Europe, la tentation post démocratique

Les sempiternelles lamentations sur les «égoïsmes nationaux» et les appels, pendant les semaines qui ont précédé l’accord de Bruxelles du 21 juillet – le meilleur possible -, à plus de fédéralisme, présenté comme la panacée, comme à de nouveaux transferts de souveraineté rappelle l’épisode des célèbres «cabris». Ils sont surtout paradoxaux.

A-t-on déjà oublié que l’aggravation dramatique de la dette publique européens ne résulte pas seulement de la gestion irresponsable de l’état providence et des décennies de budgets en déficit, mais aussi de l’effet sur le système financier européen de l’implosion de la finance américaine, devenue un «danger public», selon le banquier et ancien ambassadeur de Bill Clinton à Paris, Félix Rohatyn?
Et celle-ci n’a-t-elle pas été provoquée par la dérégulation, c’est-à-dire… les abandons massifs de souveraineté effectués pendant plus de vingt ans par plusieurs administrations américaines au profit des marchés? Que faut-il abandonner ou transféreren plus?

Il faudrait être plus «fédéraliste» parce que les marchés l’exigent (sans distinguer entre les opérateurs sincèrement inquiets des capacités des états emprunteurs à rembourser, les purs spéculateurs, et ceux qui s’acharnent à fragiliser l’euro)? Et être tétanisés par trois agences de notation, au pouvoir extravagant, qui sous-cotent aujourd’hui pour faire oublier qu’elles ont sur-coté, par connivence aveugle, jusqu’en 2007?
Le «fédéralisme» est présenté comme allant seul dans le sens de l’histoire? Mais qu’entend-t-on par là?
Ce mot valise, au sens des linguistes, peut vouloir dire la plus décourageante des choses (nous sommes trop petits, dépassés, fatigués, nous devons nous en remettre à l’Europe) ou la plus mobilisatrice (l’union fait la force, soyons plus solidaires).
Si fédéralisme veut dire subsidiarité claire, pas de problème.
Si c’est une harmonisation réelle entre états membres de la zone euro dont il s’agit, très bien, c’était déjà dans Maastricht. Faisons-le, enfin.

Si cela signifie plus de solidarité entre européens, fort bien. Mais Mme Merkel, premier contributeur potentiel (coût pour la France de l’accord de Bruxelles, 15 milliards), était fondée à exiger que celle-ci ne soit ni illimitée, ni automatique. A-t-elle exigé les bonnes contreparties? C’est autre chose. On peut débattre. En tout cas il était normal que les institutions financières qui ont pris des risques qui font partie de leur métier «portent leur part de fardeau» (Jacques Delors), quoiqu’en pense la BCE. Fardeau d’ailleurs bien léger.

Mais si cela veut dire transfert supplémentaire de souveraineté, en quoi serait-ce automatiquement un progrès? Après tant d’abandons,si peu convaincants ou de transfert, à des organes incontrôlés? Certes il faudrait «un chef des forces économiques de la zone euro» (Jean-Hervé Lorenzi, Christian de Boissieu), mandaté par le Conseil, pour réagir aux attaques. Mais les nouveaux fédéralistes proposent plus: qu’un «ministre des finances», ou de «l’économie», puisse arbitrer le cas échéant contre un gouvernement ou un parlement national. Franchir ce pas, ce serait ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire européenne, celui de l’Europe post démocratique, tentation perceptible dans les milieux économiques, européistes, technocratiques ou médiatiques. Croit-on qu’un tel «ministre» aurait plus de poids qu’un courageux Papandreou pour faire accepter par son peuple les douloureuses mais inévitables mesures d’assainissement? Quel gouvernement européen lui transmettrait ses pouvoirs alors même que le consentement à l’impôt et à l’origine même du processus démocratique?
Ne faut-il pas, au contraire, combler le fossé déjà béant élites / populations, en re–responsabilisant les gouvernements nationaux, au lieu de l’approfondir avec une désinvolture périlleuse envers la démocratie? De surcroît, ceux qui exigent ce saut dans l’inconnu ne contestent pas l’imposition à toute la zone euro (devenue un espace disciplinaire de surveillance et de sanctions), l’unidimensionnelle politique de rigueur à l’allemande, là où il faudrait une policy mix d’assainissement et de croissance.

De toute façon, même si c’était une bonne idée, une révision majeure du traité de Lisbonne, avec des années de controverses, est hors de portée. Quel gouvernement voudra relancer l’Union dans un tel parcours du combattant, sous l’épée de Damoclès des ratifications? De toute façon l’Allemagne qui conteste (via la Cour de Karlsruhe) la légitimité démocratique des institutions européennes,n’en voudra pas.
Alors pourquoi relancer cette controverse, et perdre temps et énergie? Il faut absolument réunifier les solutions économiques et politiques des crises européennes, ainsi que le court et le long terme.

Appliquons d’abord au mieux et au plus vite l’accord du 21 juillet; mettons en œuvre les mesures concrètes proposées pour le rachat des dettes souveraines les plus décotées; creusons l’idée des euro-obligations (contre les spéculateurs mais aussi pour des projets),et même celle de l’intervention de l’Union Européenne en tant que telle sur le marché des CDS («credit default swap», l’instrument des spéculateurs); délégitimons les notations d’agences sur les dettes souveraines des pays aidés et mettons ces agences sous la pression de la concurrence; accélérons la mise en place des textes de «responsabilisation» des banques dans la zone euro; adoptons une taxe (modeste) sur les transactions financières; obligeons l’Allemagne à un débat sur la politique économique de croissance saine dans la zone euro, et l’élargissement du mandat de la BCE. Mettons en œuvre, avec tout son potentiel, le «semestre européen» d’évaluation des projets de budget, sans que la Commission seule ait le dernier mot. Sans oublier que ce sont des moyens et non des fins.

Quand viendra, à l’automne, le moment de clarifier «qui» décide dans la zone euro, c’est-à-dire en quoi consiste le gouvernement économique souhaité par la France depuis l’origine, ne rompons pas le fil tenu qui subsiste entre «l’Europe» et la légitimité démocratique.

Europe, la tentation post démocratique

Hubert Vedrine

Europe, la tentation post démocratique

Les sempiternelles lamentations sur les «égoïsmes nationaux» et les appels, pendant les semaines qui ont précédé l’accord de Bruxelles du 21 juillet – le meilleur possible -, à plus de fédéralisme, présenté comme la panacée, comme à de nouveaux transferts de souveraineté rappelle l’épisode des célèbres «cabris». Ils sont surtout paradoxaux.

A-t-on déjà oublié que l’aggravation dramatique de la dette publique européens ne résulte pas seulement de la gestion irresponsable de l’état providence et des décennies de budgets en déficit, mais aussi de l’effet sur le système financier européen de l’implosion de la finance américaine, devenue un «danger public», selon le banquier et ancien ambassadeur de Bill Clinton à Paris, Félix Rohatyn?
Et celle-ci n’a-t-elle pas été provoquée par la dérégulation, c’est-à-dire… les abandons massifs de souveraineté effectués pendant plus de vingt ans par plusieurs administrations américaines au profit des marchés? Que faut-il abandonner ou transféreren plus?

Il faudrait être plus «fédéraliste» parce que les marchés l’exigent (sans distinguer entre les opérateurs sincèrement inquiets des capacités des états emprunteurs à rembourser, les purs spéculateurs, et ceux qui s’acharnent à fragiliser l’euro)? Et être tétanisés par trois agences de notation, au pouvoir extravagant, qui sous-cotent aujourd’hui pour faire oublier qu’elles ont sur-coté, par connivence aveugle, jusqu’en 2007?
Le «fédéralisme» est présenté comme allant seul dans le sens de l’histoire? Mais qu’entend-t-on par là?
Ce mot valise, au sens des linguistes, peut vouloir dire la plus décourageante des choses (nous sommes trop petits, dépassés, fatigués, nous devons nous en remettre à l’Europe) ou la plus mobilisatrice (l’union fait la force, soyons plus solidaires).
Si fédéralisme veut dire subsidiarité claire, pas de problème.
Si c’est une harmonisation réelle entre états membres de la zone euro dont il s’agit, très bien, c’était déjà dans Maastricht. Faisons-le, enfin.

Si cela signifie plus de solidarité entre européens, fort bien. Mais Mme Merkel, premier contributeur potentiel (coût pour la France de l’accord de Bruxelles, 15 milliards), était fondée à exiger que celle-ci ne soit ni illimitée, ni automatique. A-t-elle exigé les bonnes contreparties? C’est autre chose. On peut débattre. En tout cas il était normal que les institutions financières qui ont pris des risques qui font partie de leur métier «portent leur part de fardeau» (Jacques Delors), quoiqu’en pense la BCE. Fardeau d’ailleurs bien léger.

Mais si cela veut dire transfert supplémentaire de souveraineté, en quoi serait-ce automatiquement un progrès? Après tant d’abandons,si peu convaincants ou de transfert, à des organes incontrôlés? Certes il faudrait «un chef des forces économiques de la zone euro» (Jean-Hervé Lorenzi, Christian de Boissieu), mandaté par le Conseil, pour réagir aux attaques. Mais les nouveaux fédéralistes proposent plus: qu’un «ministre des finances», ou de «l’économie», puisse arbitrer le cas échéant contre un gouvernement ou un parlement national. Franchir ce pas, ce serait ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire européenne, celui de l’Europe post démocratique, tentation perceptible dans les milieux économiques, européistes, technocratiques ou médiatiques. Croit-on qu’un tel «ministre» aurait plus de poids qu’un courageux Papandreou pour faire accepter par son peuple les douloureuses mais inévitables mesures d’assainissement? Quel gouvernement européen lui transmettrait ses pouvoirs alors même que le consentement à l’impôt et à l’origine même du processus démocratique?
Ne faut-il pas, au contraire, combler le fossé déjà béant élites / populations, en re–responsabilisant les gouvernements nationaux, au lieu de l’approfondir avec une désinvolture périlleuse envers la démocratie? De surcroît, ceux qui exigent ce saut dans l’inconnu ne contestent pas l’imposition à toute la zone euro (devenue un espace disciplinaire de surveillance et de sanctions), l’unidimensionnelle politique de rigueur à l’allemande, là où il faudrait une policy mix d’assainissement et de croissance.

De toute façon, même si c’était une bonne idée, une révision majeure du traité de Lisbonne, avec des années de controverses, est hors de portée. Quel gouvernement voudra relancer l’Union dans un tel parcours du combattant, sous l’épée de Damoclès des ratifications? De toute façon l’Allemagne qui conteste (via la Cour de Karlsruhe) la légitimité démocratique des institutions européennes,n’en voudra pas.
Alors pourquoi relancer cette controverse, et perdre temps et énergie? Il faut absolument réunifier les solutions économiques et politiques des crises européennes, ainsi que le court et le long terme.

Appliquons d’abord au mieux et au plus vite l’accord du 21 juillet; mettons en œuvre les mesures concrètes proposées pour le rachat des dettes souveraines les plus décotées; creusons l’idée des euro-obligations (contre les spéculateurs mais aussi pour des projets),et même celle de l’intervention de l’Union Européenne en tant que telle sur le marché des CDS («credit default swap», l’instrument des spéculateurs); délégitimons les notations d’agences sur les dettes souveraines des pays aidés et mettons ces agences sous la pression de la concurrence; accélérons la mise en place des textes de «responsabilisation» des banques dans la zone euro; adoptons une taxe (modeste) sur les transactions financières; obligeons l’Allemagne à un débat sur la politique économique de croissance saine dans la zone euro, et l’élargissement du mandat de la BCE. Mettons en œuvre, avec tout son potentiel, le «semestre européen» d’évaluation des projets de budget, sans que la Commission seule ait le dernier mot. Sans oublier que ce sont des moyens et non des fins.

Quand viendra, à l’automne, le moment de clarifier «qui» décide dans la zone euro, c’est-à-dire en quoi consiste le gouvernement économique souhaité par la France depuis l’origine, ne rompons pas le fil tenu qui subsiste entre «l’Europe» et la légitimité démocratique.

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29/08/2011