Georges Bush a-t-il raison?

Quand George W. Bush a présenté début 2004 son projet de «Greater Middle East», l’Europe n’a pas caché son scepticisme. Mais qu’ils aient tort ou raison les Etats-Unis ont le pouvoir de créer des faits accomplis. Ont-ils, quoi que nous en pensions, commencé de changer le Moyen Orient?

Les raisons d’en douter ou de s’en inquiéter ne manquent pas.

D’abord, sans même remonter aux efforts de modernisation du monde arabe au XIXème siècle et au XXème siècle, on peut faire valoir diverses avancées plus récentes, du Maroc aux divers Emirats, qui ne doivent rien aux injonctions américaines. – ou alors de manière très indirecte – et qui répondent plutôt à un bouillonnement, à une impatience dans les sociétés arabes. Autre argument: c’est artificiel de considérer de la même façon Afghanistan, Moyen Orient et Maghreb.

On peut objecter aussi aux annonces satisfaites de l’administration Bush qu’il est bien trop tôt pour crier victoire: qu’il est relativement facile d’organiser des élections, ce qui n’enlève rien au courage des électeurs, mais très long d’enraciner la culture démocratique et le respect de la minorité, là où ils n’ont jamais existé. C’est toute la différence entre instaurer et restaurer la démocratie; que tout peut encore mal tourner: au Proche Orient si Sharon et Bush ne donnent à Abbas aucune perspective politique au-delà du retrait de Gaza; en Irak si les Sunnites ne se résignent pas à être minoritaires et les Chiites à leur donner des garanties constitutionnelles et politiques convaincantes et si un accord sur Kirkouk n’est pas trouvé; que personne ne sait dans quel sens les choses vont évoluer au Liban. Sans oublier la crise iranienne qui se profile. Que partout ailleurs les changements sont cosmétiques; que des élections vraiment libres amèneront vraisemblablement au pouvoir, dans tous ces pays, des islamistes; qu’il n’est pas sur que nous soyons prêts à en assumer les conséquences, pas plus que ne le sont les musulmans modernes; que ces islamistes ne se transformeront pas aisément en «démo-islamistes» comme sont apparus à la longue, dans le monde chrétien, des démocrates chrétiens ce qui, à l’origine, était antinomique. Tout cela n’est pas faux.

Il s’y ajoute quelques autres raisons, intellectuellement moins pures, de scepticisme. Notamment dans certains pays européens où l’on sent une certaine irritation à l’idée que George W Bush ait pu déclencher, à partir de justifications aussi mensongères et par des procédés aussi brutaux, un processus prometteur. D’où une gêne perceptible pour se situer par rapport à cette nouvelle donne. Toutefois il est spécieux d’accuser ceux que le zèle transformateur américain rend circonspects d’être de ce fait partisans du statu quo et des régimes autoritaires. C’est un peu facile! Après tout, la situation actuelle du Moyen Orient doit bien plus aux Etats-Unis, et aux errements de leur politique durant ces dernières décennies qu’aux Européens. S’il ne tenait qu’à ces derniers, il y a sans doute longtemps qu’il

y aurait un Etat palestinien viable à côté d’Israël. La rancœur des Arabes serait moindre et moins utilisable par les ennemis de l’Occident. Tout ne serait pas réglé mais rien ne serait pareil. Il n’y a pas si longtemps, les Américains prêchaient l’arrangement avec les islamistes algériens. Et en 1979 Jimmy Carter croyait que la démocratie surgirait de la chute du Shah d’Iran. Donc la prudence des Européens, fruit de l’expérience, n’est ni choquante ni ridicule et ne traduit aucun amour des dictatures.

Pour autant, même si toutes les objections à l’encontre de la politique missionnaire du Président Bush étaient fondées, il serait absurde de ratiociner et de nier qu’il est en train de se passer quelque chose. Est-ce dû à George W Bush lui-même et à sa rhétorique? A l’effet intimidant de la force américaine sur quelques régimes placés ainsi sur la défensive? Aux mouvements profonds au sein des peuples arabes délaissés par la modernité, mais aimantés par l’image qu’en donnent les médias et internet? A l’action de quelques dirigeants arabes et de quelques penseurs modernistes qui ont préparé le terrain? Au fond peu importe. Puisqu’un mouvement est enclenché, il est vital pour les peuples arabes et aussi pour leurs proches voisins européens, qu’il ne tourne pas à la catastrophe. N’oublions pas qu’au XIXème siècle le principe des nationalités qui enthousiasma la France révolutionnaire comme la France bonapartiste a modernisé l’Europe mais l’a aussi mise à feu et à sang.

La différence véritable n’est pas entre ceux qui sont pour la démocratie dans le monde arabe et ceux qui sont contre. Qui peut être contre? Mais entre ceux pour qui c’est une posture facile, un moyen de critiquer les diplomaties européennes, un prétexte dilatoire pour retarder encore le nécessaire Etat palestinien, une exaltation missionnaire, et ceux, conscients des risques, pour qui c’est un engagement de longue durée responsable et sérieux; un processus nécessaire et souhaitable, mais à haut risque, qui va s’étendre sur des années et devrait être géré en conséquence, avec persévérance et précaution quant au rythme et à la méthode.

J’en conclus que notre intérêt à nous, Français ou Européens, est d’être acteurs de ce mouvement, et pas seulement spectateurs ou commentateurs. Sans nous déjuger, devenons partie prenante nettement et visiblement avec les Américains de ce processus. Profitons pour cela des meilleures dispositions manifestées par l’administration Bush: déjà quelques nouvelles convergences apparaissent possibles sur divers sujets. Mais si il le faut, nous devrons nous imposer. Car c’est crucial pour nous. Nous avons pour cela notre expérience, notre connaissance de ces pays et tous nos moyens d’action, processus de Barcelone et autres.

Mais cela suppose que les Américains et nous partions des demandes et des aspirations arabes, celles des gouvernements mais aussi celles des sociétés; et que nous ayons toujours à l’esprit que, en définitive, ce seront eux les inventeurs ou les fossoyeurs de leur propre modernisation et de leur processus de démocratisation. Et que tout cela soit mené avec fraternité, sans dogmatisme occidental, et sans ubris. Sinon, aussi bien intentionnée soit elle, cela ne sera qu’une vague néo coloniale de plus qui conduira à de dangereuses déconvenues.

Georges Bush a-t-il raison?

Hubert Vedrine

Georges Bush a-t-il raison?

Quand George W. Bush a présenté début 2004 son projet de «Greater Middle East», l’Europe n’a pas caché son scepticisme. Mais qu’ils aient tort ou raison les Etats-Unis ont le pouvoir de créer des faits accomplis. Ont-ils, quoi que nous en pensions, commencé de changer le Moyen Orient?

Les raisons d’en douter ou de s’en inquiéter ne manquent pas.

D’abord, sans même remonter aux efforts de modernisation du monde arabe au XIXème siècle et au XXème siècle, on peut faire valoir diverses avancées plus récentes, du Maroc aux divers Emirats, qui ne doivent rien aux injonctions américaines. – ou alors de manière très indirecte – et qui répondent plutôt à un bouillonnement, à une impatience dans les sociétés arabes. Autre argument: c’est artificiel de considérer de la même façon Afghanistan, Moyen Orient et Maghreb.

On peut objecter aussi aux annonces satisfaites de l’administration Bush qu’il est bien trop tôt pour crier victoire: qu’il est relativement facile d’organiser des élections, ce qui n’enlève rien au courage des électeurs, mais très long d’enraciner la culture démocratique et le respect de la minorité, là où ils n’ont jamais existé. C’est toute la différence entre instaurer et restaurer la démocratie; que tout peut encore mal tourner: au Proche Orient si Sharon et Bush ne donnent à Abbas aucune perspective politique au-delà du retrait de Gaza; en Irak si les Sunnites ne se résignent pas à être minoritaires et les Chiites à leur donner des garanties constitutionnelles et politiques convaincantes et si un accord sur Kirkouk n’est pas trouvé; que personne ne sait dans quel sens les choses vont évoluer au Liban. Sans oublier la crise iranienne qui se profile. Que partout ailleurs les changements sont cosmétiques; que des élections vraiment libres amèneront vraisemblablement au pouvoir, dans tous ces pays, des islamistes; qu’il n’est pas sur que nous soyons prêts à en assumer les conséquences, pas plus que ne le sont les musulmans modernes; que ces islamistes ne se transformeront pas aisément en «démo-islamistes» comme sont apparus à la longue, dans le monde chrétien, des démocrates chrétiens ce qui, à l’origine, était antinomique. Tout cela n’est pas faux.

Il s’y ajoute quelques autres raisons, intellectuellement moins pures, de scepticisme. Notamment dans certains pays européens où l’on sent une certaine irritation à l’idée que George W Bush ait pu déclencher, à partir de justifications aussi mensongères et par des procédés aussi brutaux, un processus prometteur. D’où une gêne perceptible pour se situer par rapport à cette nouvelle donne. Toutefois il est spécieux d’accuser ceux que le zèle transformateur américain rend circonspects d’être de ce fait partisans du statu quo et des régimes autoritaires. C’est un peu facile! Après tout, la situation actuelle du Moyen Orient doit bien plus aux Etats-Unis, et aux errements de leur politique durant ces dernières décennies qu’aux Européens. S’il ne tenait qu’à ces derniers, il y a sans doute longtemps qu’il

y aurait un Etat palestinien viable à côté d’Israël. La rancœur des Arabes serait moindre et moins utilisable par les ennemis de l’Occident. Tout ne serait pas réglé mais rien ne serait pareil. Il n’y a pas si longtemps, les Américains prêchaient l’arrangement avec les islamistes algériens. Et en 1979 Jimmy Carter croyait que la démocratie surgirait de la chute du Shah d’Iran. Donc la prudence des Européens, fruit de l’expérience, n’est ni choquante ni ridicule et ne traduit aucun amour des dictatures.

Pour autant, même si toutes les objections à l’encontre de la politique missionnaire du Président Bush étaient fondées, il serait absurde de ratiociner et de nier qu’il est en train de se passer quelque chose. Est-ce dû à George W Bush lui-même et à sa rhétorique? A l’effet intimidant de la force américaine sur quelques régimes placés ainsi sur la défensive? Aux mouvements profonds au sein des peuples arabes délaissés par la modernité, mais aimantés par l’image qu’en donnent les médias et internet? A l’action de quelques dirigeants arabes et de quelques penseurs modernistes qui ont préparé le terrain? Au fond peu importe. Puisqu’un mouvement est enclenché, il est vital pour les peuples arabes et aussi pour leurs proches voisins européens, qu’il ne tourne pas à la catastrophe. N’oublions pas qu’au XIXème siècle le principe des nationalités qui enthousiasma la France révolutionnaire comme la France bonapartiste a modernisé l’Europe mais l’a aussi mise à feu et à sang.

La différence véritable n’est pas entre ceux qui sont pour la démocratie dans le monde arabe et ceux qui sont contre. Qui peut être contre? Mais entre ceux pour qui c’est une posture facile, un moyen de critiquer les diplomaties européennes, un prétexte dilatoire pour retarder encore le nécessaire Etat palestinien, une exaltation missionnaire, et ceux, conscients des risques, pour qui c’est un engagement de longue durée responsable et sérieux; un processus nécessaire et souhaitable, mais à haut risque, qui va s’étendre sur des années et devrait être géré en conséquence, avec persévérance et précaution quant au rythme et à la méthode.

J’en conclus que notre intérêt à nous, Français ou Européens, est d’être acteurs de ce mouvement, et pas seulement spectateurs ou commentateurs. Sans nous déjuger, devenons partie prenante nettement et visiblement avec les Américains de ce processus. Profitons pour cela des meilleures dispositions manifestées par l’administration Bush: déjà quelques nouvelles convergences apparaissent possibles sur divers sujets. Mais si il le faut, nous devrons nous imposer. Car c’est crucial pour nous. Nous avons pour cela notre expérience, notre connaissance de ces pays et tous nos moyens d’action, processus de Barcelone et autres.

Mais cela suppose que les Américains et nous partions des demandes et des aspirations arabes, celles des gouvernements mais aussi celles des sociétés; et que nous ayons toujours à l’esprit que, en définitive, ce seront eux les inventeurs ou les fossoyeurs de leur propre modernisation et de leur processus de démocratisation. Et que tout cela soit mené avec fraternité, sans dogmatisme occidental, et sans ubris. Sinon, aussi bien intentionnée soit elle, cela ne sera qu’une vague néo coloniale de plus qui conduira à de dangereuses déconvenues.

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Georges Bush a-t-il raison?
26/03/2005