Entretien pour L’Express

A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien à L’Express.

L’Express : Pourquoi rendre hommage à de grands diplomates ? Le message du livre est-il qu’il faut encore et toujours négocier ?

Hubert Védrine : Oui, plus que jamais ! Aujourd’hui et demain, la négociation sera constante, dans tous les domaines, que ce soit en bilatéral ou dans les cadres multilatéraux, dont les COP,  bientôt rendez-vous principaux. Même les pays les plus souverainistes, comme les États-Unis, ne peuvent s’y dérober. D’où l’intérêt, non pas de « rendre hommage », mais de se remémorer et méditer sur ces vingt personnalités, du XVIIe au XXIe siècle.

Mais, paradoxalement, je pense que l’on ne verra plus l’équivalent des « grands diplomates » du passé. Ils agissaient à une époque où les décideurs, dans chaque pays, étaient très peu nombreux, et les opinions publiques, limitées – il n’y avait pas de sondages permanents ni de réseaux sociaux, ni d’injonction à la transparence permanente alors que nous vivons dans une société court-termiste guidée par les émotions de masse. Ajoutons que les ministres de l’économie et des finances pèsent aujourd’hui davantage, alors que les ministres des affaires étrangères perdent tendanciellement de l’influence. Les sherpas, chargés de mettre au point les communiqués des G7 et G20, jouent un rôle considérable. Le terrain des grands diplomates a complètement changé. J’en parle en conclusion. Le Sultan Al-Jaber des EAU s’est avéré, en président de la COP28, un très bon négociateur. Va-t-il pour autant rejoindre des figures comme Talleyrand ou von Metternich ? Non. Il n’en aura pas le temps, il fera autre chose. Connaissez-vous le nom des personnes qui ont négocié l’accord sur l’Iran sous l’égide d’Obama ? Non, alors qu’il était très important. Les diplomates, aujourd’hui, ne bénéficient plus de la même durée, sauf dans les autocraties à l’ancienne, à l’image d’un Sergueï Lavrov en Russie. Et encore, même en Chine, un Zhou Enlai, aux manettes pendant plus d’un quart de siècle, ne serait plus possible. Connaissez-vous le nom des ministres chinois des dix dernières années ? Il faut du temps pour bâtir un narratif.

Ce livre est donc le portrait, en matière diplomatique, du monde d’avant. Mais ce monde a quand même beaucoup à nous apprendre sur les relations internationales, d’autant que le monde d’aujourd’hui marche sur la tête… D’où ces portraits voulus par Benoît Yvert et moi.

Mazarin et sa « légende noire », Talleyrand qui servit neuf régimes différents, le  réalisme de Kissinger… Les diplomates mis à l’honneur dans ce livre ont souvent une mauvaise réputation. 

C’est peu étonnant, mais qui les attaquait, et pour quelles raisons ? En général, pas sur leur talent de négociateur ou leur bilan, mais plutôt par moralisme rétroactif. On est horrifié que ces gens n’aient pas vécu selon « nos valeurs ». Mais nous ne vivons pas non plus selon les valeurs du siècle qui va suivre, qui connaîtra peut-être un moralisme pire  encore que celui d’aujourd’hui, ou l’inverse, qui sait ? L’anachronisme marié au moralisme rend sourd et aveugle

Sergueï Lavrov clôt votre livre. N’est-ce pas faire trop d’honneur à un ministre des affaires étrangères russe qui, pour défendre la guerre en Ukraine, est allé jusqu’à déclarer que Hitler avait du sang juif ? 

Je le redis : ce livre n’est pas un tableau « d’honneur ». C’est intéressant d’en savoir plus sur ce personnage chargé de la diplomatie russe depuis près de vingt ans – quoi qu’on en pense -, mais relativement méconnu du public français. L’ancienne ambassadrice Sylvie Bermann, qui signe le chapitre qui lui est dédié, l’a pratiqué au Conseil de sécurité comme professionnelle. Nous n’avons pas voulu restreindre notre champ aux seuls représentants des démocraties. Sinon, nous n’aurions pas pu inclure Molotov, ni Zhou Enlai, qui bénéficie en Occident d’un grand prestige de mandarin, même s’il n’a pas réussi, en réalité, à canaliser Mao Zedong.

La mort d’Henry Kissinger, sans doute le diplomate le plus célèbre du XXe siècle, a rappelé à quel point il s’avérait controversé, notamment pour avoir fait bombarder le Cambodge et le Laos, déstabilisé le régime de Salvador Allende ou laissé faire les massacres pakistanais au Bangladesh…

Kissinger a détenu un pouvoir considérable comme conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’État et a été critiqué en proportion. Zbigniew Brzezinski a peut-être eu un rôle encore plus conséquent, sous Jimmy Carter, en jouant la carte islamiste contre l’Empire soviétique en Afghanistan, ce qui a fonctionné dans le court terme mais a eu ensuite des conséquences gigantesques, jusqu’au 11 septembre 2001. Mais il ne s’est pas mis en scène de façon théâtrale. Peut-on les ignorer ? Non.

Pour en revenir à Kissinger, il faut distinguer plusieurs sortes de critiques : certains étaient jaloux ou envieux de sa starification ; d’autres étaient moralistes et « droit-de-l’hommistes ». Mais Kissinger n’a jamais caché qu’il considérait l’Occident non pas comme une entité missionnaire mais comme un ensemble géopolitique qui devait continuer à dominer le monde, dans son intérêt. Le courant idéaliste, issu de la chrétienté ou des Lumières, l’a détesté pour cela. 

Les critiques réalistes de Kissinger touchent plus juste à mon avis. Pourquoi de telles fautes, au Chili, ou plus encore au Cambodge, où le renversement du régime a déclenché un engrenage qui a abouti à l’arrivée des Khmers rouges ? Dans quel intérêt vital ? Et pourtant, , même si l’auteur de sa biographie, Jérémie Gallon, parle de « parenthèse » réaliste dans la politique américaine, Kissinger n’a pas échapper complètement à l’Irrealpolitik.

C’est-à-dire? 

Nous baignons dedans. C’est ce que vous entendez tous les jours dans les débats depuis la fin de l’URSS. Au sein de la “communauté » internationale (alors que les relations internationales sont une foire d’empoigne), nous aurions la mission civilisatrice et universelle de répandre « nos valeurs ». Alors que nous ne sommes plus les maîtres du monde, c’est d’une naïveté immense. Le temps des croisades est bien fini. Les Occidentaux ont encore la puissance et de la richesse, mais ils n’en ont plus le monopole. De grands géopoliticiens asiatiques prétendent même que la « parenthèse » occidentale touche à sa fin ! Discutable, mais si nous avions réellement conservé la puissance d’imposer « nos valeurs », comme pendant les siècles précédents, le monde actuel serait très différent à ce qu’il est aujourd’hui. 

Le grand public, lui, est plus réaliste. Il veut défendre son mode de vie, sa culture, sans penser qu’il faille pour cela l’imposer à tout le monde. Le système médiatique, lui, est interventionniste, favorisant les idées des droits-de-l’hommistes et des mondialisateurs. Toutes sortes de gens sincères, notamment à gauche, sont heurtés par la « Realpolitik », mais c’est la Réalité qui les choque. Ils trouvent le monde et la société injustes. Quand on leur parle de réalisme, ils y voient même un renoncement. D’où la séduction que continuent d’exercer les utopies, qui engendrent de cruelles désillusions. C’est oublier Jaurès : il faut partir de la réalité pour aller vers l’idéal.

Le temps de la négociation est-il venu en Ukraine ? 

Pas encore. Comme les réalistes américains, je pense que les États-Unis, par une autre politique, auraient pu empêcher l’engrenage qui a conduit à ce conflit. Après que l’URSS ait disparu, pendant une dizaine d’années – la décennie 1990 -, sous Eltsine et les premiers mandats de Poutine, on aurait pu et dû inclure la Russie dans un ensemble de sécurité, comme le préconisait Kissinger. Certains citent le Conseil Otan-Russie comme lieu de dialogue. Mais c’était de la verroterie diplomatique ! Les États-Unis ont raté quelque chose, davantage par désinvolture que par volonté réfléchie. C’était l’époque où les Occidentaux s’était persuadés que l’Histoire était finie (c’est l’inverse !), que nous avions gagné et que du haut de notre Olympe, nous pouvions ignorer les autres peuples tout en les régentant. Certains aux États-Unis – pas les présidents – ont poussé l’Ukraine non pas à se développer mais à devenir un fer de lance contre la Russie. Engrenage … Je ne crois pas au caractère intrinsèquement luciférien de la Russie. Cela dit, ces dernières années, c’est l’inverse, l’Occident n’a pas été assez dissuasif à l’encontre de Poutine, et le sommet de l’OTAN Bucarest en 2008 a été une erreur.

Une négociation est presque impensable aujourd’hui, en raison des souffrances vécues par les Ukrainiens. Entre qui et qui ? Et sur quoi ? Sauf réarmement massif, une nette victoire ukrainienne n’est plus envisagée. Mais négocier sur la base du maintien sous la coupe russe d’une partie du territoire ukrainien serait pour Kiev un renoncement inassumable. En sens inverse, dans l’hypothèse où la Russie deviendrait plus menaçante, et que l’Ukraine risque de s’effondrer du fait du manque d’hommes, de munitions et d’argent, les Américains seraient obligés de s’engager beaucoup plus. Ils ne peuvent pas laisser Poutine gagner, trop dangereux. Une autre hypothèse est donc celle d’un enlisement suivi, à terme, d’une coexistence froide entre la Russie et l’Ukraine. Le seul cas dans lequel la négociation serait possible serait celui de l’arrivée au pouvoir, de part et d’autre, de nouveaux dirigeants très réalistes. Rien ne l’annonce.

Mais l’hypothèse du retour de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, si ce scénario menaçant se confirmait dans les prochains mois, pourrait conduire l’Ukraine, sous pression et encouragée par Joe Biden, à se résigner à geler la situation avant les élections américaines par un cessez-le-feu, si la Russie suivait, sans le dire.

Venons-en au conflit israélo-palestinien. Vous semblez partager l’analyse de l’éditorialiste du New York Times Thomas L. Friedman, selon lequel  « la situation actuelle est le résultat de la politique menée par les pires des Israéliens et les pires des Palestiniens ».

Tout à fait, et c’est le cas depuis une quinzaine d’années. On parle de conflit « israélo-palestinien ». Mais c’est en même temps une bataille féroce au sein de chaque camp, entre maximalistes et réalistes. La plupart des Arabes ont longtemps refusé l’existence d’Israël, avant que certains d’entre eux ne s’y résignent (époque Arafat). De même, du côté d’Israël, certains ont fini par se résigner à admettre l’existence d’un peuple et d’un problème palestinien, et que sa solution politique, sous la forme d’un État, était devenu inévitable. Ceux capables d’endosser un compromis territorial ont été très courageux mais presque toujours minoritaires dans leur camp, sauf pendant la courte période du « processus d’Oslo », rendue possible par le changement de position d’Yitzhak Rabin, le grand homme côté israélien, et de Yasser Arafat, et quand les deux minorités prêtes à un compromis territorial ont été au pouvoir brièvement au même moment dans les deux camps. Depuis son retour au pouvoir il y a une quinzaine d’années, Netanyahou a balayé tout cela et a pour objectif un Grand Israël. Pour sauver son poste, il déclare désormais qu’il est le seul rempart non pas contre le terrorisme mais contre la création d’un État palestinien. 

Aujourd’hui, c’est pire. Du côté israélien, les extrémistes veulent chasser tous les Palestiniens. Du côté palestinien, les populations qui vivent dans la “prison à ciel ouvert” qu’est Gaza, pour citer Nicolas Sarkozy, avaient fini par soutenir le Hamas. Les extrémistes se réjouissent d’avoir face à eux des extrémistes, car cela tue tout compromis. Ils ont partie liée. Les Israéliens se plaignent de ne pas avoir d’interlocuteur palestinien, mais ils ont tout fait pour que l’Autorité palestinienne soit déconsidérée, laissant les colons grignoter le terrain en Cisjordanie. L’ancien Premier Ministre travailliste Ehud Barak le confirme. De la même façon, pour le Hamas, l’arrivée au pouvoir de partis extrémistes en Israël avait été une aubaine.

Comment sortir de cette impasse? 

D’abord par un changement de leadership au Likoud, ce qu’attend Biden. Est-ce possible ? Ensuite, en imposant face au Hamas une figure de l’Autorité palestinienne sortie de prison (mais ils vont se rapprocher). Les pays arabes, qui réalisent qu’ils ont joué un jeu dangereux en normalisant leurs relations avec Israël sans rien demander pour les Palestiniens doivent être impliqués. Plus, j’espère, la France. L’historien israélien Elie Barnavi, grande figure du camp de la paix, ajoute que les Israéliens n’y arriveront jamais seuls, qu’il faudra les contraindre.

Votre livre met en avant deux secrétaires généraux de l’ONU, Boutros Boutros-Gali et Kofi Annan, sans doute la figure la plus emblématique à ce poste. Aujourd’hui, l’ONU ne semble plus servir à rien…

Ces portraits s’imposaient. Le monde serait-il aujourd’hui meilleur si l’ONU n’existait pas? Certainement pas. Il est important de disposer d’une organisation où ces nations puissent se retrouver une fois par an. Mais il ne faut pas juger cette organisation selon des attentes irréalistes comme “la paix dans le monde”. L’ONU n’est pas un organe miraculeux, nous ne sommes pas à Lourdes. En revanche, les organisations techniques qui y sont rattachées, comme la FAO ou l’UNESCO, accomplissent un travail exceptionnel. C’est donc utile de voir ce qu’ont pu faire deux très grand secrétaires généraux.

Ces institutions ne sont-elles pas aujourd’hui détournées par le “soft power” du régime chinois qui entend changer les règles du jeu du système international? 

Et nous, nous n’usons pas de notre soft power ? Nous n’avons plus le monopole, et il y a une bataille mondiale d’influences. On ne va pas interdire les instituts Confucius, par exemple, parce qu’ils ne diffusent pas nos principes occidentaux. Il ne sert à rien de s’indigner. Il vaut mieux développer nos propres politiques d’influence et, plus largement, notre attractivité. Nous devons rayonner sans imposer. Pour ce faire, nous devons aussi accepter l’existence des autres puissances, tenir compte du fait que certaines d’entre elles veulent prendre leur revanche. Ne soyons pas ahuris en constatant qu’elles font ce que nous avons fait pendant des siècles. Défendons nous de façon dynamique, mais sans oublier ce qu’ont été les politiques de puissance des Occidentaux, par l’intermédiaire de la force, des normes, de l’économie, des valeurs et de la religion. 

La France a-t-elle encore les moyens de tenir la position d’équilibriste propre à la tradition gaullo-mitterrandienne ? Dans le cas de la guerre en Ukraine, elle a fini par n’être plus écoutée par aucun camp, ni la Russie, ni l’Ukraine…

Sur l’Ukraine, les dés roulent encore. Plus globalement, la France est aujourd’hui une « puissance moyenne d’influence mondiale ». Ce n’est pas rien. Le monde compte à peine vingt puissances et nous en faisons partie. Mais les Français sont soit trop prétentieux, soit trop déprimés. La France n’est pas pessimiste à cause de ses handicaps mais handicapée par son pessimisme. Il faudrait retrouver confiance en nous sans pour autant redevenir prétentieux. Il me semble que la tendance actuelle est au redressement. Il faut la soutenir.

Ce serait de toute façon plus compliqué, dans le monde global chaotique actuel, de mener une politique « gaullo-mitterrandienne ». La France a beaucoup d’atouts. Chaque président fait de son mieux, mais le quinquennat ne facilite rien. Sur le sujet du Proche-Orient, je pense que la France doit se faire mieux entendre. Nous avons en effet une large communauté juive, inquiète, tandis que des millions de musulmans sont en partie travaillés par l’islamisme. Nous sommes le seul pays occidental à abriter une telle juxtaposition. Le conflit au Proche-Orient est donc aussi une question de sécurité pour la France. Arabes, Européens et Américains ont commis une erreur grave en considérant que la question palestinienne avait disparu – ce qu’espérait Netanyahou. Aujourd’hui, la France pourrait jouer un rôle très utile dans la relance d’un processus de paix. 

Dans l’ensemble, une politique étrangère européenne est-elle chose possible ? 

Une vraie politique ? Non. Nous avons assez de références communes, la démocratie ou les Droits de l’homme, pour prendre et mener des guerres de « positions », mais une politique étrangère européenne commune sur des sujets concrets est impossible pour le moment, cela saute aux yeux. Les pays européens ont des opinions publiques divergentes et des gouvernements fragiles. L’attaque de Vladimir Poutine contre l’Ukraine a suscité, par son ampleur, un consensus occidental. Nous ne devons pas renoncer à notre politique étrangère et chercher avec les autres Européens des convergences par le haut. Pour cela, réétudions le passé.

Propos recueillis par Thomas Mahler et Laetitia Strauch-Bonart

Entretien pour L’Express

Hubert Vedrine

A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien à L’Express.

L’Express : Pourquoi rendre hommage à de grands diplomates ? Le message du livre est-il qu’il faut encore et toujours négocier ?

Hubert Védrine : Oui, plus que jamais ! Aujourd’hui et demain, la négociation sera constante, dans tous les domaines, que ce soit en bilatéral ou dans les cadres multilatéraux, dont les COP,  bientôt rendez-vous principaux. Même les pays les plus souverainistes, comme les États-Unis, ne peuvent s’y dérober. D’où l’intérêt, non pas de « rendre hommage », mais de se remémorer et méditer sur ces vingt personnalités, du XVIIe au XXIe siècle.

Mais, paradoxalement, je pense que l’on ne verra plus l’équivalent des « grands diplomates » du passé. Ils agissaient à une époque où les décideurs, dans chaque pays, étaient très peu nombreux, et les opinions publiques, limitées – il n’y avait pas de sondages permanents ni de réseaux sociaux, ni d’injonction à la transparence permanente alors que nous vivons dans une société court-termiste guidée par les émotions de masse. Ajoutons que les ministres de l’économie et des finances pèsent aujourd’hui davantage, alors que les ministres des affaires étrangères perdent tendanciellement de l’influence. Les sherpas, chargés de mettre au point les communiqués des G7 et G20, jouent un rôle considérable. Le terrain des grands diplomates a complètement changé. J’en parle en conclusion. Le Sultan Al-Jaber des EAU s’est avéré, en président de la COP28, un très bon négociateur. Va-t-il pour autant rejoindre des figures comme Talleyrand ou von Metternich ? Non. Il n’en aura pas le temps, il fera autre chose. Connaissez-vous le nom des personnes qui ont négocié l’accord sur l’Iran sous l’égide d’Obama ? Non, alors qu’il était très important. Les diplomates, aujourd’hui, ne bénéficient plus de la même durée, sauf dans les autocraties à l’ancienne, à l’image d’un Sergueï Lavrov en Russie. Et encore, même en Chine, un Zhou Enlai, aux manettes pendant plus d’un quart de siècle, ne serait plus possible. Connaissez-vous le nom des ministres chinois des dix dernières années ? Il faut du temps pour bâtir un narratif.

Ce livre est donc le portrait, en matière diplomatique, du monde d’avant. Mais ce monde a quand même beaucoup à nous apprendre sur les relations internationales, d’autant que le monde d’aujourd’hui marche sur la tête… D’où ces portraits voulus par Benoît Yvert et moi.

Mazarin et sa « légende noire », Talleyrand qui servit neuf régimes différents, le  réalisme de Kissinger… Les diplomates mis à l’honneur dans ce livre ont souvent une mauvaise réputation. 

C’est peu étonnant, mais qui les attaquait, et pour quelles raisons ? En général, pas sur leur talent de négociateur ou leur bilan, mais plutôt par moralisme rétroactif. On est horrifié que ces gens n’aient pas vécu selon « nos valeurs ». Mais nous ne vivons pas non plus selon les valeurs du siècle qui va suivre, qui connaîtra peut-être un moralisme pire  encore que celui d’aujourd’hui, ou l’inverse, qui sait ? L’anachronisme marié au moralisme rend sourd et aveugle

Sergueï Lavrov clôt votre livre. N’est-ce pas faire trop d’honneur à un ministre des affaires étrangères russe qui, pour défendre la guerre en Ukraine, est allé jusqu’à déclarer que Hitler avait du sang juif ? 

Je le redis : ce livre n’est pas un tableau « d’honneur ». C’est intéressant d’en savoir plus sur ce personnage chargé de la diplomatie russe depuis près de vingt ans – quoi qu’on en pense -, mais relativement méconnu du public français. L’ancienne ambassadrice Sylvie Bermann, qui signe le chapitre qui lui est dédié, l’a pratiqué au Conseil de sécurité comme professionnelle. Nous n’avons pas voulu restreindre notre champ aux seuls représentants des démocraties. Sinon, nous n’aurions pas pu inclure Molotov, ni Zhou Enlai, qui bénéficie en Occident d’un grand prestige de mandarin, même s’il n’a pas réussi, en réalité, à canaliser Mao Zedong.

La mort d’Henry Kissinger, sans doute le diplomate le plus célèbre du XXe siècle, a rappelé à quel point il s’avérait controversé, notamment pour avoir fait bombarder le Cambodge et le Laos, déstabilisé le régime de Salvador Allende ou laissé faire les massacres pakistanais au Bangladesh…

Kissinger a détenu un pouvoir considérable comme conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’État et a été critiqué en proportion. Zbigniew Brzezinski a peut-être eu un rôle encore plus conséquent, sous Jimmy Carter, en jouant la carte islamiste contre l’Empire soviétique en Afghanistan, ce qui a fonctionné dans le court terme mais a eu ensuite des conséquences gigantesques, jusqu’au 11 septembre 2001. Mais il ne s’est pas mis en scène de façon théâtrale. Peut-on les ignorer ? Non.

Pour en revenir à Kissinger, il faut distinguer plusieurs sortes de critiques : certains étaient jaloux ou envieux de sa starification ; d’autres étaient moralistes et « droit-de-l’hommistes ». Mais Kissinger n’a jamais caché qu’il considérait l’Occident non pas comme une entité missionnaire mais comme un ensemble géopolitique qui devait continuer à dominer le monde, dans son intérêt. Le courant idéaliste, issu de la chrétienté ou des Lumières, l’a détesté pour cela. 

Les critiques réalistes de Kissinger touchent plus juste à mon avis. Pourquoi de telles fautes, au Chili, ou plus encore au Cambodge, où le renversement du régime a déclenché un engrenage qui a abouti à l’arrivée des Khmers rouges ? Dans quel intérêt vital ? Et pourtant, , même si l’auteur de sa biographie, Jérémie Gallon, parle de « parenthèse » réaliste dans la politique américaine, Kissinger n’a pas échapper complètement à l’Irrealpolitik.

C’est-à-dire? 

Nous baignons dedans. C’est ce que vous entendez tous les jours dans les débats depuis la fin de l’URSS. Au sein de la “communauté » internationale (alors que les relations internationales sont une foire d’empoigne), nous aurions la mission civilisatrice et universelle de répandre « nos valeurs ». Alors que nous ne sommes plus les maîtres du monde, c’est d’une naïveté immense. Le temps des croisades est bien fini. Les Occidentaux ont encore la puissance et de la richesse, mais ils n’en ont plus le monopole. De grands géopoliticiens asiatiques prétendent même que la « parenthèse » occidentale touche à sa fin ! Discutable, mais si nous avions réellement conservé la puissance d’imposer « nos valeurs », comme pendant les siècles précédents, le monde actuel serait très différent à ce qu’il est aujourd’hui. 

Le grand public, lui, est plus réaliste. Il veut défendre son mode de vie, sa culture, sans penser qu’il faille pour cela l’imposer à tout le monde. Le système médiatique, lui, est interventionniste, favorisant les idées des droits-de-l’hommistes et des mondialisateurs. Toutes sortes de gens sincères, notamment à gauche, sont heurtés par la « Realpolitik », mais c’est la Réalité qui les choque. Ils trouvent le monde et la société injustes. Quand on leur parle de réalisme, ils y voient même un renoncement. D’où la séduction que continuent d’exercer les utopies, qui engendrent de cruelles désillusions. C’est oublier Jaurès : il faut partir de la réalité pour aller vers l’idéal.

Le temps de la négociation est-il venu en Ukraine ? 

Pas encore. Comme les réalistes américains, je pense que les États-Unis, par une autre politique, auraient pu empêcher l’engrenage qui a conduit à ce conflit. Après que l’URSS ait disparu, pendant une dizaine d’années – la décennie 1990 -, sous Eltsine et les premiers mandats de Poutine, on aurait pu et dû inclure la Russie dans un ensemble de sécurité, comme le préconisait Kissinger. Certains citent le Conseil Otan-Russie comme lieu de dialogue. Mais c’était de la verroterie diplomatique ! Les États-Unis ont raté quelque chose, davantage par désinvolture que par volonté réfléchie. C’était l’époque où les Occidentaux s’était persuadés que l’Histoire était finie (c’est l’inverse !), que nous avions gagné et que du haut de notre Olympe, nous pouvions ignorer les autres peuples tout en les régentant. Certains aux États-Unis – pas les présidents – ont poussé l’Ukraine non pas à se développer mais à devenir un fer de lance contre la Russie. Engrenage … Je ne crois pas au caractère intrinsèquement luciférien de la Russie. Cela dit, ces dernières années, c’est l’inverse, l’Occident n’a pas été assez dissuasif à l’encontre de Poutine, et le sommet de l’OTAN Bucarest en 2008 a été une erreur.

Une négociation est presque impensable aujourd’hui, en raison des souffrances vécues par les Ukrainiens. Entre qui et qui ? Et sur quoi ? Sauf réarmement massif, une nette victoire ukrainienne n’est plus envisagée. Mais négocier sur la base du maintien sous la coupe russe d’une partie du territoire ukrainien serait pour Kiev un renoncement inassumable. En sens inverse, dans l’hypothèse où la Russie deviendrait plus menaçante, et que l’Ukraine risque de s’effondrer du fait du manque d’hommes, de munitions et d’argent, les Américains seraient obligés de s’engager beaucoup plus. Ils ne peuvent pas laisser Poutine gagner, trop dangereux. Une autre hypothèse est donc celle d’un enlisement suivi, à terme, d’une coexistence froide entre la Russie et l’Ukraine. Le seul cas dans lequel la négociation serait possible serait celui de l’arrivée au pouvoir, de part et d’autre, de nouveaux dirigeants très réalistes. Rien ne l’annonce.

Mais l’hypothèse du retour de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, si ce scénario menaçant se confirmait dans les prochains mois, pourrait conduire l’Ukraine, sous pression et encouragée par Joe Biden, à se résigner à geler la situation avant les élections américaines par un cessez-le-feu, si la Russie suivait, sans le dire.

Venons-en au conflit israélo-palestinien. Vous semblez partager l’analyse de l’éditorialiste du New York Times Thomas L. Friedman, selon lequel  « la situation actuelle est le résultat de la politique menée par les pires des Israéliens et les pires des Palestiniens ».

Tout à fait, et c’est le cas depuis une quinzaine d’années. On parle de conflit « israélo-palestinien ». Mais c’est en même temps une bataille féroce au sein de chaque camp, entre maximalistes et réalistes. La plupart des Arabes ont longtemps refusé l’existence d’Israël, avant que certains d’entre eux ne s’y résignent (époque Arafat). De même, du côté d’Israël, certains ont fini par se résigner à admettre l’existence d’un peuple et d’un problème palestinien, et que sa solution politique, sous la forme d’un État, était devenu inévitable. Ceux capables d’endosser un compromis territorial ont été très courageux mais presque toujours minoritaires dans leur camp, sauf pendant la courte période du « processus d’Oslo », rendue possible par le changement de position d’Yitzhak Rabin, le grand homme côté israélien, et de Yasser Arafat, et quand les deux minorités prêtes à un compromis territorial ont été au pouvoir brièvement au même moment dans les deux camps. Depuis son retour au pouvoir il y a une quinzaine d’années, Netanyahou a balayé tout cela et a pour objectif un Grand Israël. Pour sauver son poste, il déclare désormais qu’il est le seul rempart non pas contre le terrorisme mais contre la création d’un État palestinien. 

Aujourd’hui, c’est pire. Du côté israélien, les extrémistes veulent chasser tous les Palestiniens. Du côté palestinien, les populations qui vivent dans la “prison à ciel ouvert” qu’est Gaza, pour citer Nicolas Sarkozy, avaient fini par soutenir le Hamas. Les extrémistes se réjouissent d’avoir face à eux des extrémistes, car cela tue tout compromis. Ils ont partie liée. Les Israéliens se plaignent de ne pas avoir d’interlocuteur palestinien, mais ils ont tout fait pour que l’Autorité palestinienne soit déconsidérée, laissant les colons grignoter le terrain en Cisjordanie. L’ancien Premier Ministre travailliste Ehud Barak le confirme. De la même façon, pour le Hamas, l’arrivée au pouvoir de partis extrémistes en Israël avait été une aubaine.

Comment sortir de cette impasse? 

D’abord par un changement de leadership au Likoud, ce qu’attend Biden. Est-ce possible ? Ensuite, en imposant face au Hamas une figure de l’Autorité palestinienne sortie de prison (mais ils vont se rapprocher). Les pays arabes, qui réalisent qu’ils ont joué un jeu dangereux en normalisant leurs relations avec Israël sans rien demander pour les Palestiniens doivent être impliqués. Plus, j’espère, la France. L’historien israélien Elie Barnavi, grande figure du camp de la paix, ajoute que les Israéliens n’y arriveront jamais seuls, qu’il faudra les contraindre.

Votre livre met en avant deux secrétaires généraux de l’ONU, Boutros Boutros-Gali et Kofi Annan, sans doute la figure la plus emblématique à ce poste. Aujourd’hui, l’ONU ne semble plus servir à rien…

Ces portraits s’imposaient. Le monde serait-il aujourd’hui meilleur si l’ONU n’existait pas? Certainement pas. Il est important de disposer d’une organisation où ces nations puissent se retrouver une fois par an. Mais il ne faut pas juger cette organisation selon des attentes irréalistes comme “la paix dans le monde”. L’ONU n’est pas un organe miraculeux, nous ne sommes pas à Lourdes. En revanche, les organisations techniques qui y sont rattachées, comme la FAO ou l’UNESCO, accomplissent un travail exceptionnel. C’est donc utile de voir ce qu’ont pu faire deux très grand secrétaires généraux.

Ces institutions ne sont-elles pas aujourd’hui détournées par le “soft power” du régime chinois qui entend changer les règles du jeu du système international? 

Et nous, nous n’usons pas de notre soft power ? Nous n’avons plus le monopole, et il y a une bataille mondiale d’influences. On ne va pas interdire les instituts Confucius, par exemple, parce qu’ils ne diffusent pas nos principes occidentaux. Il ne sert à rien de s’indigner. Il vaut mieux développer nos propres politiques d’influence et, plus largement, notre attractivité. Nous devons rayonner sans imposer. Pour ce faire, nous devons aussi accepter l’existence des autres puissances, tenir compte du fait que certaines d’entre elles veulent prendre leur revanche. Ne soyons pas ahuris en constatant qu’elles font ce que nous avons fait pendant des siècles. Défendons nous de façon dynamique, mais sans oublier ce qu’ont été les politiques de puissance des Occidentaux, par l’intermédiaire de la force, des normes, de l’économie, des valeurs et de la religion. 

La France a-t-elle encore les moyens de tenir la position d’équilibriste propre à la tradition gaullo-mitterrandienne ? Dans le cas de la guerre en Ukraine, elle a fini par n’être plus écoutée par aucun camp, ni la Russie, ni l’Ukraine…

Sur l’Ukraine, les dés roulent encore. Plus globalement, la France est aujourd’hui une « puissance moyenne d’influence mondiale ». Ce n’est pas rien. Le monde compte à peine vingt puissances et nous en faisons partie. Mais les Français sont soit trop prétentieux, soit trop déprimés. La France n’est pas pessimiste à cause de ses handicaps mais handicapée par son pessimisme. Il faudrait retrouver confiance en nous sans pour autant redevenir prétentieux. Il me semble que la tendance actuelle est au redressement. Il faut la soutenir.

Ce serait de toute façon plus compliqué, dans le monde global chaotique actuel, de mener une politique « gaullo-mitterrandienne ». La France a beaucoup d’atouts. Chaque président fait de son mieux, mais le quinquennat ne facilite rien. Sur le sujet du Proche-Orient, je pense que la France doit se faire mieux entendre. Nous avons en effet une large communauté juive, inquiète, tandis que des millions de musulmans sont en partie travaillés par l’islamisme. Nous sommes le seul pays occidental à abriter une telle juxtaposition. Le conflit au Proche-Orient est donc aussi une question de sécurité pour la France. Arabes, Européens et Américains ont commis une erreur grave en considérant que la question palestinienne avait disparu – ce qu’espérait Netanyahou. Aujourd’hui, la France pourrait jouer un rôle très utile dans la relance d’un processus de paix. 

Dans l’ensemble, une politique étrangère européenne est-elle chose possible ? 

Une vraie politique ? Non. Nous avons assez de références communes, la démocratie ou les Droits de l’homme, pour prendre et mener des guerres de « positions », mais une politique étrangère européenne commune sur des sujets concrets est impossible pour le moment, cela saute aux yeux. Les pays européens ont des opinions publiques divergentes et des gouvernements fragiles. L’attaque de Vladimir Poutine contre l’Ukraine a suscité, par son ampleur, un consensus occidental. Nous ne devons pas renoncer à notre politique étrangère et chercher avec les autres Européens des convergences par le haut. Pour cela, réétudions le passé.

Propos recueillis par Thomas Mahler et Laetitia Strauch-Bonart

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26/02/2024