Hubert Védrine: «Les controverses générales sur l’Europe sont épuisées depuis le référendum de 2005»

Q: Pourquoi les gens ne s’intéressent-ils pas à la campagne des élections européennes?

Hubert VÉDRINE: Si la participation baisse régulièrement depuis 1979 (cette fois-ci on ne sait pas), c’est sans doute qu’il y a une lassitude des européens: fatigue des constructions théoriques ou techniques ou des élans lyriques, hors des centres d’intérêts des électeurs. Les controverses générales sur l’Europe sont épuisées depuis le référendum de 2005.
En plus, le rôle précis du Parlement européen n’est toujours pas perçu ni expliqué. C’est pourtant simple! Il s’agit de désigner 72 parlementaires français sur 785 qui auront un important pouvoir de codécision dans des domaines très concrets pour la vie des gens. Il ne s’agit pas d’exprimer un avis sur les gouvernements nationaux, ni sur la présidence française de l’Union, ni sur la poursuite de l’élargissement. Il ne s’agit pas de fantasmer sur un énième nouveau traité qui n’existera pas. Il s’agit plus simplement de décider si le Parlement européen, et donc la Commission qui va en résulter, sera plutôt de droite ou de gauche. C’est une raison civique et politique suffisante pour aller voter! A défaut qu’on ne vienne pas râler contre les futures décisions!

Q: Le PS a donc eu raison de faire une campagne contre José Manuel Barroso, le président de la Commission sortante?
HV: Oui puisque le PS conteste le bilan de cette commission trop libérale et dérégulatrice et hésitante dans la crise, et que José Manuel Barroso symbolise et assume cette orientation politique.

Q: Mais n’a-t-on pas le sentiment que, quoi que l’on vote, M. Barroso sera renouvelé?
HV: Il est démocratiquement choquant que les gouvernements de gauche aient anticipé sur les élections européennes en disant d’avance qu’ils étaient d’accord pour la reconduction de M. Barroso. Comment demander ensuite aux citoyens de prendre plus au sérieux cette élection?

Q: L’ont-ils fait parce qu’ils anticipent la défaite de la gauche ou parce qu’ils apprécient la façon dont M. Barroso gère la Commission?
HV: Sans doute les deux. Les gens au pouvoir s’habituent les uns aux autres et ne sont jamais enthousiasmés par les changements qui les contraignent à réapprendre à se connaître. Et puis beaucoup trouvent Barroso commode puisqu’il accepte avec réalisme que la Commission ne fasse même plus semblant de prétendre qu’elle sera un jour le gouvernement d’une Europe fédérale, ce vieux mythe d’origine. Elle se comporte comme ce qu’elle est, l’organe de la mise en œuvre des orientations fixées par le Conseil européen, jusqu’à en oublier son important pouvoir d’initiative.

Q: Pourquoi les socialistes européens n’ont-t-ils pas proposé de candidat alternatif?
HV: Peut-être parce que les partis de gauche et sociaux démocrates ne sont pas assez homogènes? L’expérience a montré en Europe que les relations entre gouvernements sont plus fortes que les relations idéologiques. L’absence de candidat handicape leur campagne, alors même que les personnalités ne manquent pas.

Q: Pourquoi les sociaux démocrates n’émergent-ils pas en pleine crise du capitalisme financier?
HV: C’est incompréhensible. Peut-être parce qu’une grande partie de la social-démocratie a tellement voulu au cours des trente dernières années se libérer des absurdités du communisme et de l’extrême gauche, qu’elle est partie trop loin dans l’autre sens et que du coup qu’idéologiquement, elle est prise à contre-pied. Ses représentants avaient accepté l’économie de marché qu’ils croyaient régulée, genre capitalisme rhénan, et ils se sont retrouvés dans une sorte de jungle. Et puis brusquement, les gens qui avaient créé cette la jungle disent: «ça ne va plus du tout, il faut refaire du Roosevelt»! Au lieu d’être éberlués, les socio-démocrates devraient être portés par ce revirement.

Q: Les Français aussi?
HV: Oui d’autant qu’ils étaient encore moins adeptes de l’économie-casino que les autres. On leur reprochait ce prétendu «archaïsme». Pourquoi la gauche européenne n’en profite-t-elle pas plus? C’est assez mystérieux. Pourquoi, juste avant le G20 de Londres, n’y a-t-il pas eu un sommet des sociaux-démocrates, pour dire: «Nous vous avions mis en garde. Voila les mesures de relance et de régulation que nous préconisons. Nous serons exigeants par rapport à ce G20, et les suivants»? Cela dit, il n’est pas trop tard pour le faire, car la bataille de la régulation est loin d’être gagnée.

Q: La social démocratie a-t-elle un avenir sur ses bases actuelles?
HV: Un avenir, oui, sur les bases actuelles, non, elles doivent être repensées. Je ne dis pas que la social-démocratie doit abandonner ses éléments identitaires, mais son message ne passe pas. Ce n’est pas un problème idéologique: regardez le retour de l’Etat, orchestré par ceux qui avaient tout fait pour le torpiller et pour dénigrer ses défenseurs. Ils ont opéré un virage sur l’aile: pragmatisme anglo-saxon oblige. Cela devrait restituer sur un plateau à la gauche européenne, si elle veut bien se ressaisir, des thèmes qui lui appartiennent! Elle ne devrait pas être obsédée par le fait que des gouvernements de droite lui volent ses idées – c’est un hommage du vice à la vertu – ou en jargon moderne, de la «triangulation». Pourquoi n’en fait-elle pas autant?

Q: Si le PS fait moins de 20%, Martine Aubry doit-elle continuer?
HV: Le premier secrétaire n’est plus désigné par le bureau national. Un résultat médiocre, si c’est le cas – car rien n’est joué – en comparaison avec le score spécialement bon de la dernière fois, ne sera rien d’autre que celui d’une élection intermédiaire. Sans plus. Idem pour ceux qui auraient «gagné».

Q: L’idée de l’Europe qui protège, invoquée par Nicolas Sarkozy, fonctionne-t-elle?
HV: François Mitterrand l’avait déjà invoquée dans son débat avec Philippe Séguin avant le référendum sur Maastricht, alors même que l’inquiétude par rapport à la mondialisation sauvage était moins forte. Cette inquiétude est forte dans tous les pays d’Europe, pas plus en France qu’ailleurs. Beaucoup de dirigeants et de partis vont payer le fait de n’avoir assumé cette interrogation que trop tard: elle a été tabou pendant des années comme étant «protectionniste». Je ne vois pas comment la gauche européenne, demain, pourra escamoter cette question. D’autant qu’on peut (qu’il faut) distinguer protections et protectionnisme.

Q: Etes-vous pour ou contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne?
HV: Il aurait été plus honnête de dire aux Turcs, dès l’origine: «Nous voulons faire une alliance avec vous, mais l’adhésion n’est pas la meilleure solution. Vous êtes un pays très différent et nous sommes incapables de garantir la ratification du traité d’adhésion par tous les états membres». On s’est engagés dans une autre voie depuis 1963, et surtout en 1999 et la négociation est devenue un levier pour les modernisateurs. Il me paraît impossible et incorrect de changer les règles du jeu en cours de route. Pour éviter une crise avec la Turquie, il y a plusieurs années, on a peut-être semé les germes d’une crise encore plus grande. Il faut sortir de cette crise par le haut et, par ailleurs, mettre quelque part un terme à l’élargissement.

Q: Quels est l’enjeu principal pour l’Europe à l’horizon de 2020?
HV: De savoir si l’Europe sera ou non un pôle dans un monde multipolaire instable et concurrentiel. Si elle sera une puissance ou la simple succursale du système occidental, un espace passif, une grande Suisse dans laquelle il fait bon vivre mais qui n’a pas d’influence sur le cours des évènements. Il y a là un énorme enjeu qui ne dépend pas des traités mais de ce qui se passe dans la tête des gens.

Q: La présidence de Nicolas Sarkozy a-t-elle donné un exemple de ce que pourrait être une Europe acteur dans le monde?
HV: Ce n’est guère transposable. Sa réussite a tenu au fait que c’était la France – un grand pays de l’Union (même chose pour Mme Merkel il y a deux ans) – et que c’était Sarkozy. Quand la présidence repasse à un pays «normal», cet effet s’estompe. Pour que l’Europe devienne un vrai acteur, il faut un sursaut mental collectif des européens et que les Vint-sept aient surmonté leurs contradictions sur les Etats-Unis, la Russie, la Chine, le nucléaire, la régulation, la défense, l’idée même de puissance.

Propos recueillis par Cécile Chambraud et Arnaud Leparmentier

Hubert Védrine: «Les controverses générales sur l’Europe sont épuisées depuis le référendum de 2005»

Hubert Vedrine

Hubert Védrine: «Les controverses générales sur l’Europe sont épuisées depuis le référendum de 2005»

Q: Pourquoi les gens ne s’intéressent-ils pas à la campagne des élections européennes?

Hubert VÉDRINE: Si la participation baisse régulièrement depuis 1979 (cette fois-ci on ne sait pas), c’est sans doute qu’il y a une lassitude des européens: fatigue des constructions théoriques ou techniques ou des élans lyriques, hors des centres d’intérêts des électeurs. Les controverses générales sur l’Europe sont épuisées depuis le référendum de 2005.
En plus, le rôle précis du Parlement européen n’est toujours pas perçu ni expliqué. C’est pourtant simple! Il s’agit de désigner 72 parlementaires français sur 785 qui auront un important pouvoir de codécision dans des domaines très concrets pour la vie des gens. Il ne s’agit pas d’exprimer un avis sur les gouvernements nationaux, ni sur la présidence française de l’Union, ni sur la poursuite de l’élargissement. Il ne s’agit pas de fantasmer sur un énième nouveau traité qui n’existera pas. Il s’agit plus simplement de décider si le Parlement européen, et donc la Commission qui va en résulter, sera plutôt de droite ou de gauche. C’est une raison civique et politique suffisante pour aller voter! A défaut qu’on ne vienne pas râler contre les futures décisions!

Q: Le PS a donc eu raison de faire une campagne contre José Manuel Barroso, le président de la Commission sortante?
HV: Oui puisque le PS conteste le bilan de cette commission trop libérale et dérégulatrice et hésitante dans la crise, et que José Manuel Barroso symbolise et assume cette orientation politique.

Q: Mais n’a-t-on pas le sentiment que, quoi que l’on vote, M. Barroso sera renouvelé?
HV: Il est démocratiquement choquant que les gouvernements de gauche aient anticipé sur les élections européennes en disant d’avance qu’ils étaient d’accord pour la reconduction de M. Barroso. Comment demander ensuite aux citoyens de prendre plus au sérieux cette élection?

Q: L’ont-ils fait parce qu’ils anticipent la défaite de la gauche ou parce qu’ils apprécient la façon dont M. Barroso gère la Commission?
HV: Sans doute les deux. Les gens au pouvoir s’habituent les uns aux autres et ne sont jamais enthousiasmés par les changements qui les contraignent à réapprendre à se connaître. Et puis beaucoup trouvent Barroso commode puisqu’il accepte avec réalisme que la Commission ne fasse même plus semblant de prétendre qu’elle sera un jour le gouvernement d’une Europe fédérale, ce vieux mythe d’origine. Elle se comporte comme ce qu’elle est, l’organe de la mise en œuvre des orientations fixées par le Conseil européen, jusqu’à en oublier son important pouvoir d’initiative.

Q: Pourquoi les socialistes européens n’ont-t-ils pas proposé de candidat alternatif?
HV: Peut-être parce que les partis de gauche et sociaux démocrates ne sont pas assez homogènes? L’expérience a montré en Europe que les relations entre gouvernements sont plus fortes que les relations idéologiques. L’absence de candidat handicape leur campagne, alors même que les personnalités ne manquent pas.

Q: Pourquoi les sociaux démocrates n’émergent-ils pas en pleine crise du capitalisme financier?
HV: C’est incompréhensible. Peut-être parce qu’une grande partie de la social-démocratie a tellement voulu au cours des trente dernières années se libérer des absurdités du communisme et de l’extrême gauche, qu’elle est partie trop loin dans l’autre sens et que du coup qu’idéologiquement, elle est prise à contre-pied. Ses représentants avaient accepté l’économie de marché qu’ils croyaient régulée, genre capitalisme rhénan, et ils se sont retrouvés dans une sorte de jungle. Et puis brusquement, les gens qui avaient créé cette la jungle disent: «ça ne va plus du tout, il faut refaire du Roosevelt»! Au lieu d’être éberlués, les socio-démocrates devraient être portés par ce revirement.

Q: Les Français aussi?
HV: Oui d’autant qu’ils étaient encore moins adeptes de l’économie-casino que les autres. On leur reprochait ce prétendu «archaïsme». Pourquoi la gauche européenne n’en profite-t-elle pas plus? C’est assez mystérieux. Pourquoi, juste avant le G20 de Londres, n’y a-t-il pas eu un sommet des sociaux-démocrates, pour dire: «Nous vous avions mis en garde. Voila les mesures de relance et de régulation que nous préconisons. Nous serons exigeants par rapport à ce G20, et les suivants»? Cela dit, il n’est pas trop tard pour le faire, car la bataille de la régulation est loin d’être gagnée.

Q: La social démocratie a-t-elle un avenir sur ses bases actuelles?
HV: Un avenir, oui, sur les bases actuelles, non, elles doivent être repensées. Je ne dis pas que la social-démocratie doit abandonner ses éléments identitaires, mais son message ne passe pas. Ce n’est pas un problème idéologique: regardez le retour de l’Etat, orchestré par ceux qui avaient tout fait pour le torpiller et pour dénigrer ses défenseurs. Ils ont opéré un virage sur l’aile: pragmatisme anglo-saxon oblige. Cela devrait restituer sur un plateau à la gauche européenne, si elle veut bien se ressaisir, des thèmes qui lui appartiennent! Elle ne devrait pas être obsédée par le fait que des gouvernements de droite lui volent ses idées – c’est un hommage du vice à la vertu – ou en jargon moderne, de la «triangulation». Pourquoi n’en fait-elle pas autant?

Q: Si le PS fait moins de 20%, Martine Aubry doit-elle continuer?
HV: Le premier secrétaire n’est plus désigné par le bureau national. Un résultat médiocre, si c’est le cas – car rien n’est joué – en comparaison avec le score spécialement bon de la dernière fois, ne sera rien d’autre que celui d’une élection intermédiaire. Sans plus. Idem pour ceux qui auraient «gagné».

Q: L’idée de l’Europe qui protège, invoquée par Nicolas Sarkozy, fonctionne-t-elle?
HV: François Mitterrand l’avait déjà invoquée dans son débat avec Philippe Séguin avant le référendum sur Maastricht, alors même que l’inquiétude par rapport à la mondialisation sauvage était moins forte. Cette inquiétude est forte dans tous les pays d’Europe, pas plus en France qu’ailleurs. Beaucoup de dirigeants et de partis vont payer le fait de n’avoir assumé cette interrogation que trop tard: elle a été tabou pendant des années comme étant «protectionniste». Je ne vois pas comment la gauche européenne, demain, pourra escamoter cette question. D’autant qu’on peut (qu’il faut) distinguer protections et protectionnisme.

Q: Etes-vous pour ou contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne?
HV: Il aurait été plus honnête de dire aux Turcs, dès l’origine: «Nous voulons faire une alliance avec vous, mais l’adhésion n’est pas la meilleure solution. Vous êtes un pays très différent et nous sommes incapables de garantir la ratification du traité d’adhésion par tous les états membres». On s’est engagés dans une autre voie depuis 1963, et surtout en 1999 et la négociation est devenue un levier pour les modernisateurs. Il me paraît impossible et incorrect de changer les règles du jeu en cours de route. Pour éviter une crise avec la Turquie, il y a plusieurs années, on a peut-être semé les germes d’une crise encore plus grande. Il faut sortir de cette crise par le haut et, par ailleurs, mettre quelque part un terme à l’élargissement.

Q: Quels est l’enjeu principal pour l’Europe à l’horizon de 2020?
HV: De savoir si l’Europe sera ou non un pôle dans un monde multipolaire instable et concurrentiel. Si elle sera une puissance ou la simple succursale du système occidental, un espace passif, une grande Suisse dans laquelle il fait bon vivre mais qui n’a pas d’influence sur le cours des évènements. Il y a là un énorme enjeu qui ne dépend pas des traités mais de ce qui se passe dans la tête des gens.

Q: La présidence de Nicolas Sarkozy a-t-elle donné un exemple de ce que pourrait être une Europe acteur dans le monde?
HV: Ce n’est guère transposable. Sa réussite a tenu au fait que c’était la France – un grand pays de l’Union (même chose pour Mme Merkel il y a deux ans) – et que c’était Sarkozy. Quand la présidence repasse à un pays «normal», cet effet s’estompe. Pour que l’Europe devienne un vrai acteur, il faut un sursaut mental collectif des européens et que les Vint-sept aient surmonté leurs contradictions sur les Etats-Unis, la Russie, la Chine, le nucléaire, la régulation, la défense, l’idée même de puissance.

Propos recueillis par Cécile Chambraud et Arnaud Leparmentier

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31/05/2009