Grande Interview pour Jeune Afrique – 2 janvier 2019

 

« Le monde est devenu un chaos »


 

Le monde est frappé par une vague populiste. Comment décrypter le phénomène ?

Ce mouvement puissant concerne avant tout les démocraties, et d’abord les pays occidentaux où les classes populaires, d’abord, puis les classes moyennes, ont cessé de croire au discours dominant sur les effets bénéfiques pour elles de la mondialisation et de la construction européenne , la crise européenne de 2008 est passée par là. Tant qu’il s’agissait des premières, les élites s’en moquaient. Mais à partir du moment où les classes moyennes décrochent aussi, cela peut aboutir au Brexit, à l’élection de Trump, au vote italien, etc… Je n’analyse pas le populisme comme un virus qui s’attaque à des organismes sains. C’est le sous-produit d’une défaillance interne. Il ne sert donc à rien d’excommunier le populisme, il faut en comprendre et en traiter les causes.

Cette tendance est-elle issue de l’élection de Trump ?

Elle a précédé l’élection de Trump. Ce dernier en est le plus fort symptôme, caricatural, et un facteur aggravant, mais le phénomène a débuté bien avant. N’oublions pas que le Traité de Maastricht n’avait été ratifié par référendum en France qu’avec une marge de 1,2% ! Certains facteurs sont communs à tous les pays démocratiques. La démocratie représentative à l’ancienne – on élit un dirigeant, on le laisse travailler, on le juge à l’issue de son mandat – est considérée comme périmée par les activistes de la démocratie directe. Il y a aujourd’hui une exigence furieuse, impatiente, vengeresse, de contrôle permanent, de transparence absolue et immédiate, et de réaction instantanée, que les réseaux sociaux et l’information continue transforment en feux de cheminée ! Il est devenu extrêmement difficile de gouverner dans ces conditions (je pense cela depuis bien avant les gilets jaunes !), a fortiori de réformer. C’est dû à l’individualisme de masse mais aussi aux conditions de l’existence moderne. Cela peut aller jusqu’à un totalitarisme de tous sur chacun technologiquement possible : on pourrait nous interroger chaque jour sur notre portable sur le rétablissement de la peine de mort. Ce n’est qu’un exemple…

Comment jugez-vous le bilan de Trump à mi-mandat ?

Il est d’autant plus perturbant qu’il n’est pas uniquement négatif ! En plus, je ne pense pas que Trump soit une parenthèse. Je le vois comme l’expression d’un spasme américain, en réaction au fait majeur historique selon moi de ces trente dernières années : la perte du monopole de la conduite des affaires du monde par les Occidentaux.  Et donc, concrètement pour les Etats-Unis : le défi chinois.

Les Etats-Unis sont comme un navire démâté, leurs électeurs élisent à chaque présidentielle un candidat absolument contraire au président sortant. Ils ne savent pas comment s’adapter à cette perte de monopole. L’idée d’un leadership seulement relatif leur est insupportable. Trump essaye de façon brutale d’enrayer ce déclin.

Peut-il y arriver ?

Il peut marquer des points à court terme. Le nouvel accord sur l’Alena n’est pas mauvais. Il peut aussi porter atteinte à la capacité exportatrice de la Chine, qui est à la base de sa réussite moderne et l’amener à composer, on le voit en ce moment. On ne peut donc pas dire à ce stade qu’il ait échoué. Evidemment, il désintègre le discours américano-européen universaliste sur l’organisation du monde. Depuis 1945, les Américains, tout en poursuivant leurs intérêts nationaux, ont eu aussi un plan d’ensemble pour l’humanité. Donald Trump y est indifférent. Ce qui provoque un effet de sidération, de tétanisation. Et même de désinhibition. Que le président américain ne fasse même pas semblant d’œuvrer pour un monde meilleur, cela cautionne les Netanyahou, Erdogan, Poutine, l’Arabie et l’Iran au Yémen etc, et peut être la Chine.

Est-il dangereux ?

Oui, indirectement. Je ne pense pas qu’il veuille entrer en guerre !. Sur la Russie, il avait plutôt raison contre l’Etat profond américain, mais il s’est mis dans l’impossibilité de pratiquer la politique qu’il souhaite. La « communauté internationale » n’existe pas encore, c’est un objectif, mais avant Trump il y avait tout de même quelques freins. Lui fait sauter tout ça. Je ne suis pas sûr que Khashoggi aurait été assassiné ainsi si les dirigeants saoudiens n’avaient pas le sentiment d’avoir les coudées franches, quoi qu’ils fassent. L’alliance américano-israélo-saoudite pour renverser le régime iranien est finalement ce qui compte pour lui. Le problème des autres, le nôtre, c’est : que fait-on ? Il ne suffit pas de se lamenter ou de faire l’autruche.

La problématique migratoire joue un rôle central dans cette montée des populismes. Comment définir une politique migratoire raisonnable ?

En distinguant asile et migrations et en cogérant ces dernières. Prenons le cas européen. Les thèses extrêmes sont absurdes. Tout fermer : économiquement irrationnel, humainement cruel et de tout façon impraticable. Ouvrir les sociétés européennes à tous les vents : pas tenable non plus, elles exploseraient. Si la question n’était pas instrumentalisée pour des raisons politiciennes, électorales ou idéologiques, on serait déjà parvenu entre Européens à une politique claire, quoique difficile à mettre en œuvre : 1. sanctuariser le droit d’asile, au sens strict, pour ceux qui sont en danger de mort ou sont menacés pour des raisons de sexe, de religion, de race, d’orientation politique. Lee droit d’asile a été trop détourné de son objet. 2. Co-gérer les flux migratoires normaux. En-dehors du récent cas syrien, les flux migratoires seront des phénomènes économiques réguliers, durables et non liés à une tragédie particulière. Il faut une cogestion entre pays de départs, de transit et d’arrivée pour harmoniser en négociant les besoins des uns et des autres, sur la base de quotas par métiers. Schengen doit être réformé. Il est incroyable qu’en trente ans, les Etats de l’Europe ne se soient pas dotés d’une police des frontières digne de ce nom. Par réticence des ministères de l’intérieur mais aussi par idéologie sans-frontiériste. Je partage l’avis de Régis Debray sur le sujet des frontières.

C’est-à-dire ?

Une frontière n’est pas un mur, on peut la franchir mais elle marque la limite nécessaire entre le dedans et le dehors. Aucun de ceux qui défendent l’idée d’une société ouverte ne vit sans porte ni fenêtres ! Ça ne traduit a priori aucune hostilité envers qui que ce soit, mais c’est une gestion normale de l’espace, y compris pour accroître la capacité d’accueil des Etats. En pratique, je préconise une réunion annuelle entre pays d’arrivée, dans ce cas, Schengen, (même si c’est un phénomène mondial), de départ et de transit. Discuter aussi des lieux  et des procédures de sélection entre ceux qui ont droit à l’asile et les conduit à l’immigration. Je sais qu’il y a une vive polémique sur le sujet, mais c’est le prix à payer pour trente ans d’incurie sur la question.

Certains de ces pays ont déjà fait savoir qu’ils s’opposent à une telle option.

Oui, ils se méfient de l’appel d’air ! Mais une réponse négative, c’est le début d’une discussion ! Si l’Europe affirme «c’est un sujet central, et nous avons besoin de le cogérer avec vous», la négociation finira par avoir lieu. Un nouveau système de traite de s’est mis en place dans toute l’Afrique, avec des passeurs qui extorquent des milliers d’euros à des candidats à l’immigration dont ils savent très bien qu’ils pourront couler en route. Il faut casser cette exploitation cynique. Je sais bien que certains Etats sont soulagés du départ d’éléments potentiellement contestataires, mais ce sont les meilleurs  qui partent et il est dommage que ces pays en soient privés. A l’arrivée, des ONG travaillées par la charité ne voient pas cette dimension veulent accueillir tout le monde et alimentent ainsi la pompe. Concentrons cette générosité sur l’accueil et la bonne intégration de ceux qui ont obtenu l’asile, et sur les migrants légaux. A cet égard, le pacte de l’ONU sur les migrations qui découle d’un désir de meilleur accueil des réfugiés, mélange tout. Veut-on attiser le populisme en Europe ?

Êtes-vous inquiet pour les élections européennes en mai ?

Ce ne sont jamais des élections favorables aux partis au pouvoir mais il ne faut pas exagérer leur importance. Ce sont des élections intermédiaires, où l’abstention est traditionnellement forte. Les élections européennes ne déterminent pas le pouvoir dans les 27 pays d’Europe. Elles indiquent à la proportionnelle, à un tour ! une tendance souvent critique. La question migratoire y jouera un rôle déterminant.  Il est encore possible que Schengen soit réorganisée, et plus efficace, d’ici fin mai. Ce qui ferait baisser de quelques points à peu près partout ce qu’on appelle le populisme, qui est un sous-produit. Et il redeviendra dès lors possible de parler d’autres projets d’avenir pour l’Europe. On aurait besoin d’une Europe qui agisse plus comme une puissance pour faire reculer le chaos général.

Le Brexit n’a peut-être pas aidé. Que vous inspire la phrase de Theresa May : « Nous quittons l’UE mais pas l’Europe » ?

Elle a raison. Plusieurs pays voudront garder les relations les plus étroites possibles avec la Grande-Bretagne, qui sera toujours « en Europe ». Cet engrenage qui est le résultat d’une succession d’erreurs, de positions exagérées et rigides est regrettable. Le référendum aurait pu être évité si l’UE s’était montrée plus pragmatique et plus souple auparavant quant aux demandes britanniques. La critique de la Grande-Bretagne sur le côté trop intrusif des institutions européennes était partagée par d’autres pays. Mais ces demandes ont toujours été rejetées de manière intransigeante. Après le vote, le courant européiste a redouté une vaste contagion, montrant par là qu’il n’était pas sûr du tout des sentiments profonds des Européens ! Il fallait que les Britanniques souffrent affreusement de leur décision pour décourager les autres ! Mais même les peuples européens mécontents de l’Europe ne cherchent pas à rompre avec elle, ni à sortir de l’euro.

Sommes-nous entrés dans un monde bipolaire, avec les Etats-Unis d’un côté et la Chine de l’autre ?

Oui et non, c’est plus compliqué. Oui, il y a déjà un bras de fer à deux mais pas que cela. Dans les années qui ont suivi la chute de l’URSS, la Chine trouvait flatteur pour elle qu’on parle d’un G2. Elle était encore dans la phase de discrétion recommandée par Deng Xiaoping. Plus tard avec Xi Jinping, elle a décidé d’assumer sa puissance nouvelle. Mais, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un nouveau « système bipolaire ». Il y a certes des éléments d’interdépendance commerciaux et monétaires, mais aussi un énorme antagonisme, pas seulement commercial qui se développe sous nos yeux, escalades, pauses, etc… On ne peut même pas écarter l’hypothèse d’un affrontement militaire sino-américain un jour pour la maîtrise de la circulation dans les mers de Chine.

Au-delà de la question de leur rapport avec la Chine, les Occidentaux doivent se préparer à un grand rendez-vous sur l’organisation du monde de demain, ce qui serait mieux que la simple résignation au fait accompli. Après 1945, ils ont mis en place les Nations unies, le FMI, la Banque mondiale, le GATT puis l’OMC, décidé de ce qui était bien ou mal, déterminé quels Etats étaient convenables et lesquels étaient voyous, etc…. Les grandes discussions/négociations qui avaient eu lieu en 1918 et 1945 n’ont pas eu lieu après la chute de l’URSS. La plupart des Occidentaux pensaient que le monde était déjà organisé (par eux), que les autres devraient se couler dans ce moule et que les récalcitrants devraient se plier à leurs principes à coups de sermons, de sanctions, d’ingérence, voire d’interventions militaires. Je pense au contraire qu’avec les émergents, l’échéance est devant nous.

Nous sommes donc loin de la « fin de l’histoire » de Fukuyama ?

Je n’y ai jamais cru ou alors un jour lointain ! La théorie de Huntington sur le conflit des civilisations comporte malheureusement une part de vérité (c’était une mise en garde, pas un souhait), mais elle ne fait pas non plus consensus.  Nous ne formons pas encore une « communauté » internationale, pas plus qu’il n’y a un gouvernement mondial. (Heureusement d’ailleurs, parce que s’il y en avait un et qu’il soit mauvais, on ne saurait pas où aller !) Guterres parle de « chaos » et il a raison. Tout est instable. Les puissances établies depuis longtemps sont aujourd’hui sur la défensive, les puissances montantes ont l’avenir devant elles mais sont en rivalité entre elles, comme l’Inde et la Chine. Je ne crois ni à la reconstitution de l’hyperpuissance américaine, ni à celle d’un bloc occidental, ni que la Chine puisse dominer le monde, même si elle peut déjà influencer des dizaines de pays, ni les émergents ensemble … Tout cela est chaotique, au sens de instable, dur à prévoir, et donc compliqués pour les dirigeants, quand ils dirigent quelque chose. A cela s’ajoute le compte à rebours écologique, plus grave que tout le reste.

Vous avez écrit que la Chine avait été dirigée de façon exceptionnellement rationnelle depuis Deng Xiao Ping. C’est toujours le cas selon vous ? 

Oui. Les dirigeants chinois sont des sortes d’ingénieurs de la décision publique. De nombreux problèmes se posent en Chine. Mais, comparé aux convulsions par lesquelles passent les démocraties « représentatives », ils n’ont pas trop à s’inquiéter des risques quotidiens de contestation et d’agitation ! Ils sont en mesure d’établir des plans sur plusieurs décennies et de les suivre. Sur l’écologisation, ils peuvent nous étonner. Mais je ne pense pas que la Chine puisse dominer le système mondial. Les Occidentaux n’ont plus le monopole, mais ils n’ont pas disparu. L’évolution de la Chine dépendra aussi de ce qu’elle trouvera en face d’elle. Et pour le moment c’est Trump, assez largement soutenu aux Etats-Unis dans sa tentative de donner un coup d’arrêt à l’ascension chinoise.

Un mot sur la Russie. Le système Poutine mérite-t-il tout ce que l’on dit de négatif sur lui ?

Non, c’est caricatural, exagéré et amnésique. Après l’effondrement de l’URSS, dans la décennie 1990, les Russes ont perdu près de 40 % de leur pouvoir d’achat ! Au fond, nous sommes chanceux qu’il n’y ait pas eu plus dur que Poutine ! Il était assez ouvert lors de ses deux premiers mandats et les occidentaux l’ont traité comme quantité négligeable. Il a ensuite démontré que la Russie conservait une capacité de nuisance périphérique ou résiduelle. Sans compter les erreurs de l’UE qui a sottement conçu l’accord d’association avec l’Ukraine comme un moyen de couper le pays de l’hinterland économique russe. Pour moi, les torts sont partagés. Comme le dit Andrei Gratchev, on en veut aux Russes d’être resté eux-mêmes au lieu de devenir des socio-démocrates scandinaves conciliants ! D’où notre exaspération. L’Etat profond américain, qui n’a jamais osé s’attaquer de front à la puissance chinoise, a préféré garder la Russie dans le rôle (exagéré) de menace principale. Cela nous a conduit à des relations encore plus mauvaises que pendant la guerre froide. C’est absurde. Sans compter l’idée arrogante qui avait triomphé ces vingt dernières années en Occident selon laquelle il ne faut pas parler avec des gens qui ne « partagent pas nos valeurs ». La diplomatie a précisément été inventée pour ça ! Résultat : nous poussons à coup de sanctions la Russie dans les bras de la Chine. Nous devons nous montrer vigilants et maintenir un rapport de forces dissuasif, mais aussi reconstruire une relation réaliste avec la Russie et un voisinage acceptable.

Sur le chapitre des sanctions contre l’Iran, que peuvent les autres pays contre la justice américaine ?

Construire leur autonomie. On a toléré depuis trop longtemps les sanctions unilatérales américaines. Si les Européens avaient réagi plus tôt, ils auraient  peut-être pu endiguer cet hubris. Ce n’est pas le cas, leur propension à sanctionner a enflé sans limite. Quand j’étais ministre, j’avais fait vérifier la liste des sanctions proposées par des sénateurs américains: cela concernait les 2/3 de l’humanité ! Grotesque. Aujourd’hui, l’objectif de Trump, de l’Arabie saoudite et de Netanyahou c’est de faire chuter le régime iranien par la guerre civile. Et il n’est pas exclu qu’ils y arrivent. Que cela puisse aggraver le chaos ne l’arrêtera pas. Les Etats-Unis ne pardonneront jamais à l’Iran des Ayatolahs. Mais un jour ou l’autre l’Iran résorbera ce régime. Le pari d’Obama de jouer la carte de l’Iran de demain était intelligent. Nous avons des liens historiques avec les Américains auxquels nous tenons, mais il n’est pas possible de dépendre à ce point d’eux, une politique devenue erratique, contrainte par des lobbies et des lubies. J’avais résumé il y a longtemps : « Amis, alliés, mais pas alignés. Il faut prendre une décision historique, au-delà de Trump. Construire une autonomie de décision. Angela Merkel a dit très justement : « On ne peut plus vraiment compter sur eux. Il faut mieux nous organiser entre nous. »

Israël pourrait entraîner les Etats-Unis dans une guerre contre l’Iran ?

Je ne pense pas, pas directement, en tout cas. Ils mènent déjà une guerre informatique. C’est vrai que le Likoud a réussi à éteindre la question palestinienne et à faire démolir par les Etats-Unis leurs ennemis successifs. Ils taperont en Syrie ou au Liban sur les forces iraniennes, pas plus. Je ne crois pas qu’ils veulent un engagement militaire plus direct. Peut-être y pousseraient-ils l’Arabie ou les Emirats ? Mais il y peut y avoir des engrenages.

Il n’y a aucune solution possible au problème israélo-palestinien ?

Pour le moment, le Likoud a gagné. Mais en recréant une sorte d’Afrique du Sud, avec des Bantoustans. Même De Klerk, un ami historique d’Israël, l’a dit. Le Likoud a su neutraliser toute intervention ou pression occidentale.

Les Arabes n’ont pas su ou voulu contrer cela. Ils ont laissé tomber. Quelques pays européens, surtout la France, ont fait ce qu’ils ont pu  pour l’Etat palestinien, très honorablement depuis Mitterrand à la Knesseth, en mars 82). Mais ça n’a pas suffi. Au bout du compte la lassitude l’a emporté.

On ne trouve plus d’interlocuteur valable côté palestinien ?

Tout a été fait pour démontrer que c’était le vide en face. Les Palestiniens les plus gênants pour les nationalistes et les ultras israéliens, c’étaient les Palestiniens responsables qui portaient des revendications légitimes. L’idéal pour les Israéliens, sauf le camp de la paix, a toujours été de pouvoir prétendre que tous les Palestiniens sont des terroristes. Les rares fois où les nationalistes israéliens se sont sentis menacés c’est quand il y a eu des plans arabes courageux comme celui du roi Abdallah en 2002. Le jour où les Palestiniens diront « puisque vous avez détruit toutes les possibilités d’Etat palestinien, accordez-nous des droits égaux dans cet Etat commun ».

Faut-il cesser de vendre des armes à l’Arabie saoudite au regard de la situation au Yémen, de l’affaire Khashoggi ?

Macron a eu raison de dire qu’il n’y avait pas de lien entre les deux même si cette affaire apparaît comme celle de trop. Aux Etats-Unis, elle a réveillé le lobby anti-saoudien. En tout cas, il faut tout faire pour arrêter les combats au Yémen.

Avez-vous cru en MBS au départ ?

Il n’y avait pas à croire mais à espérer que ce soit vrai, et à observer la suite … Il y avait la jeunesse, sa position sur les femmes. On pouvait surtout en espérer la fin du financement de la diffusion internationale du wahhabisme. C’était plutôt une espérance qu’une croyance. L’Arabie saoudite n’est plus un facteur de stabilité dans la région. Elle l’est encore pour la fixation du prix du pétrole mais la dépendance des Etats-Unis est moins grande depuis le pétrole et le gaz de schiste. En dépit des apparences, Trump/MBS c’est le début du commencement de la fin du pacte du Quincy …

Sur la Syrie, la France semble hors-jeu. Quelles ont été ses erreurs ?

Qui est dans le jeu à part les voisins ? Et quel jeu ? Notre erreur a été de ne pas voir que la Russie ne pourrait pas laisser tomber le dernier régime avec lequel elle a un lien étroit, et des bases. Fallait-ils se positionner sans réserve du côté des Printemps arabes ? Dans l’idéal oui bien sûr, mais en en espérant quoi ? A l’époque, comme personne n’avait vu venir les événements en Tunisie, que nous n’avons joué aucun rôle dans la chute de Moubarak en Egypte, il ne fallait pas rater le prochain sur la liste ! C’était une motivation un peu légère… En Syrie fallait-il faire confiance à ce point aux rebelles ? J’ai pensé – à regret – depuis le début que la composante démocrate de l’opposition syrienne, qui existait, serait balayée par les islamistes. Je pouvais comprendre la position de Hollande et Fabius, tellement ce régime est cruel et oppressif. Mais cette position, moralement défendable, a échoué. Le seul moyen pour nous maintenant de jouer un rôle utile est peut-être de compter sur l’intérêt de la Russie de réintégrer le seul pays occidental crédible sur le sujet, c’est-à-dire la France, pour contrebalancer le poids des Iraniens dans le pays. Plus généralement, ce conflit syrien a marqué la fin d’une période d’ingérence triomphante, qui commence un peu avant la fin de l’URSS, mais qui s’est beaucoup développé dans les 25 années qui ont suivi. Les opinions publiques occidentales ne suivent plus. Il ne faudra intervenir à l’avenir que dans des conditions plus strictes.

Vous avez soutenu en 2011 l’intervention militaire en Libye. Comment juger aujourd’hui cette décision ?

J’ai toujours été réticent sur l’ingérence. Mais j’ai jugé à propose de la Libye qu’il était difficile de ne rien faire face aux menaces crédibles de Kadhafi contre Benghazi. Je n’ai donc pas critiqué le début de cette intervention. Ca a dérapé ensuite. Peut-être aurait-il fallu casser les colonnes de blindés, empêcher les attaques contre les civils, et imposer une négociation, sans aller jusqu’à la chute le régime. N’oublions pas tout de même que lors des premières élections, les islamistes radicaux ont été minoritaires.

Que penser d’une nouvelle candidature Bouteflika ? C’est un souci pour la France ?

Cela ne peut que rendre … perplexe. Cela dit, j’ai constaté quand j’étais en poste que personne ne sait très bien comment fonctionne le pouvoir en Algérie, et la France n’a pas une influence particulière sur les décisions politiques en Algérie. Donc ne spéculons pas dans le vide.

Comment jugez-vous la politique extérieure d’Emmanuel Macron ?

Je me suis réjoui qu’Emmanuel Macron se soit libéré d’une série de positions moralistes à usage interne, qui avaient fini par nous handicaper. Il s’est plusieurs fois référé au gaullo-mitterrandisme et a rejeté l’affiliation aux néo-conservateurs. Mais dans le monde actuel, personne n’a la moindre idée de ce que feraient le général de Gaulle et François Mitterrand.  En tout cas, on faisait du cabotage diplomatique, et il nous a remis en haute-mer. Mais celle-ci est déchaînée. La complexité du monde est devenue telle, qu’il va devoir reformuler sa politique internationale et européenne.

Vous êtes très Macron-compatible, et chacun sait que Jean-Yves Le Drian a envie de partir…

Nous nous parlons avec Emmanuel Macron mais je suis aussi très ami avec Le Drian qui fait le job bien, exactement comme Macron souhaite qu’il soit fait. Je n’ai aucune arrière-pensée politique quand je m’exprime, chacun le sait, mais je veux continuer à participer au débat d’idées car le moment est grave.

 

Propos recueillis par François Soudan et Jihâd Gillon pour Jeune Afrique

Grande Interview pour Jeune Afrique – 2 janvier 2019

Hubert Vedrine

La Grande Interview

 

« Le monde est devenu un chaos »


 

Le monde est frappé par une vague populiste. Comment décrypter le phénomène ?

Ce mouvement puissant concerne avant tout les démocraties, et d’abord les pays occidentaux où les classes populaires, d’abord, puis les classes moyennes, ont cessé de croire au discours dominant sur les effets bénéfiques pour elles de la mondialisation et de la construction européenne , la crise européenne de 2008 est passée par là. Tant qu’il s’agissait des premières, les élites s’en moquaient. Mais à partir du moment où les classes moyennes décrochent aussi, cela peut aboutir au Brexit, à l’élection de Trump, au vote italien, etc… Je n’analyse pas le populisme comme un virus qui s’attaque à des organismes sains. C’est le sous-produit d’une défaillance interne. Il ne sert donc à rien d’excommunier le populisme, il faut en comprendre et en traiter les causes.

Cette tendance est-elle issue de l’élection de Trump ?

Elle a précédé l’élection de Trump. Ce dernier en est le plus fort symptôme, caricatural, et un facteur aggravant, mais le phénomène a débuté bien avant. N’oublions pas que le Traité de Maastricht n’avait été ratifié par référendum en France qu’avec une marge de 1,2% ! Certains facteurs sont communs à tous les pays démocratiques. La démocratie représentative à l’ancienne – on élit un dirigeant, on le laisse travailler, on le juge à l’issue de son mandat – est considérée comme périmée par les activistes de la démocratie directe. Il y a aujourd’hui une exigence furieuse, impatiente, vengeresse, de contrôle permanent, de transparence absolue et immédiate, et de réaction instantanée, que les réseaux sociaux et l’information continue transforment en feux de cheminée ! Il est devenu extrêmement difficile de gouverner dans ces conditions (je pense cela depuis bien avant les gilets jaunes !), a fortiori de réformer. C’est dû à l’individualisme de masse mais aussi aux conditions de l’existence moderne. Cela peut aller jusqu’à un totalitarisme de tous sur chacun technologiquement possible : on pourrait nous interroger chaque jour sur notre portable sur le rétablissement de la peine de mort. Ce n’est qu’un exemple…

Comment jugez-vous le bilan de Trump à mi-mandat ?

Il est d’autant plus perturbant qu’il n’est pas uniquement négatif ! En plus, je ne pense pas que Trump soit une parenthèse. Je le vois comme l’expression d’un spasme américain, en réaction au fait majeur historique selon moi de ces trente dernières années : la perte du monopole de la conduite des affaires du monde par les Occidentaux.  Et donc, concrètement pour les Etats-Unis : le défi chinois.

Les Etats-Unis sont comme un navire démâté, leurs électeurs élisent à chaque présidentielle un candidat absolument contraire au président sortant. Ils ne savent pas comment s’adapter à cette perte de monopole. L’idée d’un leadership seulement relatif leur est insupportable. Trump essaye de façon brutale d’enrayer ce déclin.

Peut-il y arriver ?

Il peut marquer des points à court terme. Le nouvel accord sur l’Alena n’est pas mauvais. Il peut aussi porter atteinte à la capacité exportatrice de la Chine, qui est à la base de sa réussite moderne et l’amener à composer, on le voit en ce moment. On ne peut donc pas dire à ce stade qu’il ait échoué. Evidemment, il désintègre le discours américano-européen universaliste sur l’organisation du monde. Depuis 1945, les Américains, tout en poursuivant leurs intérêts nationaux, ont eu aussi un plan d’ensemble pour l’humanité. Donald Trump y est indifférent. Ce qui provoque un effet de sidération, de tétanisation. Et même de désinhibition. Que le président américain ne fasse même pas semblant d’œuvrer pour un monde meilleur, cela cautionne les Netanyahou, Erdogan, Poutine, l’Arabie et l’Iran au Yémen etc, et peut être la Chine.

Est-il dangereux ?

Oui, indirectement. Je ne pense pas qu’il veuille entrer en guerre !. Sur la Russie, il avait plutôt raison contre l’Etat profond américain, mais il s’est mis dans l’impossibilité de pratiquer la politique qu’il souhaite. La « communauté internationale » n’existe pas encore, c’est un objectif, mais avant Trump il y avait tout de même quelques freins. Lui fait sauter tout ça. Je ne suis pas sûr que Khashoggi aurait été assassiné ainsi si les dirigeants saoudiens n’avaient pas le sentiment d’avoir les coudées franches, quoi qu’ils fassent. L’alliance américano-israélo-saoudite pour renverser le régime iranien est finalement ce qui compte pour lui. Le problème des autres, le nôtre, c’est : que fait-on ? Il ne suffit pas de se lamenter ou de faire l’autruche.

La problématique migratoire joue un rôle central dans cette montée des populismes. Comment définir une politique migratoire raisonnable ?

En distinguant asile et migrations et en cogérant ces dernières. Prenons le cas européen. Les thèses extrêmes sont absurdes. Tout fermer : économiquement irrationnel, humainement cruel et de tout façon impraticable. Ouvrir les sociétés européennes à tous les vents : pas tenable non plus, elles exploseraient. Si la question n’était pas instrumentalisée pour des raisons politiciennes, électorales ou idéologiques, on serait déjà parvenu entre Européens à une politique claire, quoique difficile à mettre en œuvre : 1. sanctuariser le droit d’asile, au sens strict, pour ceux qui sont en danger de mort ou sont menacés pour des raisons de sexe, de religion, de race, d’orientation politique. Lee droit d’asile a été trop détourné de son objet. 2. Co-gérer les flux migratoires normaux. En-dehors du récent cas syrien, les flux migratoires seront des phénomènes économiques réguliers, durables et non liés à une tragédie particulière. Il faut une cogestion entre pays de départs, de transit et d’arrivée pour harmoniser en négociant les besoins des uns et des autres, sur la base de quotas par métiers. Schengen doit être réformé. Il est incroyable qu’en trente ans, les Etats de l’Europe ne se soient pas dotés d’une police des frontières digne de ce nom. Par réticence des ministères de l’intérieur mais aussi par idéologie sans-frontiériste. Je partage l’avis de Régis Debray sur le sujet des frontières.

C’est-à-dire ?

Une frontière n’est pas un mur, on peut la franchir mais elle marque la limite nécessaire entre le dedans et le dehors. Aucun de ceux qui défendent l’idée d’une société ouverte ne vit sans porte ni fenêtres ! Ça ne traduit a priori aucune hostilité envers qui que ce soit, mais c’est une gestion normale de l’espace, y compris pour accroître la capacité d’accueil des Etats. En pratique, je préconise une réunion annuelle entre pays d’arrivée, dans ce cas, Schengen, (même si c’est un phénomène mondial), de départ et de transit. Discuter aussi des lieux  et des procédures de sélection entre ceux qui ont droit à l’asile et les conduit à l’immigration. Je sais qu’il y a une vive polémique sur le sujet, mais c’est le prix à payer pour trente ans d’incurie sur la question.

Certains de ces pays ont déjà fait savoir qu’ils s’opposent à une telle option.

Oui, ils se méfient de l’appel d’air ! Mais une réponse négative, c’est le début d’une discussion ! Si l’Europe affirme «c’est un sujet central, et nous avons besoin de le cogérer avec vous», la négociation finira par avoir lieu. Un nouveau système de traite de s’est mis en place dans toute l’Afrique, avec des passeurs qui extorquent des milliers d’euros à des candidats à l’immigration dont ils savent très bien qu’ils pourront couler en route. Il faut casser cette exploitation cynique. Je sais bien que certains Etats sont soulagés du départ d’éléments potentiellement contestataires, mais ce sont les meilleurs  qui partent et il est dommage que ces pays en soient privés. A l’arrivée, des ONG travaillées par la charité ne voient pas cette dimension veulent accueillir tout le monde et alimentent ainsi la pompe. Concentrons cette générosité sur l’accueil et la bonne intégration de ceux qui ont obtenu l’asile, et sur les migrants légaux. A cet égard, le pacte de l’ONU sur les migrations qui découle d’un désir de meilleur accueil des réfugiés, mélange tout. Veut-on attiser le populisme en Europe ?

Êtes-vous inquiet pour les élections européennes en mai ?

Ce ne sont jamais des élections favorables aux partis au pouvoir mais il ne faut pas exagérer leur importance. Ce sont des élections intermédiaires, où l’abstention est traditionnellement forte. Les élections européennes ne déterminent pas le pouvoir dans les 27 pays d’Europe. Elles indiquent à la proportionnelle, à un tour ! une tendance souvent critique. La question migratoire y jouera un rôle déterminant.  Il est encore possible que Schengen soit réorganisée, et plus efficace, d’ici fin mai. Ce qui ferait baisser de quelques points à peu près partout ce qu’on appelle le populisme, qui est un sous-produit. Et il redeviendra dès lors possible de parler d’autres projets d’avenir pour l’Europe. On aurait besoin d’une Europe qui agisse plus comme une puissance pour faire reculer le chaos général.

Le Brexit n’a peut-être pas aidé. Que vous inspire la phrase de Theresa May : « Nous quittons l’UE mais pas l’Europe » ?

Elle a raison. Plusieurs pays voudront garder les relations les plus étroites possibles avec la Grande-Bretagne, qui sera toujours « en Europe ». Cet engrenage qui est le résultat d’une succession d’erreurs, de positions exagérées et rigides est regrettable. Le référendum aurait pu être évité si l’UE s’était montrée plus pragmatique et plus souple auparavant quant aux demandes britanniques. La critique de la Grande-Bretagne sur le côté trop intrusif des institutions européennes était partagée par d’autres pays. Mais ces demandes ont toujours été rejetées de manière intransigeante. Après le vote, le courant européiste a redouté une vaste contagion, montrant par là qu’il n’était pas sûr du tout des sentiments profonds des Européens ! Il fallait que les Britanniques souffrent affreusement de leur décision pour décourager les autres ! Mais même les peuples européens mécontents de l’Europe ne cherchent pas à rompre avec elle, ni à sortir de l’euro.

Sommes-nous entrés dans un monde bipolaire, avec les Etats-Unis d’un côté et la Chine de l’autre ?

Oui et non, c’est plus compliqué. Oui, il y a déjà un bras de fer à deux mais pas que cela. Dans les années qui ont suivi la chute de l’URSS, la Chine trouvait flatteur pour elle qu’on parle d’un G2. Elle était encore dans la phase de discrétion recommandée par Deng Xiaoping. Plus tard avec Xi Jinping, elle a décidé d’assumer sa puissance nouvelle. Mais, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un nouveau « système bipolaire ». Il y a certes des éléments d’interdépendance commerciaux et monétaires, mais aussi un énorme antagonisme, pas seulement commercial qui se développe sous nos yeux, escalades, pauses, etc… On ne peut même pas écarter l’hypothèse d’un affrontement militaire sino-américain un jour pour la maîtrise de la circulation dans les mers de Chine.

Au-delà de la question de leur rapport avec la Chine, les Occidentaux doivent se préparer à un grand rendez-vous sur l’organisation du monde de demain, ce qui serait mieux que la simple résignation au fait accompli. Après 1945, ils ont mis en place les Nations unies, le FMI, la Banque mondiale, le GATT puis l’OMC, décidé de ce qui était bien ou mal, déterminé quels Etats étaient convenables et lesquels étaient voyous, etc…. Les grandes discussions/négociations qui avaient eu lieu en 1918 et 1945 n’ont pas eu lieu après la chute de l’URSS. La plupart des Occidentaux pensaient que le monde était déjà organisé (par eux), que les autres devraient se couler dans ce moule et que les récalcitrants devraient se plier à leurs principes à coups de sermons, de sanctions, d’ingérence, voire d’interventions militaires. Je pense au contraire qu’avec les émergents, l’échéance est devant nous.

Nous sommes donc loin de la « fin de l’histoire » de Fukuyama ?

Je n’y ai jamais cru ou alors un jour lointain ! La théorie de Huntington sur le conflit des civilisations comporte malheureusement une part de vérité (c’était une mise en garde, pas un souhait), mais elle ne fait pas non plus consensus.  Nous ne formons pas encore une « communauté » internationale, pas plus qu’il n’y a un gouvernement mondial. (Heureusement d’ailleurs, parce que s’il y en avait un et qu’il soit mauvais, on ne saurait pas où aller !) Guterres parle de « chaos » et il a raison. Tout est instable. Les puissances établies depuis longtemps sont aujourd’hui sur la défensive, les puissances montantes ont l’avenir devant elles mais sont en rivalité entre elles, comme l’Inde et la Chine. Je ne crois ni à la reconstitution de l’hyperpuissance américaine, ni à celle d’un bloc occidental, ni que la Chine puisse dominer le monde, même si elle peut déjà influencer des dizaines de pays, ni les émergents ensemble … Tout cela est chaotique, au sens de instable, dur à prévoir, et donc compliqués pour les dirigeants, quand ils dirigent quelque chose. A cela s’ajoute le compte à rebours écologique, plus grave que tout le reste.

Vous avez écrit que la Chine avait été dirigée de façon exceptionnellement rationnelle depuis Deng Xiao Ping. C’est toujours le cas selon vous ? 

Oui. Les dirigeants chinois sont des sortes d’ingénieurs de la décision publique. De nombreux problèmes se posent en Chine. Mais, comparé aux convulsions par lesquelles passent les démocraties « représentatives », ils n’ont pas trop à s’inquiéter des risques quotidiens de contestation et d’agitation ! Ils sont en mesure d’établir des plans sur plusieurs décennies et de les suivre. Sur l’écologisation, ils peuvent nous étonner. Mais je ne pense pas que la Chine puisse dominer le système mondial. Les Occidentaux n’ont plus le monopole, mais ils n’ont pas disparu. L’évolution de la Chine dépendra aussi de ce qu’elle trouvera en face d’elle. Et pour le moment c’est Trump, assez largement soutenu aux Etats-Unis dans sa tentative de donner un coup d’arrêt à l’ascension chinoise.

Un mot sur la Russie. Le système Poutine mérite-t-il tout ce que l’on dit de négatif sur lui ?

Non, c’est caricatural, exagéré et amnésique. Après l’effondrement de l’URSS, dans la décennie 1990, les Russes ont perdu près de 40 % de leur pouvoir d’achat ! Au fond, nous sommes chanceux qu’il n’y ait pas eu plus dur que Poutine ! Il était assez ouvert lors de ses deux premiers mandats et les occidentaux l’ont traité comme quantité négligeable. Il a ensuite démontré que la Russie conservait une capacité de nuisance périphérique ou résiduelle. Sans compter les erreurs de l’UE qui a sottement conçu l’accord d’association avec l’Ukraine comme un moyen de couper le pays de l’hinterland économique russe. Pour moi, les torts sont partagés. Comme le dit Andrei Gratchev, on en veut aux Russes d’être resté eux-mêmes au lieu de devenir des socio-démocrates scandinaves conciliants ! D’où notre exaspération. L’Etat profond américain, qui n’a jamais osé s’attaquer de front à la puissance chinoise, a préféré garder la Russie dans le rôle (exagéré) de menace principale. Cela nous a conduit à des relations encore plus mauvaises que pendant la guerre froide. C’est absurde. Sans compter l’idée arrogante qui avait triomphé ces vingt dernières années en Occident selon laquelle il ne faut pas parler avec des gens qui ne « partagent pas nos valeurs ». La diplomatie a précisément été inventée pour ça ! Résultat : nous poussons à coup de sanctions la Russie dans les bras de la Chine. Nous devons nous montrer vigilants et maintenir un rapport de forces dissuasif, mais aussi reconstruire une relation réaliste avec la Russie et un voisinage acceptable.

Sur le chapitre des sanctions contre l’Iran, que peuvent les autres pays contre la justice américaine ?

Construire leur autonomie. On a toléré depuis trop longtemps les sanctions unilatérales américaines. Si les Européens avaient réagi plus tôt, ils auraient  peut-être pu endiguer cet hubris. Ce n’est pas le cas, leur propension à sanctionner a enflé sans limite. Quand j’étais ministre, j’avais fait vérifier la liste des sanctions proposées par des sénateurs américains: cela concernait les 2/3 de l’humanité ! Grotesque. Aujourd’hui, l’objectif de Trump, de l’Arabie saoudite et de Netanyahou c’est de faire chuter le régime iranien par la guerre civile. Et il n’est pas exclu qu’ils y arrivent. Que cela puisse aggraver le chaos ne l’arrêtera pas. Les Etats-Unis ne pardonneront jamais à l’Iran des Ayatolahs. Mais un jour ou l’autre l’Iran résorbera ce régime. Le pari d’Obama de jouer la carte de l’Iran de demain était intelligent. Nous avons des liens historiques avec les Américains auxquels nous tenons, mais il n’est pas possible de dépendre à ce point d’eux, une politique devenue erratique, contrainte par des lobbies et des lubies. J’avais résumé il y a longtemps : « Amis, alliés, mais pas alignés. Il faut prendre une décision historique, au-delà de Trump. Construire une autonomie de décision. Angela Merkel a dit très justement : « On ne peut plus vraiment compter sur eux. Il faut mieux nous organiser entre nous. »

Israël pourrait entraîner les Etats-Unis dans une guerre contre l’Iran ?

Je ne pense pas, pas directement, en tout cas. Ils mènent déjà une guerre informatique. C’est vrai que le Likoud a réussi à éteindre la question palestinienne et à faire démolir par les Etats-Unis leurs ennemis successifs. Ils taperont en Syrie ou au Liban sur les forces iraniennes, pas plus. Je ne crois pas qu’ils veulent un engagement militaire plus direct. Peut-être y pousseraient-ils l’Arabie ou les Emirats ? Mais il y peut y avoir des engrenages.

Il n’y a aucune solution possible au problème israélo-palestinien ?

Pour le moment, le Likoud a gagné. Mais en recréant une sorte d’Afrique du Sud, avec des Bantoustans. Même De Klerk, un ami historique d’Israël, l’a dit. Le Likoud a su neutraliser toute intervention ou pression occidentale.

Les Arabes n’ont pas su ou voulu contrer cela. Ils ont laissé tomber. Quelques pays européens, surtout la France, ont fait ce qu’ils ont pu  pour l’Etat palestinien, très honorablement depuis Mitterrand à la Knesseth, en mars 82). Mais ça n’a pas suffi. Au bout du compte la lassitude l’a emporté.

On ne trouve plus d’interlocuteur valable côté palestinien ?

Tout a été fait pour démontrer que c’était le vide en face. Les Palestiniens les plus gênants pour les nationalistes et les ultras israéliens, c’étaient les Palestiniens responsables qui portaient des revendications légitimes. L’idéal pour les Israéliens, sauf le camp de la paix, a toujours été de pouvoir prétendre que tous les Palestiniens sont des terroristes. Les rares fois où les nationalistes israéliens se sont sentis menacés c’est quand il y a eu des plans arabes courageux comme celui du roi Abdallah en 2002. Le jour où les Palestiniens diront « puisque vous avez détruit toutes les possibilités d’Etat palestinien, accordez-nous des droits égaux dans cet Etat commun ».

Faut-il cesser de vendre des armes à l’Arabie saoudite au regard de la situation au Yémen, de l’affaire Khashoggi ?

Macron a eu raison de dire qu’il n’y avait pas de lien entre les deux même si cette affaire apparaît comme celle de trop. Aux Etats-Unis, elle a réveillé le lobby anti-saoudien. En tout cas, il faut tout faire pour arrêter les combats au Yémen.

Avez-vous cru en MBS au départ ?

Il n’y avait pas à croire mais à espérer que ce soit vrai, et à observer la suite … Il y avait la jeunesse, sa position sur les femmes. On pouvait surtout en espérer la fin du financement de la diffusion internationale du wahhabisme. C’était plutôt une espérance qu’une croyance. L’Arabie saoudite n’est plus un facteur de stabilité dans la région. Elle l’est encore pour la fixation du prix du pétrole mais la dépendance des Etats-Unis est moins grande depuis le pétrole et le gaz de schiste. En dépit des apparences, Trump/MBS c’est le début du commencement de la fin du pacte du Quincy …

Sur la Syrie, la France semble hors-jeu. Quelles ont été ses erreurs ?

Qui est dans le jeu à part les voisins ? Et quel jeu ? Notre erreur a été de ne pas voir que la Russie ne pourrait pas laisser tomber le dernier régime avec lequel elle a un lien étroit, et des bases. Fallait-ils se positionner sans réserve du côté des Printemps arabes ? Dans l’idéal oui bien sûr, mais en en espérant quoi ? A l’époque, comme personne n’avait vu venir les événements en Tunisie, que nous n’avons joué aucun rôle dans la chute de Moubarak en Egypte, il ne fallait pas rater le prochain sur la liste ! C’était une motivation un peu légère… En Syrie fallait-il faire confiance à ce point aux rebelles ? J’ai pensé – à regret – depuis le début que la composante démocrate de l’opposition syrienne, qui existait, serait balayée par les islamistes. Je pouvais comprendre la position de Hollande et Fabius, tellement ce régime est cruel et oppressif. Mais cette position, moralement défendable, a échoué. Le seul moyen pour nous maintenant de jouer un rôle utile est peut-être de compter sur l’intérêt de la Russie de réintégrer le seul pays occidental crédible sur le sujet, c’est-à-dire la France, pour contrebalancer le poids des Iraniens dans le pays. Plus généralement, ce conflit syrien a marqué la fin d’une période d’ingérence triomphante, qui commence un peu avant la fin de l’URSS, mais qui s’est beaucoup développé dans les 25 années qui ont suivi. Les opinions publiques occidentales ne suivent plus. Il ne faudra intervenir à l’avenir que dans des conditions plus strictes.

Vous avez soutenu en 2011 l’intervention militaire en Libye. Comment juger aujourd’hui cette décision ?

J’ai toujours été réticent sur l’ingérence. Mais j’ai jugé à propose de la Libye qu’il était difficile de ne rien faire face aux menaces crédibles de Kadhafi contre Benghazi. Je n’ai donc pas critiqué le début de cette intervention. Ca a dérapé ensuite. Peut-être aurait-il fallu casser les colonnes de blindés, empêcher les attaques contre les civils, et imposer une négociation, sans aller jusqu’à la chute le régime. N’oublions pas tout de même que lors des premières élections, les islamistes radicaux ont été minoritaires.

Que penser d’une nouvelle candidature Bouteflika ? C’est un souci pour la France ?

Cela ne peut que rendre … perplexe. Cela dit, j’ai constaté quand j’étais en poste que personne ne sait très bien comment fonctionne le pouvoir en Algérie, et la France n’a pas une influence particulière sur les décisions politiques en Algérie. Donc ne spéculons pas dans le vide.

Comment jugez-vous la politique extérieure d’Emmanuel Macron ?

Je me suis réjoui qu’Emmanuel Macron se soit libéré d’une série de positions moralistes à usage interne, qui avaient fini par nous handicaper. Il s’est plusieurs fois référé au gaullo-mitterrandisme et a rejeté l’affiliation aux néo-conservateurs. Mais dans le monde actuel, personne n’a la moindre idée de ce que feraient le général de Gaulle et François Mitterrand.  En tout cas, on faisait du cabotage diplomatique, et il nous a remis en haute-mer. Mais celle-ci est déchaînée. La complexité du monde est devenue telle, qu’il va devoir reformuler sa politique internationale et européenne.

Vous êtes très Macron-compatible, et chacun sait que Jean-Yves Le Drian a envie de partir…

Nous nous parlons avec Emmanuel Macron mais je suis aussi très ami avec Le Drian qui fait le job bien, exactement comme Macron souhaite qu’il soit fait. Je n’ai aucune arrière-pensée politique quand je m’exprime, chacun le sait, mais je veux continuer à participer au débat d’idées car le moment est grave.

 

Propos recueillis par François Soudan et Jihâd Gillon pour Jeune Afrique

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Grande Interview pour Jeune Afrique – 2 janvier 2019
07/01/2019