Quel bilan peut-on tirer d’un an de politique étrangère de Barack Obama?
Il est prématuré, et compliqué, de porter un jugement après une si courte période. Qui se rappelle quelle était la situation d’un Clinton ou d’un Bush au bout d’un an de présidence? Obama a, je crois, l’ambition de redéfinir profondément la politique étrangère des Etats-Unis. Il a rompu avec les concepts de l’administration Bush, ce cocktail très particulier alliant les néo-conservateurs alignés sur le Likoud israélien, les évangélistes et les nationalistes classiques.
Il ne faut pas le juger à l’aune d’attentes démesurées qui ont été suscitées, notamment en Europe, par l’élection d’un «noir» à la présidence. C’était hors sujet, il l’avait magnifiquement expliqué dans son discours de Philadelphie. C’est un homme très intelligent, qui a une vision globale du monde, pas seulement de l’Amérique, et qui veut conserver un rôle leader à son pays tout en sachant que ce leadership sera désormais relatif. Il invite à une révolution mentale à laquelle les Américains, et les Occidentaux en général, ne sont pas prêts.
Il faut donc l’analyser comme quelqu’un qui entreprend quelque chose d’immense, qui le fait avec calme mais qui avance ses pions avec une certaine audace. Par exemple, il n’avait aucune raison urgente de faire le discours du Caire, de s’adresser en début de mandat aux masses arabo-musulmanes, pas aux dirigeants, sauf s’il est convaincu que l’idée de conflits des civilisations avancée par Samuel Huntington était fondée, ou du moins qu’il n’était pas faux de parler d’un risque d’engrenage du clash Islam-Occident qu’il faut stopper. Cette démarche s’inscrit en surplomb de toutes ses initiatives en Irak, en Afghanistan ou en Palestine. Il a une vision historique de ces problèmes. On n’en est qu’au début. Je regrette que ce soit encore mal compris, et surtout que les dirigeants européens ne se soient pas organisés pour lui prêter main forte.
Croyez-vous vraiment qu’il a une vision globale du monde? Est-il moins américano-centré que ses prédécesseurs?
Bien sûr! Il est président des Etats-Unis, mais il sait que ce leadership américain relatif devra être exercé dans un monde multipolaire compétitif et instable. Pas schématique et figé comme au temps de la guerre froide. Mais il a été élu d’abord pour répondre à la crise, d’où la priorité aux relations avec la Chine avec laquelle l’inter-dépendance est devenue première.
Cette intuition contredit ce que pensent encore la plupart des responsables occidentaux et des élites qui continuent de croire qu’ils ont pour mission de gérer le monde, soit par leur supériorité militaire, comme c’était le cas de l’équipe Bush, soit par la supériorité morale comme se l’imaginent les Européens armés du «droit-de-l’hommisme» et de la norme.
Obama semble très réaliste. C’est un idéaliste par l’ambition et un réaliste par l’analyse des rapports de force. Il a un potentiel considérable … s’il a le temps de laisser sa marque.
Peut-on dire qu’il a débloqué les relations avec la Russie, notamment en parvenant à un nouvel accord de dénucléarisation?
Il avait hérité de l’administration Bush d’une situation de blocage avec la Russie. Il ne cherche pas une relation «amicale», mais une relation fiable et qui fonctionne. Il a donc travaillé à une réduction mutuelle des armes nucléaires stratégiques et un accord vient d’être signé à Prague, relançant le TNP (Traité sur la non prolifération des armes nucléaires). Cela devrait réjouir la France qui a toujours plaidé pour une dissuasion au niveau minimum, d’autant qu’Obama clarifie les concepts d’emploi de ces armes, et éliminera peut-être aussi celles qui relevaient de l’emploi tactique, si les Russes le font. C’est intelligent. En abandonnant le bouclier anti-missiles tel qu’il avait été conçu sous Bush, et en suspendant l’inutile élargissement de l’OTAN il a créé les conditions d’une relation constructive avec la Russie.
Mais a-t-il fait un quelconque progrès dans la crise avec l’Iran?
Personne n’a de solution miracle. En confirmant la possibilité de transferts de technologies civiles, en relégitimant le TNP, Obama peut espérer isoler l’Iran: il dit aux autres pays que ce que fait l’Iran n’est pas acceptable. Je ne crois pas qu’il veuille déclencher une opération militaire. Il n’est pas à la remorque du Likoud. Il se peut qu’une partie des décideurs israéliens continuent d’être tentés par une opération unilatérale qui ne règlerait pas le problème mais qui pourrait déclencher des représailles iraniennes et obliger l’Amérique à s’engager… Ce n’est pas digne d’Obama.
En proposant de nouvelles sanctions, ciblées sur les Pasdarans, Washington sait que ça ne renversera pas le régime, mais c’est une manière de contenir les Israéliens interventionnistes. Les déclarations du général Petraeus vont dans le même sens lorsqu’il souligne qu’une intervention militaire ne pourrait pas être limitée à des frappes aériennes et que ce serait, en fait, une vraie guerre.
Renforcer les sanctions, laisse planer l’hypothèse d’une intervention militaire, et tendre la main perturbe un régime qui était plus à l’aise dans la confrontation avec Bush. L’ensemble forme une stratégie.
Comment analyser l’attitude des Européens?
Je suis étonné que les Européens ne soient pas plus actifs sur cette ligne et que la France en particulier semble en rester à un certain néo-conservatisme. C’est étrange. Les opinions et les médias ont été enthousiastes parce que les Américains avaient élu un noir. N’ayant pas lu son discours de Philadelphie, ils n’ont pas compris que ce n’était pas le sujet. Obama n’est pas afro-américain, il ne porte pas en lui la victimisation, c’est un métis d’un africain africain et d’une américaine américaine.
On aurait pu penser que les gouvernements européens, débarrassés de l’administration Bush, allaient coopérer avec plaisir avec Washington. En fait il n’y a pas eu d’expression collective européenne organisée, pas de propositions sur les relations avec la Chine, la Russie ou l’Iran. On a eu au contraire la petite compétition habituelle, chacun cherchant à se placer sur la photo, à être le premier à être reçu. Toutes choses sans intérêt puisqu’il était clair dès le début qu’Obama avait été élu pour gérer la crise, donc les relations avec la Chine, la Russie et aussi avec tout l’arc de crise musulman, et que pour lui l’Europe n’était ni un problème, ni une solution. Au lieu de se réjouir de ne pas être un problème et de positiver, les Européens ont hésité puis se sont laissé aller aux commentaires pessimistes sur Obama, sans faire de proposition. Je n’ai pas été choqué qu’Obama ne vienne pas perdre du temps dans un sommet Europe-Etats Unis sans enjeu, ni même qu’il n’aille pas à Berlin: l’Europe, incertaine du présent et inquiète pour l’avenir, est obsédée par les commémorations. Elle n’a pas l’air de comprendre le nouveau film.
Obama n’a-t-il pas été décevant en matière de défense des droits de l’homme?
En comparaison avec qui? De par ce qu’il est, il est certainement viscéralement attaché aux droits de l’homme. Mais la question du droit-de-l’hommisme en politique étrangère, c’est celle de l’imposition des droits de l’homme chez les autres par les Occidentaux. Obama sait très bien que les Occidentaux, quelles que soient leurs convictions, n’ont pas les moyens d’imposer de l’extérieur la démocratie en Chine, ou les droits de l’homme dans les pays arabes.
Il ne gaspille pas son énergie à exiger des choses qu’il n’est pas en mesure d’obtenir. C’est une rupture aussi bien avec les démocrates interventionnistes – du type de mon amie Madeleine Albright ou de ceux qui en France ont plaidé depuis longtemps pour le devoir d’ingérence – qu’avec les néo-conservateurs. Il est assez proche, sur un mode moins cynique, de la grande tradition républicaine modérée en politique étrangère. Bref, la Chine est pour lui un partenaire de sortie de crise avant d’être une terre de mission.
Qu’entendez-vous en parlant des «chimères de l’Occident» (1)
Des ambitions honorables et idéalistes, les nôtres, se transforment en chimères lorsqu’on n’a plus les moyens de les imposer. Continuer à croire que la «mission civilisatrice» même si les termes changent doit rester au cœur de la politique occidentale supposerait que nous soyons toujours sur une sorte d’Olympe. Ceux qui croient cela, militaristes ou droit-de-l’hommistes, continuent à croire que c’est nous qui déterminons tout. Ce n’est plus le cas.
A la fin de la guerre froide, lorsque les Occidentaux ont cru triompher, imposer la démocratie, les droits de l’homme et le marché (dérégulé) et parlaient de «fin de l’histoire», ce train en cachait un autre: celui de la montée en puissance rapide de tous les pays qu’on appelle aujourd’hui les émergents. Désormais les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance, de la morale et des valeurs, qu’ils ont eu depuis le XVIe siècle. Nous sommes jetés brusquement dans cette bagarre sans y être préparés mentalement. L’Occident éducateur, bien intentionné et idéaliste mais aussi conquérant, colonisateur, dominateur, péremptoire, devient chimérique à partir du moment où il n’a plus les moyens de ses ambitions prosélytes. A preuve, le bilan du droit-de-l’hommisme sur trente ans est très faible. Cependant, les autres sociétés évoluent par elles mêmes.
Le thème du protectionnisme n’est plus tabou. Est-ce une remise en cause du libre échange?
Il sera presque impossible de maintenir le libéralisme économique intégral tel qu’il est proclamé dans la doctrine OMC. D’ailleurs les grands pays ne l’appliquent pas intégralement. Réfléchir à des «écluses», environnementales ou sociales au niveau européen comme on l’a proposé, n’est sans doute pas facile mais on n’a plus le droit d’interdire ce débat. D’ailleurs si on revient à Adam Smith le libéralisme économique était l’idéal entre des sociétés comparables.
La mise en concurrence globale et sauvage entre des dizaines de millions de travailleurs asiatiques pauvres et des salariés européens bénéficiant d’un système de protection sociale élaboré ou conquis depuis deux siècles devient dévastatrice. La fable de la «mondialisation heureuse» n’est plus tolérée par les opinions publiques occidentales.
Je ne crois pas qu’on basculera dans «le» protectionnisme. On va aller vers une combinaison adaptable d’ouverture de principe, de protections intelligentes ciblées et transitoires, de régulations et de préparation de l’avenir, une sorte de policy mix. La mise en œuvre devra se faire au niveau européen, mais pour cela il faut que chaque nation participante ait pensé sa propre stratégie. Si on attend une décision européenne préalable à notre place, si on «s’en remet à l’Europe», bien sûr il ne se passera rien.
Propos recueillis par Bernard Poulet
(1) «Le temps des chimères, 2003-2009», Fayard, Octobre 2009
Quel bilan peut-on tirer d’un an de politique étrangère de Barack Obama?
Il est prématuré, et compliqué, de porter un jugement après une si courte période. Qui se rappelle quelle était la situation d’un Clinton ou d’un Bush au bout d’un an de présidence? Obama a, je crois, l’ambition de redéfinir profondément la politique étrangère des Etats-Unis. Il a rompu avec les concepts de l’administration Bush, ce cocktail très particulier alliant les néo-conservateurs alignés sur le Likoud israélien, les évangélistes et les nationalistes classiques.
Il ne faut pas le juger à l’aune d’attentes démesurées qui ont été suscitées, notamment en Europe, par l’élection d’un «noir» à la présidence. C’était hors sujet, il l’avait magnifiquement expliqué dans son discours de Philadelphie. C’est un homme très intelligent, qui a une vision globale du monde, pas seulement de l’Amérique, et qui veut conserver un rôle leader à son pays tout en sachant que ce leadership sera désormais relatif. Il invite à une révolution mentale à laquelle les Américains, et les Occidentaux en général, ne sont pas prêts.
Il faut donc l’analyser comme quelqu’un qui entreprend quelque chose d’immense, qui le fait avec calme mais qui avance ses pions avec une certaine audace. Par exemple, il n’avait aucune raison urgente de faire le discours du Caire, de s’adresser en début de mandat aux masses arabo-musulmanes, pas aux dirigeants, sauf s’il est convaincu que l’idée de conflits des civilisations avancée par Samuel Huntington était fondée, ou du moins qu’il n’était pas faux de parler d’un risque d’engrenage du clash Islam-Occident qu’il faut stopper. Cette démarche s’inscrit en surplomb de toutes ses initiatives en Irak, en Afghanistan ou en Palestine. Il a une vision historique de ces problèmes. On n’en est qu’au début. Je regrette que ce soit encore mal compris, et surtout que les dirigeants européens ne se soient pas organisés pour lui prêter main forte.
Croyez-vous vraiment qu’il a une vision globale du monde? Est-il moins américano-centré que ses prédécesseurs?
Bien sûr! Il est président des Etats-Unis, mais il sait que ce leadership américain relatif devra être exercé dans un monde multipolaire compétitif et instable. Pas schématique et figé comme au temps de la guerre froide. Mais il a été élu d’abord pour répondre à la crise, d’où la priorité aux relations avec la Chine avec laquelle l’inter-dépendance est devenue première.
Cette intuition contredit ce que pensent encore la plupart des responsables occidentaux et des élites qui continuent de croire qu’ils ont pour mission de gérer le monde, soit par leur supériorité militaire, comme c’était le cas de l’équipe Bush, soit par la supériorité morale comme se l’imaginent les Européens armés du «droit-de-l’hommisme» et de la norme.
Obama semble très réaliste. C’est un idéaliste par l’ambition et un réaliste par l’analyse des rapports de force. Il a un potentiel considérable … s’il a le temps de laisser sa marque.
Peut-on dire qu’il a débloqué les relations avec la Russie, notamment en parvenant à un nouvel accord de dénucléarisation?
Il avait hérité de l’administration Bush d’une situation de blocage avec la Russie. Il ne cherche pas une relation «amicale», mais une relation fiable et qui fonctionne. Il a donc travaillé à une réduction mutuelle des armes nucléaires stratégiques et un accord vient d’être signé à Prague, relançant le TNP (Traité sur la non prolifération des armes nucléaires). Cela devrait réjouir la France qui a toujours plaidé pour une dissuasion au niveau minimum, d’autant qu’Obama clarifie les concepts d’emploi de ces armes, et éliminera peut-être aussi celles qui relevaient de l’emploi tactique, si les Russes le font. C’est intelligent. En abandonnant le bouclier anti-missiles tel qu’il avait été conçu sous Bush, et en suspendant l’inutile élargissement de l’OTAN il a créé les conditions d’une relation constructive avec la Russie.
Mais a-t-il fait un quelconque progrès dans la crise avec l’Iran?
Personne n’a de solution miracle. En confirmant la possibilité de transferts de technologies civiles, en relégitimant le TNP, Obama peut espérer isoler l’Iran: il dit aux autres pays que ce que fait l’Iran n’est pas acceptable. Je ne crois pas qu’il veuille déclencher une opération militaire. Il n’est pas à la remorque du Likoud. Il se peut qu’une partie des décideurs israéliens continuent d’être tentés par une opération unilatérale qui ne règlerait pas le problème mais qui pourrait déclencher des représailles iraniennes et obliger l’Amérique à s’engager… Ce n’est pas digne d’Obama.
En proposant de nouvelles sanctions, ciblées sur les Pasdarans, Washington sait que ça ne renversera pas le régime, mais c’est une manière de contenir les Israéliens interventionnistes. Les déclarations du général Petraeus vont dans le même sens lorsqu’il souligne qu’une intervention militaire ne pourrait pas être limitée à des frappes aériennes et que ce serait, en fait, une vraie guerre.
Renforcer les sanctions, laisse planer l’hypothèse d’une intervention militaire, et tendre la main perturbe un régime qui était plus à l’aise dans la confrontation avec Bush. L’ensemble forme une stratégie.
Comment analyser l’attitude des Européens?
Je suis étonné que les Européens ne soient pas plus actifs sur cette ligne et que la France en particulier semble en rester à un certain néo-conservatisme. C’est étrange. Les opinions et les médias ont été enthousiastes parce que les Américains avaient élu un noir. N’ayant pas lu son discours de Philadelphie, ils n’ont pas compris que ce n’était pas le sujet. Obama n’est pas afro-américain, il ne porte pas en lui la victimisation, c’est un métis d’un africain africain et d’une américaine américaine.
On aurait pu penser que les gouvernements européens, débarrassés de l’administration Bush, allaient coopérer avec plaisir avec Washington. En fait il n’y a pas eu d’expression collective européenne organisée, pas de propositions sur les relations avec la Chine, la Russie ou l’Iran. On a eu au contraire la petite compétition habituelle, chacun cherchant à se placer sur la photo, à être le premier à être reçu. Toutes choses sans intérêt puisqu’il était clair dès le début qu’Obama avait été élu pour gérer la crise, donc les relations avec la Chine, la Russie et aussi avec tout l’arc de crise musulman, et que pour lui l’Europe n’était ni un problème, ni une solution. Au lieu de se réjouir de ne pas être un problème et de positiver, les Européens ont hésité puis se sont laissé aller aux commentaires pessimistes sur Obama, sans faire de proposition. Je n’ai pas été choqué qu’Obama ne vienne pas perdre du temps dans un sommet Europe-Etats Unis sans enjeu, ni même qu’il n’aille pas à Berlin: l’Europe, incertaine du présent et inquiète pour l’avenir, est obsédée par les commémorations. Elle n’a pas l’air de comprendre le nouveau film.
Obama n’a-t-il pas été décevant en matière de défense des droits de l’homme?
En comparaison avec qui? De par ce qu’il est, il est certainement viscéralement attaché aux droits de l’homme. Mais la question du droit-de-l’hommisme en politique étrangère, c’est celle de l’imposition des droits de l’homme chez les autres par les Occidentaux. Obama sait très bien que les Occidentaux, quelles que soient leurs convictions, n’ont pas les moyens d’imposer de l’extérieur la démocratie en Chine, ou les droits de l’homme dans les pays arabes.
Il ne gaspille pas son énergie à exiger des choses qu’il n’est pas en mesure d’obtenir. C’est une rupture aussi bien avec les démocrates interventionnistes – du type de mon amie Madeleine Albright ou de ceux qui en France ont plaidé depuis longtemps pour le devoir d’ingérence – qu’avec les néo-conservateurs. Il est assez proche, sur un mode moins cynique, de la grande tradition républicaine modérée en politique étrangère. Bref, la Chine est pour lui un partenaire de sortie de crise avant d’être une terre de mission.
Qu’entendez-vous en parlant des «chimères de l’Occident» (1)
Des ambitions honorables et idéalistes, les nôtres, se transforment en chimères lorsqu’on n’a plus les moyens de les imposer. Continuer à croire que la «mission civilisatrice» même si les termes changent doit rester au cœur de la politique occidentale supposerait que nous soyons toujours sur une sorte d’Olympe. Ceux qui croient cela, militaristes ou droit-de-l’hommistes, continuent à croire que c’est nous qui déterminons tout. Ce n’est plus le cas.
A la fin de la guerre froide, lorsque les Occidentaux ont cru triompher, imposer la démocratie, les droits de l’homme et le marché (dérégulé) et parlaient de «fin de l’histoire», ce train en cachait un autre: celui de la montée en puissance rapide de tous les pays qu’on appelle aujourd’hui les émergents. Désormais les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance, de la morale et des valeurs, qu’ils ont eu depuis le XVIe siècle. Nous sommes jetés brusquement dans cette bagarre sans y être préparés mentalement. L’Occident éducateur, bien intentionné et idéaliste mais aussi conquérant, colonisateur, dominateur, péremptoire, devient chimérique à partir du moment où il n’a plus les moyens de ses ambitions prosélytes. A preuve, le bilan du droit-de-l’hommisme sur trente ans est très faible. Cependant, les autres sociétés évoluent par elles mêmes.
Le thème du protectionnisme n’est plus tabou. Est-ce une remise en cause du libre échange?
Il sera presque impossible de maintenir le libéralisme économique intégral tel qu’il est proclamé dans la doctrine OMC. D’ailleurs les grands pays ne l’appliquent pas intégralement. Réfléchir à des «écluses», environnementales ou sociales au niveau européen comme on l’a proposé, n’est sans doute pas facile mais on n’a plus le droit d’interdire ce débat. D’ailleurs si on revient à Adam Smith le libéralisme économique était l’idéal entre des sociétés comparables.
La mise en concurrence globale et sauvage entre des dizaines de millions de travailleurs asiatiques pauvres et des salariés européens bénéficiant d’un système de protection sociale élaboré ou conquis depuis deux siècles devient dévastatrice. La fable de la «mondialisation heureuse» n’est plus tolérée par les opinions publiques occidentales.
Je ne crois pas qu’on basculera dans «le» protectionnisme. On va aller vers une combinaison adaptable d’ouverture de principe, de protections intelligentes ciblées et transitoires, de régulations et de préparation de l’avenir, une sorte de policy mix. La mise en œuvre devra se faire au niveau européen, mais pour cela il faut que chaque nation participante ait pensé sa propre stratégie. Si on attend une décision européenne préalable à notre place, si on «s’en remet à l’Europe», bien sûr il ne se passera rien.
Propos recueillis par Bernard Poulet
(1) «Le temps des chimères, 2003-2009», Fayard, Octobre 2009