’affection de Mohammed V.

 

Quel genre de relation votre père a-t-il entretenu avec le royaume par la suite ?

Une relation étroite, amicale, affectueuse, mais pas politique. Il pensait que sa mission était terminée et qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait. Je crois qu’il était fier et heureux du résultat. Mais il décide de ne plus se mêler de la politique intérieure marocaine. Il aurait jugé cela abusif. En revanche, ses amitiés personnelles se sont intensifiées. J’ai personnellement d’inoubliables souvenirs de vacances, enfant, dans la famille Bouabid-Bouzid la famille Aherdane. Mes parents avaient aussi des relations chaleureuses avec les familles Boucetta, Zeghari et Khatib. Nous avons noué avec plusieurs de ces familles des liens presque familiaux, grâce encore une fois à l’engagement initial de mon père, liens encore vivants aujourd’hui et qui ont un sens pour mes enfants, trois générations après. Toutefois, après l’enlèvement et l’assassinat de Ben Barka en 1965, mon père n’a plus eu de contact avec les officiels marocains, jusqu’à ce que François Mitterrand aille au Maroc en janvier 1983. Il a appelé mon père : «Je t’emmène !». Mon père lui répond : «Tu sais bien que je ne peux pas, il y a quand même la question Ben Barka, et puis je suis l’ami intime de Bouabid». Mitterrand n’a rien voulu savoir : «Tu peux me dire ce que tu veux mais je ne peux pas aller au Maroc sans toi. Ce serait absurde !».

 

A-t-il rencontré Hassan II à cette occasion ?

Oui. D’emblée, Hassan II lui dit : «Monsieur Védrine, quel plaisir de vous revoir ! Je croyais que vous habitiez sur une autre planète». Le roi savait très bien pourquoi mon père avait pris des distances. Mais n’oublions pas que c’est aussi le même Hassan II qui, plus tard, allait conclure qu’il fallait jouer la carte de la cohabitation (avec Bouabid, mais ce sera Youssoufi). C’était un immense personnage, complexe, avec beaucoup de facettes.

Et vous, quel était votre Maroc ?

J’en ai vécu plusieurs. Celui d’Abderrahim Bouabid, et de son épouse, Nahjat, de leur fils, et de ses frères et sœurs, les Bouzid. Il s’est créé entre nous une relation quasiment familiale.  Pour moi, cela représente des années et des années de discussion avec Abderrahim Bouabid, et donc d’intérêt pour tout ce qui se passait au sein de cette branche de la gauche marocaine, c’est-à-dire la gauche moderne et réformiste, mais non révolutionnaire. Quand Abderrahim Bouabid est décédé, j’étais Secrétaire général de l’Élysée, j’avais des obligations à Paris qui m’ont empêché d’y aller, mais mon père et mon épouse, Michèle, étaient là, au milieu de cette gigantesque manifestation populaire de deuil et de sympathie entre Rabat et Salé. C’est dire que j’ai eu l’occasion de connaître presque tous les responsables l’USFP dans les années 1960 et 1970 (j’ai noué par exemple des relations très amicales avec Fathallah Oualalou, que j’ai connu quand il était étudiant). Cela m’a énormément aidé à comprendre de l’intérieur les dilemmes qui se posaient  à des dirigeants ou à des leaders politiques dans les pays nouvellement indépendants, notamment arabes. Et l’ambiguïté mais aussi la richesse de la relation complexe avec l’ancien colonisateur, en l’occurrence la France.

Et il y aussi pour moi le Maroc d’Aherdane, qui nous a fait connaître de l’intéireur la montagne marocaine, le Moyen et le Haut-Atlas. Grâce à lui, j’ai connu un Maroc que peu d’habitants de Rabat ou Casablanca connaissent, sauf si ils y ont encore des grands-parents. Aherdane était à cette époque un leader charismatique. Sa présence attirait des milliers de personnes qui se rassemblaient pour des fantasias, les gens se pressaient pour lui baiser la main. Adolescent, j’avais même passé des vacances avec lui sous la tente à Oulmès, son fief. Quand je suis devenu ministre, en 1997, je n’avais que 10 jours de vacances. Il nous invitait, mon épouse et moi, à faire une grande randonnée avec lui dans le Haut-Atlas, dans la région où il avait été élu, chez les Aït Bouguemez. Souvenir inoubliable. Cela m’amuse de penser que j’avais connu les époques où il était ministre, celle où il était chassé du gouvernement, celle où il a fait de la prison, etc. Avec le temps, les évènements, les oppositions politiques, un certain nombre de drames, les relations se sont tendues entre beaucoup de ces personnages que j’avais découverts enfant dans un moment d’unité nationale. Ils restent des figures marquantes de mon Maroc à moi.

 

Au vu de votre parcours politique, c’est peut-être avec la gauche marocaine que j’ai eu le plus d’affinités idéologiques…

Je n’ai jamais eu d’approches idéologiques, qu’il s’agisse du Maroc ou d’autres sujets. Mais c’est vrai que j’ai connu de l’intérieur tout le parcours difficile, risqué et méritoire de cette gauche autour de Bouabid, qui avait d’immenses ambitions sociales, et se voulait légaliste et responsable. J’ai vécu, très proche d’eux, beaucoup de moments très difficiles.

 

Pourtant, les deux pays traversent des périodes de turbulence durant les deux septennats de Mitterrand. Comment les avez-vous gérées en tant que proche collaborateur du président ?

Ce n’était pas à moi de gérer les relations bilatérales mais à Roland Dumas (ministre des Relations extérieures de 1984 à 1986 et des Affaires étrangères de 1988 à 1993, ndlr) qui l’a fait avec le talent qu’on lui connaît. Il en a eu besoin dans certains moments difficiles. Bien sûr, il y a eu des moments difficiles, comme la publication du livre de Gilles Perrault, «Notre ami le roi». Il y a eu le cas de Danielle Mitterrand, grande dame, très à gauche et émouvante, qui avait des positions arrêtées, notamment sur la question du Sahara où elle avait pris fait et cause pour le Polisario. Mais l’action de Danielle Mitterrand étaient tout à fait distinctes de l’action de son mari. Sous Mitterrand, je ne suis pas ministre, je suis conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée.

 

Quel regard portez-vous sur la relation entre Hassan II et Mitterrand ?

Entre Mitterrand et Hassan II, on ne va pas parler d’amitié et encore moins du copinage, comme entre le roi et Giscard, ou Chirac après, mais un respect mutuel entre deux grands monstres politiques. Chacun des deux considérait que l’autre était une sorte de magicien dans son domaine. J’ai participé à des dîners entre Hassan II et Mitterrand, soit à Paris, soit au Maroc. Ils échangeaient comme deux grands professionnels. Leur talent politique était exceptionnel. Hassan II, qui connaissait par cœur la politique française, pouvait se permettre de poser à Mitterrand des questions sensibles, par exemple sur la politique éducative du parti socialiste, ou sur les questions migratoires (Hassan II était contre l’intégration et contre le regroupement familial). Et Mitterrand l’acceptait. Ils avaient tous deux connu la IVème République. Il y avait une telle familiarité, une telle imbrication du roi dans le jeu politique français, et une telle compréhension par Mitterrand du talent de Hassan II, qu’ils avaient une vraie considération mutuelle, parfois circonspecte, mais énorme. Certes il y a eu des périodes de tensions. Il est arrivé à certains moments, je ne dirai pas quand, que Mitterrand soit heurté par telle ou telle déclaration marocaine. Alors il me disait : «Dites à vos amis marocains que…».

 

Lorsque vous êtes ministre sous Jacques Chirac dans le gouvernement Jospin, en 1997, n’endossiez-vous pas justement ce costume de «lobbyiste» pro-marocain ?

Justement pas. Je ne voulais justement pas être taxé de membre d’une sorte de lobby marocain. D’abord, c’était faux, et ensuite cela n’aurait été bon pour personne. De fait, j’ai développé des relations personnelles très fortes avec les dirigeants de l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie. J’ai une anecdote assez drôle à ce sujet. Dans la foulée du 11 septembre 2001, comme il y avait une dimension arabe sensible, j’ai proposé à Jacques Chirac d’aller consulter les pays du Maghreb. Il a approuvé, d’ailleurs en général il me laissait une très grande liberté. Je souhaitais tous les voir dans la même journée pour montrer que ce sont des partenaires proches, que nous pouvons échanger souvent et d’une manière fluide avec eux, comme nous le faisons avec les Européens. Je vais donc prendre mon petit-déjeuner avec Ben Ali, qui était uniquement préoccupé par ce qu’il considérait comme un complot contre la Tunisie au parlement européen. Je lui répondais que pour déjouer le prétendu complot, il lui suffisait de faire quelques avancées démocratiques ! A l’heure du départ, il me demande : «Pourquoi vous ne restez pas déjeuner avec moi ?». Je lui rappelle que je déjeune avec le président Bouteflika, ce à quoi il répond : «Alors vous préférez déjeuner avec mon frère Bouteflika qu’avec moi ?». J’arrive ensuite chez Abdelaziz Bouteflika qui m’appréciait, et avec qui nous avions de (très) longues conversations. A son tour il me demande : «Mais pourquoi vous n’avez pas commencé votre déplacement par Alger ?». Je me justifie en lui expliquant qu’en termes de trajet, il est plus logique de faire Tunis-Alger-Rabat ou l’inverse. «Ah bon !, mais vous allez quand même rester dîner avec moi ?». J’explique que je suis attendu pour dîner avec le roi du Maroc à Marrakech. Comme Ben Ali, il me dit : «Donc vous préférez dîner avec le roi du Maroc plutôt qu’avec moi ?». Etc.

L’intérêt de la France a toujours été et reste d’avoir  les meilleures relations simultanées avec les trois pays.

 

Votre proximité avec les dirigeants du Maghreb ne vous a-t-elle pas offert une fenêtre pour avancer sur le dossier du Sahara ?

Pour être honnête, ça n’a jamais été possible.

Premier problème. Cela a toujours été tès difficile de savoir ce que voulait le pouvoir algérien. Pendant des décennies, j’ai régulièrement lu les rapports des services secrets et je peux vous dire que personne n’y est arrivé. Ni les Marocains, ni les Tunisiens, pas plus que les Américains ou les Israéliens. C’est vraiment opaque ! Je coirs que l’on peut dire qu’il y a eu des épisodes où le Maroc a tendu la main, ou fait des réformes dans le Sahara marocain, pour essayer d’apaiser la querelle. Du côté algérien, il m’a toujours semblé que pour l’armée et le régime au sens large, il était absolument nécessaire d’entretenir cet antagonisme. Cependant, on avait cru au début que Bouteflika allait faire bouger les choses. Avant lui, les ouvertures du président Boudiaf avaient suscité un certain espoir, mais le fait qu’il ait été assassiné n’est sans doute pas étranger à cela… Plus tard, cn échangeant avec le Généra Larbi Belkheir, principal chef militaire, secrétaire général de la présidence algérienne sous le Président Chadli Benjedid, j’avais cru déceler un certain désir de trouver une solution avec le Maroc. C’est juste une impression personnelle. En tout cas, nous n’avons jamais eu l’occasion, en tant que Français, de jouer un rôle utile dans cette affaire, ce qui n’était demandé par aucun des protagonistes. Aucun autre pays non plus. Il n’y a jamais eu cette ouverture. Peut-être que, du côté algérien, ils estimaient que le rapprochement serait contre-productif.

 

Face à cette impasse, le Maroc a opté pour une stratégie plus large, à l’échelle continentale. Quelle lecture en faites-vous ?

Pour Hassan II, la priorité était de résister aux manœuvres d’encerclement diplomatique algériennes.  Mohammed VI a estimé depuis 20 ans qu’il fallait faire aussi une contre-offensive. La politique africaine de Mohammed VI me paraît couronnée de succès et porteuse d’avenir. D’une façon générale, je me réjouis que le Maroc, avec son régime, son dynamisme économique, ses grandes entreprises et ses grandes banques, ses personnalités nombreuses, le rôle des femmes, ait beaucoup d’atouts dans son jeu, même s’il a d’énormes problèmes à résoudre. L’épisode du coronavirus a confirmé cette impression d’ensemble.

Propos recueillis par Sami LAKMAHRI pour le magazine Zamane

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > La Grande Interview – Zamane
27/08/2020