Faut-il avoir peur de la mondialisation?

L’HISTOIRE: La mondialisation renforce-t-elle la domination occidentale ou la remet-elle en cause?

HUBERT VEDRINE: Dans un premier temps, elle a profité de façon spectaculaire et massive aux entreprises occidentales, en particulier américaines. C’est d’ailleurs dès l’ère Clinton que j’ai employé le mot d’«hyperpuissance», qui n’est pas une critique des États-Unis, mais un terme analytique.
Comme l’Occident cherche souvent à masquer sa domination, il y a eu en même temps une tentative d’assimiler la mondialisation à l’ouverture de tout le monde sur tout le monde, à l’universalisme, en parlant notamment de «communauté internationale». Mais si l’on regarde les chiffres, il est clair que la mondialisation a d’abord été une globalisation américaine.
Toutefois, nous entrons peut-être dans un temps différent, maintenant que les entreprises des pays émergents – Chine, Inde, Brésil, Russie – sont capables de retourner leurs atouts contre nous. Elles participent au même système économique mais disposent d’un avantage comparatif géant, en jouant de leurs coûts de production beaucoup plus bas et en ne respectant pas les mêmes normes. Les Occidentaux, qui dominaient l’Histoire depuis des siècles, se trouvent confrontés à un phénomène absolument nouveau.

Les cartes sont-elles également redistribuées au sein de chaque société? A qui bénéficie la mondialisation?

Les riches des pays occidentaux sont les mieux placés pour en tirer profit, sauf si leur fortune est attachée à des rentes de situation, qui peuvent être balayées par les transformations économiques. Mais il serait simpliste d’en faire les seuls bénéficiaires: les organisations internationales considèrent que 400 à 500 millions de paysans, notamment asiatiques, sont sortis de l’extrême pauvreté grâce à la mondialisation.
D’après ce qu’on sait, la globalisation économique a créé la plus longue période d’expansion que le monde ait connue. Mais elle a également creusé les inégalités, très rapidement et dans des proportions énormes, à l’intérieur des sociétés et entre les pays.
Aucune de ces questions n’appelle une réponse statique: tous les points de repère sont en train de bouger. La seule chose certaine, c’est que la présentation habituelle des économistes libéraux faisant de la mondialisation un jeu «gagnant-gagnant» est évidemment fausse.

Qui sont les perdants?

Les plus menacés appartiennent au bas de la classe moyenne, dans des pays riches dotés de protections sociales élevées mais remises en cause, comme en Europe. Ils subissent la compétition frontale de centaines de millions de gens très pauvres, qui travaillent dans des conditions comparables à celle de notre XIXe siècle, et offrent des prix avec lesquels les Européens ne peuvent rivaliser. Comme dans d’autres secteurs manufacturiers, les ouvriers du textile en ont lourdement pâti, en particulier après le démantèlement des accords multifibres en janvier 2005.
Cette concurrence étrangère a des effets dramatiques lorsqu’elle touche la mono activité de certains bassins d’emplois, dans des vallées de montagne ou des départements excentrés. Les reconversions y sont alors très difficiles.
Selon les plus pessimistes, les pays émergents seront capables à terme de tout fabriquer, ce qui signifie qu’aucune qualification ne met la main-d’œuvre occidentale à l’abri. Cependant, on peut espérer développer mille nouvelles activités d’ici là, grâce à d’importants investissements en recherche. Par ailleurs, toutes les activités ne sont pas délocalisables, notamment dans les services.
Il n’y a pas de fatalité ou de bataille perdue d’avance. Tout dépend de la politique menée.

Y a-t-il une peur française de la mondialisation? Se traduit-elle dans le degré réel d’ouverture du pays aux échanges mondiaux?

Contrairement à une idée reçue, cette méfiance n’est pas une spécificité française. Les Français sont plus nombreux à considérer que la mondialisation est négative que positive, mais on trouve à peu près les mêmes chiffres chez les Américains, les Britanniques et partout ailleurs en Europe.
En revanche, la France est le seul pays important où il n’existe pas de majorité en faveur de l’économie de marché! Entre 30 et 35% seulement des Français y sont favorables, contre beaucoup plus de 50% dans les autres pays européens. Dans les pays émergents, les opinions favorables se situent à 70-80%. C’est tout à fait étonnant, car cela voudrait dire qu’une majorité des Français seraient en faveur de l’économie administrée. Est-ce vraiment le cas?
Autre particularité réelle: le pessimisme des Français. Ils n’ont pas confiance en eux, à la différence des Espagnols et des Britanniques. Ils pensent qu’ils ne vont pas s’en sortir, qu’ils ne vont pas réussir à s’adapter, alors que le pays s’est déjà métamorphosé plusieurs fois depuis 1945.
Enfin, on voit se poursuivre un débat théorique en complet décalage avec la participation réelle de la France à la mondialisation. Les partisans de l’ouverture et ceux de la protection s’opposent encore de façon presque religieuse, comme si l’on pouvait être pour ou contre la mondialisation, comme si c’était une option parmi d’autres qu’on aurait la liberté de refuser. Or il s’agit d’un phénomène planétaire général, qui englobe tout!
Et la France est, de fait, un pays très ouvert. En témoignent le pourcentage de gens qui travaillent pour l’exportation ou la part du CAC 40 (environ la moitié) détenue par des investisseurs étrangers.

Dans un récent rapport remis au président de la République (1), vous préconisez une «stratégie offensive» pour la France face à la mondialisation. En quoi consiste-t-elle?

Comme la plupart de nos voisins européens, nous avons intérêt à adopter une politique combinée qui associe des mesures d’adaptation économique (mise à niveau du système d’éducation et de formation, augmentation de la capacité exportatrice, soutien aux petites et moyennes entreprises…) et des politiques de solidarité, de protections et de régulation.
La France a de gigantesques atouts, notamment sa démographie, son potentiel agricole, l’attractivité de son territoire, le niveau de ses infrastructures et la productivité de ses salariés. Pour mieux les exploiter, on doit pouvoir renforcer les secteurs à fort potentiel, en stimulant l’innovation dans les domaines de la santé, de l’énergie, de l’environnement, du transport et des technologies de l’information et de la communication.
En revanche, je ne plaide pas pour une trop grande spécialisation. Les Britanniques ont joué cette carte, en pariant sur les services au détriment de leur agriculture et de leur industrie. Mais il me semble risqué de les imiter: comment ne pas se tromper en négligeant tel ou tel secteur?
Par ailleurs, la France ne doit pas hésiter à protéger ses intérêts. J’ai constaté, en travaillant sur ce rapport, qu’aucun pays n’arrivait à se fermer complètement, mais surtout qu’aucun pays théoriquement ouvert ne l’était totalement. Des protections ponctuelles – et non un retour global au protectionnisme – me semblent tout à fait acceptables s’il s’agit, à un moment donné, de protéger certaines catégories de la population, certains métiers, de les préparer mieux ou de préserver des domaines de souveraineté. D’ailleurs les Etats-Unis ne s’en privent pas (veto à l’achat des ports américains par les ports de Dubai, par exemple).

Au-delà de l’exemple français, les gouvernements conserveraient donc des marges de manœuvre face à l’économie? L’échelon étatique n’est pas «dépassé», impuissant?

Contrairement à une croyance pseudo-moderne, vieille avant d’avoir servi, je pense que non. Ce qui est dépassé, ce sont des gouvernements qui prétendent agir seuls dans leur coin sur les questions économiques, de transport ou d’écologie. Mais l’échelon étatique reste irremplaçable.
Certes, la globalisation financière réduit le pouvoir de l’État. Sa logique est la dérégulation, la privatisation, la non-intervention. Et, sur le plan idéologique, l’Occident en est venu à penser que les gouvernements se trompaient à peu près toujours lorsqu’ils voulaient gérer l’économie. Par ailleurs, ceux qui ont une lecture utopiste de la mondialisation y voient l’avènement du marché global et des valeurs internationales, donc la fin des intérêts nationaux. C’est cette croyance qui fonde des notions telles que les «États-Unis d’Europe» ou la «gouvernance mondiale».
Mais, dans les faits, la délégitimation des États-nations est une impasse historique. Jamais la Commission européenne, ni les Nations unies, n’ont acquis la légitimité des gouvernements élus. Or on a toujours besoin d’un niveau étatique dans lequel la démocratie politique se développe, les décisions sont prises et les opinions sont responsabilisées.
D’ailleurs personne ne pense le contraire, en dehors des Européens. Ni les Américains, ni les Russes, ni les Israéliens, ni les Brésiliens, ni les Indiens, ni personne. Demandez donc à un Chinois si la référence étatique perdu son sens!

Quelle importance accordez-vous à l’Union européenne et aux organisations internationales? N’est-ce pas à ce niveau que se traitent les enjeux qui dépassent les frontières?

On en a évidemment besoin, à condition de ne pas en attendre de miracles. Les institutions conservent une utilité vitale pour permettre à l’ensemble des gouvernements du monde de se parler, de coopérer, de négocier, d’agir ensemble. Dès qu’on sort des sujets purement nationaux, ce sont des arènes nécessaires.
Mais c’est un contresens de penser que, parce qu’il faut agir globalement, une sorte de gouvernement global serait nécessaire. On a cru cela après 1945 dans les milieux européens, avec beaucoup d’idéalisme, et en fait cela n’a jamais marché. «L’Europe» ne peut agir que si les Allemands, les Français, les Danois, etc, se mettent d’accord pour faire telle ou telle chose.
L’action se mène au niveau international, aujourd’hui comme hier, et non pas supranational. Tout dépend, au cas par cas, de la capacité des États à constituer une majorité d’idées.
On ne peut remettre en cause la dérégulation financière tant que la plupart des gouvernements sont acquis à l’idée qu’elle favorise la croissance et l’enrichissement. En revanche, vous trouverez peut-être des partenaires pour lutter contre certaines dérives. Madame Merkel vient de proposer un système européen pour limiter l’importance des fonds souverains, après avoir tenté sans succès d’obtenir des engagements du G7 à ce sujet en juin 2007. Si elle parvient à surmonter l’obstacle britannique, l’Union européenne pourra être porteuse de ce projet de contrôle des excès de la financiarisation.
Même chose pour le réchauffement climatique: on ne peut pas attendre d’une organisation qu’elle impose une solution. Il faut que les gouvernements, les uns après les autres, intègrent l’évolution des mentalités et de leurs propres opinions publiques.

Au total, que change la mondialisation aux relations diplomatiques? Avive-t-elle les rapports de force ou les apaise-t-elle?

Elle attise certainement la compétition, parce qu’il y a une bataille générale pour les marchés, les sources d’énergie, les acheminements et les matières premières, sous la pression croissante des nouveaux géants que sont l’Inde, la Chine et le Brésil. Certes, ce n’est pas un phénomène nouveau: depuis que l’économie ne marche plus avec des moulins à eau, les questions énergétiques sont entrées dans la géopolitique. Mais cette compétition est aujourd’hui bien plus intense et comporte des risques d’affrontement.
En même temps, la mondialisation peut stimuler la coopération. Elle crée des occasions pour des ententes nouvelles, même si c’est sur fond de rapports de force: les Etats doivent se mettre d’accord pour gérer le trafic aérien et maritime, ou pour lutter contre les pollutions chimiques et de pesticides – emportées par les vents très loin du lieu d’émission. De même, ils ne peuvent agir seuls pour dépolluer la Méditerranée, ou sauver le thon rouge de la disparition. Ils seront, peut-être, aussi contraints de s’entendre sur les sources d’énergie: les conséquences d’une bataille à l’ancienne, brutale, seraient tellement grandes qu’il y a un réflexe de coopération.

La globalisation suscite aussi de nouvelles utopies politiques. Sur fond d’interdépendance accrue entre les Etats, une démocratie mondiale vous semble-t-elle concevable?

Ce qui est concevable, c’est qu’on arrive un jour à faire travailler ensemble tous les gouvernements du monde. Mais l’idée d’une démocratie formelle, à l’échelle de la planète, ne tient pas la route. Il me semble impossible d’aboutir à un système où chaque Etat disposerait d’une voix, sans possibilité de veto, pas plus qu’on ne peut envisager un vote mondial au prorata de la population. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que cela conviendrait aux Européens, qui sont à peu près les seuls à évoquer ce genre de projets. Si leur poids diplomatique ne dépendait que de la démographie, ils seraient systématiquement mis en minorité.
Je ne crois pas plus à l’idée d’une généralisation inéluctable de la démocratie politique du fait du libéralisme économique. Cette thèse, développée entre autres par Francis Fukuyama (2), a eu beaucoup de succès parmi les libéraux et les anciens gauchistes. Mais toutes les puissances actuelles se sont développées avant la démocratie, y compris l’Europe. Je ne vois pas comment les Occidentaux pourraient imposer au reste du monde des normes, sociales ou politiques, qu’ils ont mis plusieurs siècles à élaborer. La preuve est qu’ils n’y parviennent pas.

(Propos recueillis par Coralie Febvre)

NOTES
* Cf. p. 94.
(1) Hubert Védrine, Rapport sur la France et la Mondialisation, Paris, Fayard, 2007.
(2) Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion.

Faut-il avoir peur de la mondialisation?

Hubert Vedrine

Faut-il avoir peur de la mondialisation?

L’HISTOIRE: La mondialisation renforce-t-elle la domination occidentale ou la remet-elle en cause?

HUBERT VEDRINE: Dans un premier temps, elle a profité de façon spectaculaire et massive aux entreprises occidentales, en particulier américaines. C’est d’ailleurs dès l’ère Clinton que j’ai employé le mot d’«hyperpuissance», qui n’est pas une critique des États-Unis, mais un terme analytique.
Comme l’Occident cherche souvent à masquer sa domination, il y a eu en même temps une tentative d’assimiler la mondialisation à l’ouverture de tout le monde sur tout le monde, à l’universalisme, en parlant notamment de «communauté internationale». Mais si l’on regarde les chiffres, il est clair que la mondialisation a d’abord été une globalisation américaine.
Toutefois, nous entrons peut-être dans un temps différent, maintenant que les entreprises des pays émergents – Chine, Inde, Brésil, Russie – sont capables de retourner leurs atouts contre nous. Elles participent au même système économique mais disposent d’un avantage comparatif géant, en jouant de leurs coûts de production beaucoup plus bas et en ne respectant pas les mêmes normes. Les Occidentaux, qui dominaient l’Histoire depuis des siècles, se trouvent confrontés à un phénomène absolument nouveau.

Les cartes sont-elles également redistribuées au sein de chaque société? A qui bénéficie la mondialisation?

Les riches des pays occidentaux sont les mieux placés pour en tirer profit, sauf si leur fortune est attachée à des rentes de situation, qui peuvent être balayées par les transformations économiques. Mais il serait simpliste d’en faire les seuls bénéficiaires: les organisations internationales considèrent que 400 à 500 millions de paysans, notamment asiatiques, sont sortis de l’extrême pauvreté grâce à la mondialisation.
D’après ce qu’on sait, la globalisation économique a créé la plus longue période d’expansion que le monde ait connue. Mais elle a également creusé les inégalités, très rapidement et dans des proportions énormes, à l’intérieur des sociétés et entre les pays.
Aucune de ces questions n’appelle une réponse statique: tous les points de repère sont en train de bouger. La seule chose certaine, c’est que la présentation habituelle des économistes libéraux faisant de la mondialisation un jeu «gagnant-gagnant» est évidemment fausse.

Qui sont les perdants?

Les plus menacés appartiennent au bas de la classe moyenne, dans des pays riches dotés de protections sociales élevées mais remises en cause, comme en Europe. Ils subissent la compétition frontale de centaines de millions de gens très pauvres, qui travaillent dans des conditions comparables à celle de notre XIXe siècle, et offrent des prix avec lesquels les Européens ne peuvent rivaliser. Comme dans d’autres secteurs manufacturiers, les ouvriers du textile en ont lourdement pâti, en particulier après le démantèlement des accords multifibres en janvier 2005.
Cette concurrence étrangère a des effets dramatiques lorsqu’elle touche la mono activité de certains bassins d’emplois, dans des vallées de montagne ou des départements excentrés. Les reconversions y sont alors très difficiles.
Selon les plus pessimistes, les pays émergents seront capables à terme de tout fabriquer, ce qui signifie qu’aucune qualification ne met la main-d’œuvre occidentale à l’abri. Cependant, on peut espérer développer mille nouvelles activités d’ici là, grâce à d’importants investissements en recherche. Par ailleurs, toutes les activités ne sont pas délocalisables, notamment dans les services.
Il n’y a pas de fatalité ou de bataille perdue d’avance. Tout dépend de la politique menée.

Y a-t-il une peur française de la mondialisation? Se traduit-elle dans le degré réel d’ouverture du pays aux échanges mondiaux?

Contrairement à une idée reçue, cette méfiance n’est pas une spécificité française. Les Français sont plus nombreux à considérer que la mondialisation est négative que positive, mais on trouve à peu près les mêmes chiffres chez les Américains, les Britanniques et partout ailleurs en Europe.
En revanche, la France est le seul pays important où il n’existe pas de majorité en faveur de l’économie de marché! Entre 30 et 35% seulement des Français y sont favorables, contre beaucoup plus de 50% dans les autres pays européens. Dans les pays émergents, les opinions favorables se situent à 70-80%. C’est tout à fait étonnant, car cela voudrait dire qu’une majorité des Français seraient en faveur de l’économie administrée. Est-ce vraiment le cas?
Autre particularité réelle: le pessimisme des Français. Ils n’ont pas confiance en eux, à la différence des Espagnols et des Britanniques. Ils pensent qu’ils ne vont pas s’en sortir, qu’ils ne vont pas réussir à s’adapter, alors que le pays s’est déjà métamorphosé plusieurs fois depuis 1945.
Enfin, on voit se poursuivre un débat théorique en complet décalage avec la participation réelle de la France à la mondialisation. Les partisans de l’ouverture et ceux de la protection s’opposent encore de façon presque religieuse, comme si l’on pouvait être pour ou contre la mondialisation, comme si c’était une option parmi d’autres qu’on aurait la liberté de refuser. Or il s’agit d’un phénomène planétaire général, qui englobe tout!
Et la France est, de fait, un pays très ouvert. En témoignent le pourcentage de gens qui travaillent pour l’exportation ou la part du CAC 40 (environ la moitié) détenue par des investisseurs étrangers.

Dans un récent rapport remis au président de la République (1), vous préconisez une «stratégie offensive» pour la France face à la mondialisation. En quoi consiste-t-elle?

Comme la plupart de nos voisins européens, nous avons intérêt à adopter une politique combinée qui associe des mesures d’adaptation économique (mise à niveau du système d’éducation et de formation, augmentation de la capacité exportatrice, soutien aux petites et moyennes entreprises…) et des politiques de solidarité, de protections et de régulation.
La France a de gigantesques atouts, notamment sa démographie, son potentiel agricole, l’attractivité de son territoire, le niveau de ses infrastructures et la productivité de ses salariés. Pour mieux les exploiter, on doit pouvoir renforcer les secteurs à fort potentiel, en stimulant l’innovation dans les domaines de la santé, de l’énergie, de l’environnement, du transport et des technologies de l’information et de la communication.
En revanche, je ne plaide pas pour une trop grande spécialisation. Les Britanniques ont joué cette carte, en pariant sur les services au détriment de leur agriculture et de leur industrie. Mais il me semble risqué de les imiter: comment ne pas se tromper en négligeant tel ou tel secteur?
Par ailleurs, la France ne doit pas hésiter à protéger ses intérêts. J’ai constaté, en travaillant sur ce rapport, qu’aucun pays n’arrivait à se fermer complètement, mais surtout qu’aucun pays théoriquement ouvert ne l’était totalement. Des protections ponctuelles – et non un retour global au protectionnisme – me semblent tout à fait acceptables s’il s’agit, à un moment donné, de protéger certaines catégories de la population, certains métiers, de les préparer mieux ou de préserver des domaines de souveraineté. D’ailleurs les Etats-Unis ne s’en privent pas (veto à l’achat des ports américains par les ports de Dubai, par exemple).

Au-delà de l’exemple français, les gouvernements conserveraient donc des marges de manœuvre face à l’économie? L’échelon étatique n’est pas «dépassé», impuissant?

Contrairement à une croyance pseudo-moderne, vieille avant d’avoir servi, je pense que non. Ce qui est dépassé, ce sont des gouvernements qui prétendent agir seuls dans leur coin sur les questions économiques, de transport ou d’écologie. Mais l’échelon étatique reste irremplaçable.
Certes, la globalisation financière réduit le pouvoir de l’État. Sa logique est la dérégulation, la privatisation, la non-intervention. Et, sur le plan idéologique, l’Occident en est venu à penser que les gouvernements se trompaient à peu près toujours lorsqu’ils voulaient gérer l’économie. Par ailleurs, ceux qui ont une lecture utopiste de la mondialisation y voient l’avènement du marché global et des valeurs internationales, donc la fin des intérêts nationaux. C’est cette croyance qui fonde des notions telles que les «États-Unis d’Europe» ou la «gouvernance mondiale».
Mais, dans les faits, la délégitimation des États-nations est une impasse historique. Jamais la Commission européenne, ni les Nations unies, n’ont acquis la légitimité des gouvernements élus. Or on a toujours besoin d’un niveau étatique dans lequel la démocratie politique se développe, les décisions sont prises et les opinions sont responsabilisées.
D’ailleurs personne ne pense le contraire, en dehors des Européens. Ni les Américains, ni les Russes, ni les Israéliens, ni les Brésiliens, ni les Indiens, ni personne. Demandez donc à un Chinois si la référence étatique perdu son sens!

Quelle importance accordez-vous à l’Union européenne et aux organisations internationales? N’est-ce pas à ce niveau que se traitent les enjeux qui dépassent les frontières?

On en a évidemment besoin, à condition de ne pas en attendre de miracles. Les institutions conservent une utilité vitale pour permettre à l’ensemble des gouvernements du monde de se parler, de coopérer, de négocier, d’agir ensemble. Dès qu’on sort des sujets purement nationaux, ce sont des arènes nécessaires.
Mais c’est un contresens de penser que, parce qu’il faut agir globalement, une sorte de gouvernement global serait nécessaire. On a cru cela après 1945 dans les milieux européens, avec beaucoup d’idéalisme, et en fait cela n’a jamais marché. «L’Europe» ne peut agir que si les Allemands, les Français, les Danois, etc, se mettent d’accord pour faire telle ou telle chose.
L’action se mène au niveau international, aujourd’hui comme hier, et non pas supranational. Tout dépend, au cas par cas, de la capacité des États à constituer une majorité d’idées.
On ne peut remettre en cause la dérégulation financière tant que la plupart des gouvernements sont acquis à l’idée qu’elle favorise la croissance et l’enrichissement. En revanche, vous trouverez peut-être des partenaires pour lutter contre certaines dérives. Madame Merkel vient de proposer un système européen pour limiter l’importance des fonds souverains, après avoir tenté sans succès d’obtenir des engagements du G7 à ce sujet en juin 2007. Si elle parvient à surmonter l’obstacle britannique, l’Union européenne pourra être porteuse de ce projet de contrôle des excès de la financiarisation.
Même chose pour le réchauffement climatique: on ne peut pas attendre d’une organisation qu’elle impose une solution. Il faut que les gouvernements, les uns après les autres, intègrent l’évolution des mentalités et de leurs propres opinions publiques.

Au total, que change la mondialisation aux relations diplomatiques? Avive-t-elle les rapports de force ou les apaise-t-elle?

Elle attise certainement la compétition, parce qu’il y a une bataille générale pour les marchés, les sources d’énergie, les acheminements et les matières premières, sous la pression croissante des nouveaux géants que sont l’Inde, la Chine et le Brésil. Certes, ce n’est pas un phénomène nouveau: depuis que l’économie ne marche plus avec des moulins à eau, les questions énergétiques sont entrées dans la géopolitique. Mais cette compétition est aujourd’hui bien plus intense et comporte des risques d’affrontement.
En même temps, la mondialisation peut stimuler la coopération. Elle crée des occasions pour des ententes nouvelles, même si c’est sur fond de rapports de force: les Etats doivent se mettre d’accord pour gérer le trafic aérien et maritime, ou pour lutter contre les pollutions chimiques et de pesticides – emportées par les vents très loin du lieu d’émission. De même, ils ne peuvent agir seuls pour dépolluer la Méditerranée, ou sauver le thon rouge de la disparition. Ils seront, peut-être, aussi contraints de s’entendre sur les sources d’énergie: les conséquences d’une bataille à l’ancienne, brutale, seraient tellement grandes qu’il y a un réflexe de coopération.

La globalisation suscite aussi de nouvelles utopies politiques. Sur fond d’interdépendance accrue entre les Etats, une démocratie mondiale vous semble-t-elle concevable?

Ce qui est concevable, c’est qu’on arrive un jour à faire travailler ensemble tous les gouvernements du monde. Mais l’idée d’une démocratie formelle, à l’échelle de la planète, ne tient pas la route. Il me semble impossible d’aboutir à un système où chaque Etat disposerait d’une voix, sans possibilité de veto, pas plus qu’on ne peut envisager un vote mondial au prorata de la population. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que cela conviendrait aux Européens, qui sont à peu près les seuls à évoquer ce genre de projets. Si leur poids diplomatique ne dépendait que de la démographie, ils seraient systématiquement mis en minorité.
Je ne crois pas plus à l’idée d’une généralisation inéluctable de la démocratie politique du fait du libéralisme économique. Cette thèse, développée entre autres par Francis Fukuyama (2), a eu beaucoup de succès parmi les libéraux et les anciens gauchistes. Mais toutes les puissances actuelles se sont développées avant la démocratie, y compris l’Europe. Je ne vois pas comment les Occidentaux pourraient imposer au reste du monde des normes, sociales ou politiques, qu’ils ont mis plusieurs siècles à élaborer. La preuve est qu’ils n’y parviennent pas.

(Propos recueillis par Coralie Febvre)

NOTES
* Cf. p. 94.
(1) Hubert Védrine, Rapport sur la France et la Mondialisation, Paris, Fayard, 2007.
(2) Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion.

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29/01/2008