Entretien pour Le Temps

A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien au Temps.

Hubert Védrine, vous venez de publier un ouvrage collectif intitulé «Grands diplomates, les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours». Un livre sur une espèce en voie d’extinction?

En tout cas, en voie de métamorphose. Il y aura toujours des négociateurs, mais l’époque n’est plus aux « grands » négociateurs. Sous la pression de l’immédiateté , de l’impatience, de la multiplication des acteurs et de la transparence, les négociateurs de demain ne bénéficieront plus des conditions, ni du temps, pour donner tout leur potentiel. Prenez l’exemple de Sultan Al-Jaber. Il a joué un rôle clé à la COP 28. Mais il n’aura pas le temps de devenir un « grand négociateur ». Il fera autre chose.

Je reviens à ces quatre siècles. Comme l’espérance occidentale qu’après l’URSS triompherait la démocratie et les droits de l’homme ne s’est pas réalisée, étudier comment ces personnalités ont géré les rapports de force dans le passé reste donc essentiel. Avec Benoît Yvert, mon éditeur (Perrin), nous avons choisi les auteurs animés par la passion de l’Histoire et l’envie de savoir comment travaillaient ces grands maîtres.

L’idée d’un «sommet pour la paix» est née au WEF de Davos. Une opportunité ou un masque à l’impuissance?

La démarche a un côté un peu incantatoire. Un sommet avec qui ? Davos est une immense réussite genre « event », un rendez-vous essentiellement économique, qui sert à voir des gens, se montrer et à créer des contacts, ou à gagner du temps, mais pas à négocier. Pour ce faire, il faudrait que les parties en conflit renoncent à la force et, donc, cherchent une issue. Si elle n’est pas imposé par la force, la paix ne peut se construire qu’entre protagonistes épuisés, par des compromis puis des engagements contraignants et vérifiables. Négocier aujourd’hui pour l’Ukraine supposerait de renoncer à reconquérir les territoires perdus. La Russie n’a pas intérêt à négocier – sur quoi ? – d’autant que Vladimir Poutine (comme d’ailleurs Benjamin Netanyahou) espère la victoire de Donald Trump aux États-Unis. Zelenski la redoute. Que peut-il faire avant pour forcer les Américains à s’engager plus ? Il attaque déjà en territoire russe. L’hypothèse la plus vraisemblable reste celle de l’enlisement.

Que reste-t-il à l’Occident pour repousser Vladimir Poutine, puisque tous les pays ne condamnent pas la Russie et que les sanctions ne l’ont pas fait mettre genou à terre?

Attention, le message des 46 pays du « Sud » qui, à l’ONU, n’ont pas voulu condamner la Russie (qui représentent les deux tiers de l’humanité) n’est pas un soutien à la guerre, mais une manière de dire qu’ils ne veulent pas être dans le camp occidental. Mais – paradoxe – leurs classes moyennes rêvent de vivre « à l’occidentale » ! Si les sanctions n’ont pas eu l’effet escompté (les Occidentaux ne contrôlent plus le monde à 100% !), le bilan de Vladimir Poutine est tout de même très mauvais : il a échoué à mettre la main sur l’Ukraine en 48 heures, s’est aliéné de toutes les forces modernisatrices en Russie, et a réveillé l’esprit de défense en Europe (mais au sein de l’OTAN). Mais il faut aussi se préparer à deux hypothèse : 1. si l’Ukraine menaçait de craquer, dans les prochaines semaines, les États-Unis devront s’engager plus ; 2. Et que faire si Donald Trump est élu et prétend ne plus être engagé par l’OTAN ? Il va falloir que les pays européens de l’Alliance (y compris, donc, la Grande-Bretagne) y réfléchissent entre eux. L’Europe est sortie de la phase bisounours sur la question de la guerre commerciale, elle doit le faire aussi sur le plan stratégique. Et un jour, plus tard, elle sera forcée de réinventer son voisinage avec la Russie, qui sera toujours là, à côté.

Entre les exigences de transparence et de la morale et la polarisation de la société, les démocraties semblent être de plus en plus la proie de l’opinion, non?

En effet, avec le risque que les leaders se transforment en followers. Ils s’épuisent ensuite tous azimuts en tentant de suivre chaque jour les vents dominants. Cela les empêche de gouverner, car diriger et décider suppose d’être capable de prendre le contre-pied d’une partie de l’opinion.

L’Occident ne parvient plus à imposer ses valeurs. Est-ce le signe du déclin?

D’un déclin relatif de puissance, c’est évident : l’Occident n’a plus le monopole de la puissance. Il y a les émergents. Pour le Sud « Global », il ne fait donc plus la loi, comme pendant les quatre siècles précédents. La perception d’un déclin symbolique s’ajoute ensuite car nous nous sommes assignés la mission d’imposer nos valeurs démocratiques à tout le monde, après l’avoir évangélisé. Voyez combien de gens, en Europe, même sans être arrogants, restent convaincus de notre supériorité morale. Cet esprit de croisade guide les trois quarts des ONG et des médias. Mais cela ne fonctionne plus ! L’Occident n’a pas de baguette magique pour transformer la Russie en un gros Danemark, ni la Chine en une tranquille Corée du Sud. Je plaide pour une approche réaliste : la défense de nos intérêts vitaux et le maintien des points forts de notre civilisation – liberté, confort, respect des droits, qui sont sans équivalent – et pour que nous ayons, avec le reste du monde, un rapport de disponibilité et de partenariat, mais pas missionnaire. Je ne sais pas si nous en sommes capables.

Paradoxalement, on assiste aussi au dénigrement de l’Occident par une partie des Occidentaux eux-mêmes. Comment l’expliquer?

Cela découle d’abord du christianisme. Il y a cette volonté d’évangélisation de « toutes les nations » qui remonte à Saint-Paul – Katholikós en grec signifie universel. La démarche a changé d’objet au cours des siècles mais le prosélytisme demeure. En même temps, la notion de « péché originel » prédispose à la repentance. Le dernier avatar de la repentance (et de la gnose) est le wokisme et ses délires. Prenons comme exemple un de ses chevaux de bataille : l’esclavage. Certes, l’Occident ne doit pas se défausser de ses responsabilités qui sont établies pendant les deux siècles et quelques de la traite. Mais tous les peuples l’ont pratiqué aussi, et pendant des milliers d’années, que ce soit dans le monde slave (ce qui a donné « esclave »), puis arabe et musulman, et maintenant en Asie. Et que ce sont les Européens qui ont pris la tête de l’abolition.

Sous la pression de groupes radicaux, la repentance a envahi une grande part des élites américaines globalisées, à partir de névroses américaines. Elles se déconnectent ainsi de la majorité des populations qui ne supporte plus l’autodénigrement permanent, presque une haine de soi, ce qui en plus ne sert à rien ! À un moment où l’Occident devrait être structuré, il est divisé.

Mais la repentance n’est-elle pas une manifestation de l’esprit critique?

Cela peut être le cas, mais pas si la repentance fait mentir la vérité historique. C’est cette dernière qu’on doit rechercher. La crise actuelle des démocraties n’est pas due au maître du Kremlin: la vraie menace est interne. L’obsession de la dénonciation de « l’offense » complique la tâche des enseignants. Le féminisme américain radical dégénère sur un mode enragé. Et on tombe dans le totalitarisme avec la «cancel culture», l’excommunication moderne, la censure. On a le droit de se plaindre, mais censurer tout au motif de l’offense, c’est la fin de la liberté de penser.

Dans ces conditions, c’en est donc fini de la Realpolitik?

C’est autre chose. Nous avons basculé dans « l’Irrealpolitik » par naïveté et par illusion. La seule défense des valeurs, la morale, le multilatéralisme, sont très bien, mais ne font pas de miracle. Si le moralisme fonctionnait, si l’accusation de fascisme, brandie à tort et à travers, fonctionnait, Marine Le Pen serait à 15%, pas à 40%. Et dans les relations internationales, la réalité finit par s’imposer.

Vous avez connu une gauche qui défendait les travailleurs. Aujourd’hui, la gauche veut moraliser la société. Avec quelle conséquence?

L’effacement au profit des extrêmes est le prix de l’abandon des combats sociaux au profit des combats sociétaux. Le philosophe Jean-François Braunstein, le meilleur analyste et dénonciateur de « la religion woke », est lui-même un homme de gauche. Il existe des voix critiques comme la sienne, mais beaucoup de gens de gauche n’osent pas exprimer le refus de ce nouveau totalitarisme par crainte d’être assimilés aux militants anti-woke d’extrême droite et d’être qualifiés de « réac' ». On marche sur la tête. Je reviens au débat antérieur sur le réalisme. Le peuple de gauche s’en méfie car il veut changer la réalité, qui est injuste. C’est flagrant sur la question de l’immigration. La gauche, après avoir gagné des combats sociaux importants, sur la retraite, le temps de travail etc., s’est rabattu sur le sociétal, et sur la volonté de donner l’asile au monde entier. Alors qu’il faut des règles. Avec pour conséquence qu’en France, la gauche réaliste s’est autodétruite et a laissé la place au mélenchonisme.

D’où les accents conservateurs du discours d’Emmanuel Macron il y a quelques jours?

Je suis étonné par l’accusation de « droitisation » contre Macron. En parlant en termes populaires d’immigration, d’école et de sécurité, le président dit simplement ce que les trois quarts de la population souhaite. Sur la question migratoire, il va même moins loin que le pacte européen – ou les Scandinaves !

On redoute la montée de l’extrême droite en Europe. Faut-il l’imputer aux vieux démons ou au fait qu’on a trop longtemps ignoré les peurs, comme l’immigration, le communautarisme, l’abandon des frontières, la mondialisation?

Pas au retour de « vieux démons », mais à de nouveaux aveuglements. La montée actuelle des droites extrêmes n’est pas comparable au fascisme des années 30. Elle est une réaction à la brutalité de la mondialisation et à l’excès d’intégration européenne qui a déclassé les classes moyennes mondialisées qui n’avaient rien demandé et qui constatent que la mondialisation est géniale et a très bien marché … pour la Chine! Comment s’étonner ensuite si Donald Trump puisse à nouveau gagner la présidentielle américaine ?

Peut-on arrêter Israël à Gaza?

Oui, si Benjamin Netanyahou, qui a intérêt à ce que le conflit dure et s’étende, est écarté. Si les États-Unis relancent un processus de négociation pour un État palestinien, les extrémistes des deux bords – Hamas et extrême droite israélienne – essaieront de tuer dans l’œuf la relance cette tentative, comme ils l’ont déjà fait une fois. Mais c’est la seule solution pour sortir de la tragédie. Or, seule une minorité d’Israéliens est résigné à un (petit) État palestinien, et seule une minorité de Palestiniens et de musulmans sont vraiment résignés à l’existence d’Israël.

Est-ce qu’un nouvel ordre peut naître du chaos multipolaire?

Il n’y a de « nouvel ordre » que dans Starwars ! Nous vivons dans un désordre mondial, un chaos au sens des physiciens : ce n’est pas la guerre, mais c’est imprévisible, et instable. Peut-être y aura-t-il un jour un deal entre l’Amérique et la Chine, comme pendant la Guerre froide avec l’URSS ? Ce n’est pas pour tout de suite.

Vous semblez nostalgique d’un monde ancien où les choses étaient plus claires.

Aucune nostalgie, je décris avec le recul et la vision critique de quelqu’un qui a passé sa vie dans les cercles du pouvoir, et je conteste seulement les illusions qui engendrent la désillusion. J’observe les changements, parmi lesquels cette propension à utiliser de plus en plus de mots séduisants mais creux qui ne règlent rien par miracle comme « communauté » internationale, multilatéralisme, valeurs universelles (autrement dit notre projection sur l’univers), diversité, etc. Je ne suis pas pessimiste, j’observe, j’analyse à la lumière de l’histoire et je propose.

Propos recueillis par LAURE LUGON ZUGRAVU

Entretien pour Le Temps

Hubert Vedrine

A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien au Temps.

Hubert Védrine, vous venez de publier un ouvrage collectif intitulé «Grands diplomates, les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours». Un livre sur une espèce en voie d’extinction?

En tout cas, en voie de métamorphose. Il y aura toujours des négociateurs, mais l’époque n’est plus aux « grands » négociateurs. Sous la pression de l’immédiateté , de l’impatience, de la multiplication des acteurs et de la transparence, les négociateurs de demain ne bénéficieront plus des conditions, ni du temps, pour donner tout leur potentiel. Prenez l’exemple de Sultan Al-Jaber. Il a joué un rôle clé à la COP 28. Mais il n’aura pas le temps de devenir un « grand négociateur ». Il fera autre chose.

Je reviens à ces quatre siècles. Comme l’espérance occidentale qu’après l’URSS triompherait la démocratie et les droits de l’homme ne s’est pas réalisée, étudier comment ces personnalités ont géré les rapports de force dans le passé reste donc essentiel. Avec Benoît Yvert, mon éditeur (Perrin), nous avons choisi les auteurs animés par la passion de l’Histoire et l’envie de savoir comment travaillaient ces grands maîtres.

L’idée d’un «sommet pour la paix» est née au WEF de Davos. Une opportunité ou un masque à l’impuissance?

La démarche a un côté un peu incantatoire. Un sommet avec qui ? Davos est une immense réussite genre « event », un rendez-vous essentiellement économique, qui sert à voir des gens, se montrer et à créer des contacts, ou à gagner du temps, mais pas à négocier. Pour ce faire, il faudrait que les parties en conflit renoncent à la force et, donc, cherchent une issue. Si elle n’est pas imposé par la force, la paix ne peut se construire qu’entre protagonistes épuisés, par des compromis puis des engagements contraignants et vérifiables. Négocier aujourd’hui pour l’Ukraine supposerait de renoncer à reconquérir les territoires perdus. La Russie n’a pas intérêt à négocier – sur quoi ? – d’autant que Vladimir Poutine (comme d’ailleurs Benjamin Netanyahou) espère la victoire de Donald Trump aux États-Unis. Zelenski la redoute. Que peut-il faire avant pour forcer les Américains à s’engager plus ? Il attaque déjà en territoire russe. L’hypothèse la plus vraisemblable reste celle de l’enlisement.

Que reste-t-il à l’Occident pour repousser Vladimir Poutine, puisque tous les pays ne condamnent pas la Russie et que les sanctions ne l’ont pas fait mettre genou à terre?

Attention, le message des 46 pays du « Sud » qui, à l’ONU, n’ont pas voulu condamner la Russie (qui représentent les deux tiers de l’humanité) n’est pas un soutien à la guerre, mais une manière de dire qu’ils ne veulent pas être dans le camp occidental. Mais – paradoxe – leurs classes moyennes rêvent de vivre « à l’occidentale » ! Si les sanctions n’ont pas eu l’effet escompté (les Occidentaux ne contrôlent plus le monde à 100% !), le bilan de Vladimir Poutine est tout de même très mauvais : il a échoué à mettre la main sur l’Ukraine en 48 heures, s’est aliéné de toutes les forces modernisatrices en Russie, et a réveillé l’esprit de défense en Europe (mais au sein de l’OTAN). Mais il faut aussi se préparer à deux hypothèse : 1. si l’Ukraine menaçait de craquer, dans les prochaines semaines, les États-Unis devront s’engager plus ; 2. Et que faire si Donald Trump est élu et prétend ne plus être engagé par l’OTAN ? Il va falloir que les pays européens de l’Alliance (y compris, donc, la Grande-Bretagne) y réfléchissent entre eux. L’Europe est sortie de la phase bisounours sur la question de la guerre commerciale, elle doit le faire aussi sur le plan stratégique. Et un jour, plus tard, elle sera forcée de réinventer son voisinage avec la Russie, qui sera toujours là, à côté.

Entre les exigences de transparence et de la morale et la polarisation de la société, les démocraties semblent être de plus en plus la proie de l’opinion, non?

En effet, avec le risque que les leaders se transforment en followers. Ils s’épuisent ensuite tous azimuts en tentant de suivre chaque jour les vents dominants. Cela les empêche de gouverner, car diriger et décider suppose d’être capable de prendre le contre-pied d’une partie de l’opinion.

L’Occident ne parvient plus à imposer ses valeurs. Est-ce le signe du déclin?

D’un déclin relatif de puissance, c’est évident : l’Occident n’a plus le monopole de la puissance. Il y a les émergents. Pour le Sud « Global », il ne fait donc plus la loi, comme pendant les quatre siècles précédents. La perception d’un déclin symbolique s’ajoute ensuite car nous nous sommes assignés la mission d’imposer nos valeurs démocratiques à tout le monde, après l’avoir évangélisé. Voyez combien de gens, en Europe, même sans être arrogants, restent convaincus de notre supériorité morale. Cet esprit de croisade guide les trois quarts des ONG et des médias. Mais cela ne fonctionne plus ! L’Occident n’a pas de baguette magique pour transformer la Russie en un gros Danemark, ni la Chine en une tranquille Corée du Sud. Je plaide pour une approche réaliste : la défense de nos intérêts vitaux et le maintien des points forts de notre civilisation – liberté, confort, respect des droits, qui sont sans équivalent – et pour que nous ayons, avec le reste du monde, un rapport de disponibilité et de partenariat, mais pas missionnaire. Je ne sais pas si nous en sommes capables.

Paradoxalement, on assiste aussi au dénigrement de l’Occident par une partie des Occidentaux eux-mêmes. Comment l’expliquer?

Cela découle d’abord du christianisme. Il y a cette volonté d’évangélisation de « toutes les nations » qui remonte à Saint-Paul – Katholikós en grec signifie universel. La démarche a changé d’objet au cours des siècles mais le prosélytisme demeure. En même temps, la notion de « péché originel » prédispose à la repentance. Le dernier avatar de la repentance (et de la gnose) est le wokisme et ses délires. Prenons comme exemple un de ses chevaux de bataille : l’esclavage. Certes, l’Occident ne doit pas se défausser de ses responsabilités qui sont établies pendant les deux siècles et quelques de la traite. Mais tous les peuples l’ont pratiqué aussi, et pendant des milliers d’années, que ce soit dans le monde slave (ce qui a donné « esclave »), puis arabe et musulman, et maintenant en Asie. Et que ce sont les Européens qui ont pris la tête de l’abolition.

Sous la pression de groupes radicaux, la repentance a envahi une grande part des élites américaines globalisées, à partir de névroses américaines. Elles se déconnectent ainsi de la majorité des populations qui ne supporte plus l’autodénigrement permanent, presque une haine de soi, ce qui en plus ne sert à rien ! À un moment où l’Occident devrait être structuré, il est divisé.

Mais la repentance n’est-elle pas une manifestation de l’esprit critique?

Cela peut être le cas, mais pas si la repentance fait mentir la vérité historique. C’est cette dernière qu’on doit rechercher. La crise actuelle des démocraties n’est pas due au maître du Kremlin: la vraie menace est interne. L’obsession de la dénonciation de « l’offense » complique la tâche des enseignants. Le féminisme américain radical dégénère sur un mode enragé. Et on tombe dans le totalitarisme avec la «cancel culture», l’excommunication moderne, la censure. On a le droit de se plaindre, mais censurer tout au motif de l’offense, c’est la fin de la liberté de penser.

Dans ces conditions, c’en est donc fini de la Realpolitik?

C’est autre chose. Nous avons basculé dans « l’Irrealpolitik » par naïveté et par illusion. La seule défense des valeurs, la morale, le multilatéralisme, sont très bien, mais ne font pas de miracle. Si le moralisme fonctionnait, si l’accusation de fascisme, brandie à tort et à travers, fonctionnait, Marine Le Pen serait à 15%, pas à 40%. Et dans les relations internationales, la réalité finit par s’imposer.

Vous avez connu une gauche qui défendait les travailleurs. Aujourd’hui, la gauche veut moraliser la société. Avec quelle conséquence?

L’effacement au profit des extrêmes est le prix de l’abandon des combats sociaux au profit des combats sociétaux. Le philosophe Jean-François Braunstein, le meilleur analyste et dénonciateur de « la religion woke », est lui-même un homme de gauche. Il existe des voix critiques comme la sienne, mais beaucoup de gens de gauche n’osent pas exprimer le refus de ce nouveau totalitarisme par crainte d’être assimilés aux militants anti-woke d’extrême droite et d’être qualifiés de « réac' ». On marche sur la tête. Je reviens au débat antérieur sur le réalisme. Le peuple de gauche s’en méfie car il veut changer la réalité, qui est injuste. C’est flagrant sur la question de l’immigration. La gauche, après avoir gagné des combats sociaux importants, sur la retraite, le temps de travail etc., s’est rabattu sur le sociétal, et sur la volonté de donner l’asile au monde entier. Alors qu’il faut des règles. Avec pour conséquence qu’en France, la gauche réaliste s’est autodétruite et a laissé la place au mélenchonisme.

D’où les accents conservateurs du discours d’Emmanuel Macron il y a quelques jours?

Je suis étonné par l’accusation de « droitisation » contre Macron. En parlant en termes populaires d’immigration, d’école et de sécurité, le président dit simplement ce que les trois quarts de la population souhaite. Sur la question migratoire, il va même moins loin que le pacte européen – ou les Scandinaves !

On redoute la montée de l’extrême droite en Europe. Faut-il l’imputer aux vieux démons ou au fait qu’on a trop longtemps ignoré les peurs, comme l’immigration, le communautarisme, l’abandon des frontières, la mondialisation?

Pas au retour de « vieux démons », mais à de nouveaux aveuglements. La montée actuelle des droites extrêmes n’est pas comparable au fascisme des années 30. Elle est une réaction à la brutalité de la mondialisation et à l’excès d’intégration européenne qui a déclassé les classes moyennes mondialisées qui n’avaient rien demandé et qui constatent que la mondialisation est géniale et a très bien marché … pour la Chine! Comment s’étonner ensuite si Donald Trump puisse à nouveau gagner la présidentielle américaine ?

Peut-on arrêter Israël à Gaza?

Oui, si Benjamin Netanyahou, qui a intérêt à ce que le conflit dure et s’étende, est écarté. Si les États-Unis relancent un processus de négociation pour un État palestinien, les extrémistes des deux bords – Hamas et extrême droite israélienne – essaieront de tuer dans l’œuf la relance cette tentative, comme ils l’ont déjà fait une fois. Mais c’est la seule solution pour sortir de la tragédie. Or, seule une minorité d’Israéliens est résigné à un (petit) État palestinien, et seule une minorité de Palestiniens et de musulmans sont vraiment résignés à l’existence d’Israël.

Est-ce qu’un nouvel ordre peut naître du chaos multipolaire?

Il n’y a de « nouvel ordre » que dans Starwars ! Nous vivons dans un désordre mondial, un chaos au sens des physiciens : ce n’est pas la guerre, mais c’est imprévisible, et instable. Peut-être y aura-t-il un jour un deal entre l’Amérique et la Chine, comme pendant la Guerre froide avec l’URSS ? Ce n’est pas pour tout de suite.

Vous semblez nostalgique d’un monde ancien où les choses étaient plus claires.

Aucune nostalgie, je décris avec le recul et la vision critique de quelqu’un qui a passé sa vie dans les cercles du pouvoir, et je conteste seulement les illusions qui engendrent la désillusion. J’observe les changements, parmi lesquels cette propension à utiliser de plus en plus de mots séduisants mais creux qui ne règlent rien par miracle comme « communauté » internationale, multilatéralisme, valeurs universelles (autrement dit notre projection sur l’univers), diversité, etc. Je ne suis pas pessimiste, j’observe, j’analyse à la lumière de l’histoire et je propose.

Propos recueillis par LAURE LUGON ZUGRAVU

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26/02/2024