Europe: intégration ou désintégration? Le face-à-face Jean-Louis Bourlanges-Hubert Védrine

Le Nouvel Observateur Rebond de la crise financière, incapacité des Européens à réagir au même tempo que les marchés, carence de l’exécutif européen, triomphe des égoïsmes nationaux: la construction européenne a rarement connu de telles difficultés. Quel est votre diagnostic?

Hubert Védrine Que l’élaboration de règles rigoureuses de gestion qui manquaient à la zone euro, soit longue et laborieuse, ne doit pas étonner. Le gouvernement économique nous est imposé aujourd’hui, à nous et à l’Allemagne, pas la situation et les événements. Depuis que l’Allemagne a compris qu’elle ne pouvait pas prendre le risque de voir la zone euro se désintégrer, beaucoup de décisions difficiles ont pu être prises, même si leur effet n’est pas immédiat.

Jean-Louis Bourlanges Je comprends qu’il faille du temps aux Européens pour résoudre des problèmes complexes mais les difficultés sont d’ordre politique et non technique. Je distingue trois grands motifs de perplexité: l’absence de consensus intellectuel sur la nature de la crise économique et financière de la zone euro, le reflux de la solidarité politique entre les peuples concernés, la faiblesse d’un système institutionnel profondément inadapté. Le consensus keynésien est battu en brèche par une lecture ordo-libérale allemande qui a ses mérites mais aussi ses limites; la nécessité géopolitique de renforcer notre solidarité, de mutualiser nos intérêts, se heurte à un mouvement profond de fragmentation des communautés politiques: nous oscillons entre le «big is necessary» et le «small is beautifull»; enfin, nous n’avons pas d’outils institutionnels adaptés au périmètre pertinent, celui de la zone euro, et nous avons donné congé à la méthode communautaire qui favorisait l’expression d’un intérêt général européen au bénéfice de pratiques intergouvernementales d’ajustement à la marge des intérêts nationaux.

H. Védrine Avant même la crise/mutation actuelle, les Européens avaient de nombreux désaccords: jusqu’où doit-on pousser l’intégration politique, tout en préservant la démocratie? Comment mieux combiner les méthodes communautaire et intergouvernementale? Jusqu’à quelles limites géographiques ultimes élargir? L’Europe dans le mondedoit-elle être une sorte d’entité philanthropique, rayonnant par sa morale et par ses normes,ou devenir un pôle de puissance? Toutes ces contradictions existaient avant. Mais pour le moment, ce que la défiance des marchés a exacerbé c’est la question: quel assainissement des finances publiques/quel contrôle/quelle croissance?

J-L. BourlangesCes tensions entre Européens me semblent remonter à la fin de la Guerre froide et à la disparition de l’Union soviétique, l’ennemi emblématique et fédérateur qui a tant fait pour la solidarité franco-allemande. Je suis frappé par la coïncidence entre la mise en place d’une monnaie «fédérale», définitivement acquise au Conseil européen de Madrid en 1995, et le basculement de l’Union et de ses dirigeants vers l’euroscepticisme: Aznar, Berlusconi, Schröder et Chirac remplaçant Felipe Gonzalez, Andreotti, Craxi, Kohl et le trio Mitterrand-Balladur-Delors. Au moment où nous acceptions une intégration monétaire postulant une intégration économique et politique, sont arrivés au pouvoir des gens qui disaient «ça suffit comme ça, n’allons pas plus loin»..De là, une évolution en «ciseaux» de la construction européenne: de plus en plus d’intégration monétaire et de moins en moins d’intégration politique. L’Europe a été prise en otage par les réveils identitaires qui ont accompagné la fin de la Guerre froide.
Au lieu de nous concentrer, comme le recommandait Jacques Delors, sur notre tâche prioritaire, réussir l’euro en organisant la convergence économique, nous avons voulu faire les malins et tenté de réussir là où De Gaulle avait échoué: donner une personnalité de politique étrangère à l’Europe. La crise irakienne qui a cassé l’Europe en deux et, dans un registre différent, la crise libyenne, qui a vu une intervention franco-britannique récusée par les Allemands, ont montré ce qu’il fallait en penser.

H. Vedrine Une Europe puissance et une «grande Suisse» sont deux contraires! De ce point de vue, les vrais pères de l’Europe ne sont pas les saints de vitrail (Monet, Schuman, Gaspari) que l’on encense, mais Staline par la menace qu’il a fait pesersur le continent européen et Truman, par l’intelligence généreuse de sa réponse politique d’après- guerre: l’Alliance atlantique et le Plan Marshall. Ce n’est pas «l’Europe qui a fait la paix», mais cette paix qui a permis l’Europe. La construction européenne s’est ensuite poursuivie, en refoulant la question de la sécurité, à l’abri de l’Alliance atlantique. Et quand l’Union soviétique a disparu, les Européens ont voulu vraiment croire qu’ils vivraient dans une pacifique «communauté» internationale.

J-L. Bourlanges Je suis d’accord avec cette analyse. Les Européens sont sortis de l’histoire en 1945. Ils ont diabolisé la force alors qu’il n’y a évidemment aucune politique qui tienne si elle n’est fondée sur une utilisation raisonnable et maîtrisée des rapports de force.

H. Védrine La phrase ironique de Kagan: «Les Européens sont de Vénus, les Américains de Mars» qui moquait le côté trop kantien, presque «bisounours,» des Européens, n’était pas totalement fausse. Mais je reviens à l’intergouvernemental. Il ne faut pas le confondre avec le souverainisme autarcique classique. L’intergouvernemental moderne européen est un exercice quotidien exigeant: dans l’exercice de la souveraineté en commun, pas de journée sans contact entre les dirigeants. Toutes les grandes impulsions de la construction européenne sont venues de dirigeants nationaux: De Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl, etc…Faire fonctionner l’Europe sur la seule base du système communautaire est utopique. L’Europe a toujours avancé en associant ces deux moteurs.

J-L. BourlangesComme vous, je crois qu’il n’est d’Europe que des Etats mais j’estime qu’il y a des manières très différentes de faite travailler ensemble ces Etats. Je crois à la supériorité intrinsèque de la méthode communautaire sur l’antiméthode intergouvernementale, une supériorité faite de quatre éléments: pouvoir d’initiative de la Commission qui permet de mettre sur la table un projet indivis et cohérent, une procédure de décision à la majorité qualifiée qui favorise le compromis, l’association nécessaire d’un pouvoir représentatif parlementaire, l’existence d’une autorité judiciaire commune pour dire à chacun son droit.

Vous évoquez l’effet d’entrainement du «couple franco-allemand». Ne pouvait-on aller plus loin?

H. Védrine A l’époque, non. En 1991, après l’accord Kohl-Mitterrand sur ce qui allait devenir Maastricht et l’Union monétaire, Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, deux députés chrétiens démocrates allemands, ont proposé un noyau dur politique franco-allemand, sans le préciser. Mais Kohl n’en a pas fait une proposition allemande. Même chose pour le discours de Joschka Fisher en faveur d’une Europe très fédérale, en 2000, à l’université de Humboldt. Pour Schröder, il n’engageait que Fischer, en tant que leader des Verts. Donc quand on parle d’ «occasions manquées», on exagère. Mais, la question va se reposer.

J-L. Bourlanges Je suis aussi un peu agacé par cette reconstruction rétrospective d’une offre allemande à laquelle nous aurions dit «non». Au moment précis où Schaüble et Lamers produisent leur remarquable texte, le chancelier Kohl exigeait que nous élargissions l’Union à l’Autriche, la Suède et la Finlande sans réforme institutionnelle préalable, ce qui condamnait tout vrai développement ultérieur. Je m’étais opposé à cette ligne au Parlement européen car je pressentais l’ampleur des blocages institutionnels futurs et nous n’avons pas été déçus. La République fédérale rejetait en même temps toute idée de «gouvernement économique européen», il est vrai, maladroitement formulée par Pierre Bérégovoy qui y voyait un moyen de contrôle de la BCE. Par la suite, nous avons eu une jurisprudence de plus en plus souverainiste de la Cour constitutionnelle allemande et l’abjuration solennelle de la méthode communautaire par Angela Merkel, à Bruges, en novembre 2010. Je ne jette pas la pierre aux Allemands car l’eurotiédeur est générale dans l’Union mais j’ai peine à prendre au sérieux leur proposition d’élection du président de la Commission au suffrage universel, proposition totalement irréaliste puisqu’elle supposerait l’accord des Britanniques.

La crise de la dette souveraine et ses rebondissements permanents, en révélant la rigidité, l’inefficacité des institutions européennes et les lacunes de l’euro, ne sont elles pas une condamnation de la construction européenne telle qu’elle existe?

H. Védrine L’émergence des BRIC, et notamment celle de la Chine comme usine du monde, devenus concurrents de l’Europe, ont mis à mal le système de welfare à l’européenne et effondre sa compétitivité. Certains pays, notamment l’Allemagne avec les réformes Schröder ont essayé de s’adapter. Cela, et le fait que le système financier européen ait été fragilisé par l’effondrement de «l’économie casino» américaine ne discrédite en rien le projet européen en tant que tel. Mais il faut le corriger.

La fragilité de l’euro -sans autorité politique- mal appréciée tant qu’il y a eu croissance est apparue de façon criante quand la croissance s’est réduite et que l’endettement a explosé.

H. Védrine On voit avec le recul que, lors du lancement de la monnaie unique, il y a eu un excès d’optimisme, la croyance que, par son existence même, cette monnaie allait faire disparaitre les problèmes économiques des États membres. Il ne sert à rien de déplorer en boucle qu’on a une monnaie sans État car il n’y aura jamais un Etat européen. Mais il me semble que petit à petit, laborieusement, dans la douleur, des solutions sont en train d’être adoptées, et qu’on en sous-estime la portée.

J-L. Bourlanges Nous savions que la zone euro n’était pas une zone économique optimale. Nous avons découvert qu’elle n’était pas non plus une zone politique optimale, une zone faite d’Etats ayant un haut niveau de solidarité et de volonté commune. Économiquement, le problèmetient à l’excédent structurel des pays de l’Europe du Nord et au déficit endémique de ceux du Sud. Il y a trois façons de résoudre la contradiction: des transferts budgétaires auxquels répugnent les opinions publiques de l’Europe septentrionale; une mutualisation des dettes que le gouvernement fédéral continue d’exclure; le réinvestissement des excédents dans l’Europe du Sud. Tant que nous n’aurons pas fait ces choix, la zone euro sera à la peine.

Pour sortir de l’impasse, on parle de «saut fédéral». Mais la France explique que c’est de la solidarité que peut naître cette intégration politique, ultime aboutissement de l’Union, alors que les Allemands en font un préalable..

H. Védrine Evitons d’utiliser ce mot piège de «fédéralisme». Ou alors définissons-le précisément! Selon la presse française, il revient à exiger que: «les Allemands soient solidaires, et donc mutualisent les dettes». Les Allemands, eux, lui donnent deux sens opposés. Un traditionnel, de protection, lié au principe de subsidiarité: protéger les Landers de Berlin et de Bruxelles. Et un autre, en réplique aux demandes de mutualisation, un fédéralisme de contrôle: si on doit être solidaires, nous allons tout contrôler (jusqu’à l’âge de départ à la retraite!) ou faire contrôler par la Cour de Justice. Impossible à accepter tel quel! Et subsiste chez certains un fédéralisme idéologique, supranational (qui ne sera jamais ratifiable). Toute intégration renforcée pose la question de la démocratie: qui décide, finalement?

J-L. Bourlanges J’admets que la référence au fédéralisme est d’un piètre secours s’agissant d’un concept assez extensif pour s’appliquer à des réalités aussi différentes que les Etats-Unis d’Amérique ou…qu’un syndicat intercommunal! Je n’en suis pas moins philosophiquement fédéraliste car je crois que nous sommes sortis de l’ère néolithique des souverainetés territoriales juxtaposées pour entrer dans celle des interdépendances et des responsabilités multilatérales. Concrètement, nous avons trois priorités: doter la zone euro de moyens d’action spécifiques car elle a des problèmes spécifiques; sortir de l’intergouvernemental, de ces numéros de chien de faïence qui font osciller les conseils européens entre la paralysie générale et le diktat franco-allemand; instituer un pouvoir délibératif de type parlementaire. Pas question en effet de mettre l’état de droit et la délibération démocratique à la porte dès lors qu’il faut prendre des décisions à plusieurs. Ces trois exigences -un périmètre, une procédure efficace, une association des représentants élus- doivent se retrouver dans la construction institutionnelle, si l’on veut donner légitimité, cohérence et autorité à une politique budgétaire commune.

H. Védrine Je ne crois pas à un grand «saut fédéral» dans l’Europe d’aujourd’hui. En revanche, je crois que l’exercice en commun de la souveraineté peut encore progresser. C’est le cas des textes votés récemment au Parlement européen, dont nous sous-estimons l’importance. Les gouvernements de la zone euro doivent piloter ensemble leurs économies. Mais le vote à majorité qualifiée n’est pas la panacée: la France est minoritaire sur beaucoup de sujets. Il faut analyser au cas par cas, les domaines où l’on peut progresser, se concentrer sur l’économie. Revenons à la démocratie. Qu’on la perfectionne, au niveau européen (Parlement), comme un complément des démocraties nationales, c’est souhaitable. Comme un substitut aux démocraties nationales telles qu’elles vivent quand on élit un président en France ou un Parlement en Allemagne? Je n’y crois pas. Surtout quand on voit l’attachement des Allemands au Bundestag (et la position de la Cour de Karlsruhe), on n’a pas l’impression qu’ils soient prêts en réalité à déléguer de nouvelles compétences. C’est une controverse théorique, biaisée, hystérisée par la crise, une fausse solution. Le plus d’Europe politique de Mme Merkel c’est pour le moment plus de contrôle.

J-L. Bourlanges La mise en place du pilotage institutionnelde la zone euro n’est pas facile à traiter. D’abord parce qu’on ne peut appliquer aux affaires économiques la même logique de délégation de compétences qu’en matière de politique agricole ou de concurrence: si vous tirez un fil, par exemple la question de la compétitivité, toute la pelote des compétences nationales suit. Ce qui n’est pas vendable. Ensuite parce qu’il est indispensable d’agir en amont des décisions au lieu de réagir en aval, comme on l’a toujours fait, à coup de sanctions impopulaires et de décisions trop tardives. Il faut donc construire un instrument politique de mise en commun précoce des décisions budgétaires et économiques applicables à la zone euro. Je suggère depuis deux ans la mise en place, dans un cadre initialement informel, d’une assemblée parlementaire de la zone composée des représentants des commissions des finances compétentes des parlements nationaux et du Parlement européen. Il faudrait aussi renforcer la capacité d’orientation et de pilotage du Conseil des ministres de la zone car la Commission est là pour faire respecter la règle mais c’est aux Etats de faire les arbitrages politiques: ce n’est pas en dépolitisant toutes les décisions que l’on peut faire l’Europe. Il est nécessaire enfin de désigner une personnalité unique -qualifions-la de «ministre des finances»- pour porter publiquement une politique économique et budgétaire qui soit vraiment commune.

H. Védrine Si on va jusqu’à un Conseil des ministres de la zone euro qui peut refuser à la majorité un budget voté par un Parlement national, ou un ministre du budget, on franchit, je crois, la limite. Il faut que les avancées soient comprises, démocratiques et ratifiables.

J-L. Bourlanges Le système ne sera accepté que s’il vise à agir et à prévenir plutôt qu’à sanctionner. Plus généralement, on ne franchira pas le mur de scepticisme de l’opinion et des marchés sans une initiative franco-allemande forte et solidaire. Les choses ne sont sans doute pas mûres mais nous ne sortirons du guêpier actuel que si les dirigeants français et allemands savent où ils vont et y vont ensemble.

H. Védrine Ce n’est pas hors de portée, après la nécessaire phase actuelle de rééquilibrage économique et politique, dès que la Chancelière aura obtenu la ratification du Mécanisme Européen de Stabilité, et François Hollande forgé dans sa majorité un consensus solide sur révision/discipline/croissance. Cela se joue maintenant. Plus largement, il faut démontrer que l’usine à gaz européenne défend les intérêts légitimes des Européens dans la compétition mondiale.

J-L. Bourlanges J’ai quitté le Parlement européen parce que j’en avais assez de l’Europe qui fait semblant. Il est urgent d’avoir autre chose que cette Europe en trompe-l’œil qui touche à tout mais n’assume rien.
Propos recueillis par Jean-Gabriel Frédet

Europe: intégration ou désintégration? Le face-à-face Jean-Louis Bourlanges-Hubert Védrine

Hubert Vedrine

Europe: intégration ou désintégration? Le face-à-face Jean-Louis Bourlanges-Hubert Védrine

Le Nouvel Observateur Rebond de la crise financière, incapacité des Européens à réagir au même tempo que les marchés, carence de l’exécutif européen, triomphe des égoïsmes nationaux: la construction européenne a rarement connu de telles difficultés. Quel est votre diagnostic?

Hubert Védrine Que l’élaboration de règles rigoureuses de gestion qui manquaient à la zone euro, soit longue et laborieuse, ne doit pas étonner. Le gouvernement économique nous est imposé aujourd’hui, à nous et à l’Allemagne, pas la situation et les événements. Depuis que l’Allemagne a compris qu’elle ne pouvait pas prendre le risque de voir la zone euro se désintégrer, beaucoup de décisions difficiles ont pu être prises, même si leur effet n’est pas immédiat.

Jean-Louis Bourlanges Je comprends qu’il faille du temps aux Européens pour résoudre des problèmes complexes mais les difficultés sont d’ordre politique et non technique. Je distingue trois grands motifs de perplexité: l’absence de consensus intellectuel sur la nature de la crise économique et financière de la zone euro, le reflux de la solidarité politique entre les peuples concernés, la faiblesse d’un système institutionnel profondément inadapté. Le consensus keynésien est battu en brèche par une lecture ordo-libérale allemande qui a ses mérites mais aussi ses limites; la nécessité géopolitique de renforcer notre solidarité, de mutualiser nos intérêts, se heurte à un mouvement profond de fragmentation des communautés politiques: nous oscillons entre le «big is necessary» et le «small is beautifull»; enfin, nous n’avons pas d’outils institutionnels adaptés au périmètre pertinent, celui de la zone euro, et nous avons donné congé à la méthode communautaire qui favorisait l’expression d’un intérêt général européen au bénéfice de pratiques intergouvernementales d’ajustement à la marge des intérêts nationaux.

H. Védrine Avant même la crise/mutation actuelle, les Européens avaient de nombreux désaccords: jusqu’où doit-on pousser l’intégration politique, tout en préservant la démocratie? Comment mieux combiner les méthodes communautaire et intergouvernementale? Jusqu’à quelles limites géographiques ultimes élargir? L’Europe dans le mondedoit-elle être une sorte d’entité philanthropique, rayonnant par sa morale et par ses normes,ou devenir un pôle de puissance? Toutes ces contradictions existaient avant. Mais pour le moment, ce que la défiance des marchés a exacerbé c’est la question: quel assainissement des finances publiques/quel contrôle/quelle croissance?

J-L. BourlangesCes tensions entre Européens me semblent remonter à la fin de la Guerre froide et à la disparition de l’Union soviétique, l’ennemi emblématique et fédérateur qui a tant fait pour la solidarité franco-allemande. Je suis frappé par la coïncidence entre la mise en place d’une monnaie «fédérale», définitivement acquise au Conseil européen de Madrid en 1995, et le basculement de l’Union et de ses dirigeants vers l’euroscepticisme: Aznar, Berlusconi, Schröder et Chirac remplaçant Felipe Gonzalez, Andreotti, Craxi, Kohl et le trio Mitterrand-Balladur-Delors. Au moment où nous acceptions une intégration monétaire postulant une intégration économique et politique, sont arrivés au pouvoir des gens qui disaient «ça suffit comme ça, n’allons pas plus loin»..De là, une évolution en «ciseaux» de la construction européenne: de plus en plus d’intégration monétaire et de moins en moins d’intégration politique. L’Europe a été prise en otage par les réveils identitaires qui ont accompagné la fin de la Guerre froide.
Au lieu de nous concentrer, comme le recommandait Jacques Delors, sur notre tâche prioritaire, réussir l’euro en organisant la convergence économique, nous avons voulu faire les malins et tenté de réussir là où De Gaulle avait échoué: donner une personnalité de politique étrangère à l’Europe. La crise irakienne qui a cassé l’Europe en deux et, dans un registre différent, la crise libyenne, qui a vu une intervention franco-britannique récusée par les Allemands, ont montré ce qu’il fallait en penser.

H. Vedrine Une Europe puissance et une «grande Suisse» sont deux contraires! De ce point de vue, les vrais pères de l’Europe ne sont pas les saints de vitrail (Monet, Schuman, Gaspari) que l’on encense, mais Staline par la menace qu’il a fait pesersur le continent européen et Truman, par l’intelligence généreuse de sa réponse politique d’après- guerre: l’Alliance atlantique et le Plan Marshall. Ce n’est pas «l’Europe qui a fait la paix», mais cette paix qui a permis l’Europe. La construction européenne s’est ensuite poursuivie, en refoulant la question de la sécurité, à l’abri de l’Alliance atlantique. Et quand l’Union soviétique a disparu, les Européens ont voulu vraiment croire qu’ils vivraient dans une pacifique «communauté» internationale.

J-L. Bourlanges Je suis d’accord avec cette analyse. Les Européens sont sortis de l’histoire en 1945. Ils ont diabolisé la force alors qu’il n’y a évidemment aucune politique qui tienne si elle n’est fondée sur une utilisation raisonnable et maîtrisée des rapports de force.

H. Védrine La phrase ironique de Kagan: «Les Européens sont de Vénus, les Américains de Mars» qui moquait le côté trop kantien, presque «bisounours,» des Européens, n’était pas totalement fausse. Mais je reviens à l’intergouvernemental. Il ne faut pas le confondre avec le souverainisme autarcique classique. L’intergouvernemental moderne européen est un exercice quotidien exigeant: dans l’exercice de la souveraineté en commun, pas de journée sans contact entre les dirigeants. Toutes les grandes impulsions de la construction européenne sont venues de dirigeants nationaux: De Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl, etc…Faire fonctionner l’Europe sur la seule base du système communautaire est utopique. L’Europe a toujours avancé en associant ces deux moteurs.

J-L. BourlangesComme vous, je crois qu’il n’est d’Europe que des Etats mais j’estime qu’il y a des manières très différentes de faite travailler ensemble ces Etats. Je crois à la supériorité intrinsèque de la méthode communautaire sur l’antiméthode intergouvernementale, une supériorité faite de quatre éléments: pouvoir d’initiative de la Commission qui permet de mettre sur la table un projet indivis et cohérent, une procédure de décision à la majorité qualifiée qui favorise le compromis, l’association nécessaire d’un pouvoir représentatif parlementaire, l’existence d’une autorité judiciaire commune pour dire à chacun son droit.

Vous évoquez l’effet d’entrainement du «couple franco-allemand». Ne pouvait-on aller plus loin?

H. Védrine A l’époque, non. En 1991, après l’accord Kohl-Mitterrand sur ce qui allait devenir Maastricht et l’Union monétaire, Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, deux députés chrétiens démocrates allemands, ont proposé un noyau dur politique franco-allemand, sans le préciser. Mais Kohl n’en a pas fait une proposition allemande. Même chose pour le discours de Joschka Fisher en faveur d’une Europe très fédérale, en 2000, à l’université de Humboldt. Pour Schröder, il n’engageait que Fischer, en tant que leader des Verts. Donc quand on parle d’ «occasions manquées», on exagère. Mais, la question va se reposer.

J-L. Bourlanges Je suis aussi un peu agacé par cette reconstruction rétrospective d’une offre allemande à laquelle nous aurions dit «non». Au moment précis où Schaüble et Lamers produisent leur remarquable texte, le chancelier Kohl exigeait que nous élargissions l’Union à l’Autriche, la Suède et la Finlande sans réforme institutionnelle préalable, ce qui condamnait tout vrai développement ultérieur. Je m’étais opposé à cette ligne au Parlement européen car je pressentais l’ampleur des blocages institutionnels futurs et nous n’avons pas été déçus. La République fédérale rejetait en même temps toute idée de «gouvernement économique européen», il est vrai, maladroitement formulée par Pierre Bérégovoy qui y voyait un moyen de contrôle de la BCE. Par la suite, nous avons eu une jurisprudence de plus en plus souverainiste de la Cour constitutionnelle allemande et l’abjuration solennelle de la méthode communautaire par Angela Merkel, à Bruges, en novembre 2010. Je ne jette pas la pierre aux Allemands car l’eurotiédeur est générale dans l’Union mais j’ai peine à prendre au sérieux leur proposition d’élection du président de la Commission au suffrage universel, proposition totalement irréaliste puisqu’elle supposerait l’accord des Britanniques.

La crise de la dette souveraine et ses rebondissements permanents, en révélant la rigidité, l’inefficacité des institutions européennes et les lacunes de l’euro, ne sont elles pas une condamnation de la construction européenne telle qu’elle existe?

H. Védrine L’émergence des BRIC, et notamment celle de la Chine comme usine du monde, devenus concurrents de l’Europe, ont mis à mal le système de welfare à l’européenne et effondre sa compétitivité. Certains pays, notamment l’Allemagne avec les réformes Schröder ont essayé de s’adapter. Cela, et le fait que le système financier européen ait été fragilisé par l’effondrement de «l’économie casino» américaine ne discrédite en rien le projet européen en tant que tel. Mais il faut le corriger.

La fragilité de l’euro -sans autorité politique- mal appréciée tant qu’il y a eu croissance est apparue de façon criante quand la croissance s’est réduite et que l’endettement a explosé.

H. Védrine On voit avec le recul que, lors du lancement de la monnaie unique, il y a eu un excès d’optimisme, la croyance que, par son existence même, cette monnaie allait faire disparaitre les problèmes économiques des États membres. Il ne sert à rien de déplorer en boucle qu’on a une monnaie sans État car il n’y aura jamais un Etat européen. Mais il me semble que petit à petit, laborieusement, dans la douleur, des solutions sont en train d’être adoptées, et qu’on en sous-estime la portée.

J-L. Bourlanges Nous savions que la zone euro n’était pas une zone économique optimale. Nous avons découvert qu’elle n’était pas non plus une zone politique optimale, une zone faite d’Etats ayant un haut niveau de solidarité et de volonté commune. Économiquement, le problèmetient à l’excédent structurel des pays de l’Europe du Nord et au déficit endémique de ceux du Sud. Il y a trois façons de résoudre la contradiction: des transferts budgétaires auxquels répugnent les opinions publiques de l’Europe septentrionale; une mutualisation des dettes que le gouvernement fédéral continue d’exclure; le réinvestissement des excédents dans l’Europe du Sud. Tant que nous n’aurons pas fait ces choix, la zone euro sera à la peine.

Pour sortir de l’impasse, on parle de «saut fédéral». Mais la France explique que c’est de la solidarité que peut naître cette intégration politique, ultime aboutissement de l’Union, alors que les Allemands en font un préalable..

H. Védrine Evitons d’utiliser ce mot piège de «fédéralisme». Ou alors définissons-le précisément! Selon la presse française, il revient à exiger que: «les Allemands soient solidaires, et donc mutualisent les dettes». Les Allemands, eux, lui donnent deux sens opposés. Un traditionnel, de protection, lié au principe de subsidiarité: protéger les Landers de Berlin et de Bruxelles. Et un autre, en réplique aux demandes de mutualisation, un fédéralisme de contrôle: si on doit être solidaires, nous allons tout contrôler (jusqu’à l’âge de départ à la retraite!) ou faire contrôler par la Cour de Justice. Impossible à accepter tel quel! Et subsiste chez certains un fédéralisme idéologique, supranational (qui ne sera jamais ratifiable). Toute intégration renforcée pose la question de la démocratie: qui décide, finalement?

J-L. Bourlanges J’admets que la référence au fédéralisme est d’un piètre secours s’agissant d’un concept assez extensif pour s’appliquer à des réalités aussi différentes que les Etats-Unis d’Amérique ou…qu’un syndicat intercommunal! Je n’en suis pas moins philosophiquement fédéraliste car je crois que nous sommes sortis de l’ère néolithique des souverainetés territoriales juxtaposées pour entrer dans celle des interdépendances et des responsabilités multilatérales. Concrètement, nous avons trois priorités: doter la zone euro de moyens d’action spécifiques car elle a des problèmes spécifiques; sortir de l’intergouvernemental, de ces numéros de chien de faïence qui font osciller les conseils européens entre la paralysie générale et le diktat franco-allemand; instituer un pouvoir délibératif de type parlementaire. Pas question en effet de mettre l’état de droit et la délibération démocratique à la porte dès lors qu’il faut prendre des décisions à plusieurs. Ces trois exigences -un périmètre, une procédure efficace, une association des représentants élus- doivent se retrouver dans la construction institutionnelle, si l’on veut donner légitimité, cohérence et autorité à une politique budgétaire commune.

H. Védrine Je ne crois pas à un grand «saut fédéral» dans l’Europe d’aujourd’hui. En revanche, je crois que l’exercice en commun de la souveraineté peut encore progresser. C’est le cas des textes votés récemment au Parlement européen, dont nous sous-estimons l’importance. Les gouvernements de la zone euro doivent piloter ensemble leurs économies. Mais le vote à majorité qualifiée n’est pas la panacée: la France est minoritaire sur beaucoup de sujets. Il faut analyser au cas par cas, les domaines où l’on peut progresser, se concentrer sur l’économie. Revenons à la démocratie. Qu’on la perfectionne, au niveau européen (Parlement), comme un complément des démocraties nationales, c’est souhaitable. Comme un substitut aux démocraties nationales telles qu’elles vivent quand on élit un président en France ou un Parlement en Allemagne? Je n’y crois pas. Surtout quand on voit l’attachement des Allemands au Bundestag (et la position de la Cour de Karlsruhe), on n’a pas l’impression qu’ils soient prêts en réalité à déléguer de nouvelles compétences. C’est une controverse théorique, biaisée, hystérisée par la crise, une fausse solution. Le plus d’Europe politique de Mme Merkel c’est pour le moment plus de contrôle.

J-L. Bourlanges La mise en place du pilotage institutionnelde la zone euro n’est pas facile à traiter. D’abord parce qu’on ne peut appliquer aux affaires économiques la même logique de délégation de compétences qu’en matière de politique agricole ou de concurrence: si vous tirez un fil, par exemple la question de la compétitivité, toute la pelote des compétences nationales suit. Ce qui n’est pas vendable. Ensuite parce qu’il est indispensable d’agir en amont des décisions au lieu de réagir en aval, comme on l’a toujours fait, à coup de sanctions impopulaires et de décisions trop tardives. Il faut donc construire un instrument politique de mise en commun précoce des décisions budgétaires et économiques applicables à la zone euro. Je suggère depuis deux ans la mise en place, dans un cadre initialement informel, d’une assemblée parlementaire de la zone composée des représentants des commissions des finances compétentes des parlements nationaux et du Parlement européen. Il faudrait aussi renforcer la capacité d’orientation et de pilotage du Conseil des ministres de la zone car la Commission est là pour faire respecter la règle mais c’est aux Etats de faire les arbitrages politiques: ce n’est pas en dépolitisant toutes les décisions que l’on peut faire l’Europe. Il est nécessaire enfin de désigner une personnalité unique -qualifions-la de «ministre des finances»- pour porter publiquement une politique économique et budgétaire qui soit vraiment commune.

H. Védrine Si on va jusqu’à un Conseil des ministres de la zone euro qui peut refuser à la majorité un budget voté par un Parlement national, ou un ministre du budget, on franchit, je crois, la limite. Il faut que les avancées soient comprises, démocratiques et ratifiables.

J-L. Bourlanges Le système ne sera accepté que s’il vise à agir et à prévenir plutôt qu’à sanctionner. Plus généralement, on ne franchira pas le mur de scepticisme de l’opinion et des marchés sans une initiative franco-allemande forte et solidaire. Les choses ne sont sans doute pas mûres mais nous ne sortirons du guêpier actuel que si les dirigeants français et allemands savent où ils vont et y vont ensemble.

H. Védrine Ce n’est pas hors de portée, après la nécessaire phase actuelle de rééquilibrage économique et politique, dès que la Chancelière aura obtenu la ratification du Mécanisme Européen de Stabilité, et François Hollande forgé dans sa majorité un consensus solide sur révision/discipline/croissance. Cela se joue maintenant. Plus largement, il faut démontrer que l’usine à gaz européenne défend les intérêts légitimes des Européens dans la compétition mondiale.

J-L. Bourlanges J’ai quitté le Parlement européen parce que j’en avais assez de l’Europe qui fait semblant. Il est urgent d’avoir autre chose que cette Europe en trompe-l’œil qui touche à tout mais n’assume rien.
Propos recueillis par Jean-Gabriel Frédet

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06/09/2012