Enjeux occidentaux et mondiaux en 2013

1/- Que d’illusions, que de déconvenues, pour les occidentaux depuis la fin de l’URSSen 1991! Ce monde, qui devait voir l’avènement d’une «communauté» internationale fondée sur l’universalisation de leurs valeurs, et un consensus sur la démocratie et l’économie de marché, « les démocraties de marché», ce qui entrainerait de facto la «fin de l’histoire» s’est révélé êtrele lieu d’une vaste et permanente compétition, d’une mêlée plus ou moins confuse entre pôles (1), pays, gouvernements, entreprises, banques, fonds financiers, agences de notation, producteurs, consommateurs, individus, médias, acteurs illégaux, mafias et autres, si ce n’est entre «civilisations» (2). Même au sein des lieux censés «réguler» cette foire d’empoigne, OMC, G20 et autres, c’est cette compétition qui continue…

Que d’inquiétudes, par contre coup, du point de vue occidental, américain, européen, français! Cette gigantesque redistribution des cartes géopolitiques – la montée, au-delà des BRICS ou d’ailleurs la Russie n’est pas à sa place, de dizaines de pays émergents – c’est-à-dire la fin du monopole des occidentaux dans la conduite des affaires du monde, ce qui va s’amplifier au cours des prochaines décennies, dans tous les domaines, est déjà spectaculaire en soi. Elle se produit avec, en toile de fond, l’augmentation de la population mondiale, jusqu’à neuf ou dix milliards d’habitants, qui suscite bien des angoisses notammentalimentaires, (et des anticipations perturbatrices telles que la recolonisation des terres cultivables), écologiques ou sécuritaires; le compte à rebours des dérèglements écologiques qui ne se limitent pas, loin de là, aux changements climatiques, l’effondrement rapide de la biodiversité et les conséquences sanitaires de l’usage massif de pesticides ou de produits chimiques inquiétant plus encore de nombreux scientifiques; l’écroulement à compter de 2007, à partir de l’épicentre américain, de la spéculation financière, – pourtant à l’époque notée AAA!– imaginative, sans garantie, irresponsable et toxique; les convulsions consécutives d’une zone euro déjà surendettée; les disfonctionnements de la démocratie aux États-Unis et en Europe, dont extrémismes, dérives populistes, excès financiers et abstentionnisme sont les symptômes les plus criants…

Les esprits universalistes, aux États-Unis et en Europe, ont œuvré sans retenue à l’ouverture des échanges, qui était censée être à sens unique: celui de la projection sur le reste du monde de leurs valeurs de liberté et de progrès, et de leur économie de marché. Mais, à la stupéfaction des occidentaux, prosélytes c’est maintenant le monde extérieur qui se projette sur eux, d’où un grand désarroi. De même que les peuples colonisés avaient retourné contre les colonisateurs les concepts politiques de liberté, les pays mondialisés utilisent à leur profit, contre les mondialisateurs (durant les dernières décennies: l’Amérique), les mécanismes et l’énergie brute de l’économie globale de marché dérégulée. Dans les années 1990 et 2000 les occidentaux n’ont d’abord vu dans les émergents que des «marchés» émergents, opportunités pour leurs entreprises. Obnubilés ensuite par la «guerre contre le terrorisme» (mais comment «faire la guerre» à une technique?), il leur a fallu plus de quinze ans – que de temps perdu! – pour réaliser qu’il s’agissait pour les principaux émergents de puissances, parfois réémergentes, déterminées à prendre leur revanche, voire à se venger et, en tout cas, à suivre leur propre agenda et à jouer à leur tour les premiers rôles. Une partie des élites occidentales se réfugie dans l’autisme et la fuite en avant(3): toujours plus d’ouverture, de globalisme, d’Europe, etc, se coupant toujours plus des populations. Tandis que la conjonction de ces bouleversements engendre dans les populations occidentales un sentiment de vertige, voire de panique. Tout ce qui se passe dans le monde – flux commerciaux, financiers, humains, culturels – leur paraît échapper à tout contrôle, à toute régulation, en tout cas des occidentaux et des organismes internationaux qui relayaient jusque là leurs volontés. Les errements du parti républicain aux États-Unis, qui se cabre devant l’inacceptable fin d’un monde à la John Wayne, et voudrait à la fois s’isoler et juguler la menace ou la concurrence «of the rest», ce qui l’a conduit à l’échec du 7 novembre 2012, en Europe la montée des votes utopistes ou protestataires, les quasi mutineries électorales, la généralisation du «sortez les sortants», à moins que ce ne soit à l’inverse l’abstention, la défiance massive, sont bien sur liés à la crise économique, voire à la récession, mais aussi à ce sentiment délétère d’impuissance qui mine toute confiance démocratique ou civique. D’où la demande de protection.

Reparler aujourd’hui de mondialisation heureuse et «win-win» sonnerait comme une provocation, en tout cas en Europe. Ce sont les Européens, en effet, qui sont le plus pris à contre-pied, ceux qui avaient tant espéré vivre tranquillement dans un monde post-tragique parce que post-historique et post-identitaire – c’était leur « temps des chimères». Après bien des contorsions sur l’intensité de la rigueur qui peut être exigée des gouvernements de la zone euro en échange de la solidarité financière envers les pays auxquels les marchés ne veulent plus prêter, les 17 de la zone euro et sept autres États membres ont signé le 2 mars 2012 un traité de discipline budgétaire d’inspiration germano-judiciaro-technocratique, comportant un système quasi automatique, presque post-démocratique, de sanctions … Le vif débat sur: qui gouverne la zone euro? et sur quelle politique économique y mène-t-on? s’est conclu, pour le moment sous la férule, et sur la ligne pénitentielle merkelienne, Mais l’indispensable débat complémentaire sur la croissance, et sur la combinaison de l’efficacité et de la démocratie, en Europe a été relancé par l’élection de François Hollande et le ralentissement économique dans toute la zone euro y compris en Allemagne, pourquoi pas une thérapie nécessaire, mais pas trop brutale et précipitée.

2/-le phénomène de «l’émergence» de certains pays, dit autrefois du «Tiers Monde», ou, par euphémisme bien intentionné, «en voie de développement», même quand ils ne l’étaient pas, est maintenant une évidence pour tout le monde.

Il y a bien sûr la Chine, avec son milliard 300 millions d’habitants au moins, et ses performances sidérantes, l’Asie toute entière, ou encore les «BRICS» ou autres acronymes variés. Certains recensent jusqu’à une centaine d’émergents! Il y a donc maintenant les anciens pays développés (occidentaux et Japon) du G7 ou de l’OCDE; les pays émergents/émergés dont les principaux se trouvent au sein du G20, aux côtés des précédents; les pays de l’ancien Sud pas encore émergents, essentiellement des pays africains. La Russie étant un cas à part, jusqu’ici plus «surnageant» qu’émergent. Un feu d’artifice quotidien de chiffres illustre ce nouvel état du monde, et mises à part quelques entreprises occidentales globales qui y trouvent leur intérêt à court terme, en y jouant peut-être les apprentis sorciers en transférant sans beaucoup de précautions leurs technologies, l’Occident en reste stupéfait, sans réaliser encore tout à fait ce que cela signifie, et quelles gigantesques adaptations cela va lui imposer: la perte de son monopole de la puissance ne concerne pas que l’économie, mais la monnaie (la Chine et le Japon ont décidé de commercer en yuan et en yen); le savoir faire (la Chine et l’Inde forment des centaines de milliers d’ingénieurs chaque année); la capacité industrielle favorisée par les transferts de technologie par l’Occident (la Chine fait des TGV et prépare un avion moyen courrier, le Brésil construit déjà des avions); la culture (l’ancien président Hu Jin Tao a déclaré que la Chine n’a pas encore le rayonnement culturel – soft power – auquel elle a droit; elle ouvre des instituts Confucius et crée des chaînes de télévision chinoises en français et en espagnol; le luxe. L’Inde résiste au déferlement «main stream» de l’industrie culturelle américaine). Et encore: l’agriculture (Brésil), la puissance militaire (budgets militaires chinois, indien, brésilien), la géopolitique: fin 2011, au Conseil de Sécurité, l’Inde et le Brésil font bloc avec la Russie et la Chine pour freiner les occidentaux sur la Syrie. L’expert français Zaki Laïdi a pu parler à ce propos de «cartel d’ambitions souverainistes». Les relations Sud-Sud se développent sur tous les plans. En fait il n’y a aucun aspect de la suprématie occidentale que les émergents ne s’apprêtent à remettre en cause, en pratique ou en théorie, aujourd’hui, demain ou après-demain, de la définition du pouvoir des uns et des autres au sein des institutions internationales à celle des valeurs. Le «monde multipolaire» sera très compétitif. Z. Brzezinski et B. Scowcroft avaient eu raison d’écrire que «c’est la première fois dans l’histoire du monde que tous les peuples sont politiquement actifs».

3/-Mais justement, l’effet produit par cette décennie triomphale des émergents est si aveuglant qu’il risque de nous conduire à oublier queles émergents ont eux-mêmes des faiblesses ou des handicaps.

Des aléas politiques, comme l’avenir incertain des régimes chinois et russe, et de nombreux autres, une contestation encore limitée, mais qui se développe (4), compliquent leur développement à terme. Les inégalités sociales croissent tant qu’elles deviennent explosives (d’où une pression en Chine pour la hausse des salaires dans les régions côtières, et pour un rattrapage du monde rural). Le taux de croissance baisse un peu (de 10 à 8, voire 7 %) et l’inflation impose des plans de refroidissement (Brésil). Les problèmes environnementaux, de pollution, de surexploitation et de pénurie y sont de plus en plus criants. Le revenu par tête est encore, et pour longtemps, très faible. La démographie est loin de n’y être qu’un atout: surpopulation en Inde, vieillissement en Chine, dépopulation en Russie. Celle-ci a du gaz et du pétrole, mais peine à créer une économie moderne.

Dans le même temps, on surestime l’unité et l’homogénéité des émergents. Ils se regroupent pour critiquer l’Occident et revendiquer, mais les rivalités entre eux restent forte. Par exemple entre la Chine et l’Inde, la Chine et l’Asir du Sud Est, le Brésil et l’Argentine, le Nigéria et l’Afrique du Sud, etc. Sans oublier les tensions avec d’autres pays du type Chine-Japon.

Enfin on oublie, surtout en Europe, que les occidentaux conservent des atouts considérables; leurs positions acquises et héritées de l’histoire dans toutes les institutions internationales; leur colossale richesse et leur force économique: ils représentent avec le Japon encore 58 % du PIB mondial et 40 % du commerce international; la capacité américaine d’invention et de création (i-économie, Nobels) reste incomparable et sa puissance de diffusion inégalée; le niveau de formation des populations reste encore et pour un temps le plus élevé.

La puissance militaire des États-Unis continue à représenter pas loin de la moitié des dépenses militaires mondiales. La capacité militaire de la Grande-Bretagne et de la France est réelle. Un éventuel désengagement américain inquièterait certains voisins des nouveaux grands émergents, ce qui donne des cartes aux États-Unis, par exemple en Asie. Cela a permis au président Obama de proposer une immense zone de libre échange d’Asie-Pacifique, sans la Chine! Enfin dans certaines circonstances, l’Occident, dans lequel il faut inclure canadiens, australiens et néo-zélandais, peut compter (jusqu’à maintenant) sur le Japon, voire, en voyant loin, sur la Russie, et même sur la Turquie, en s’y prenant mieux. La force du main stream «culturel» américainn’est plus à démontrer; s’y ajoute la vitalité de la francophonie (même si les élites françaises s’en désintéressent), et de l’hispanidad. Cette liste n’est pas exhaustive.
Bien sûr les handicaps occidentaux sont évidents: poids excessif des dépenses publiques, anémie économique, chômage de masse, surendettement, financiarisation excessive, et en Europe en particulier, fatigue historique, manque de confiance en soi, pessimisme, peur de l’avenir et du progrès.
Il n’empêche.

4/-Sachant que l’histoire continue de plus belle et qu’une véritable «communauté» internationale reste un objectif, quels sont les scénarios et pour nous, les politiques possibles? Les occidentaux ne retrouveront pas la position unique qui a été la leur depuis la mondialisation ibérique au XVIème siècle (5), ni, en particulier, les États-Unis, leur situation de 1945 ou des années 1990, la décennie de «l’hyperpuissance». Ils ne façonneraient plus, à eux seuls, le monde.

De son côté il est très improbable que la Chine, à supposer même qu’elle le veuille, «domine» le monde comme l’Amérique l’a fait par son hard et son soft power. Ni même l’Asie dans son ensemble et encore moins les nombreux émergents, aux intérêts trop divergents, on l’a vu, pour se regrouper durablement. Le monde «post américain» n’est pas pour demain. Le plus vraisemblable est que les États-Unis conservent longtemps encore un leadership stratégique – mais un leadership relatif – contesté et concurrencé, même après que la Chine les ait statistiquement dépassé en PNB (6). Mais il est probable qu’en même temps, la Chine élargira régulièrement son emprise sur son voisinage, et son influence sur les pays dont l’économie dépendra des importations ou des investissements chinois.

Au total le rapport de forces entre les principaux pôles du monde ne cessera d’osciller, suivant en cela la prévision de Pierre Hassner qui s’attend à un long chaos, ou en tous cas, à un désordre stratégique, entre une Amérique et une Chine déterminées, une Russie qui garde un grand potentiel, un Japon anémié mais résilient, une Inde et un Brésil ambitieux – mais jusqu’où? – Les autres émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine; une Europe tiraillée par ses contradictions; sans oublier tous les autres acteurs des relations internationales, étatiques ou non, interdépendants jusqu’à l’enchevêtrement.

S’ajoute à cela le fait que l’impatience pour la démocratie – en tous cas pour l’état de droit -est de plus en plus forte partout où elle n’existe pas encore, et que, là où elle est installée de longue date, elle se détraque (abstentionnisme, rôle de l’argent, poids des lobbies) et est contestée de façon de plus en plus populiste. Personne dans les pays développés ou démocratiques n’est tenté par le «modèle» chinois strict (contrôle politique et croissance) mais il peut séduire ailleurs. Il est incontestable que les dirigeants chinois tirent économiquement parti de leur capacité à planifier, décider, organiser à long terme alors que le système économique et politique occidentalo-global est rongé par un «court-termisme» dont seuls des États redevenus stratèges pourraient se libérer.

Après les précédents libanais et iraniens, avortés dans des contextes très différents, l’onde du changement qui parcourt le monde arabe (et au-delà) depuis la chute de Ben Ali en janvier 2010 a engendré des processus très contrastés d’un pays à l’autre (début de démocratisation, guerres civiles, ou consolidation du statu quo) qui voient les islamistes arriver au pouvoir partout où il y a des élections libres, et dont l’avenir est à la fois prometteur et incertain. En tout état de cause, même dans la meilleure des hypothèses, cette transformation sans les occidentaux – qui changera à la longue les islamistes eux mêmes – ne fait que commencer et ne fera pas, avant longtemps, du monde arabe nouveau et moins occidentalisé qui s’annonce, un pôle du monde multipolaire. Quant à l’Iran, c’est un émergent potentiel qui après la désagrégation du régime islamiste, apparaitra un jour comme plus moderne que ses voisins.

5/-L’inquiétude qui prévaut en Europe au vu du monde qui vient (sauf, pour le moment, en Allemagne) a redonné de l’audience à un courant catastrophiste, nourri d’extrapolations apocalyptiques, et à la recherche de panacées utopiques: gouvernement mondial rationnel, fédéralisme européen, société civile internationale, justice internationale, qui succèdent au paradis des concepts à la confiance dans le tout marché et à la vénération de la «communauté» internationale et du multilatéralisme. Cet état d’esprit forme un contraste saisissant avec celui des peuples non européens éclatants d’optimisme, qui voient l’avenir avec confiance et appétit.

Nulle part cette détresse psychologique n’est plus aigue qu’en France. Des sondages mondiaux ont trouvé les Français plus inquiets pour l’avenir que… les irakiens ou les afghans! Cela n’a littéralement pas de sens! D’où cela vient-il? D’une nostalgie inguérissable pour la «grandeur» de la France? Du sentiment d’avoir beaucoup à perdre? D’une vexation de plus être l’émetteur principal des valeurs universelles (alors que même les États-Unis n’ont plus ce monopole)! D’un malaise face à un système mondial tellement peu à la française et une Europe, finalement trop à l’allemande? Tout cela à la fois, sans doute, à quoi il faut ajouter un discours politique qui n’éclaire rien depuis longtemps, ne convainc plus, n’inspire pas confiance et un langage médiatique qui entretient au jour le jour l’indignation et l’agressivité plus qu’il ne porte à la réflexion et à la compréhension. Ajoutons la méfiance nouvelle envers la science et le progrès et ce désenchantement envers l’idée européenne – mais là les français ne diffèrent pas des autres européens.

6/- Face à ces défis, quelle politique est-elle concevable pour les occidentaux, un sursaut est-il possible pour l’Europe, et pour la France? Sachons le: aucune des évolutions en cours dans le monde ne leur est spontanément favorable, mais ils gardent beaucoup d’atouts, surtout si ils savent comprendre, réfléchir, anticiper, réagir, agir.

Il faudrait d’abord que les occidentaux aient la lucidité indispensable pour élaborer une stratégie, pour gérer au mieux de leurs intérêts la redistribution en cours des cartes de la puissance et la persévérance nécessaire pour la suivre assez longtemps. Cela signifie accepter les adaptations nécessaires, dans les institutions internationales, trouver avec les émergents des accords et des calendriers raisonnables sur les règles, et les normes. Cela suppose que les européens retrouvent les chemins délaissés de la pensée historique et stratégique, qu’ils s’assument comme puissance, qu’ils mettent un terme à leurs décourageantes controverses institutionnelles et se concentrent sur de grands projets, qu’ils s’harmonisent entre eux, (au moins les principaux d’entre eux) pour faire de l’Europe le pôle re-régulateur de la mondialisation sauvage.

Qu’ils s’accordent ensuite, le plus souvent possible avec les États-Unis. Et que les occidentaux, réussissent ensuite à se mettre d’accord, sujet par sujet, avec un ou plusieurs émergents.

L’enjeu et l’urgence pour l’Occident est aussi de renouer avec la croissance, mais pas n’importe laquelle. Une croissance durable, moteur d’une écologisation stimulée et guidée par des indicateurs économiques plus intelligents que le vieux et frustre PIB, fondée sur une économie de marché à nouveau encadrée par des règles et des garde-fous raisonnables, où la sphère financière aura été ramenée à de plus justes proportions et aurait été découragée de ne rechercher que des gains financiers artificiels et des spéculations illimitées, sans lien avec l’économie réelle (7).

Cela suppose encore que les systèmes démocratiques soient relégitimés, peut-être en canalisant l’énergie produite par la contestation ou par la démocratie «directe», tout en se prémunissant des errements des régimes et des diplomaties d’opinion, et en redevenant efficaces.

Le contraste est saisissant entre la situation prédominante et le potentiel – qui demeure –, de l’Occident à long et moyen terme, et l’atmosphère d’inquiétude qui y règne. Pour l’Europe on peut même parler de pessimisme et, pour la France, de mélancolie. Pourtant si l’Europe se réforme, si elle assainit ses finances publiques tout en relançant une croissance suffisante, si elle devient plus efficace sans devenir «post-démocratique», trop judiciaire ou exclusivement technocratique, son avenir est enviable. Le premier handicap de l’Europe dans la bagarre multipolaire qui a débuté, c’est le pessimisme. Pour paraphraser Franklin D. Roosevelt, l’Europe ne devrait avoir peur que de ses peurs.
En revanche, les États-Unis croient toujours en leur rôle, en leur capacité de rebonds et en eux-mêmes, ce qui demeure la religion américaine même si la structure de l’électorat qui a réélu Barack Obama traduit dans le champ politique la métamorphose démographique irréversible et spectaculaire des États-Unis. Et en donnant une seconde chance au président sortant, malgré les déceptions, la majorité des américains a montré qu’elle avait compris que les États-Unis ne relèveraient pas les nouveaux défis en revenant en arrière. Mais il y a deux Amériques.
A l’extérieur, le fossé psychologique entre l’Amérique et l’Europe se creuse. La contradiction éclatante entre le caractère «global» des problèmes à régler et le cadre national dans lequel les décisions, notamment démocratiques, sont prises inspire à plusieurs pays la volonté de rester assez puissants pour imposer leur volonté au système international, ou pour empêcher qu’il puisse leur imposer la sienneplutôt que de s’en remettre à un hypothétique «gouvernement mondial» qui restera une utopie. Sauf peut être s’il s’agissait d’un «gouvernement collectif». L’humanité est à la fois une, et issue de millénaires de différenciations et quelques décennies d’internet ne suffiront pas à l’homogénéiser, à la rendre «flat». Il n’y aura pas, à vue humaine, de président global du peuple global, ni de cadre démocratique au dessus des états (nations ou non) tels qu’on les connaît. Les progrès se feront donc par la coopération.

La compétition multipolaire instable va se poursuivre dans un contexte d’interdépendance croissante et de compte à rebours écologique, qui peut dégénérer en confrontation. Par exemple, dans les relations États-Unis / Chine, Chine / Japon, Inde / Chine, Russie / ses voisins, Israël / Iran, Israël / pays arabes, Islam / Occident, pays d’émigration / d’immigration, et beaucoup d’autres, en Afrique ou ailleurs.

Les acteurs responsables devront agir pour que ces confrontations soient évitées et que les choix soient faits en faveur de plus en plus de coopération. Mais le chemin vers la coopération ne sera pas rectiligne, sans à coups, ni sans convulsions tandis que même mieux encadrée, la compétition économique et financière refaçonnera en permanence les rapports de force.
Chaque grand pays, chaque «pôle», à commencer par le premier, les États-Unis, et ensuite par la Chine, devra renoncer à une partie de ses prétentions et sa mythologie, sans renoncer pour autant à la défense de ses intérêts vitaux légitimes, et à le faire comprendre à sa population, malgré les peurs et l’instinct de puissance. Cela n’ira pas sans difficulté. Cela sera plus dur de gouverner la Chine que lors des vingt cinq années passées. Le peuple américain quand à lui acceptera t-il, ce que son Président, à l’évidence, a compris: que son leadership, pour perdurer, doit devenir plus sophistiqué, être mis en œuvre parfois «from behind», parfois même par procuration, et s’appuyer sur une parfaite compréhension des réalités nouvelles à l’œuvre dans le monde? Et que même dans cette hypothèse, ce sera un leadership «relatif». La façon dont cette «nation-monde», que sont de plus en plus les États-Unis, relèvera ce défi et les choix internationaux qu’elle effectuera, aura une importance majeure sur le monde à venir, et notamment pour les Alliés européens des États-Unis.

(1) Même si Joschka Fisher fait malicieusement remarquer qu’en bonne physique il ne peut y avoir que deux pôles.
(2) La question Islam/Occident, choc d’incultures plus que de culture, fausse symétrie, objet de fantasmes et d’instrumentalisation croisées, est encore très loin d’être apaisée)
(3) En psychologie, la fuite en avant fait référence à un mécanisme inconscient qui entraîne les gens à perpétuer et même intensifier le comportement ou le problème dont ils veulent précisément se débarrasser ou résoudre.
(4) Que ce soit sur le terrain ou sur le net.
SG en donne un remarquable aperçu dans…..(5) Serge Gruzinski en donne un remarquable exemple dansL’aile et le dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle (Fayard, 2012)(6) En revenu par habitant, la Chine est encore loin derrière.
(7) Chiffres: En 2005 sur 2069 teradollars de transactions interbancaires, 44 seulement étaient liées à l’économie réelle, 2024 à la sphère financière (produits dérivés, marchés des changes, marchés boursiers)!

Article paru en anglais sur le site Foreign Policy, voir lien ci-dessous :

http://www.foreignpolicy.com/articles/2012/12/10/decline_is_a_choice

Enjeux occidentaux et mondiaux en 2013

Hubert Vedrine

Enjeux occidentaux et mondiaux en 2013

1/- Que d’illusions, que de déconvenues, pour les occidentaux depuis la fin de l’URSSen 1991! Ce monde, qui devait voir l’avènement d’une «communauté» internationale fondée sur l’universalisation de leurs valeurs, et un consensus sur la démocratie et l’économie de marché, « les démocraties de marché», ce qui entrainerait de facto la «fin de l’histoire» s’est révélé êtrele lieu d’une vaste et permanente compétition, d’une mêlée plus ou moins confuse entre pôles (1), pays, gouvernements, entreprises, banques, fonds financiers, agences de notation, producteurs, consommateurs, individus, médias, acteurs illégaux, mafias et autres, si ce n’est entre «civilisations» (2). Même au sein des lieux censés «réguler» cette foire d’empoigne, OMC, G20 et autres, c’est cette compétition qui continue…

Que d’inquiétudes, par contre coup, du point de vue occidental, américain, européen, français! Cette gigantesque redistribution des cartes géopolitiques – la montée, au-delà des BRICS ou d’ailleurs la Russie n’est pas à sa place, de dizaines de pays émergents – c’est-à-dire la fin du monopole des occidentaux dans la conduite des affaires du monde, ce qui va s’amplifier au cours des prochaines décennies, dans tous les domaines, est déjà spectaculaire en soi. Elle se produit avec, en toile de fond, l’augmentation de la population mondiale, jusqu’à neuf ou dix milliards d’habitants, qui suscite bien des angoisses notammentalimentaires, (et des anticipations perturbatrices telles que la recolonisation des terres cultivables), écologiques ou sécuritaires; le compte à rebours des dérèglements écologiques qui ne se limitent pas, loin de là, aux changements climatiques, l’effondrement rapide de la biodiversité et les conséquences sanitaires de l’usage massif de pesticides ou de produits chimiques inquiétant plus encore de nombreux scientifiques; l’écroulement à compter de 2007, à partir de l’épicentre américain, de la spéculation financière, – pourtant à l’époque notée AAA!– imaginative, sans garantie, irresponsable et toxique; les convulsions consécutives d’une zone euro déjà surendettée; les disfonctionnements de la démocratie aux États-Unis et en Europe, dont extrémismes, dérives populistes, excès financiers et abstentionnisme sont les symptômes les plus criants…

Les esprits universalistes, aux États-Unis et en Europe, ont œuvré sans retenue à l’ouverture des échanges, qui était censée être à sens unique: celui de la projection sur le reste du monde de leurs valeurs de liberté et de progrès, et de leur économie de marché. Mais, à la stupéfaction des occidentaux, prosélytes c’est maintenant le monde extérieur qui se projette sur eux, d’où un grand désarroi. De même que les peuples colonisés avaient retourné contre les colonisateurs les concepts politiques de liberté, les pays mondialisés utilisent à leur profit, contre les mondialisateurs (durant les dernières décennies: l’Amérique), les mécanismes et l’énergie brute de l’économie globale de marché dérégulée. Dans les années 1990 et 2000 les occidentaux n’ont d’abord vu dans les émergents que des «marchés» émergents, opportunités pour leurs entreprises. Obnubilés ensuite par la «guerre contre le terrorisme» (mais comment «faire la guerre» à une technique?), il leur a fallu plus de quinze ans – que de temps perdu! – pour réaliser qu’il s’agissait pour les principaux émergents de puissances, parfois réémergentes, déterminées à prendre leur revanche, voire à se venger et, en tout cas, à suivre leur propre agenda et à jouer à leur tour les premiers rôles. Une partie des élites occidentales se réfugie dans l’autisme et la fuite en avant(3): toujours plus d’ouverture, de globalisme, d’Europe, etc, se coupant toujours plus des populations. Tandis que la conjonction de ces bouleversements engendre dans les populations occidentales un sentiment de vertige, voire de panique. Tout ce qui se passe dans le monde – flux commerciaux, financiers, humains, culturels – leur paraît échapper à tout contrôle, à toute régulation, en tout cas des occidentaux et des organismes internationaux qui relayaient jusque là leurs volontés. Les errements du parti républicain aux États-Unis, qui se cabre devant l’inacceptable fin d’un monde à la John Wayne, et voudrait à la fois s’isoler et juguler la menace ou la concurrence «of the rest», ce qui l’a conduit à l’échec du 7 novembre 2012, en Europe la montée des votes utopistes ou protestataires, les quasi mutineries électorales, la généralisation du «sortez les sortants», à moins que ce ne soit à l’inverse l’abstention, la défiance massive, sont bien sur liés à la crise économique, voire à la récession, mais aussi à ce sentiment délétère d’impuissance qui mine toute confiance démocratique ou civique. D’où la demande de protection.

Reparler aujourd’hui de mondialisation heureuse et «win-win» sonnerait comme une provocation, en tout cas en Europe. Ce sont les Européens, en effet, qui sont le plus pris à contre-pied, ceux qui avaient tant espéré vivre tranquillement dans un monde post-tragique parce que post-historique et post-identitaire – c’était leur « temps des chimères». Après bien des contorsions sur l’intensité de la rigueur qui peut être exigée des gouvernements de la zone euro en échange de la solidarité financière envers les pays auxquels les marchés ne veulent plus prêter, les 17 de la zone euro et sept autres États membres ont signé le 2 mars 2012 un traité de discipline budgétaire d’inspiration germano-judiciaro-technocratique, comportant un système quasi automatique, presque post-démocratique, de sanctions … Le vif débat sur: qui gouverne la zone euro? et sur quelle politique économique y mène-t-on? s’est conclu, pour le moment sous la férule, et sur la ligne pénitentielle merkelienne, Mais l’indispensable débat complémentaire sur la croissance, et sur la combinaison de l’efficacité et de la démocratie, en Europe a été relancé par l’élection de François Hollande et le ralentissement économique dans toute la zone euro y compris en Allemagne, pourquoi pas une thérapie nécessaire, mais pas trop brutale et précipitée.

2/-le phénomène de «l’émergence» de certains pays, dit autrefois du «Tiers Monde», ou, par euphémisme bien intentionné, «en voie de développement», même quand ils ne l’étaient pas, est maintenant une évidence pour tout le monde.

Il y a bien sûr la Chine, avec son milliard 300 millions d’habitants au moins, et ses performances sidérantes, l’Asie toute entière, ou encore les «BRICS» ou autres acronymes variés. Certains recensent jusqu’à une centaine d’émergents! Il y a donc maintenant les anciens pays développés (occidentaux et Japon) du G7 ou de l’OCDE; les pays émergents/émergés dont les principaux se trouvent au sein du G20, aux côtés des précédents; les pays de l’ancien Sud pas encore émergents, essentiellement des pays africains. La Russie étant un cas à part, jusqu’ici plus «surnageant» qu’émergent. Un feu d’artifice quotidien de chiffres illustre ce nouvel état du monde, et mises à part quelques entreprises occidentales globales qui y trouvent leur intérêt à court terme, en y jouant peut-être les apprentis sorciers en transférant sans beaucoup de précautions leurs technologies, l’Occident en reste stupéfait, sans réaliser encore tout à fait ce que cela signifie, et quelles gigantesques adaptations cela va lui imposer: la perte de son monopole de la puissance ne concerne pas que l’économie, mais la monnaie (la Chine et le Japon ont décidé de commercer en yuan et en yen); le savoir faire (la Chine et l’Inde forment des centaines de milliers d’ingénieurs chaque année); la capacité industrielle favorisée par les transferts de technologie par l’Occident (la Chine fait des TGV et prépare un avion moyen courrier, le Brésil construit déjà des avions); la culture (l’ancien président Hu Jin Tao a déclaré que la Chine n’a pas encore le rayonnement culturel – soft power – auquel elle a droit; elle ouvre des instituts Confucius et crée des chaînes de télévision chinoises en français et en espagnol; le luxe. L’Inde résiste au déferlement «main stream» de l’industrie culturelle américaine). Et encore: l’agriculture (Brésil), la puissance militaire (budgets militaires chinois, indien, brésilien), la géopolitique: fin 2011, au Conseil de Sécurité, l’Inde et le Brésil font bloc avec la Russie et la Chine pour freiner les occidentaux sur la Syrie. L’expert français Zaki Laïdi a pu parler à ce propos de «cartel d’ambitions souverainistes». Les relations Sud-Sud se développent sur tous les plans. En fait il n’y a aucun aspect de la suprématie occidentale que les émergents ne s’apprêtent à remettre en cause, en pratique ou en théorie, aujourd’hui, demain ou après-demain, de la définition du pouvoir des uns et des autres au sein des institutions internationales à celle des valeurs. Le «monde multipolaire» sera très compétitif. Z. Brzezinski et B. Scowcroft avaient eu raison d’écrire que «c’est la première fois dans l’histoire du monde que tous les peuples sont politiquement actifs».

3/-Mais justement, l’effet produit par cette décennie triomphale des émergents est si aveuglant qu’il risque de nous conduire à oublier queles émergents ont eux-mêmes des faiblesses ou des handicaps.

Des aléas politiques, comme l’avenir incertain des régimes chinois et russe, et de nombreux autres, une contestation encore limitée, mais qui se développe (4), compliquent leur développement à terme. Les inégalités sociales croissent tant qu’elles deviennent explosives (d’où une pression en Chine pour la hausse des salaires dans les régions côtières, et pour un rattrapage du monde rural). Le taux de croissance baisse un peu (de 10 à 8, voire 7 %) et l’inflation impose des plans de refroidissement (Brésil). Les problèmes environnementaux, de pollution, de surexploitation et de pénurie y sont de plus en plus criants. Le revenu par tête est encore, et pour longtemps, très faible. La démographie est loin de n’y être qu’un atout: surpopulation en Inde, vieillissement en Chine, dépopulation en Russie. Celle-ci a du gaz et du pétrole, mais peine à créer une économie moderne.

Dans le même temps, on surestime l’unité et l’homogénéité des émergents. Ils se regroupent pour critiquer l’Occident et revendiquer, mais les rivalités entre eux restent forte. Par exemple entre la Chine et l’Inde, la Chine et l’Asir du Sud Est, le Brésil et l’Argentine, le Nigéria et l’Afrique du Sud, etc. Sans oublier les tensions avec d’autres pays du type Chine-Japon.

Enfin on oublie, surtout en Europe, que les occidentaux conservent des atouts considérables; leurs positions acquises et héritées de l’histoire dans toutes les institutions internationales; leur colossale richesse et leur force économique: ils représentent avec le Japon encore 58 % du PIB mondial et 40 % du commerce international; la capacité américaine d’invention et de création (i-économie, Nobels) reste incomparable et sa puissance de diffusion inégalée; le niveau de formation des populations reste encore et pour un temps le plus élevé.

La puissance militaire des États-Unis continue à représenter pas loin de la moitié des dépenses militaires mondiales. La capacité militaire de la Grande-Bretagne et de la France est réelle. Un éventuel désengagement américain inquièterait certains voisins des nouveaux grands émergents, ce qui donne des cartes aux États-Unis, par exemple en Asie. Cela a permis au président Obama de proposer une immense zone de libre échange d’Asie-Pacifique, sans la Chine! Enfin dans certaines circonstances, l’Occident, dans lequel il faut inclure canadiens, australiens et néo-zélandais, peut compter (jusqu’à maintenant) sur le Japon, voire, en voyant loin, sur la Russie, et même sur la Turquie, en s’y prenant mieux. La force du main stream «culturel» américainn’est plus à démontrer; s’y ajoute la vitalité de la francophonie (même si les élites françaises s’en désintéressent), et de l’hispanidad. Cette liste n’est pas exhaustive.
Bien sûr les handicaps occidentaux sont évidents: poids excessif des dépenses publiques, anémie économique, chômage de masse, surendettement, financiarisation excessive, et en Europe en particulier, fatigue historique, manque de confiance en soi, pessimisme, peur de l’avenir et du progrès.
Il n’empêche.

4/-Sachant que l’histoire continue de plus belle et qu’une véritable «communauté» internationale reste un objectif, quels sont les scénarios et pour nous, les politiques possibles? Les occidentaux ne retrouveront pas la position unique qui a été la leur depuis la mondialisation ibérique au XVIème siècle (5), ni, en particulier, les États-Unis, leur situation de 1945 ou des années 1990, la décennie de «l’hyperpuissance». Ils ne façonneraient plus, à eux seuls, le monde.

De son côté il est très improbable que la Chine, à supposer même qu’elle le veuille, «domine» le monde comme l’Amérique l’a fait par son hard et son soft power. Ni même l’Asie dans son ensemble et encore moins les nombreux émergents, aux intérêts trop divergents, on l’a vu, pour se regrouper durablement. Le monde «post américain» n’est pas pour demain. Le plus vraisemblable est que les États-Unis conservent longtemps encore un leadership stratégique – mais un leadership relatif – contesté et concurrencé, même après que la Chine les ait statistiquement dépassé en PNB (6). Mais il est probable qu’en même temps, la Chine élargira régulièrement son emprise sur son voisinage, et son influence sur les pays dont l’économie dépendra des importations ou des investissements chinois.

Au total le rapport de forces entre les principaux pôles du monde ne cessera d’osciller, suivant en cela la prévision de Pierre Hassner qui s’attend à un long chaos, ou en tous cas, à un désordre stratégique, entre une Amérique et une Chine déterminées, une Russie qui garde un grand potentiel, un Japon anémié mais résilient, une Inde et un Brésil ambitieux – mais jusqu’où? – Les autres émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine; une Europe tiraillée par ses contradictions; sans oublier tous les autres acteurs des relations internationales, étatiques ou non, interdépendants jusqu’à l’enchevêtrement.

S’ajoute à cela le fait que l’impatience pour la démocratie – en tous cas pour l’état de droit -est de plus en plus forte partout où elle n’existe pas encore, et que, là où elle est installée de longue date, elle se détraque (abstentionnisme, rôle de l’argent, poids des lobbies) et est contestée de façon de plus en plus populiste. Personne dans les pays développés ou démocratiques n’est tenté par le «modèle» chinois strict (contrôle politique et croissance) mais il peut séduire ailleurs. Il est incontestable que les dirigeants chinois tirent économiquement parti de leur capacité à planifier, décider, organiser à long terme alors que le système économique et politique occidentalo-global est rongé par un «court-termisme» dont seuls des États redevenus stratèges pourraient se libérer.

Après les précédents libanais et iraniens, avortés dans des contextes très différents, l’onde du changement qui parcourt le monde arabe (et au-delà) depuis la chute de Ben Ali en janvier 2010 a engendré des processus très contrastés d’un pays à l’autre (début de démocratisation, guerres civiles, ou consolidation du statu quo) qui voient les islamistes arriver au pouvoir partout où il y a des élections libres, et dont l’avenir est à la fois prometteur et incertain. En tout état de cause, même dans la meilleure des hypothèses, cette transformation sans les occidentaux – qui changera à la longue les islamistes eux mêmes – ne fait que commencer et ne fera pas, avant longtemps, du monde arabe nouveau et moins occidentalisé qui s’annonce, un pôle du monde multipolaire. Quant à l’Iran, c’est un émergent potentiel qui après la désagrégation du régime islamiste, apparaitra un jour comme plus moderne que ses voisins.

5/-L’inquiétude qui prévaut en Europe au vu du monde qui vient (sauf, pour le moment, en Allemagne) a redonné de l’audience à un courant catastrophiste, nourri d’extrapolations apocalyptiques, et à la recherche de panacées utopiques: gouvernement mondial rationnel, fédéralisme européen, société civile internationale, justice internationale, qui succèdent au paradis des concepts à la confiance dans le tout marché et à la vénération de la «communauté» internationale et du multilatéralisme. Cet état d’esprit forme un contraste saisissant avec celui des peuples non européens éclatants d’optimisme, qui voient l’avenir avec confiance et appétit.

Nulle part cette détresse psychologique n’est plus aigue qu’en France. Des sondages mondiaux ont trouvé les Français plus inquiets pour l’avenir que… les irakiens ou les afghans! Cela n’a littéralement pas de sens! D’où cela vient-il? D’une nostalgie inguérissable pour la «grandeur» de la France? Du sentiment d’avoir beaucoup à perdre? D’une vexation de plus être l’émetteur principal des valeurs universelles (alors que même les États-Unis n’ont plus ce monopole)! D’un malaise face à un système mondial tellement peu à la française et une Europe, finalement trop à l’allemande? Tout cela à la fois, sans doute, à quoi il faut ajouter un discours politique qui n’éclaire rien depuis longtemps, ne convainc plus, n’inspire pas confiance et un langage médiatique qui entretient au jour le jour l’indignation et l’agressivité plus qu’il ne porte à la réflexion et à la compréhension. Ajoutons la méfiance nouvelle envers la science et le progrès et ce désenchantement envers l’idée européenne – mais là les français ne diffèrent pas des autres européens.

6/- Face à ces défis, quelle politique est-elle concevable pour les occidentaux, un sursaut est-il possible pour l’Europe, et pour la France? Sachons le: aucune des évolutions en cours dans le monde ne leur est spontanément favorable, mais ils gardent beaucoup d’atouts, surtout si ils savent comprendre, réfléchir, anticiper, réagir, agir.

Il faudrait d’abord que les occidentaux aient la lucidité indispensable pour élaborer une stratégie, pour gérer au mieux de leurs intérêts la redistribution en cours des cartes de la puissance et la persévérance nécessaire pour la suivre assez longtemps. Cela signifie accepter les adaptations nécessaires, dans les institutions internationales, trouver avec les émergents des accords et des calendriers raisonnables sur les règles, et les normes. Cela suppose que les européens retrouvent les chemins délaissés de la pensée historique et stratégique, qu’ils s’assument comme puissance, qu’ils mettent un terme à leurs décourageantes controverses institutionnelles et se concentrent sur de grands projets, qu’ils s’harmonisent entre eux, (au moins les principaux d’entre eux) pour faire de l’Europe le pôle re-régulateur de la mondialisation sauvage.

Qu’ils s’accordent ensuite, le plus souvent possible avec les États-Unis. Et que les occidentaux, réussissent ensuite à se mettre d’accord, sujet par sujet, avec un ou plusieurs émergents.

L’enjeu et l’urgence pour l’Occident est aussi de renouer avec la croissance, mais pas n’importe laquelle. Une croissance durable, moteur d’une écologisation stimulée et guidée par des indicateurs économiques plus intelligents que le vieux et frustre PIB, fondée sur une économie de marché à nouveau encadrée par des règles et des garde-fous raisonnables, où la sphère financière aura été ramenée à de plus justes proportions et aurait été découragée de ne rechercher que des gains financiers artificiels et des spéculations illimitées, sans lien avec l’économie réelle (7).

Cela suppose encore que les systèmes démocratiques soient relégitimés, peut-être en canalisant l’énergie produite par la contestation ou par la démocratie «directe», tout en se prémunissant des errements des régimes et des diplomaties d’opinion, et en redevenant efficaces.

Le contraste est saisissant entre la situation prédominante et le potentiel – qui demeure –, de l’Occident à long et moyen terme, et l’atmosphère d’inquiétude qui y règne. Pour l’Europe on peut même parler de pessimisme et, pour la France, de mélancolie. Pourtant si l’Europe se réforme, si elle assainit ses finances publiques tout en relançant une croissance suffisante, si elle devient plus efficace sans devenir «post-démocratique», trop judiciaire ou exclusivement technocratique, son avenir est enviable. Le premier handicap de l’Europe dans la bagarre multipolaire qui a débuté, c’est le pessimisme. Pour paraphraser Franklin D. Roosevelt, l’Europe ne devrait avoir peur que de ses peurs.
En revanche, les États-Unis croient toujours en leur rôle, en leur capacité de rebonds et en eux-mêmes, ce qui demeure la religion américaine même si la structure de l’électorat qui a réélu Barack Obama traduit dans le champ politique la métamorphose démographique irréversible et spectaculaire des États-Unis. Et en donnant une seconde chance au président sortant, malgré les déceptions, la majorité des américains a montré qu’elle avait compris que les États-Unis ne relèveraient pas les nouveaux défis en revenant en arrière. Mais il y a deux Amériques.
A l’extérieur, le fossé psychologique entre l’Amérique et l’Europe se creuse. La contradiction éclatante entre le caractère «global» des problèmes à régler et le cadre national dans lequel les décisions, notamment démocratiques, sont prises inspire à plusieurs pays la volonté de rester assez puissants pour imposer leur volonté au système international, ou pour empêcher qu’il puisse leur imposer la sienneplutôt que de s’en remettre à un hypothétique «gouvernement mondial» qui restera une utopie. Sauf peut être s’il s’agissait d’un «gouvernement collectif». L’humanité est à la fois une, et issue de millénaires de différenciations et quelques décennies d’internet ne suffiront pas à l’homogénéiser, à la rendre «flat». Il n’y aura pas, à vue humaine, de président global du peuple global, ni de cadre démocratique au dessus des états (nations ou non) tels qu’on les connaît. Les progrès se feront donc par la coopération.

La compétition multipolaire instable va se poursuivre dans un contexte d’interdépendance croissante et de compte à rebours écologique, qui peut dégénérer en confrontation. Par exemple, dans les relations États-Unis / Chine, Chine / Japon, Inde / Chine, Russie / ses voisins, Israël / Iran, Israël / pays arabes, Islam / Occident, pays d’émigration / d’immigration, et beaucoup d’autres, en Afrique ou ailleurs.

Les acteurs responsables devront agir pour que ces confrontations soient évitées et que les choix soient faits en faveur de plus en plus de coopération. Mais le chemin vers la coopération ne sera pas rectiligne, sans à coups, ni sans convulsions tandis que même mieux encadrée, la compétition économique et financière refaçonnera en permanence les rapports de force.
Chaque grand pays, chaque «pôle», à commencer par le premier, les États-Unis, et ensuite par la Chine, devra renoncer à une partie de ses prétentions et sa mythologie, sans renoncer pour autant à la défense de ses intérêts vitaux légitimes, et à le faire comprendre à sa population, malgré les peurs et l’instinct de puissance. Cela n’ira pas sans difficulté. Cela sera plus dur de gouverner la Chine que lors des vingt cinq années passées. Le peuple américain quand à lui acceptera t-il, ce que son Président, à l’évidence, a compris: que son leadership, pour perdurer, doit devenir plus sophistiqué, être mis en œuvre parfois «from behind», parfois même par procuration, et s’appuyer sur une parfaite compréhension des réalités nouvelles à l’œuvre dans le monde? Et que même dans cette hypothèse, ce sera un leadership «relatif». La façon dont cette «nation-monde», que sont de plus en plus les États-Unis, relèvera ce défi et les choix internationaux qu’elle effectuera, aura une importance majeure sur le monde à venir, et notamment pour les Alliés européens des États-Unis.

(1) Même si Joschka Fisher fait malicieusement remarquer qu’en bonne physique il ne peut y avoir que deux pôles.
(2) La question Islam/Occident, choc d’incultures plus que de culture, fausse symétrie, objet de fantasmes et d’instrumentalisation croisées, est encore très loin d’être apaisée)
(3) En psychologie, la fuite en avant fait référence à un mécanisme inconscient qui entraîne les gens à perpétuer et même intensifier le comportement ou le problème dont ils veulent précisément se débarrasser ou résoudre.
(4) Que ce soit sur le terrain ou sur le net.
SG en donne un remarquable aperçu dans…..(5) Serge Gruzinski en donne un remarquable exemple dansL’aile et le dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle (Fayard, 2012)(6) En revenu par habitant, la Chine est encore loin derrière.
(7) Chiffres: En 2005 sur 2069 teradollars de transactions interbancaires, 44 seulement étaient liées à l’économie réelle, 2024 à la sphère financière (produits dérivés, marchés des changes, marchés boursiers)!

Article paru en anglais sur le site Foreign Policy, voir lien ci-dessous :

http://www.foreignpolicy.com/articles/2012/12/10/decline_is_a_choice

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Enjeux occidentaux et mondiaux en 2013
10/12/2012