Entretien avec Hubert Védrine: «On ne pouvait pas soutenir cette guerre»

L’HISTOIRE: La guerre en Irak était-elle légitime?

Hubert Védrine : En termes de droit international classique, la guerre d’Irak n’est pas légitime dans la mesure où seul le Conseil de sécurité de l’Onu peut autoriser une action de force, au titre du chapitre 7 de la charte («Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression»). C’est ce chapitre qui a été invoqué lors de la guerre du Golfe: il s’agissait d’expulser l’armée irakienne du Koweït. En ce sens, la guerre du Golfe, elle, était légitime.
Cette réponse reste théorique puisque évidemment les relations internationales ne relèvent qu’en partie du droit. Il faut donc poser la question de la légitimité de l’intervention sur le plan politique. Pour le président américain George Bush et pour ceux qui l’ont soutenu, y compris en France, l’Irak représentait un risque majeur pour la sécurité du monde, rendant l’intervention nécessaire. Or on sait qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive, contrairement à ce que Washington a affirmé. Les Américains ont-ils sciemment menti? Je ne le crois pas. Certains ont tordu les faits, mais ne pensaient pas mentir. Plus dangereux que des menteurs, c’étaient des exaltés, des fanatiques qui étaient sûrs d’avoir raison.
Ce qui était justifié, c’était l’action en Afghanistan qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001: les États-Unis étaient en état de «légitimes représailles». Personne, d’ailleurs, n’a contesté leur intervention contre le régime des talibans.
Par la suite, une politique bien plus indiquée aurait été d’encourager le processus de paix israélo-palestinien (au lieu de s’aligner sur la ligne dure d’Ariel Sharon à l’époque), d’œuvrer pour la mise en place d’un État palestinien. Cela aurait donné une autorité et une légitimité bien plus considérables à la politique américaine – et à l’Occident en général.

L’H.: La position de la France était-elle la bonne?

H. V.: J’étais d’accord sur le fond: on ne pouvait évidemment pas soutenir ce projet de guerre. La position de Jacques Chirac était la bonne.
Je pense néanmoins qu’on aurait pu se rendre compte plus tôt que George Bush était décidé, quoi qu’il advienne, à mener cette guerre, avec ou sans l’aval du Conseil de sécurité. Les deux premiers mois passés à chercher une résolution de compromis (la résolution 1441 votée en novembre 2002) ont été, selon moi, du temps perdu. Ces négociations n’ont fait qu’envenimer les relations franco-américaines. Il aurait mieux valu, à mon avis, faire savoir très vite (au plus tard à l’été 2002), et peut-être de manière officieuse, que la France s’opposerait à l’administration Bush.
La France s’est malheureusement aliénée l’estime de la quasi-totalité des Américains et a perdu la capacité de se faire entendre d’eux. Elle s’est également mise à dos une partie des Européens. Au final, elle n’a pas su capitaliser sa position, alors que cette position a été très populaire dans le monde entier. On voit, quelques années après, que le rapport de forces n’a pas été modifié en notre faveur.

L’H.: Au bout du compte, fallait-il faire la guerre?

H. V. : Il faut quand même mettre au crédit de cette intervention la chute de Saddam Hussein – ce dont bien des Irakiens sont reconnaissants. Sans cela, ce dictateur continuerait de narguer les Occidentaux et d’opprimer sa population.
Reste que la guerre en Irak a des répercussions bien plus graves que celle du Vietnam. Le fait que le régime vietnamien soit ou non communiste ne changeait rien ni pour les États-Unis ni pour la scène internationale. En Irak, l’évolution du pays peut jouer sur l’économie du monde comme sur la stabilité de l’ensemble de la région. Un retrait total des Américains n’est envisageable que s’il existe à Bagdad un régime sûr, qui ne menace pas Israël, qui garantisse l’accès au pétrole et qui ne cherche pas à se rapprocher de l’Iran…
Alors que cette guerre aurait pu, même illégitime, même injustifiée et inopportune, avoir des effets positifs, l’administration Bush n’a pas su conduire l’après-guerre. Elle a fait prévaloir une vision simpliste selon laquelle il suffisait de renverser le tyran pour que la démocratie s’impose. Il aurait pourtant pu être fait un meilleur usage de cette guerre mal pensée.

(Propos recueillis par Héloïse Kolebka.)

Entretien avec Hubert Védrine: «On ne pouvait pas soutenir cette guerre»

Hubert Vedrine

Entretien avec Hubert Védrine: «On ne pouvait pas soutenir cette guerre»

L’HISTOIRE: La guerre en Irak était-elle légitime?

Hubert Védrine : En termes de droit international classique, la guerre d’Irak n’est pas légitime dans la mesure où seul le Conseil de sécurité de l’Onu peut autoriser une action de force, au titre du chapitre 7 de la charte («Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression»). C’est ce chapitre qui a été invoqué lors de la guerre du Golfe: il s’agissait d’expulser l’armée irakienne du Koweït. En ce sens, la guerre du Golfe, elle, était légitime.
Cette réponse reste théorique puisque évidemment les relations internationales ne relèvent qu’en partie du droit. Il faut donc poser la question de la légitimité de l’intervention sur le plan politique. Pour le président américain George Bush et pour ceux qui l’ont soutenu, y compris en France, l’Irak représentait un risque majeur pour la sécurité du monde, rendant l’intervention nécessaire. Or on sait qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive, contrairement à ce que Washington a affirmé. Les Américains ont-ils sciemment menti? Je ne le crois pas. Certains ont tordu les faits, mais ne pensaient pas mentir. Plus dangereux que des menteurs, c’étaient des exaltés, des fanatiques qui étaient sûrs d’avoir raison.
Ce qui était justifié, c’était l’action en Afghanistan qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001: les États-Unis étaient en état de «légitimes représailles». Personne, d’ailleurs, n’a contesté leur intervention contre le régime des talibans.
Par la suite, une politique bien plus indiquée aurait été d’encourager le processus de paix israélo-palestinien (au lieu de s’aligner sur la ligne dure d’Ariel Sharon à l’époque), d’œuvrer pour la mise en place d’un État palestinien. Cela aurait donné une autorité et une légitimité bien plus considérables à la politique américaine – et à l’Occident en général.

L’H.: La position de la France était-elle la bonne?

H. V.: J’étais d’accord sur le fond: on ne pouvait évidemment pas soutenir ce projet de guerre. La position de Jacques Chirac était la bonne.
Je pense néanmoins qu’on aurait pu se rendre compte plus tôt que George Bush était décidé, quoi qu’il advienne, à mener cette guerre, avec ou sans l’aval du Conseil de sécurité. Les deux premiers mois passés à chercher une résolution de compromis (la résolution 1441 votée en novembre 2002) ont été, selon moi, du temps perdu. Ces négociations n’ont fait qu’envenimer les relations franco-américaines. Il aurait mieux valu, à mon avis, faire savoir très vite (au plus tard à l’été 2002), et peut-être de manière officieuse, que la France s’opposerait à l’administration Bush.
La France s’est malheureusement aliénée l’estime de la quasi-totalité des Américains et a perdu la capacité de se faire entendre d’eux. Elle s’est également mise à dos une partie des Européens. Au final, elle n’a pas su capitaliser sa position, alors que cette position a été très populaire dans le monde entier. On voit, quelques années après, que le rapport de forces n’a pas été modifié en notre faveur.

L’H.: Au bout du compte, fallait-il faire la guerre?

H. V. : Il faut quand même mettre au crédit de cette intervention la chute de Saddam Hussein – ce dont bien des Irakiens sont reconnaissants. Sans cela, ce dictateur continuerait de narguer les Occidentaux et d’opprimer sa population.
Reste que la guerre en Irak a des répercussions bien plus graves que celle du Vietnam. Le fait que le régime vietnamien soit ou non communiste ne changeait rien ni pour les États-Unis ni pour la scène internationale. En Irak, l’évolution du pays peut jouer sur l’économie du monde comme sur la stabilité de l’ensemble de la région. Un retrait total des Américains n’est envisageable que s’il existe à Bagdad un régime sûr, qui ne menace pas Israël, qui garantisse l’accès au pétrole et qui ne cherche pas à se rapprocher de l’Iran…
Alors que cette guerre aurait pu, même illégitime, même injustifiée et inopportune, avoir des effets positifs, l’administration Bush n’a pas su conduire l’après-guerre. Elle a fait prévaloir une vision simpliste selon laquelle il suffisait de renverser le tyran pour que la démocratie s’impose. Il aurait pourtant pu être fait un meilleur usage de cette guerre mal pensée.

(Propos recueillis par Héloïse Kolebka.)

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01/04/2006