Je ne vois pas la conception multilatéraliste française l’emporter

La construction européenne est au cœur de notre politique extérieure. Ne pensez-vous pas que le développement des Nations unies devrait occuper une place aussi importante dans notre action diplomatique?

La France a toujours usé de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité comme d’un atout. Mais développer aujourd’hui les Nations unies en tant que telle supposerait que l’ONU devienne d’une part plus efficace (ce qui est forcément difficile avec 191 membres) et que les Etats-Unis, puissance dominante, ne la bafouent pas, ne la marginalisent pas ostensiblement et ne l’instrumentalisent pas trop non plus. Donc votre question nous renvoie à la capacité pour les pays favorables au «multilatéralisme» de se mettre d’accord sur un projet de renforcement crédible des Nations Unies, (Conseil de sécurité, Ecosoc rénové, Conseil de tutelles réinventé, Assemblée consultative de la Société civile, etc. ..) que les Etats-Unis ne puissent pas étouffer dans l’œuf. Ce serait déjà un premier pas que tous les Européens se mettent d’accord là dessus.

Deux conceptions du monde s’opposent schématiquement: la conception impériale américaine et la conception multilatéraliste française. Laquelle voyez-vous s’imposer dans les vingt années à venir?

Aucune ne l’emportera complètement. Je ne vois pas la conception multilatéraliste française s’imposer. D’abord parce que les Etats-Unis sont partis durablement dans une autre direction, même s’ils deviennent moins aventuristes, que personne ne peut les contraindre, que cela peut être contagieux et qu’il y aura toujours des pays qui, pour une raison ou une autre, n’accepteront pas de se soumettre à la décision du Conseil ou de l’Assemblée Générale. D’autre part, parce que la conception française du multilatéralisme est devenue un peu abstraite, un peu théorique par rapport à la réalité du jeu des puissances. Pour beaucoup d’entre elles la règle restera: multilatéral quand c’est possible, unilatéral quand c’est nécessaire, comme le disait Bill Clinton lui même. Il continuera donc d’avoir une combinaison de pratiques contradictoires entremêlées, à la fois multilatérales en théorie et dans certains cas peu conflictuelles et unilatérales dans d’autres. Notamment quand la sécurité est en jeu.

Contre une CIJ comme Cour suprême

Kofi Annan a déclaré, devant l’Assemblée générale, citant le Code d’Hammourabi (proclamé 1789 ans avant J. C. par une heureuse symétrie historique) qu’il «était une étape essentielle dans la lutte de l’humanité pour construire un monde où, au lieu que le droit découle de la force, la force découle de la loi». Partagez-vous sa vision et pensez-vous que ce soit l’avenir du développement du droit international?

Pour que la force ne découle plus que de la loi, il faudrait que le monde ait été entièrement pacifié, qu’il soit juste, que chaque peuple se sente reconnu dans ses droits et menacé par rien ni personne, que les diverses sources de haines aient été asséchées, que les valeurs déclarées comme universelles soient ressenties comme telles par les peuples du monde entier. Il y a encore beaucoup à faire pour cela!

Contre la position des Etats-Unis, une Cour pénale Internationale a été créée, preuve de la relativité de leur capacité de blocage dans l’extension du rôle des Nations unies. Ne pensez-vous pas que, dans le même ordre d’idée les pouvoirs, limités, de la Cour Internationale de Justice de La Haye, devraient être révisés afin qu’elle ait le statut de «cour suprême» de l’Onu, qui dise le droit (même si un Etat la récuse en refusant de comparaître)? [Pour l’heure elle ne peut rendre que des sentences arbitrales ou des avis et dire le Droit appartient au Conseil de Sécurité, organe politique].

Toute évolution dans ce sens se heurtera au veto des Etats-Unis, et sans doute à celui d’autres membres permanents … Et d’ailleurs faut-il souhaiter un gouvernement mondial des juges, fussent-ils suprêmes, un arbitre juridique ultime au détriment du Conseil de sécurité? Je préfère la voie d’une réforme et d’un élargissement du Conseil de sécurité des Nations Unies qui redonnerait crédibilité et autorité.

Beaucoup (les députés Quilès, Arthur Paecht, NDH…) préconisent la création d’une force d’intervention permanente de l’ONU afin de pouvoir agir sans délai. Qu’en pensez-vous? La France doit-elle en être, avec ses partenaires européens, le noyau dur?

J’y suis favorable à condition que les règles d’emploi soient claires, surtout s’il ne s’agit pas que de maintien de la paix mais aussi d’imposition de la paix, c’est-à-dire de missions de guerre. Dans un rapport pour la Fondation Jean Jaurès, («Le système multilatéral: une réforme possible») Henri Nallet et moi avons préconisé une réforme du Chapitre VII de la Charte pour que le recours à la force puisse être décidé par le Conseil, pas uniquement quand la paix est en danger, mais aussi quand une population est en danger imminent. A ce moment-là, la souveraineté nationale du pays concerné et l’usage du droit de veto au Conseil seraient suspendus pendant un certain temps.

Dans le domaine humanitaire, pareillement, ne pensez-vous pas qu’aux cotés de la Croix-Rouge, Médecins du Monde, Médecins sans frontières ou des actions des Etats il doive y avoir un organe d’intervention propre aux Nations unies, qui regrouperait les capacités de tous ses membres, à tout moment? La Chine n’est pas un nain diplomatique

Mêmes remarques et même réponse.

L’Allemagne, le Japon, l’Inde, le Brésil et un Etat africain à désigner postulant à un siège permanent au Conseil de Sécurité, doivent-ils, si cette réforme aboutit, avoir un droit de veto, comme les cinq grands?

Je suis favorable à un élargissement du Conseil de sécurité à l’Allemagne, au Japon, à l’Inde, à un pays latino-américain, à un pays africain et à un pays arabe (l’Afrique ne se sentirait pas représentée par l’Egypte, ni le monde arabe par l’Afrique du Sud ou par le Nigeria). Chacun disposant du veto, mais veto encadré comme je l’ai indiqué plus haut.

La Chine est un géant qui a tous les attributs de la puissance (population, technologies de pointe, économie à croissance rapide…) mais qui reste un nain diplomatique dans le concert des nations, malgré son siège au Conseil de sécurité. Cette «sagesse» s’explique-t-elle par sa philosophie traditionnelle que n’aurait pas modifié le communisme?

La Chine n’est pas un nain diplomatique. Elle ne s’agite pas inutilement. Elle ne cherche pas à intervenir à tout bout de champ et veille surtout à ce que sa montée régulière en puissance ne provoque pas de coalition hostile dans le monde. Elle se concentre sur ce qui l’intéresse vraiment: les Etats-Unis, ses voisins, l’Asie, la question de la Corée du Nord, Taiwan, le Japon, le Conseil de Sécurité.

Si on engage des négociations sur l’entrée de la Turquie dans l’UE, cela interdit de lui fermer la porte car des pourparlers peuvent durer 50 ans à partir du moment où le principe est acquis. Etes-vous favorable à son adhésion à l’Union? Et, si oui, pourquoi pas le Maroc, le Liban, Israël?

La confusion des arguments à ce sujet est étonnante. Elle révèle cette extraordinaire incertitude des européens eux-mêmes sur ce qu’est l’Europe. Pour ceux qui croient encore possible une certaine forme d’Europe politique, il serait prudent de marquer une pause durable dans l’élargissement. Pour ceux qui ne se demandent à l’inverse qu’à qui l’Europe peut rendre service, il n’y a quasiment pas de limites … S’agissant de la Turquie, étant donné qu’il sera sans doute impossible, le moment venu, de faire ratifier par les vingt cinq (ou plus). le traite d’adhésion, et que cela provoquera la crise que l’on cherche à reporter aujourd’hui, il aurait peut être été plus judicieux de commencer par un partenariat privilégié. Mais, peut-être, les Turcs en sont-ils conscients, et se contenteront-ils très longtemps du statut, déjà avantageux, de pays en cours de négociation.

Je ne vois pas la conception multilatéraliste française l’emporter

Hubert Vedrine

Je ne vois pas la conception multilatéraliste française l’emporter

La construction européenne est au cœur de notre politique extérieure. Ne pensez-vous pas que le développement des Nations unies devrait occuper une place aussi importante dans notre action diplomatique?

La France a toujours usé de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité comme d’un atout. Mais développer aujourd’hui les Nations unies en tant que telle supposerait que l’ONU devienne d’une part plus efficace (ce qui est forcément difficile avec 191 membres) et que les Etats-Unis, puissance dominante, ne la bafouent pas, ne la marginalisent pas ostensiblement et ne l’instrumentalisent pas trop non plus. Donc votre question nous renvoie à la capacité pour les pays favorables au «multilatéralisme» de se mettre d’accord sur un projet de renforcement crédible des Nations Unies, (Conseil de sécurité, Ecosoc rénové, Conseil de tutelles réinventé, Assemblée consultative de la Société civile, etc. ..) que les Etats-Unis ne puissent pas étouffer dans l’œuf. Ce serait déjà un premier pas que tous les Européens se mettent d’accord là dessus.

Deux conceptions du monde s’opposent schématiquement: la conception impériale américaine et la conception multilatéraliste française. Laquelle voyez-vous s’imposer dans les vingt années à venir?

Aucune ne l’emportera complètement. Je ne vois pas la conception multilatéraliste française s’imposer. D’abord parce que les Etats-Unis sont partis durablement dans une autre direction, même s’ils deviennent moins aventuristes, que personne ne peut les contraindre, que cela peut être contagieux et qu’il y aura toujours des pays qui, pour une raison ou une autre, n’accepteront pas de se soumettre à la décision du Conseil ou de l’Assemblée Générale. D’autre part, parce que la conception française du multilatéralisme est devenue un peu abstraite, un peu théorique par rapport à la réalité du jeu des puissances. Pour beaucoup d’entre elles la règle restera: multilatéral quand c’est possible, unilatéral quand c’est nécessaire, comme le disait Bill Clinton lui même. Il continuera donc d’avoir une combinaison de pratiques contradictoires entremêlées, à la fois multilatérales en théorie et dans certains cas peu conflictuelles et unilatérales dans d’autres. Notamment quand la sécurité est en jeu.

Contre une CIJ comme Cour suprême

Kofi Annan a déclaré, devant l’Assemblée générale, citant le Code d’Hammourabi (proclamé 1789 ans avant J. C. par une heureuse symétrie historique) qu’il «était une étape essentielle dans la lutte de l’humanité pour construire un monde où, au lieu que le droit découle de la force, la force découle de la loi». Partagez-vous sa vision et pensez-vous que ce soit l’avenir du développement du droit international?

Pour que la force ne découle plus que de la loi, il faudrait que le monde ait été entièrement pacifié, qu’il soit juste, que chaque peuple se sente reconnu dans ses droits et menacé par rien ni personne, que les diverses sources de haines aient été asséchées, que les valeurs déclarées comme universelles soient ressenties comme telles par les peuples du monde entier. Il y a encore beaucoup à faire pour cela!

Contre la position des Etats-Unis, une Cour pénale Internationale a été créée, preuve de la relativité de leur capacité de blocage dans l’extension du rôle des Nations unies. Ne pensez-vous pas que, dans le même ordre d’idée les pouvoirs, limités, de la Cour Internationale de Justice de La Haye, devraient être révisés afin qu’elle ait le statut de «cour suprême» de l’Onu, qui dise le droit (même si un Etat la récuse en refusant de comparaître)? [Pour l’heure elle ne peut rendre que des sentences arbitrales ou des avis et dire le Droit appartient au Conseil de Sécurité, organe politique].

Toute évolution dans ce sens se heurtera au veto des Etats-Unis, et sans doute à celui d’autres membres permanents … Et d’ailleurs faut-il souhaiter un gouvernement mondial des juges, fussent-ils suprêmes, un arbitre juridique ultime au détriment du Conseil de sécurité? Je préfère la voie d’une réforme et d’un élargissement du Conseil de sécurité des Nations Unies qui redonnerait crédibilité et autorité.

Beaucoup (les députés Quilès, Arthur Paecht, NDH…) préconisent la création d’une force d’intervention permanente de l’ONU afin de pouvoir agir sans délai. Qu’en pensez-vous? La France doit-elle en être, avec ses partenaires européens, le noyau dur?

J’y suis favorable à condition que les règles d’emploi soient claires, surtout s’il ne s’agit pas que de maintien de la paix mais aussi d’imposition de la paix, c’est-à-dire de missions de guerre. Dans un rapport pour la Fondation Jean Jaurès, («Le système multilatéral: une réforme possible») Henri Nallet et moi avons préconisé une réforme du Chapitre VII de la Charte pour que le recours à la force puisse être décidé par le Conseil, pas uniquement quand la paix est en danger, mais aussi quand une population est en danger imminent. A ce moment-là, la souveraineté nationale du pays concerné et l’usage du droit de veto au Conseil seraient suspendus pendant un certain temps.

Dans le domaine humanitaire, pareillement, ne pensez-vous pas qu’aux cotés de la Croix-Rouge, Médecins du Monde, Médecins sans frontières ou des actions des Etats il doive y avoir un organe d’intervention propre aux Nations unies, qui regrouperait les capacités de tous ses membres, à tout moment? La Chine n’est pas un nain diplomatique

Mêmes remarques et même réponse.

L’Allemagne, le Japon, l’Inde, le Brésil et un Etat africain à désigner postulant à un siège permanent au Conseil de Sécurité, doivent-ils, si cette réforme aboutit, avoir un droit de veto, comme les cinq grands?

Je suis favorable à un élargissement du Conseil de sécurité à l’Allemagne, au Japon, à l’Inde, à un pays latino-américain, à un pays africain et à un pays arabe (l’Afrique ne se sentirait pas représentée par l’Egypte, ni le monde arabe par l’Afrique du Sud ou par le Nigeria). Chacun disposant du veto, mais veto encadré comme je l’ai indiqué plus haut.

La Chine est un géant qui a tous les attributs de la puissance (population, technologies de pointe, économie à croissance rapide…) mais qui reste un nain diplomatique dans le concert des nations, malgré son siège au Conseil de sécurité. Cette «sagesse» s’explique-t-elle par sa philosophie traditionnelle que n’aurait pas modifié le communisme?

La Chine n’est pas un nain diplomatique. Elle ne s’agite pas inutilement. Elle ne cherche pas à intervenir à tout bout de champ et veille surtout à ce que sa montée régulière en puissance ne provoque pas de coalition hostile dans le monde. Elle se concentre sur ce qui l’intéresse vraiment: les Etats-Unis, ses voisins, l’Asie, la question de la Corée du Nord, Taiwan, le Japon, le Conseil de Sécurité.

Si on engage des négociations sur l’entrée de la Turquie dans l’UE, cela interdit de lui fermer la porte car des pourparlers peuvent durer 50 ans à partir du moment où le principe est acquis. Etes-vous favorable à son adhésion à l’Union? Et, si oui, pourquoi pas le Maroc, le Liban, Israël?

La confusion des arguments à ce sujet est étonnante. Elle révèle cette extraordinaire incertitude des européens eux-mêmes sur ce qu’est l’Europe. Pour ceux qui croient encore possible une certaine forme d’Europe politique, il serait prudent de marquer une pause durable dans l’élargissement. Pour ceux qui ne se demandent à l’inverse qu’à qui l’Europe peut rendre service, il n’y a quasiment pas de limites … S’agissant de la Turquie, étant donné qu’il sera sans doute impossible, le moment venu, de faire ratifier par les vingt cinq (ou plus). le traite d’adhésion, et que cela provoquera la crise que l’on cherche à reporter aujourd’hui, il aurait peut être été plus judicieux de commencer par un partenariat privilégié. Mais, peut-être, les Turcs en sont-ils conscients, et se contenteront-ils très longtemps du statut, déjà avantageux, de pays en cours de négociation.

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01/01/2005