Débat Hubert Védrine/Pierre Rousselin : nos démocraties sont-elles en danger?

Nos démocraties sont-elles en danger?

Hubert Vedrine:
Non, en tout cas, pas du fait de menaces externes.
C’est exact que la prétention des démocraties occidentales à tout régenter a atteint ses limites.Que les Occidentaux ont eu tort de croire que l’histoire était finie, faute de combattants. Que leurs valeurs – démocratie et économie de marché-, à leurs yeux liées et universelles, allaient s’imposer partout à coups de droits de l’hommisme, d’ingérence et de sanctions.
Et c’est vrai que ce mouvement de prosélytisme consubstantiel à l’Occident est venu se heurter à la perte du monopole des Occidentaux dans la conduite des affaires du monde et à la redistribution de la puissance. Les démocraties ne sont pas pour autant «en danger». C’est vrai que les tensions en Asie du Nord Est, la prétention chinoise a offrir une alternative, le terrorisme, la haine morbide des islamistes, la rhétorique russe orthodoxo-nationaliste anti-occidentale, l’afflux des demandeurs d’asiles, la pression migratoire, le compte à rebours écologique peuvent inquiéter. Néanmoins je ne crois pas qu’une coalition mondiale d’un ensemble hétéroclite de puissances émergentes, réémergences, surnageantes ou révisionnistes puissent mettre en danger les démocraties occidentales, plus résistantes à l’agression qu’elle ne le croient elles-mêmes. Les démocraties doivent d’abord se préoccuper de leur situation interne politique, économique, social et presque éthique.

Pierre Rousselin:
Hubert Védrine donne tort à Fukuyama, principal porte-parole de cette «fin de l’histoire»,qui pensait que l’échec de l’idéologie communiste et l’effondrement de l’empire soviétique signifiaient le triomphe des valeurs occidentales et du modèle démocratique libéral. Je rejoins son point de vue.
Je pense toutefois que l’Occident n’étant plus le centre du monde, c’est tout l’édifice conceptuel datant de l’époque de la fin de la Guerre froide qui est ébranlé. Dans cette nouvelle situation géostratégique, l’Occident doit très vite changer de logiciel et se mettre en position de se défendre, non pas contre des ennemis d’autrefois, comme l’Union soviétique ou encore des dictatures à la Pol Pot, mais contre une nouvelle menace plus subtile qui intervient dans un monde totalement interdépendant. Les pays émergents, ou plutôt ré-émergents, ont d’autres valeurs que les nôtres. La stratégie de Poutine en Ukraine, son culte de l’autorité, ou bien les revendications maritimes chinoises et l’autocratie du Parti communiste chinois témoignent de cette divergence fondamentale. Cela se traduit par un grignotage permanent des acquis de la démocratie et de la gouvernance mondiale.
Loin de penser que les modèles chinois ou russe sont préférables aux nôtres, je relève toutefois que leur mode de fonctionnement cherche à éviter les travers dans les quelles les démocraties occidentales sont tombées.

Hubert Védrine:
On ne comprend pas l’évolution de ces pays (Chine, Russie, monde arabe, etc…) si on les juge par rapport à nous. Il faut considérer leur passé propre. La popularité extrême de Vladimir Poutine est le fruit de l’effondrement de l’URSS, suivi d’une perte de 30% au moins du pouvoir d’achat, d’une humiliation profonde des Russes et du chaos de Eltsine (et de quelques maladresses occidentales). En Chine, si la population accepte, relativement, un système autocratique (mais plus tout à fait dictatorial), c’est parce qu’elle n’a pas oublié les souffrances de l’ère Mao Tse Tong, les 30 à 40 millions de morts du Grand bond en avant, ceux de la Révolution culturelle, etc…
L’Occident souffre pour sa part d’un épuisement évident de sa démocratie représentative, minée par la défiance généralisée, constamment contestée au nom de la démocratie «directe». Par ailleurs, la démocratie américaine est rongée par la paralysie institutionnelle et par le poids effarant de l’argent dans les campagnes électorales, depuis le déplafonnement dramatique par la Cour Suprême du financement des campagnes électorales.
Mais que veulent les peuples occidentaux? Des leaders qui décident ou des politiciens qui suivent l’opinion qui elle-même change? Ce problème n’est nullement lié aux Chinois dont le système impressionne mais ne séduit pas, ni aux menaces externes.

Pierre Rousselin:
J’ai cherché, dans mon livre, à faire le lien entre les menaces externes et les évolutions internes qui mettent à mal nos sociétés occidentales. Nous avons trop tendance à accorder aux valeurs de la démocratie une dimension dogmatique. Prenons par exemple la devise de la République qui est magnifique: «liberté, égalité, fraternité». Malheureusement, la liberté est parfois devenue si excessive qu’elle a autorisé pas mal de dérives, ne serait-ce que sur le plan économique, où la spéculation est devenue, avec l’ultralibéralisme, un mode opératoire qui nous a menés à la crise financière. L’égalité a engendré une forme d’égalitarisme, avec des dérives comme la théorie du genre : il faudrait cesser de gommer toutes les différences qui font la richesse de la société. Quant à la notion de fraternité elle touche un sujet important qui est celui de l’immigration: nos démocraties ne peuvent pas, comme l’avait dit en son temps Michel Rocard, , et voir déferler des vagues d’immigrés sans leur demander d’adhérer à nos propres valeurs. Un peu de bon sens devrait suffire à faire comprendre que ces valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ne peuvent être préservées sans un minimum de régulation et de contraintes.

Les sociétés comme Apple, Google ou encore twitter n’accélèrent-elles pas cette désintégration politique. Comment lutter contre ce mouvement?

Hubert Védrine:
Ces technologies semblent rendre en effet possible une démocratie «instantanée», c’est-à-dire la dictature de l’opinion du moment. Doit-on en un seul clic décider du sort de la gare de Francfort, du barrage de Sivens, du maintien ou non d’un impôt, ou encore du rétablissement ou non de la peine de mort? L’idée d’une démocratie directe permanente est une utopie dangereuse. Face à cette tentation il faut un Montesquieu de l’ère numérique, pour éviter la dictature de tous sur chacun, contenir la démocratie directe, relégitimer la démocratie représentative, organiser la démocratie participative pour pouvoir décider quand même.

Pierre Rousselin:
Attention à ne pas se laisser déborder par une balkanisation de la sphère internet. Nous devons prendre des mesures de gouvernance afin que ces outils nouveaux servent la démocratie représentative et non l’inverse. Les grandes entreprises internet accélèrent le phénomène de la mondialisation en échappant aux institutions. Non seulement elles ne payent pas d’impôts mais elles ne se soumettent à aucune autorité étatique ou internationale.
Je ne pense pas que l’on puisse opposer démocratie représentative et démocratie participative. Dans mon esprit, la démocratie doit être représentative et se servir des nouveaux outils technologiques pour favoriser la participation. Maintenir cette hiérarchie est le seul moyen de sortir de la nouvelle confrontation entre le peuple et les élites qui est en train de se substituer à la division droite- gauche et sape les fondements-mêmes de notre système politique.

Revenons à l’avenir de l’Occident. Hubert Védrine, comment justifiez-vous votre optimisme à son égard?

Hubert Vedrine:
Constater que notre prosélytisme a atteint ses limites ne nous oblige en rien à renoncer à ce que nous sommes, à nos intérêts, à nos valeurs! L’Occident reste l’ensemble le plus riche (par tête), le plus puissant, le plus influent dans le monde. L’Occident attire et fascine par sa créativité. Les sociétés européennes sont les meilleures (ou les moins pires) de l’histoire de l’humanité, et au moins là-dessus, tous les Européens sont d’accord! Mais nous avons à reconstruire un consensus interne, et négocier de façon réaliste avec les émergents et les nouvelle puissances : les règles nouvelles, les statuts des organisations internationales, le Conseil de Sécurité, le FMI, l’OMC, les normes, etc…. Ce rendez-vous est devant nous.

Pierre Rousselin:
Sur ce consensus interne à trouver au sein des pays occidentaux, ne pensez-vous que la France a un rôle majeur à jouer: celui d’être le porte-voix de ceux qui ne se reconnaissent pas totalement dans le modèle américain? On a l’impression que notre pays est tombé dans un atlantisme un peu forcé qui ne contribue pas à enrichir le débat …

Hubert Védrine:
Tentation plutôt occidentaliste qu’atlantiste. Mais je suis d’accord, la France a tous les éléments pour jouer ce rôle, même si sortir de l’ornière économique doit être une priorité.

Pierre Rousselin:
L’Europe ne peut plus se permettre d’attendre. Le nouvel isolationnisme des Etats-Unis est très dangereux pour nous compte tenu des menaces qui se multiplient dans notre voisinnage, avec la déstabilisation de l’Ukraine ou bien la poussée djihadiste au Proche-Orient. Il est absurde, dans ces conditions, de s’aligner sur Washington.
La diplomatie américaine a toujours alterné entre l’activisme et le repli sur soi. Si les Etats-Unis retrouvent la croissance et surmontent leurs blocages politiques, nous pouvons assister à un retour à un interventionnisme. Cela risque d’intervenir dans un contexte mondial où les intérêts de l’Amérique et de l’Europe ne seront plus alignés.

Compte tenu de son affaiblissement, l’Europe a-t-elle les moyens de faire entendre sa voix?

Hubert Vedrine:

Bien sûr elle l’a quand même si elle abandonne son «irrealpolitik» fumeuse, et si les grands pays se mettent d’accord sur une stratégie qui entraînera toute l’Europe.
Pierre Rousselin:
L’Europe n’a pas le choix. Elle doit terminer son chantier de construction, au risque d’éclater de l’intérieur. L’hypothèse d’une sortie du Royaume Uni serait, par exemple, une catastrophe. Cette sortie enverrait au reste du monde le signal d’un échec de l’idée européenne. En interne, ce serait une incitation à la plupart des Etats membres pour qu’ils négocient leur maintien. L’Europe deviendrait encore plus ingouvernable qu’elle ne l’est déjà.

Hubert Védrine:
Nous ne devons pas nous «en remettreà l’Europe» mais agir en commun dans la fédération d’Etats-nation, prônée par Jacques Delors qui démontre que l’union fait la force tout en respectant l’identité de chaque Etat. En décrétant une pause dans l’intégration politique tout en améliorant la souveraineté exercée en commun dans les zones euro et en se concentrant sur l’essentiel, l’Europe fera revenir à elle les sceptiques.

Pierre Rousselin:
L’idée d’une fédération d’Etats nations de Jacques Delors est intellectuellement séduisante mais reste difficile à mettre en œuvre. La question n’est pas de savoir s’il faut plus ou moins d’Europe mais comment faire plus de coopération entre les pays que compte l’Europe. Il faut revenir aux principes fondateurs de l’Union européenne qui était un projet non pas idéologique mais pragmatique. Les idées de «noyau dur», ou bien d’intégration différenciée circulent depuis des décennies. Qu’attend-on pour les mettre en oeuvre?

Pierre Rousselin vous évoquez dans votre livre la nécessité de revoir les accords de Schengen face à l’immigration…

Pierre Rousselin:
C’est un enjeu majeur des années à venir. L’Europe n’a pas su s’adapter aux vagues successives d’immigration. Une révision des accords de Schengen permettrait de renforcer les mesures prises aux frontières et les contrôles dans chaque pays pour faire en sorte que les immigrants viennent pour travailler et non pour profiter de l’Etat-Providence, aujourd’hui en faillite.
Il faudrait réhabiliter la notion d’assimilation, abandonnée pour des raisons idéologiques au profit d’une «intégration» qui n’impliquerait pas, de la part des arrivants, l’obligation d’adhérer pleinement aux valeurs de la République. Or, on ne peut pas accepter l’arrivée en masse de populations sans exiger qu’elles se conforment aux règles des pays d’accueil. Beaucoup d’immigrants le font. Mais la minorité qui profite impunément du système suscite une réaction de plus en plus négative dans l’opinion. Cela met en danger notre démocratie.

Hubert Védrine:
L’Europe ne va pas se «fermer»: techniquement impossible, économiquement absurde, humainement cruel. Mais pas question non plus d’imaginer que l’Europe soit ouverte à tous vents, la pression serait trop forte et l’explosion serait inéluctable. Il faut donc une vraie régulation des flux dans le cadre de Schengen, après avoir fait subir à ses états membres une sorte de crash test, (comme il a été fait pour les banques), afin de vérifier s’ils sont capables de gérer les entrées. Ensuite, Schengen fixerait des quotas annuels, par profession et agirait en concertation, tant avec les pays de départs comme avec ceux de transit.
Quant à la gigantesque bataille interne au sein de l’Islam entre ses minorités extrémistes et modernistes, y compris en Europe, notre politique doit être guidée par la nécessité, durable, d’aider les modernistes et de ne rien faire, ou dire, qui puisse renforcer les fanatiques.

Débat Hubert Védrine/Pierre Rousselin : nos démocraties sont-elles en danger?

Hubert Vedrine

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Nos démocraties sont-elles en danger?

Hubert Vedrine:
Non, en tout cas, pas du fait de menaces externes.
C’est exact que la prétention des démocraties occidentales à tout régenter a atteint ses limites.Que les Occidentaux ont eu tort de croire que l’histoire était finie, faute de combattants. Que leurs valeurs – démocratie et économie de marché-, à leurs yeux liées et universelles, allaient s’imposer partout à coups de droits de l’hommisme, d’ingérence et de sanctions.
Et c’est vrai que ce mouvement de prosélytisme consubstantiel à l’Occident est venu se heurter à la perte du monopole des Occidentaux dans la conduite des affaires du monde et à la redistribution de la puissance. Les démocraties ne sont pas pour autant «en danger». C’est vrai que les tensions en Asie du Nord Est, la prétention chinoise a offrir une alternative, le terrorisme, la haine morbide des islamistes, la rhétorique russe orthodoxo-nationaliste anti-occidentale, l’afflux des demandeurs d’asiles, la pression migratoire, le compte à rebours écologique peuvent inquiéter. Néanmoins je ne crois pas qu’une coalition mondiale d’un ensemble hétéroclite de puissances émergentes, réémergences, surnageantes ou révisionnistes puissent mettre en danger les démocraties occidentales, plus résistantes à l’agression qu’elle ne le croient elles-mêmes. Les démocraties doivent d’abord se préoccuper de leur situation interne politique, économique, social et presque éthique.

Pierre Rousselin:
Hubert Védrine donne tort à Fukuyama, principal porte-parole de cette «fin de l’histoire»,qui pensait que l’échec de l’idéologie communiste et l’effondrement de l’empire soviétique signifiaient le triomphe des valeurs occidentales et du modèle démocratique libéral. Je rejoins son point de vue.
Je pense toutefois que l’Occident n’étant plus le centre du monde, c’est tout l’édifice conceptuel datant de l’époque de la fin de la Guerre froide qui est ébranlé. Dans cette nouvelle situation géostratégique, l’Occident doit très vite changer de logiciel et se mettre en position de se défendre, non pas contre des ennemis d’autrefois, comme l’Union soviétique ou encore des dictatures à la Pol Pot, mais contre une nouvelle menace plus subtile qui intervient dans un monde totalement interdépendant. Les pays émergents, ou plutôt ré-émergents, ont d’autres valeurs que les nôtres. La stratégie de Poutine en Ukraine, son culte de l’autorité, ou bien les revendications maritimes chinoises et l’autocratie du Parti communiste chinois témoignent de cette divergence fondamentale. Cela se traduit par un grignotage permanent des acquis de la démocratie et de la gouvernance mondiale.
Loin de penser que les modèles chinois ou russe sont préférables aux nôtres, je relève toutefois que leur mode de fonctionnement cherche à éviter les travers dans les quelles les démocraties occidentales sont tombées.

Hubert Védrine:
On ne comprend pas l’évolution de ces pays (Chine, Russie, monde arabe, etc…) si on les juge par rapport à nous. Il faut considérer leur passé propre. La popularité extrême de Vladimir Poutine est le fruit de l’effondrement de l’URSS, suivi d’une perte de 30% au moins du pouvoir d’achat, d’une humiliation profonde des Russes et du chaos de Eltsine (et de quelques maladresses occidentales). En Chine, si la population accepte, relativement, un système autocratique (mais plus tout à fait dictatorial), c’est parce qu’elle n’a pas oublié les souffrances de l’ère Mao Tse Tong, les 30 à 40 millions de morts du Grand bond en avant, ceux de la Révolution culturelle, etc…
L’Occident souffre pour sa part d’un épuisement évident de sa démocratie représentative, minée par la défiance généralisée, constamment contestée au nom de la démocratie «directe». Par ailleurs, la démocratie américaine est rongée par la paralysie institutionnelle et par le poids effarant de l’argent dans les campagnes électorales, depuis le déplafonnement dramatique par la Cour Suprême du financement des campagnes électorales.
Mais que veulent les peuples occidentaux? Des leaders qui décident ou des politiciens qui suivent l’opinion qui elle-même change? Ce problème n’est nullement lié aux Chinois dont le système impressionne mais ne séduit pas, ni aux menaces externes.

Pierre Rousselin:
J’ai cherché, dans mon livre, à faire le lien entre les menaces externes et les évolutions internes qui mettent à mal nos sociétés occidentales. Nous avons trop tendance à accorder aux valeurs de la démocratie une dimension dogmatique. Prenons par exemple la devise de la République qui est magnifique: «liberté, égalité, fraternité». Malheureusement, la liberté est parfois devenue si excessive qu’elle a autorisé pas mal de dérives, ne serait-ce que sur le plan économique, où la spéculation est devenue, avec l’ultralibéralisme, un mode opératoire qui nous a menés à la crise financière. L’égalité a engendré une forme d’égalitarisme, avec des dérives comme la théorie du genre : il faudrait cesser de gommer toutes les différences qui font la richesse de la société. Quant à la notion de fraternité elle touche un sujet important qui est celui de l’immigration: nos démocraties ne peuvent pas, comme l’avait dit en son temps Michel Rocard, , et voir déferler des vagues d’immigrés sans leur demander d’adhérer à nos propres valeurs. Un peu de bon sens devrait suffire à faire comprendre que ces valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ne peuvent être préservées sans un minimum de régulation et de contraintes.

Les sociétés comme Apple, Google ou encore twitter n’accélèrent-elles pas cette désintégration politique. Comment lutter contre ce mouvement?

Hubert Védrine:
Ces technologies semblent rendre en effet possible une démocratie «instantanée», c’est-à-dire la dictature de l’opinion du moment. Doit-on en un seul clic décider du sort de la gare de Francfort, du barrage de Sivens, du maintien ou non d’un impôt, ou encore du rétablissement ou non de la peine de mort? L’idée d’une démocratie directe permanente est une utopie dangereuse. Face à cette tentation il faut un Montesquieu de l’ère numérique, pour éviter la dictature de tous sur chacun, contenir la démocratie directe, relégitimer la démocratie représentative, organiser la démocratie participative pour pouvoir décider quand même.

Pierre Rousselin:
Attention à ne pas se laisser déborder par une balkanisation de la sphère internet. Nous devons prendre des mesures de gouvernance afin que ces outils nouveaux servent la démocratie représentative et non l’inverse. Les grandes entreprises internet accélèrent le phénomène de la mondialisation en échappant aux institutions. Non seulement elles ne payent pas d’impôts mais elles ne se soumettent à aucune autorité étatique ou internationale.
Je ne pense pas que l’on puisse opposer démocratie représentative et démocratie participative. Dans mon esprit, la démocratie doit être représentative et se servir des nouveaux outils technologiques pour favoriser la participation. Maintenir cette hiérarchie est le seul moyen de sortir de la nouvelle confrontation entre le peuple et les élites qui est en train de se substituer à la division droite- gauche et sape les fondements-mêmes de notre système politique.

Revenons à l’avenir de l’Occident. Hubert Védrine, comment justifiez-vous votre optimisme à son égard?

Hubert Vedrine:
Constater que notre prosélytisme a atteint ses limites ne nous oblige en rien à renoncer à ce que nous sommes, à nos intérêts, à nos valeurs! L’Occident reste l’ensemble le plus riche (par tête), le plus puissant, le plus influent dans le monde. L’Occident attire et fascine par sa créativité. Les sociétés européennes sont les meilleures (ou les moins pires) de l’histoire de l’humanité, et au moins là-dessus, tous les Européens sont d’accord! Mais nous avons à reconstruire un consensus interne, et négocier de façon réaliste avec les émergents et les nouvelle puissances : les règles nouvelles, les statuts des organisations internationales, le Conseil de Sécurité, le FMI, l’OMC, les normes, etc…. Ce rendez-vous est devant nous.

Pierre Rousselin:
Sur ce consensus interne à trouver au sein des pays occidentaux, ne pensez-vous que la France a un rôle majeur à jouer: celui d’être le porte-voix de ceux qui ne se reconnaissent pas totalement dans le modèle américain? On a l’impression que notre pays est tombé dans un atlantisme un peu forcé qui ne contribue pas à enrichir le débat …

Hubert Védrine:
Tentation plutôt occidentaliste qu’atlantiste. Mais je suis d’accord, la France a tous les éléments pour jouer ce rôle, même si sortir de l’ornière économique doit être une priorité.

Pierre Rousselin:
L’Europe ne peut plus se permettre d’attendre. Le nouvel isolationnisme des Etats-Unis est très dangereux pour nous compte tenu des menaces qui se multiplient dans notre voisinnage, avec la déstabilisation de l’Ukraine ou bien la poussée djihadiste au Proche-Orient. Il est absurde, dans ces conditions, de s’aligner sur Washington.
La diplomatie américaine a toujours alterné entre l’activisme et le repli sur soi. Si les Etats-Unis retrouvent la croissance et surmontent leurs blocages politiques, nous pouvons assister à un retour à un interventionnisme. Cela risque d’intervenir dans un contexte mondial où les intérêts de l’Amérique et de l’Europe ne seront plus alignés.

Compte tenu de son affaiblissement, l’Europe a-t-elle les moyens de faire entendre sa voix?

Hubert Vedrine:

Bien sûr elle l’a quand même si elle abandonne son «irrealpolitik» fumeuse, et si les grands pays se mettent d’accord sur une stratégie qui entraînera toute l’Europe.
Pierre Rousselin:
L’Europe n’a pas le choix. Elle doit terminer son chantier de construction, au risque d’éclater de l’intérieur. L’hypothèse d’une sortie du Royaume Uni serait, par exemple, une catastrophe. Cette sortie enverrait au reste du monde le signal d’un échec de l’idée européenne. En interne, ce serait une incitation à la plupart des Etats membres pour qu’ils négocient leur maintien. L’Europe deviendrait encore plus ingouvernable qu’elle ne l’est déjà.

Hubert Védrine:
Nous ne devons pas nous «en remettreà l’Europe» mais agir en commun dans la fédération d’Etats-nation, prônée par Jacques Delors qui démontre que l’union fait la force tout en respectant l’identité de chaque Etat. En décrétant une pause dans l’intégration politique tout en améliorant la souveraineté exercée en commun dans les zones euro et en se concentrant sur l’essentiel, l’Europe fera revenir à elle les sceptiques.

Pierre Rousselin:
L’idée d’une fédération d’Etats nations de Jacques Delors est intellectuellement séduisante mais reste difficile à mettre en œuvre. La question n’est pas de savoir s’il faut plus ou moins d’Europe mais comment faire plus de coopération entre les pays que compte l’Europe. Il faut revenir aux principes fondateurs de l’Union européenne qui était un projet non pas idéologique mais pragmatique. Les idées de «noyau dur», ou bien d’intégration différenciée circulent depuis des décennies. Qu’attend-on pour les mettre en oeuvre?

Pierre Rousselin vous évoquez dans votre livre la nécessité de revoir les accords de Schengen face à l’immigration…

Pierre Rousselin:
C’est un enjeu majeur des années à venir. L’Europe n’a pas su s’adapter aux vagues successives d’immigration. Une révision des accords de Schengen permettrait de renforcer les mesures prises aux frontières et les contrôles dans chaque pays pour faire en sorte que les immigrants viennent pour travailler et non pour profiter de l’Etat-Providence, aujourd’hui en faillite.
Il faudrait réhabiliter la notion d’assimilation, abandonnée pour des raisons idéologiques au profit d’une «intégration» qui n’impliquerait pas, de la part des arrivants, l’obligation d’adhérer pleinement aux valeurs de la République. Or, on ne peut pas accepter l’arrivée en masse de populations sans exiger qu’elles se conforment aux règles des pays d’accueil. Beaucoup d’immigrants le font. Mais la minorité qui profite impunément du système suscite une réaction de plus en plus négative dans l’opinion. Cela met en danger notre démocratie.

Hubert Védrine:
L’Europe ne va pas se «fermer»: techniquement impossible, économiquement absurde, humainement cruel. Mais pas question non plus d’imaginer que l’Europe soit ouverte à tous vents, la pression serait trop forte et l’explosion serait inéluctable. Il faut donc une vraie régulation des flux dans le cadre de Schengen, après avoir fait subir à ses états membres une sorte de crash test, (comme il a été fait pour les banques), afin de vérifier s’ils sont capables de gérer les entrées. Ensuite, Schengen fixerait des quotas annuels, par profession et agirait en concertation, tant avec les pays de départs comme avec ceux de transit.
Quant à la gigantesque bataille interne au sein de l’Islam entre ses minorités extrémistes et modernistes, y compris en Europe, notre politique doit être guidée par la nécessité, durable, d’aider les modernistes et de ne rien faire, ou dire, qui puisse renforcer les fanatiques.

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27/11/2014