L’un, qui fut un éminent ministre français des Affaires étrangères, est une des voix les plus respectées en matière de relations internationales; l’autre est un brillant manageur allemand, directeur général d’Axa, porteur d’une réussite qui dépasse les frontières. Tous deux partagent une vision dynamique de l’Europe, susceptible d’affronter les défis du futur sans les réflexes du passé. A l’heure où l’Union européenne vient de se doter d’une nouvelle équipe dirigeante, avec Ursula von der Leyen à la tête de la Commission, Hubert Védrine et Thomas Buberl débattent des opportunités nouvelles et des pistes d’action.
Alors que la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine ne cesse de grandir, l’Europe ne parvient pas à s’affirmer comme une puissance. Pourquoi?
Hubert Védrine : Soyons clair, ce qu’on appelle l’Europe, c’est-à-dire cette construction d’après guerre destinée à accoucher d’un marché commun, puis unique, n’a jamais été pensée comme une puissance. Cette notion est absente des projets des pères fondateurs, elle n’est pas inscrite dans son ADN. L’Europe est la fille de la paix, imposée par les Américains (et les Soviétiques), et elle est à l’origine un projet américain abrité sous le parapluie de l’Alliance atlantique et préfiguré par le plan Marshall. C’est à l’intérieur de ce cadre protégé que la construction européenne s’est développée. Ce n’est que des décennies plus tard, notamment pendant la période Mitterrand-Kohl-Delors, que l’idée de puissance, sous l’impulsion des Français, est apparue. Mais elle est loin de faire l’unanimité parmi les Etats membres. Certains trouvent l’idée dangereuse, ou dépassée. D’autres pensent que c’est une astuce de la France pour retrouver un rôle de leader. Tous ceux qui proposent que l’Europe devienne une sorte de puissance doivent savoir que cela impose de corriger les fondamentaux de l’Europe. Quand on aura réveillé chez les Européens l’idée de puissance, alors il faudra la maîtriser, et savoir à quoi l’appliquer.
Thomas Buberl : Il est vrai que l’Europe a d’abord été construite comme un projet de paix, c’est le sens de l’entente franco-allemande. Puis nous avons vécu une période de puissance économique inégalée. La combinaison des forces a permis la création du plus grand marché au monde. Et de nombreux grands groupes, comme Airbus mais aussi Axa, ont prospéré sur ces bases puis sont devenus des entreprises mondiales. L’Europe vit en quelque sorte son adolescence : peut-elle entrer dans l’âge adulte de la puissance politique? Les prochains mois et années nous le diront. Mais il existe des différences de vue fortes. Prenons l’exemple de nos relations avec la Chine et des tensions en mer de Chine. Les Allemands conçoivent ce problème avec une logique purement économique et se désintéressent de la partie militaire; les Français, à l’opposé, le regardent de façon plus stratégique, systémique. Plus fonda-mentalement, les Européens sont-ils capables de créer leur propre para-pluie nucléaire, d’imaginer un système de défense au-delà des capacités militaires de la France et du Royaume-Uni? Nous sommes à ce point de bascule. Nous avons besoin de leaders pour incarner ce troisième chapitre de l’histoire européenne. Aujourd’hui, je n’en vois aucun pour assumer le narratif de la puissance.
La puissance peut-elle émerger alors que le couple franco-allemand paraît aujourd’hui si faible?
H. V. : Il n’y a plus à proprement parler de couple franco-allemand depuis la fin de l’ère Mitterrand-Kohl et la réunification. Les incantations pour la reformation du tandem franco-allemand sont sans effet. C’est un gémissement d’ailleurs très français. En Allemagne, certaines personnalités ont poussé dans ce sens, comme l’ex-ministre des finances Wolfgang Schäuble – mais à la condition que la France équilibre ses comptes… ce qu’elle ne sait pas faire. D’autres Allemands pensent que la relation avec la Pologne est aussi importante. Pour que l’Europe fonctionne mieux, pour qu’elle utilise mieux ses potentiels, il faut une entente franco-allemande, mais on n’a plus besoin de phraséologie sentimentale pour cela. Et même l’idée d’entente ne va pas de soi, elle est à reformuler, à reconstruire, à redémontrer.
T. B. : Nous devons dépasser cette phase de focalisation sur le couple franco-allemand, même s’il reste important. Il faut inventer aujourd’hui un nouveau projet collectif, comme nous avons su le faire après la Secconde Guerre mondiale lorsque l’enjeu était la paix, puis avec le marché commun. Mais cela ne peut pas être imaginé seulement par les Français et les Allemands. Dans le monde actuel, les entreprises peuvent aussi jouer un rôle très important aux côtés des gouvernements pour construire cette nouvelle force économique et politique. Car leur contribution sociale devient de plus en plus capitale.
H. V. : Je suis d’accord sur l’urgence de trouver un narratif, car je suis frappé par le décrochage des peuples depuis Maastricht! Il faut retrouver leur soutien. Or, depuis une trentaine d’années, les élites européennes économiques et politiques ne cessent de pousser vers plus d’intégration en raillant ou en méprisant ceux qui ne sont pas sur cette longueur d’onde, ou en les considérant comme de dangereux extrémistes. Le narratif qui obtiendrait le soutien des élites et des peuples serait celui de la préservation de la civilisation, de la culture et du mode de vie européens dans notre monde troublé.
Au cœur de la culture et de la civilisation européennes, il y a aussi le modèle social. Or il est de plus en plus attaqué, accusé d’être un facteur de perte de compétitivité… N’y a-t-il pas là une opposition entre le projet civilisationnel et le dessein économique?
T. B. : Pas du tout! Entre le capitalisme d’Etat chinois et le libéralisme américain, l’Europe incarne une troisième voie. La Chine est confrontée à un énorme problème de vieillissement de sa population, et son système social aura du mal à absorber ce choc. Ce n’est qu’un exemple, mais, en Chine, pour consulter un médecin, vous devez attendre quatre heures pour un rendez-vous de dix minutes. Notre système de santé est bien meilleur. Nous avons une grande expertise à faire valoir, à condition bien sûr que nous sachions protéger notre système, diminuer ses coûts en optimisant l’usage des nouvelles technologies, comme la télémédecine, qui coûte le quart d’une consultation physique pour des pathologies ordinaires.
H. V. : Notre projet économique ne peut pas être de se fondre dans un magma dérégulé, spéculatif, dangereux. Aucun citoyen européen n’y sera favorable. On peut redéfinir l’ambition géopolitique de l’Europe avec un projet économique et écologique convaincant qui inspire le respect aux autres puissances. Il n’y a pas de fatalité.
T. B. : Je sens de l’anxiété et presque de la culpabilité chez les Européens face à notre incapacité à donner naissance à des Facebook ou autres Ali-baba. Faut-il essayer de les copier ? Evidemment non. Il faut à l’inverse cultiver les secteurs d’excellence eu-ropéens qui nous permettront de nous différencier : la santé, l’agriculture, la défense, le climat… L’exigence climatique pourrait faire consensus, mais d’une part les Etats- Unis de Donald Trump sont sortis de l’accord de Paris, et d’autre part cela nécessite des investissements qui vont encore réduire la compétitivité européenne…
H. V. : C’est lié à Trump et c’est conjoncturel. La prise de conscience des risques écologiques s’accélérera ; cela ne se limite d’ailleurs pas au climat, mais concerne aussi la bio-diversité, les déchets, l’artificialisation des sols, etc. Cette prise de conscience a commencé en Europe, alors que c’est le continent qui crée le moins de problèmes écologiques, mais elle va se répandre au monde entier, lentement mais sûrement. Toutes les activités, sur tous les continents, vont être obligées de « s’écologiser » dans les prochaines décennies. Le débat ne portera plus sur la nécessité, mais sur la manière : comment, à quel rythme…? Dans cette perspective, l’Europe peut donner l’exemple, ouvrir des voies, être imitée. Nos propres réponses aux défis peuvent avoir un effet d’entraînement sur d’autres. Les Européens ont des désaccords entre eux sur l’énergie, sur le nucléaire notamment, dont en fait on ne peut se passer pour le moment, mais l’écologie deviendra un élément de compétitivité économique. La question pour les Européens sera d’avoir une influence positive sur les Indiens, les Chinois, les Russes, les Américains. Comment ? Il ne faut pas voir cela comme une contrainte économique nouvelle, ni l’aborder de façon masochiste; l’ensemble du système industriel, et même financier, va investir le champ de l’écologisation, et l’Europe a toutes les cartes en mains.
T. B. : Les pays européens ont été les premiers à freiner l’exploitation du charbon et à prendre des mesures fortes pour la transition énergétique; c’est l’exemple même d’un avantage stratégique que nous pouvons créer en étant les premiers à prendre des initiatives. En Chine et aux Etats-Unis, on n’en est toujours pas à un stade de conscience susceptible de se prolonger en action. La Chine développe des technologies propres, mais elle délocalise les émissions de gaz à effet de serre ; la question essentielle est de les éviter à la base. Quant à savoir si l’écologie réduit la compétitivité en raison des coûts qu’elle entraîne, je considère que c’est un faux problème. Les technologies vertes peuvent avoir le même rendement que les industries polluantes. Le passage des unes aux autres demande du temps et des investissements : il faut favoriser les stratégies de transition écologique, comme le font Schneider ou Total, par exemple. Avec des mesures claires et concrètes, qui permettront un consensus car elles redonnent confiance dans notre capacité à changer les choses. Pour cela, il s’agit d’ores et déjà de favoriser les financements nécessaires et de créer une sorte de marché de la transition qui puisse attirer les investisseurs. H. V. Les mêmes impératifs existent dans l’agriculture et dans le secteur de la construction. Il va y avoir floraison d’inventions, des méthodes et des processus plus performants et plus écologiques. Ce qui suppose de former les différents corps de métier. Dans l’agriculture, après avoir atteint des sommets dans les rendements ultracompétitifs avec un usage intensif de pesticides chimiques, il faut obtenir une productivité écologique. Déjà les exploitations allemandes et françaises n’arrivent pas à suivre la de-mande des produits bio, en pleine croissance ! Il n’y a pas de contradiction entre la qualité et la compétitivité.
T. B. : Il faut mettre la priorité sur quelques secteurs et en faire des exemples de réussite mondiale. Dans le domaine de l’agriculture, mais aussi dans celui de la santé, les moyens numériques sont vraiment essentiels pour devenir compétitifs. Il ne faut pas perdre de vue que la démographie européenne est en déclin : le continent va perdre environ 4 % de sa population active dans les années qui viennent. On ne pourra compenser cette faiblesse apparente qu’en se montrant de plus en plus compétitifs et en intensifiant le recours aux nouvelles technologies.
Pourtant, les Etats-Unis de Trump refusent cette transition, et leurs résultats économiques s’en trouvent renforcés…
T. B. : Le président américain ne représente pas à lui seul tous les Etats-Unis. Vous trouverez de nombreux chefs d’entreprise et décideurs qui sont très actifs dans le champ de la transition écologique. Le fait que l’administration américaine ait décidé de sortir de l’accord de Paris a massivement renforcé la prise de conscience autour du climat. Une dynamique profonde est à l’oeuvre dans tous les secteurs.
H. V. : Peu importent les péripéties actuelles, on parle d’un processus sur dix ou vingt ans. De toutes parts, les innovations foisonnent, il faut effectivement raisonner en termes de dynamique.
T. B. : Cela nécessite des investissements différents. Aujourd’hui, en Europe, on investit beaucoup dans la recherche fondamentale et insuffisamment dans la recherche appliquée, laquelle est cruciale pour le développement des technologies de la transition. Il faut changer de focus et s’appuyer bien davantage sur les entreprises pour relever le défi de la réussite.
Face à tant de transformations nécessaires, les politiques semblent être à la remorque du mouvement…
H. V. : S’ils sont à la remorque, ils vont devoir suivre le mouvement réclamé par la société!
T. B. : Donnons en tout cas une chance à la nouvelle Commission et au nouveau leadership européen. Les décideurs doivent pouvoir s’appuyer sur les grandes entreprises, car l’impulsion doit être partagée et soutenue pour avoir un impact décisif.
L’un, qui fut un éminent ministre français des Affaires étrangères, est une des voix les plus respectées en matière de relations internationales; l’autre est un brillant manageur allemand, directeur général d’Axa, porteur d’une réussite qui dépasse les frontières. Tous deux partagent une vision dynamique de l’Europe, susceptible d’affronter les défis du futur sans les réflexes du passé. A l’heure où l’Union européenne vient de se doter d’une nouvelle équipe dirigeante, avec Ursula von der Leyen à la tête de la Commission, Hubert Védrine et Thomas Buberl débattent des opportunités nouvelles et des pistes d’action.
Alors que la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine ne cesse de grandir, l’Europe ne parvient pas à s’affirmer comme une puissance. Pourquoi?
Hubert Védrine : Soyons clair, ce qu’on appelle l’Europe, c’est-à-dire cette construction d’après guerre destinée à accoucher d’un marché commun, puis unique, n’a jamais été pensée comme une puissance. Cette notion est absente des projets des pères fondateurs, elle n’est pas inscrite dans son ADN. L’Europe est la fille de la paix, imposée par les Américains (et les Soviétiques), et elle est à l’origine un projet américain abrité sous le parapluie de l’Alliance atlantique et préfiguré par le plan Marshall. C’est à l’intérieur de ce cadre protégé que la construction européenne s’est développée. Ce n’est que des décennies plus tard, notamment pendant la période Mitterrand-Kohl-Delors, que l’idée de puissance, sous l’impulsion des Français, est apparue. Mais elle est loin de faire l’unanimité parmi les Etats membres. Certains trouvent l’idée dangereuse, ou dépassée. D’autres pensent que c’est une astuce de la France pour retrouver un rôle de leader. Tous ceux qui proposent que l’Europe devienne une sorte de puissance doivent savoir que cela impose de corriger les fondamentaux de l’Europe. Quand on aura réveillé chez les Européens l’idée de puissance, alors il faudra la maîtriser, et savoir à quoi l’appliquer.
Thomas Buberl : Il est vrai que l’Europe a d’abord été construite comme un projet de paix, c’est le sens de l’entente franco-allemande. Puis nous avons vécu une période de puissance économique inégalée. La combinaison des forces a permis la création du plus grand marché au monde. Et de nombreux grands groupes, comme Airbus mais aussi Axa, ont prospéré sur ces bases puis sont devenus des entreprises mondiales. L’Europe vit en quelque sorte son adolescence : peut-elle entrer dans l’âge adulte de la puissance politique? Les prochains mois et années nous le diront. Mais il existe des différences de vue fortes. Prenons l’exemple de nos relations avec la Chine et des tensions en mer de Chine. Les Allemands conçoivent ce problème avec une logique purement économique et se désintéressent de la partie militaire; les Français, à l’opposé, le regardent de façon plus stratégique, systémique. Plus fonda-mentalement, les Européens sont-ils capables de créer leur propre para-pluie nucléaire, d’imaginer un système de défense au-delà des capacités militaires de la France et du Royaume-Uni? Nous sommes à ce point de bascule. Nous avons besoin de leaders pour incarner ce troisième chapitre de l’histoire européenne. Aujourd’hui, je n’en vois aucun pour assumer le narratif de la puissance.
La puissance peut-elle émerger alors que le couple franco-allemand paraît aujourd’hui si faible?
H. V. : Il n’y a plus à proprement parler de couple franco-allemand depuis la fin de l’ère Mitterrand-Kohl et la réunification. Les incantations pour la reformation du tandem franco-allemand sont sans effet. C’est un gémissement d’ailleurs très français. En Allemagne, certaines personnalités ont poussé dans ce sens, comme l’ex-ministre des finances Wolfgang Schäuble – mais à la condition que la France équilibre ses comptes… ce qu’elle ne sait pas faire. D’autres Allemands pensent que la relation avec la Pologne est aussi importante. Pour que l’Europe fonctionne mieux, pour qu’elle utilise mieux ses potentiels, il faut une entente franco-allemande, mais on n’a plus besoin de phraséologie sentimentale pour cela. Et même l’idée d’entente ne va pas de soi, elle est à reformuler, à reconstruire, à redémontrer.
T. B. : Nous devons dépasser cette phase de focalisation sur le couple franco-allemand, même s’il reste important. Il faut inventer aujourd’hui un nouveau projet collectif, comme nous avons su le faire après la Secconde Guerre mondiale lorsque l’enjeu était la paix, puis avec le marché commun. Mais cela ne peut pas être imaginé seulement par les Français et les Allemands. Dans le monde actuel, les entreprises peuvent aussi jouer un rôle très important aux côtés des gouvernements pour construire cette nouvelle force économique et politique. Car leur contribution sociale devient de plus en plus capitale.
H. V. : Je suis d’accord sur l’urgence de trouver un narratif, car je suis frappé par le décrochage des peuples depuis Maastricht! Il faut retrouver leur soutien. Or, depuis une trentaine d’années, les élites européennes économiques et politiques ne cessent de pousser vers plus d’intégration en raillant ou en méprisant ceux qui ne sont pas sur cette longueur d’onde, ou en les considérant comme de dangereux extrémistes. Le narratif qui obtiendrait le soutien des élites et des peuples serait celui de la préservation de la civilisation, de la culture et du mode de vie européens dans notre monde troublé.
Au cœur de la culture et de la civilisation européennes, il y a aussi le modèle social. Or il est de plus en plus attaqué, accusé d’être un facteur de perte de compétitivité… N’y a-t-il pas là une opposition entre le projet civilisationnel et le dessein économique?
T. B. : Pas du tout! Entre le capitalisme d’Etat chinois et le libéralisme américain, l’Europe incarne une troisième voie. La Chine est confrontée à un énorme problème de vieillissement de sa population, et son système social aura du mal à absorber ce choc. Ce n’est qu’un exemple, mais, en Chine, pour consulter un médecin, vous devez attendre quatre heures pour un rendez-vous de dix minutes. Notre système de santé est bien meilleur. Nous avons une grande expertise à faire valoir, à condition bien sûr que nous sachions protéger notre système, diminuer ses coûts en optimisant l’usage des nouvelles technologies, comme la télémédecine, qui coûte le quart d’une consultation physique pour des pathologies ordinaires.
H. V. : Notre projet économique ne peut pas être de se fondre dans un magma dérégulé, spéculatif, dangereux. Aucun citoyen européen n’y sera favorable. On peut redéfinir l’ambition géopolitique de l’Europe avec un projet économique et écologique convaincant qui inspire le respect aux autres puissances. Il n’y a pas de fatalité.
T. B. : Je sens de l’anxiété et presque de la culpabilité chez les Européens face à notre incapacité à donner naissance à des Facebook ou autres Ali-baba. Faut-il essayer de les copier ? Evidemment non. Il faut à l’inverse cultiver les secteurs d’excellence eu-ropéens qui nous permettront de nous différencier : la santé, l’agriculture, la défense, le climat… L’exigence climatique pourrait faire consensus, mais d’une part les Etats- Unis de Donald Trump sont sortis de l’accord de Paris, et d’autre part cela nécessite des investissements qui vont encore réduire la compétitivité européenne…
H. V. : C’est lié à Trump et c’est conjoncturel. La prise de conscience des risques écologiques s’accélérera ; cela ne se limite d’ailleurs pas au climat, mais concerne aussi la bio-diversité, les déchets, l’artificialisation des sols, etc. Cette prise de conscience a commencé en Europe, alors que c’est le continent qui crée le moins de problèmes écologiques, mais elle va se répandre au monde entier, lentement mais sûrement. Toutes les activités, sur tous les continents, vont être obligées de « s’écologiser » dans les prochaines décennies. Le débat ne portera plus sur la nécessité, mais sur la manière : comment, à quel rythme…? Dans cette perspective, l’Europe peut donner l’exemple, ouvrir des voies, être imitée. Nos propres réponses aux défis peuvent avoir un effet d’entraînement sur d’autres. Les Européens ont des désaccords entre eux sur l’énergie, sur le nucléaire notamment, dont en fait on ne peut se passer pour le moment, mais l’écologie deviendra un élément de compétitivité économique. La question pour les Européens sera d’avoir une influence positive sur les Indiens, les Chinois, les Russes, les Américains. Comment ? Il ne faut pas voir cela comme une contrainte économique nouvelle, ni l’aborder de façon masochiste; l’ensemble du système industriel, et même financier, va investir le champ de l’écologisation, et l’Europe a toutes les cartes en mains.
T. B. : Les pays européens ont été les premiers à freiner l’exploitation du charbon et à prendre des mesures fortes pour la transition énergétique; c’est l’exemple même d’un avantage stratégique que nous pouvons créer en étant les premiers à prendre des initiatives. En Chine et aux Etats-Unis, on n’en est toujours pas à un stade de conscience susceptible de se prolonger en action. La Chine développe des technologies propres, mais elle délocalise les émissions de gaz à effet de serre ; la question essentielle est de les éviter à la base. Quant à savoir si l’écologie réduit la compétitivité en raison des coûts qu’elle entraîne, je considère que c’est un faux problème. Les technologies vertes peuvent avoir le même rendement que les industries polluantes. Le passage des unes aux autres demande du temps et des investissements : il faut favoriser les stratégies de transition écologique, comme le font Schneider ou Total, par exemple. Avec des mesures claires et concrètes, qui permettront un consensus car elles redonnent confiance dans notre capacité à changer les choses. Pour cela, il s’agit d’ores et déjà de favoriser les financements nécessaires et de créer une sorte de marché de la transition qui puisse attirer les investisseurs. H. V. Les mêmes impératifs existent dans l’agriculture et dans le secteur de la construction. Il va y avoir floraison d’inventions, des méthodes et des processus plus performants et plus écologiques. Ce qui suppose de former les différents corps de métier. Dans l’agriculture, après avoir atteint des sommets dans les rendements ultracompétitifs avec un usage intensif de pesticides chimiques, il faut obtenir une productivité écologique. Déjà les exploitations allemandes et françaises n’arrivent pas à suivre la de-mande des produits bio, en pleine croissance ! Il n’y a pas de contradiction entre la qualité et la compétitivité.
T. B. : Il faut mettre la priorité sur quelques secteurs et en faire des exemples de réussite mondiale. Dans le domaine de l’agriculture, mais aussi dans celui de la santé, les moyens numériques sont vraiment essentiels pour devenir compétitifs. Il ne faut pas perdre de vue que la démographie européenne est en déclin : le continent va perdre environ 4 % de sa population active dans les années qui viennent. On ne pourra compenser cette faiblesse apparente qu’en se montrant de plus en plus compétitifs et en intensifiant le recours aux nouvelles technologies.
Pourtant, les Etats-Unis de Trump refusent cette transition, et leurs résultats économiques s’en trouvent renforcés…
T. B. : Le président américain ne représente pas à lui seul tous les Etats-Unis. Vous trouverez de nombreux chefs d’entreprise et décideurs qui sont très actifs dans le champ de la transition écologique. Le fait que l’administration américaine ait décidé de sortir de l’accord de Paris a massivement renforcé la prise de conscience autour du climat. Une dynamique profonde est à l’oeuvre dans tous les secteurs.
H. V. : Peu importent les péripéties actuelles, on parle d’un processus sur dix ou vingt ans. De toutes parts, les innovations foisonnent, il faut effectivement raisonner en termes de dynamique.
T. B. : Cela nécessite des investissements différents. Aujourd’hui, en Europe, on investit beaucoup dans la recherche fondamentale et insuffisamment dans la recherche appliquée, laquelle est cruciale pour le développement des technologies de la transition. Il faut changer de focus et s’appuyer bien davantage sur les entreprises pour relever le défi de la réussite.
Face à tant de transformations nécessaires, les politiques semblent être à la remorque du mouvement…
H. V. : S’ils sont à la remorque, ils vont devoir suivre le mouvement réclamé par la société!
T. B. : Donnons en tout cas une chance à la nouvelle Commission et au nouveau leadership européen. Les décideurs doivent pouvoir s’appuyer sur les grandes entreprises, car l’impulsion doit être partagée et soutenue pour avoir un impact décisif.