Interview d’Hubert Védrine accordée à Marc Sémo après les «révélations» par WikiLeaks des correspondances diplomatiques du département d’état.

«Ne confondons pas déballage généralisé et transparence»

Ancien secrétaire général de l’Elysée de François Mitterrand et ex-ministre des affaires étrangères du gouvernement de Lionel Jospin, Hubert Vedrine, spécialiste des relations internationales (1) analyse les effets des récentes mises en ligne de Wikileaks

Avez vous été surpris par le contenu de ces documents mis en ligne?
Pour ce que j’en ai vu jusqu’ici, il n’y a pas de grandes révélations sur la politique étrangère américaine. Il n’y a pas non plus de raison de s’étonner particulièrement des jugements portés sur les uns et les autres par les diplomates, américains ou autres. Si on avait lu par exemple que Jean-David Lévitte avait présenté l’Iran comme une démocratie exemplaire cela aurait été surprenant, mais il en parle dans le télégramme cité comme «d’un Etat fasciste». Finalement, tout cela montre qu’aujourd’hui les choses sont assez bien connues en matière de politique extérieure. Et qu’il y a en revanche une différence évidente entre ce qui est dit publiquement par les diplomates pour des raisons de prudence, de courtoisie ou de calcul et ce qu’ils disent en privé ou écrivent dans les rapports à diffusion restreinte destinés à leurs supérieurs. Mais, cette différence n’est propre ni à la diplomatie américaine, ni à la diplomatie en général, ni même au seul monde politique.

La confidentialité est elle une nécessité?

La confiance l’est.
Dans la diplomatie, comme dans n’importe quelle négociation,ou pour toute prise de décision dans un collectif organisé -une équipe chirurgicale confrontée à un cas difficile ou le comité de rédaction d’un journal- il faut pouvoir échanger des arguments avec franchise, et donc en confiance. Si celle-ci n’est pas garantie et que les présents parlent comme s’ils étaient en public, le débat ne sera pas le même.

Quelles peuvent être les conséquences sur les diplomates?

Un handicap, une perte de temps et d’efficacité.
La sécurité électronique sera renforcée. Les échanges véritables passeront par d’autres canaux. Dans ce cas, la publication des télégrammes n’a pas eu, au moins jusqu’ici, de graves conséquences. L’aspect Robin des Bois libertaire de cette mise en ligne de documents confidentiels peut plaire à certains. Mais, sur le principe, il n’y a pas de quoi se réjouir. De telles publications auraient pu faire avorter de délicats processus diplomatiques en cours. Par exemple au Proche-Orient, où la révélation prématurée de concessions envisagées déclencherait à coup sûr les extrémistes des deux bords. Si en leurs temps, les ouvertures d’Henry Kissinger vis à vis de Pékin avaient été mises trop tôt sur la place publique, les faucons du Parti républicain et les lobbys pro-Taiwan les auraient tuées dans l’œuf. C’est valable à chaque fois que l’action diplomatique doit aller contre les passions de son propre camp. C’est valable en politique, dans le monde des affaires et dans tant d’autres domaines. Il ne faut pas confondre déballage généralisé et transparence. Le nécessaire contrôle démocratique n’est pas condamné à prendre la forme d’un Big Brother électronique ou de règlements de comptes! Ou alors, il nous faut renoncer à toute notre conception des libertés organisées que nous développons depuis le XVIIIe siècle.

La transparence est une illusion?

Depuis vingt ans ou trente ans la transparence est présentée comme un progrès en soi, une panacée, sans que l’on en fixe les limites sinon celles définies par la loi à propos de la diffamation. L’origine lointaine de cette croyance remonte à l’après Première Guerre mondiale et à la croisade du président Woodroow Wilson contre la diplomatie «secrète». Il pensait que c’est celle-ci qui avait conduit au carnage de 14-18 –ce qui se discute, la publicité pouvant attiser les passions-, et voulait donc une diplomatie la plus ouverte et publique possible. Le jeune pouvoir soviétique avait repris ce thème du refus des clauses secrètes dans les traités, l’utilisant comme un moyen de propagande contre l’autre camp. L’utopie d’une politique menée dans la transparence a depuis été relayée et accentuée par la puissance croissante des médias, qui ont repoussé sans cesse la limite de ce qui peut être dit et écrit. Puis il y eut l’irruption des nouveaux médias électroniques. WikiLeaks est l’aboutissement d’un tel processus.

Ces nouveaux médias changent donc la donne…

Un soldat frustré qui veut se venger -car telle serait, nous dit-on, l’origine des fuites –aurait, il y a encore un demi-siècle dérobé et mis sur la place publique une douzaine de télégrammes secrets. Ce qui se passe démontre à nouveau l’extraordinaire vulnérabilité des sociétés entièrement connectées.

Recueilli par Marc SEMO
(1) Dernier ouvrage paru: «Le temps des chimères», Fayard, 2009.

Interview d’Hubert Védrine accordée à Marc Sémo après les «révélations» par WikiLeaks des correspondances diplomatiques du département d’état.

Hubert Vedrine

Interview d’Hubert Védrine accordée à Marc Sémo après les «révélations» par WikiLeaks des correspondances diplomatiques du département d’état.

«Ne confondons pas déballage généralisé et transparence»

Ancien secrétaire général de l’Elysée de François Mitterrand et ex-ministre des affaires étrangères du gouvernement de Lionel Jospin, Hubert Vedrine, spécialiste des relations internationales (1) analyse les effets des récentes mises en ligne de Wikileaks

Avez vous été surpris par le contenu de ces documents mis en ligne?
Pour ce que j’en ai vu jusqu’ici, il n’y a pas de grandes révélations sur la politique étrangère américaine. Il n’y a pas non plus de raison de s’étonner particulièrement des jugements portés sur les uns et les autres par les diplomates, américains ou autres. Si on avait lu par exemple que Jean-David Lévitte avait présenté l’Iran comme une démocratie exemplaire cela aurait été surprenant, mais il en parle dans le télégramme cité comme «d’un Etat fasciste». Finalement, tout cela montre qu’aujourd’hui les choses sont assez bien connues en matière de politique extérieure. Et qu’il y a en revanche une différence évidente entre ce qui est dit publiquement par les diplomates pour des raisons de prudence, de courtoisie ou de calcul et ce qu’ils disent en privé ou écrivent dans les rapports à diffusion restreinte destinés à leurs supérieurs. Mais, cette différence n’est propre ni à la diplomatie américaine, ni à la diplomatie en général, ni même au seul monde politique.

La confidentialité est elle une nécessité?

La confiance l’est.
Dans la diplomatie, comme dans n’importe quelle négociation,ou pour toute prise de décision dans un collectif organisé -une équipe chirurgicale confrontée à un cas difficile ou le comité de rédaction d’un journal- il faut pouvoir échanger des arguments avec franchise, et donc en confiance. Si celle-ci n’est pas garantie et que les présents parlent comme s’ils étaient en public, le débat ne sera pas le même.

Quelles peuvent être les conséquences sur les diplomates?

Un handicap, une perte de temps et d’efficacité.
La sécurité électronique sera renforcée. Les échanges véritables passeront par d’autres canaux. Dans ce cas, la publication des télégrammes n’a pas eu, au moins jusqu’ici, de graves conséquences. L’aspect Robin des Bois libertaire de cette mise en ligne de documents confidentiels peut plaire à certains. Mais, sur le principe, il n’y a pas de quoi se réjouir. De telles publications auraient pu faire avorter de délicats processus diplomatiques en cours. Par exemple au Proche-Orient, où la révélation prématurée de concessions envisagées déclencherait à coup sûr les extrémistes des deux bords. Si en leurs temps, les ouvertures d’Henry Kissinger vis à vis de Pékin avaient été mises trop tôt sur la place publique, les faucons du Parti républicain et les lobbys pro-Taiwan les auraient tuées dans l’œuf. C’est valable à chaque fois que l’action diplomatique doit aller contre les passions de son propre camp. C’est valable en politique, dans le monde des affaires et dans tant d’autres domaines. Il ne faut pas confondre déballage généralisé et transparence. Le nécessaire contrôle démocratique n’est pas condamné à prendre la forme d’un Big Brother électronique ou de règlements de comptes! Ou alors, il nous faut renoncer à toute notre conception des libertés organisées que nous développons depuis le XVIIIe siècle.

La transparence est une illusion?

Depuis vingt ans ou trente ans la transparence est présentée comme un progrès en soi, une panacée, sans que l’on en fixe les limites sinon celles définies par la loi à propos de la diffamation. L’origine lointaine de cette croyance remonte à l’après Première Guerre mondiale et à la croisade du président Woodroow Wilson contre la diplomatie «secrète». Il pensait que c’est celle-ci qui avait conduit au carnage de 14-18 –ce qui se discute, la publicité pouvant attiser les passions-, et voulait donc une diplomatie la plus ouverte et publique possible. Le jeune pouvoir soviétique avait repris ce thème du refus des clauses secrètes dans les traités, l’utilisant comme un moyen de propagande contre l’autre camp. L’utopie d’une politique menée dans la transparence a depuis été relayée et accentuée par la puissance croissante des médias, qui ont repoussé sans cesse la limite de ce qui peut être dit et écrit. Puis il y eut l’irruption des nouveaux médias électroniques. WikiLeaks est l’aboutissement d’un tel processus.

Ces nouveaux médias changent donc la donne…

Un soldat frustré qui veut se venger -car telle serait, nous dit-on, l’origine des fuites –aurait, il y a encore un demi-siècle dérobé et mis sur la place publique une douzaine de télégrammes secrets. Ce qui se passe démontre à nouveau l’extraordinaire vulnérabilité des sociétés entièrement connectées.

Recueilli par Marc SEMO
(1) Dernier ouvrage paru: «Le temps des chimères», Fayard, 2009.

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Interview d’Hubert Védrine accordée à Marc Sémo après les «révélations» par WikiLeaks des correspondances diplomatiques du département d’état.
30/11/2010