Hubert Védrine: «Il faut en finir avec les chimères et faire les réformes».

L’Opinion – La visite en France du président chinois Xi-Jinping est-elle importante?

-Oui. La Chine cherche à être reconnue comme une égale par les Etats-Unis, mais ne veut pas être enfermée dans un «G2».Elle traite avec l’Allemagne, comme avec la France qui a bénéficié longtemps d’une situation d’avant-garde grâce à la décision de de Gaulle en 1964. Mais nous sommes en 2014… et elle commence à prendre en considération l’Union européenne La politique étrangère chinoise est en cours de reformulation. Pour nous Français, entretenir et même renforcer nos liens dans les deux sens avec la Chine, notamment sur le plan économique, c’est très important.

L’Opinion -Diriez-vous que l’Europe et d’abord la France ont besoin d’avoir une «politique russe»?

-Oui. C’est vrai pour les Etats-Unis, l’Europe, la France. Ils ont besoin d’une politique russe, qui ne peut pas se limiter à l’antipathie pour Vladimir Poutine! Depuis la fin de l’URSS en 1991, l’occident n’a jamais cherché à établir un vrai partenariat avec la Russie. Et Poutine –qui sait user d’un certaine pouvoir de nuisance et l’accommode d’un certain degré de tension (il n’est pas le seul!)- ne l’a pas cherché non plus. Cela dit, on a eu la chance, que du chaos d’après la chute de l’URSS, ne soit pas sorti pire que Poutine. Aujourd’hui malgré des provocations tous les torts ne sont pas de son côté. Résultat: sur l’Ukraine, on est en train de s’enliser dans une sorte de bras de fer symétrique. Il faudra en sortir. Si Poutine «se contente de la Crimée», cela va se stabiliser, bien qu’Obama et l’OTAN aient intérêt à camper sur une position inflexible. Il faudrait en sortir par une forme de «finlandisation» de l’Ukraine, dont on aurait déjà dû faire un «pont» entre l’Europe et Moscou, assortie de garanties pour les minorités. Mais si Poutine joue avec le feu avec les minorités russophones, ce sera l’escalade… que certains souhaitent…

L’Opinion – Où en est le «couple» franco-allemand ,

-Il n’y a plus de «couple» franco-allemand, au sens strict, depuis la réunification et le départ de Mitterrand et Kohl. C’est un fait! Sans doute, pendant longtemps, a-t-on entendu les perroquets répéter à Paris: «Il faut relancer le couplefranco-allemand pour relancer l’Europe». La vérité, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus de «relation sentimentale» entre la France et l’Allemagne, s’il y en a eu avant, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien. L’Allemagne –qui n’entend pas être seule en première ligne, qui ne veut pas paraître gouverner l’Europe- a intérêt à une entente, à un partenariat , c’est le mot juste, avec la France. Et la France y a évidemment intérêt. L’excès de pathos commémoratif a pu donner le sentiment qu’on n’avait plus de projet pour l’avenir. Il faut une vue à long terme, un travail constant pour faire converger nos politiques, pour construire cette entente chaque jour, sur chaque sujet.

L’Opinion – Dans votre livre, «La France au défi», vous portez sur l’état de la France –que certains décrivent comme «l’homme malade» de l’Europe- un regard acéré et sans concession. Qu’est-ce qui se passe?

-Le constat économique, terrible, n’est pas le mien. C’est un fait. En revanche j’insiste sur le contraste saisissant entre le dynamisme, l’énergie, l’inventivité des Français, et le jugement noir qu’ils portent sur leur propre pays. Ils sont aujourd’hui, le peuple le plus pessimiste du monde. Les Français ne croient plus en la France. Notre pessimisme est notre handicap numéro 1.

L’Opinion – Comment en est-on arrivé là?
-Il y a, bien sûr, le chômage de masse, le poids de dettes, les charges qui pèsent sur les entreprises, l’angoisse des parents pour l’avenir de leurs enfants. Mais à cela s’ajoute une sorte de vexation française. La France –qui a été longtemps présentée comme la «fille aînée de l’Eglise», qui se veut la «patrie des Droits de l’homme», qui revendiquait un message universel à transmettre aux autres et qui, adore donner des leçons à la terre entière- vit douloureusement les mutations du monde: son «message» n’est plus entendu comme hier. Notre pays est jugé prétentieux. Je cite Roger Pol-Droit: «La France est un pays qui adore donner des leçons au monde entier sans jamais en recevoir de personne». Pour les Français -et notamment les élites- cela ne vaut pas le coup si on n’est pas au centre de tout. On ne souhaite pas s’inspirer de ce qui se passe ailleurs: cela ne nous intéresse pas. C’est dramatique.

L’Opinion -Comment sortir de cette impasse psychologique?

-Il y a encore d’autres verrous. C’est une bonne chose d’être historiquement lucide, une autre de verser dans une sorte de repentance expiatoire outrancière, de culpabilité collective. Voyez par exemple l’affaire de l’esclavage: c’est arrivé dans le débat public comme si c’était une monstruosité spécifiquement française. C’est faux: il y a eu d’autres pays européens, une filière esclavagiste intra-africaine, une autre arabe, etc. Cela n’excuse rien mais pourquoi cela alimente-t-il une sorte de détestation de soi? Il y a là un nœud qu’il faut trancher.

L’Opinion – Un «nœud» psychologique?

– Malgré l’effondrement de 1940, ce pays était redevenu fanfaron, prétentieux et n’était pas loin de se considérer comme un peuple élu (l’universalisme). Le voici, à l’inverse, dépité. Aujourd’hui, notre «compétitivité psychologique» est au plus bas. Dans les pays émergents, qui ont pourtant d’énormes problèmes devant eux, les gens ont une énergie formidable, ils pensent que l’avenir sera meilleur. Nous, c’est «lose-lose»: on a, il est vrai, tellement menti sur le «win-win» (le «gagnant-gagnant». NDLR) que cela nous revient en boomerang! Or nous avons un potentiel géant, si nous trouvons en nous la force de nous adapter, si nous acceptons d’ apprendre des autres, de leur expériences, de leur histoire, de leurs réformes.

L’Opinion – La France n’est pas le seul pays à regretter sa grandeurpassée…

-Bien sûr.! Tous les pays hier dominants sont passés par là à un moment ou à un autre. Souvenons-nous de la phrase de Poutine: «Ceux qui ne regrettent pas l’URSS n’ont pas de cœur. Ceux qui rêvent de la reconstituer n’ont pas de tête» (espérons qu’il s’en souvient!). Pas moins lucides, des britanniques on dit, à l’occasion de la Syrie: «Il faut qu’on admette enfin qu’on n’est ni plus ni moins important que la France». La Grande-Bretagne, il est vrai, même impériale, ne s’est jamais prétendue universelle: c’est donc, pour elle, moins humiliant. Les peuples ont besoin de mythes, mais quand il n’y a plus que les mythes, et qu’ils dysfonctionnent, c’est asphyxiant. Lionel Jospin vient d’écrire un livre fort sur le bonapartisme: la fascination Napoléon demeure alors que son bilan, en 1815, est négatif pour la France.

L’Opinion – La réforme, compte tenu de la «faible compétitivité psychologique» que vous décrivez, est-elle possible en France?

-Oui. Répéter que nous serions un pays qui préfère la révolution à la réforme est, aujourd’hui stérile. Mais notre pays est quand même, c’est vrai, difficilement réformable. Tout est auto-bloquant, surtout quand le moteur économique tourne au ralenti.

L’Opinion – Où est la clé pour débloquer les verrous?
-On a enmains plus de cartes qu’on ne croit. Il faut d’abord surmonter le déni, cesser de raser les murs, d’attendre, en finir avec les chimères et les diversions, cesser d’attendre un scénario mondial -ou européen- magique qui nous dispenserait de faire les réformes nécessaires. Le concept trou noir»d’Europe», positif ou négatif, ne nous aide pas, à cet égard, à faire ce travail-clé et préalable sur nous-mêmes. Ensuite il faut engager pour de bon et vite, les réformes. La droite, on l’a vu, n’y est pas arrivée. La gauche s’est retrouvée au pouvoir alors que son électorat ne veut pas a priori de ces réformes-là. Ses structures politiques moins disponibles que ne l’est l’opinion publique en général. C’est un crève-cœur pour la gauche d’avoir à contredire son ADN.

L’Opinion – Que préconisez-vous?

-Pas «l’union nationale»: nous ne sommes pas en guerre! J’écarte la grande coalition «à l’allemande»: elle existe de l’autre côté du Rhin grâce à des lois électorales qui ont pour but d’éviter des majorités trop nettes. Ce n’est pas non plus la combative cohabitation «à la française» qui nous permettrait d’y arriver. Je propose, en revanche, une coalition d’un type nouveau pour mettre en œuvre quelques réformes-clés durant une période limitée, pour sortir de l’ornière.

L’Opinion – Est-ce crédible?
-Le président de la République s’adresserait aux Français en soulignant la gravité de la situation, en annonçant les réformes qu’il entend faire aboutir et en proclamantnon pas «Qui m’aime me suive» mais «Qui aime la France soutienne ces réformes». Pourquoi il n’y aurait pas un consensus dans ce pays pour réduire la dépense publique tout en préservant l’essentiel de l’Etat-providence? Comme l’on fait tant d’autres pays développés. Qu’est-ce qui empêcherait un leader de droite de voter, dans l’intérêt du pays, le pacte de responsabilité? Je dirais la même chose si la droite était au pouvoir et faisait les réformes vitales.

L’Opinion – A quelles «réformes» pensez-vous?

– A la réduction de la dépense publique d’abord. Mais prenez aussi l’immigration. Personne en France ne remet en cause le droit d’asile. Ensuite, sur les flux migratoires, fermer ou ouvrir complètement le pays serait insensé. On parle donc de régulation: fixer des flux et des quotas en fonction des besoins, en concertation avec les partenaires de Schengen, et les pays de départ, et an adaptant les chiffres en fonction de l’économie tous les deux ans. Si cela ne s’est pas déjà imposé, c’est qu’il y a des groupes, aux extrémités de l’échiquier politique, qui hystérisent ce sujet, et que certains en jouent. Les grands partis n’osent pas imposer cette idée évidente et centrale de régulation. Autre exemple : ce que j’appelle «l’écologisation». Tout le monde serait d’accord pour intégrer la dimension écologique. Il devrait y avoir un programme de longue durée pour «écologiser» -sous la houlette d’un vice-Premier ministre- à un rythme gérable l’agriculture, l’industrie, les transports, la construction, etc… Mais de façon progressiste, scientifique (voyez par exemple, les progrès avec le diesel filtré) encourageante, et non pas angoissante et punitive. Le «principe de précaution», est une ânerie, et bloque tout. Trop d’écologistes politiques vivent des peurs qu’ils exploitent (sur le nucléaire, les OGM, le gaz de schiste) sont anti-progrès, et mélangent cela avec un gauchisme sociétal.

L’Opinion – Comment y parvenir, dans un pays aussi «clivé»?

-L’inconvénient du décrochage que nous connaissons aujourd’hui, c’est qu’il est indolore et que les lanceurs d’alerte économique ne sont crus qu’à moitié. Les gens se disent: «Ils exagèrent», «ce n’est pas si grave»… Il n’y a donc pas de mobilisation. Mais au moment de vérité, qui est proche -courant avril- les responsables au pouvoir, devront avoir le courage d’assumer la situation, les mesures, les réformes, de leur donner un sens, de fixer un calendrier, de rappeler que c’est une phase. En étant encourageant. Il faudra les aider.

L’Opinion – C’est la méthode Coué?
-Pas du tout! Sur les 200 pays qui existent sur la carte du monde, il y en a bien 180 qui aimeraient être à notre place, avec nos atouts. Il y en a assez de seriner que la réforme, c’est impossible. La réforme est économiquement, et donc socialement, indispensable, mais les autres y sont parvenus avant nous, dans l’intérêt de tous, et nous le pouvons, nous aussi. Cessons d’être prétentieux ou nostalgiques, et finalement attentistes et défaitistes. L’image de la «France» reste prodigieuse. Il y a aujourd’hui dans le monde une attente –forte mais insatisfaite- d’une France redressée.

Hubert Védrine: «Il faut en finir avec les chimères et faire les réformes».

Hubert Vedrine

Hubert Védrine: «Il faut en finir avec les chimères et faire les réformes».

L’Opinion – La visite en France du président chinois Xi-Jinping est-elle importante?

-Oui. La Chine cherche à être reconnue comme une égale par les Etats-Unis, mais ne veut pas être enfermée dans un «G2».Elle traite avec l’Allemagne, comme avec la France qui a bénéficié longtemps d’une situation d’avant-garde grâce à la décision de de Gaulle en 1964. Mais nous sommes en 2014… et elle commence à prendre en considération l’Union européenne La politique étrangère chinoise est en cours de reformulation. Pour nous Français, entretenir et même renforcer nos liens dans les deux sens avec la Chine, notamment sur le plan économique, c’est très important.

L’Opinion -Diriez-vous que l’Europe et d’abord la France ont besoin d’avoir une «politique russe»?

-Oui. C’est vrai pour les Etats-Unis, l’Europe, la France. Ils ont besoin d’une politique russe, qui ne peut pas se limiter à l’antipathie pour Vladimir Poutine! Depuis la fin de l’URSS en 1991, l’occident n’a jamais cherché à établir un vrai partenariat avec la Russie. Et Poutine –qui sait user d’un certaine pouvoir de nuisance et l’accommode d’un certain degré de tension (il n’est pas le seul!)- ne l’a pas cherché non plus. Cela dit, on a eu la chance, que du chaos d’après la chute de l’URSS, ne soit pas sorti pire que Poutine. Aujourd’hui malgré des provocations tous les torts ne sont pas de son côté. Résultat: sur l’Ukraine, on est en train de s’enliser dans une sorte de bras de fer symétrique. Il faudra en sortir. Si Poutine «se contente de la Crimée», cela va se stabiliser, bien qu’Obama et l’OTAN aient intérêt à camper sur une position inflexible. Il faudrait en sortir par une forme de «finlandisation» de l’Ukraine, dont on aurait déjà dû faire un «pont» entre l’Europe et Moscou, assortie de garanties pour les minorités. Mais si Poutine joue avec le feu avec les minorités russophones, ce sera l’escalade… que certains souhaitent…

L’Opinion – Où en est le «couple» franco-allemand ,

-Il n’y a plus de «couple» franco-allemand, au sens strict, depuis la réunification et le départ de Mitterrand et Kohl. C’est un fait! Sans doute, pendant longtemps, a-t-on entendu les perroquets répéter à Paris: «Il faut relancer le couplefranco-allemand pour relancer l’Europe». La vérité, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus de «relation sentimentale» entre la France et l’Allemagne, s’il y en a eu avant, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien. L’Allemagne –qui n’entend pas être seule en première ligne, qui ne veut pas paraître gouverner l’Europe- a intérêt à une entente, à un partenariat , c’est le mot juste, avec la France. Et la France y a évidemment intérêt. L’excès de pathos commémoratif a pu donner le sentiment qu’on n’avait plus de projet pour l’avenir. Il faut une vue à long terme, un travail constant pour faire converger nos politiques, pour construire cette entente chaque jour, sur chaque sujet.

L’Opinion – Dans votre livre, «La France au défi», vous portez sur l’état de la France –que certains décrivent comme «l’homme malade» de l’Europe- un regard acéré et sans concession. Qu’est-ce qui se passe?

-Le constat économique, terrible, n’est pas le mien. C’est un fait. En revanche j’insiste sur le contraste saisissant entre le dynamisme, l’énergie, l’inventivité des Français, et le jugement noir qu’ils portent sur leur propre pays. Ils sont aujourd’hui, le peuple le plus pessimiste du monde. Les Français ne croient plus en la France. Notre pessimisme est notre handicap numéro 1.

L’Opinion – Comment en est-on arrivé là?
-Il y a, bien sûr, le chômage de masse, le poids de dettes, les charges qui pèsent sur les entreprises, l’angoisse des parents pour l’avenir de leurs enfants. Mais à cela s’ajoute une sorte de vexation française. La France –qui a été longtemps présentée comme la «fille aînée de l’Eglise», qui se veut la «patrie des Droits de l’homme», qui revendiquait un message universel à transmettre aux autres et qui, adore donner des leçons à la terre entière- vit douloureusement les mutations du monde: son «message» n’est plus entendu comme hier. Notre pays est jugé prétentieux. Je cite Roger Pol-Droit: «La France est un pays qui adore donner des leçons au monde entier sans jamais en recevoir de personne». Pour les Français -et notamment les élites- cela ne vaut pas le coup si on n’est pas au centre de tout. On ne souhaite pas s’inspirer de ce qui se passe ailleurs: cela ne nous intéresse pas. C’est dramatique.

L’Opinion -Comment sortir de cette impasse psychologique?

-Il y a encore d’autres verrous. C’est une bonne chose d’être historiquement lucide, une autre de verser dans une sorte de repentance expiatoire outrancière, de culpabilité collective. Voyez par exemple l’affaire de l’esclavage: c’est arrivé dans le débat public comme si c’était une monstruosité spécifiquement française. C’est faux: il y a eu d’autres pays européens, une filière esclavagiste intra-africaine, une autre arabe, etc. Cela n’excuse rien mais pourquoi cela alimente-t-il une sorte de détestation de soi? Il y a là un nœud qu’il faut trancher.

L’Opinion – Un «nœud» psychologique?

– Malgré l’effondrement de 1940, ce pays était redevenu fanfaron, prétentieux et n’était pas loin de se considérer comme un peuple élu (l’universalisme). Le voici, à l’inverse, dépité. Aujourd’hui, notre «compétitivité psychologique» est au plus bas. Dans les pays émergents, qui ont pourtant d’énormes problèmes devant eux, les gens ont une énergie formidable, ils pensent que l’avenir sera meilleur. Nous, c’est «lose-lose»: on a, il est vrai, tellement menti sur le «win-win» (le «gagnant-gagnant». NDLR) que cela nous revient en boomerang! Or nous avons un potentiel géant, si nous trouvons en nous la force de nous adapter, si nous acceptons d’ apprendre des autres, de leur expériences, de leur histoire, de leurs réformes.

L’Opinion – La France n’est pas le seul pays à regretter sa grandeurpassée…

-Bien sûr.! Tous les pays hier dominants sont passés par là à un moment ou à un autre. Souvenons-nous de la phrase de Poutine: «Ceux qui ne regrettent pas l’URSS n’ont pas de cœur. Ceux qui rêvent de la reconstituer n’ont pas de tête» (espérons qu’il s’en souvient!). Pas moins lucides, des britanniques on dit, à l’occasion de la Syrie: «Il faut qu’on admette enfin qu’on n’est ni plus ni moins important que la France». La Grande-Bretagne, il est vrai, même impériale, ne s’est jamais prétendue universelle: c’est donc, pour elle, moins humiliant. Les peuples ont besoin de mythes, mais quand il n’y a plus que les mythes, et qu’ils dysfonctionnent, c’est asphyxiant. Lionel Jospin vient d’écrire un livre fort sur le bonapartisme: la fascination Napoléon demeure alors que son bilan, en 1815, est négatif pour la France.

L’Opinion – La réforme, compte tenu de la «faible compétitivité psychologique» que vous décrivez, est-elle possible en France?

-Oui. Répéter que nous serions un pays qui préfère la révolution à la réforme est, aujourd’hui stérile. Mais notre pays est quand même, c’est vrai, difficilement réformable. Tout est auto-bloquant, surtout quand le moteur économique tourne au ralenti.

L’Opinion – Où est la clé pour débloquer les verrous?
-On a enmains plus de cartes qu’on ne croit. Il faut d’abord surmonter le déni, cesser de raser les murs, d’attendre, en finir avec les chimères et les diversions, cesser d’attendre un scénario mondial -ou européen- magique qui nous dispenserait de faire les réformes nécessaires. Le concept trou noir»d’Europe», positif ou négatif, ne nous aide pas, à cet égard, à faire ce travail-clé et préalable sur nous-mêmes. Ensuite il faut engager pour de bon et vite, les réformes. La droite, on l’a vu, n’y est pas arrivée. La gauche s’est retrouvée au pouvoir alors que son électorat ne veut pas a priori de ces réformes-là. Ses structures politiques moins disponibles que ne l’est l’opinion publique en général. C’est un crève-cœur pour la gauche d’avoir à contredire son ADN.

L’Opinion – Que préconisez-vous?

-Pas «l’union nationale»: nous ne sommes pas en guerre! J’écarte la grande coalition «à l’allemande»: elle existe de l’autre côté du Rhin grâce à des lois électorales qui ont pour but d’éviter des majorités trop nettes. Ce n’est pas non plus la combative cohabitation «à la française» qui nous permettrait d’y arriver. Je propose, en revanche, une coalition d’un type nouveau pour mettre en œuvre quelques réformes-clés durant une période limitée, pour sortir de l’ornière.

L’Opinion – Est-ce crédible?
-Le président de la République s’adresserait aux Français en soulignant la gravité de la situation, en annonçant les réformes qu’il entend faire aboutir et en proclamantnon pas «Qui m’aime me suive» mais «Qui aime la France soutienne ces réformes». Pourquoi il n’y aurait pas un consensus dans ce pays pour réduire la dépense publique tout en préservant l’essentiel de l’Etat-providence? Comme l’on fait tant d’autres pays développés. Qu’est-ce qui empêcherait un leader de droite de voter, dans l’intérêt du pays, le pacte de responsabilité? Je dirais la même chose si la droite était au pouvoir et faisait les réformes vitales.

L’Opinion – A quelles «réformes» pensez-vous?

– A la réduction de la dépense publique d’abord. Mais prenez aussi l’immigration. Personne en France ne remet en cause le droit d’asile. Ensuite, sur les flux migratoires, fermer ou ouvrir complètement le pays serait insensé. On parle donc de régulation: fixer des flux et des quotas en fonction des besoins, en concertation avec les partenaires de Schengen, et les pays de départ, et an adaptant les chiffres en fonction de l’économie tous les deux ans. Si cela ne s’est pas déjà imposé, c’est qu’il y a des groupes, aux extrémités de l’échiquier politique, qui hystérisent ce sujet, et que certains en jouent. Les grands partis n’osent pas imposer cette idée évidente et centrale de régulation. Autre exemple : ce que j’appelle «l’écologisation». Tout le monde serait d’accord pour intégrer la dimension écologique. Il devrait y avoir un programme de longue durée pour «écologiser» -sous la houlette d’un vice-Premier ministre- à un rythme gérable l’agriculture, l’industrie, les transports, la construction, etc… Mais de façon progressiste, scientifique (voyez par exemple, les progrès avec le diesel filtré) encourageante, et non pas angoissante et punitive. Le «principe de précaution», est une ânerie, et bloque tout. Trop d’écologistes politiques vivent des peurs qu’ils exploitent (sur le nucléaire, les OGM, le gaz de schiste) sont anti-progrès, et mélangent cela avec un gauchisme sociétal.

L’Opinion – Comment y parvenir, dans un pays aussi «clivé»?

-L’inconvénient du décrochage que nous connaissons aujourd’hui, c’est qu’il est indolore et que les lanceurs d’alerte économique ne sont crus qu’à moitié. Les gens se disent: «Ils exagèrent», «ce n’est pas si grave»… Il n’y a donc pas de mobilisation. Mais au moment de vérité, qui est proche -courant avril- les responsables au pouvoir, devront avoir le courage d’assumer la situation, les mesures, les réformes, de leur donner un sens, de fixer un calendrier, de rappeler que c’est une phase. En étant encourageant. Il faudra les aider.

L’Opinion – C’est la méthode Coué?
-Pas du tout! Sur les 200 pays qui existent sur la carte du monde, il y en a bien 180 qui aimeraient être à notre place, avec nos atouts. Il y en a assez de seriner que la réforme, c’est impossible. La réforme est économiquement, et donc socialement, indispensable, mais les autres y sont parvenus avant nous, dans l’intérêt de tous, et nous le pouvons, nous aussi. Cessons d’être prétentieux ou nostalgiques, et finalement attentistes et défaitistes. L’image de la «France» reste prodigieuse. Il y a aujourd’hui dans le monde une attente –forte mais insatisfaite- d’une France redressée.

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Hubert Védrine: «Il faut en finir avec les chimères et faire les réformes».
03/04/2014