Intervention russe en Syrie: la Troisième Guerre mondiale n’aura pas lieu

Il y a deux semaines, dans un article qui a fait couler beaucoup d’encre, le journaliste français Vincent Jauvert écrivait : «L’Histoire retiendra peut-être, à Dieu ne plaise, que le troisième conflit mondial a débuté, à bas bruit, mercredi 30 septembre 2015».
M. Jauvert, qui dresse un parallèle avec les circonstances du déclenchement de la Guerre de 1914, voit dans le double événement que sont la montée des tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite et le début des frappes russes en Syrie, le possible commencement d’une guerre régionale au Moyen-Orient. Par le jeu des alliances ou par effet d’engrenage, nous serions par la suite précipités dans un conflit mondial.
Décryptage avec Hubert Védrine, ancien porte-parole de François Mitterrand, secrétaire général de l’Élysée et ministre des Affaires étrangères de France.

Partagez-vous cette lecture? Le parallèle avec la Guerre de 1914 vous semble-t-il pertinent?
Non. Les médias se croient obligés, pour des raisons de survie économique, de toujours tout exagérer. Ce parallèle est sans aucun fondement. Ni les causes, ni les forces, ni les engrenages entrainant une généralisation ne sont comparables. C’est absurde. Ce qui est vrai, c’est que nous assistons à la désagrégation au Moyen-Orient, du redécoupage de l’Empire ottoman, effectué après 1914-1918, et que ce processus peut encore s’aggraver, qu’aucune puissance régionale, ou aucun membre permanent du conseil de sécurité, ne le contrôle ou ne peut le maîtriser. C’est déjà assez grave comme cela!

Dans son OP-Ed du Washington Post, le politologue Fareed Zakaria avance que «Vladimir Poutine a été en mesure d’agir avec force en Syrie non pas parce qu’il est plus audacieux ou plus décisif que Barack Obama, mais parce qu’il a une stratégie plus claire. Poutine a un allié, le gouvernement Assad. Il a des ennemis, les adversaires de ce gouvernement. Il soutient son allié et combat ses ennemis. Par comparaison, Washington et l’Occident sont confus». La stratégie de Washington et de ses alliés souffre-t-elle d’incohérence?
À l’évidence. Les objectifs des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, et des autres, ne sont pas clairs, les contradictions, normales dans une coalition, ne sont pas surmontées. Zakaria a raison, Poutine est plus cohérent et il fait de la confusion des autres. Est-ce que la neutralisation de Daesh est la vraie priorité? Dans ce cas, fait-on assez? Sinon par qui et quoi veut-on remplacer Assad? Et le peut-on? Contrôlerait-on la suite? Et ainsi de suite… On constate une juxtaposition de prises de position, plutôt qu’une stratégie. Il y a enchevêtrement ou neutralisation de plusieurs stratégies contradictoires.

L’intervention militaire russe a abattu « les cartes « en Syrie. La stratégie américaine est rendue caduque. Les Occidentaux peuvent-ils en revenir ou, comme le prétend Jeffrey A. Stacey, Managing Partner de Geopolicity U.S.A et ancien diplomate sous l’administration Obama « L’Ouest vient de perdre la Syrie comme il a perdu la Crimée «?
Que veut dire : « l’Ouest a perdu la Crimée «? La Crimée a toujours été russe (ou avant, tatare); Khrouchtchev l’avait rattaché à l’Ukraine, on ne sait pourquoi. Poutine l’a récupéré, certes par des moyens condamnables. Mais quel est le rapport avec l’Ouest? Quant à la Syrie, M. Stacey pense qu’il s’agissait de « gagner» la Syrie, liée à Moscou depuis les années 70? On avait cru qu’il s’agissait de faire gagner des opposants démocrates, s’ils avaient été assez nombreux et organisés… En fait le régime alaouite était très dur, et il est devenu atroce mais il ne menace pas directement les États-Unis, ni les Occidentaux, ni Israël. Il est devenu dangereux pour l’Europe (1) parce que la guerre civile fait partir en masse les réfugiés (2) parce que Daesh progresse et installe des bases arrière terroristes.

L’aventure militaire en Syrie n’est-elle pas un pari risqué pour Poutine? Les opérations pourraient durer, elles ont un coût, or l’économie russe est affaiblie?
Bien sûr c’est un risque, peut être un piège. Mais perdre leur seul point d’appui extérieur aurait un cout politique élevé…

Dans un entretien à l’Obs, vous évoquiez deux scénarios pour la suite : La manœuvre russe peut s’avérer soit 1) un facteur de complication définitif ou 2) une occasion pour la Russie de sortir par le haut. Pourriez-vous préciser ces deux scénarios?
Les intérêts vitaux de la Russie et de l’Occident ne s’opposent pas forcément en Syrie si :
1. Les Occidentaux et la Turquie reconnaissent que la Russie a des intérêts vitaux légitimes en Syrie (qui ne se confondent pas forcément avec le soutien à Assad).
2. Et si Moscou accepte qu’à un moment donné Assad doive partir et laisser la place à un gouvernement de transition, où les alaouites et tous les groupes auraient leur place, et obtiendraient des garanties de sécurité.
Si on faisait moins d’Irrealpolitik pour la galerie, et plus de realpolitik – ce serait soluble.

Intervention russe en Syrie: la Troisième Guerre mondiale n’aura pas lieu

Hubert Vedrine

Intervention russe en Syrie: la Troisième Guerre mondiale n’aura pas lieu

Il y a deux semaines, dans un article qui a fait couler beaucoup d’encre, le journaliste français Vincent Jauvert écrivait : «L’Histoire retiendra peut-être, à Dieu ne plaise, que le troisième conflit mondial a débuté, à bas bruit, mercredi 30 septembre 2015».
M. Jauvert, qui dresse un parallèle avec les circonstances du déclenchement de la Guerre de 1914, voit dans le double événement que sont la montée des tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite et le début des frappes russes en Syrie, le possible commencement d’une guerre régionale au Moyen-Orient. Par le jeu des alliances ou par effet d’engrenage, nous serions par la suite précipités dans un conflit mondial.
Décryptage avec Hubert Védrine, ancien porte-parole de François Mitterrand, secrétaire général de l’Élysée et ministre des Affaires étrangères de France.

Partagez-vous cette lecture? Le parallèle avec la Guerre de 1914 vous semble-t-il pertinent?
Non. Les médias se croient obligés, pour des raisons de survie économique, de toujours tout exagérer. Ce parallèle est sans aucun fondement. Ni les causes, ni les forces, ni les engrenages entrainant une généralisation ne sont comparables. C’est absurde. Ce qui est vrai, c’est que nous assistons à la désagrégation au Moyen-Orient, du redécoupage de l’Empire ottoman, effectué après 1914-1918, et que ce processus peut encore s’aggraver, qu’aucune puissance régionale, ou aucun membre permanent du conseil de sécurité, ne le contrôle ou ne peut le maîtriser. C’est déjà assez grave comme cela!

Dans son OP-Ed du Washington Post, le politologue Fareed Zakaria avance que «Vladimir Poutine a été en mesure d’agir avec force en Syrie non pas parce qu’il est plus audacieux ou plus décisif que Barack Obama, mais parce qu’il a une stratégie plus claire. Poutine a un allié, le gouvernement Assad. Il a des ennemis, les adversaires de ce gouvernement. Il soutient son allié et combat ses ennemis. Par comparaison, Washington et l’Occident sont confus». La stratégie de Washington et de ses alliés souffre-t-elle d’incohérence?
À l’évidence. Les objectifs des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, et des autres, ne sont pas clairs, les contradictions, normales dans une coalition, ne sont pas surmontées. Zakaria a raison, Poutine est plus cohérent et il fait de la confusion des autres. Est-ce que la neutralisation de Daesh est la vraie priorité? Dans ce cas, fait-on assez? Sinon par qui et quoi veut-on remplacer Assad? Et le peut-on? Contrôlerait-on la suite? Et ainsi de suite… On constate une juxtaposition de prises de position, plutôt qu’une stratégie. Il y a enchevêtrement ou neutralisation de plusieurs stratégies contradictoires.

L’intervention militaire russe a abattu « les cartes « en Syrie. La stratégie américaine est rendue caduque. Les Occidentaux peuvent-ils en revenir ou, comme le prétend Jeffrey A. Stacey, Managing Partner de Geopolicity U.S.A et ancien diplomate sous l’administration Obama « L’Ouest vient de perdre la Syrie comme il a perdu la Crimée «?
Que veut dire : « l’Ouest a perdu la Crimée «? La Crimée a toujours été russe (ou avant, tatare); Khrouchtchev l’avait rattaché à l’Ukraine, on ne sait pourquoi. Poutine l’a récupéré, certes par des moyens condamnables. Mais quel est le rapport avec l’Ouest? Quant à la Syrie, M. Stacey pense qu’il s’agissait de « gagner» la Syrie, liée à Moscou depuis les années 70? On avait cru qu’il s’agissait de faire gagner des opposants démocrates, s’ils avaient été assez nombreux et organisés… En fait le régime alaouite était très dur, et il est devenu atroce mais il ne menace pas directement les États-Unis, ni les Occidentaux, ni Israël. Il est devenu dangereux pour l’Europe (1) parce que la guerre civile fait partir en masse les réfugiés (2) parce que Daesh progresse et installe des bases arrière terroristes.

L’aventure militaire en Syrie n’est-elle pas un pari risqué pour Poutine? Les opérations pourraient durer, elles ont un coût, or l’économie russe est affaiblie?
Bien sûr c’est un risque, peut être un piège. Mais perdre leur seul point d’appui extérieur aurait un cout politique élevé…

Dans un entretien à l’Obs, vous évoquiez deux scénarios pour la suite : La manœuvre russe peut s’avérer soit 1) un facteur de complication définitif ou 2) une occasion pour la Russie de sortir par le haut. Pourriez-vous préciser ces deux scénarios?
Les intérêts vitaux de la Russie et de l’Occident ne s’opposent pas forcément en Syrie si :
1. Les Occidentaux et la Turquie reconnaissent que la Russie a des intérêts vitaux légitimes en Syrie (qui ne se confondent pas forcément avec le soutien à Assad).
2. Et si Moscou accepte qu’à un moment donné Assad doive partir et laisser la place à un gouvernement de transition, où les alaouites et tous les groupes auraient leur place, et obtiendraient des garanties de sécurité.
Si on faisait moins d’Irrealpolitik pour la galerie, et plus de realpolitik – ce serait soluble.

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28/10/2015