De la Chine, hier et demain

Que fera la Chine de sa puissance nouvelle? C’est une des interrogations majeures de ce début de siècle. Henry Kissinger, qui a conçu il y a quarante ans une réorientation stratégique de la politique chinoise de Washington, et qui reste l’analyste insurpassé des relations internationales dans la longue durée, a écrit à ce sujet en 2011, appuyé par une équipe de premier plan, un ouvrage d’un prodigieux intérêt, historique et prospectif, paru récemment en français: «De la Chine» . Son passionnant travelling historique initial de cent pages rappelle que la Chine, entité immémoriale, n’a jamais eu, jusqu’au choc violent de la colonisation occidentale et des traités inégaux au XIXème siècle, à traiter, a fortiori sur un pied d’égalité, avec des puissances extérieures, vues comme tributaires, ou négligées. A l’époque moderne, au terme de l’enchainement historique des XIX et XXème siècles, ce sont les États-Unis qui se sont retrouvés liés aux nationalistes qui avaient combattu les communistes, et qui, défaits par Mao, s’étaient repliés à Formose (Taïwan). D’où leur interrogation: «qui a perdu la Chine?».

Voyant plus loin, le Secrétaire d’État du président Truman, Dean Acheson, proposa à ce dernier, en Janvier 1950, avec une intelligence prémonitoire, que les relations des États-Unis avec la Chine devenue communiste, mais qui allait en fait être «titiste», soient fondées sur l’intérêt national et non sur l’idéologie (l’anticommunisme). Impensable alors pour l’Amérique! Il faudra attendre vingt-ans pour qu’il se trouve un H. Kissinger pour exploiter la crainte de Mao envers l’URSS, et concevoir une quasi alliance États-Unis/Chine, assumée par un président Nixon très décrié, mais dont Kissinger a le courage d’écrire que «des dix présidents qu’il a connu c’est luiqui avait la meilleure compréhension des tendances internationales à long terme». Cela aboutit au voyage historique de Nixon et au communiqué fondateur de Shanghai en 1972. Les portraits tracés par Kissinger de cette époque shakespearienne sont fameux – peut-être même trop indulgents? – : le titan, Mao, avocat de la révolution permanente qui hait Confucius, sorte d’ogre, empereur cruel (des dizaines de millions de morts) mais réunificateurde la Chine; Nixon, retord, stratège pessimiste, audacieux contre tous ses préjugés; Zhou Enlai, «le plus fascinant des hommes d’État qu’il a rencontré dans sa vie», mais à la destinée tragique; Deng Xiaoping, «moins raffiné», «brusque», «rustre», mais indestructible, empereur ubique et invisible qui a libéré l’énergie économique tellurique de la Chine; Lee Kuan Yew, fondateur du Singapour moderne, âme sœur et inspirateur de Deng pour ses «modernisations»….

Kissinger relate ensuite la normalisation de la relation sino-américaine sous Reagan, puis le choc de la répression de Tien’anmen qui entraine sous G. H. W. Bush une quasi rupture de l’alliance de facto. G. H. W. Bush et le général Scowcroft veulent sauver cette alliance stratégique. Le président demande à Deng de comprendre que les droits de l’Homme sont un «article de foi» pour l’Occident. Il va jusqu’à faire appel à sa «compassion»… . Mais les relations ne sont plus les mêmes.

Écrivant en 2011, Kissinger constate que la disparition de l’ennemi commun – l’URSS – n’a pas été remplacé par d’autres objectifs; que sous les administrations Clinton, G. W. Bush, et Obama, la relation bilatérale entre une Chine qui devient triomphaliste, et des États-Unis moins assurés, est devenue une fin en soi avec ses inévitables aléas, et que l’enchevêtrement entre interdépendance et compétition économique la complique. Il s’en inquiète. C’est peut-être pour cela, et pas seulement pour transmettre un héritage unique, qu’il a écrit ce livre.

Le vrai risque, écrit-il avec l’autorité de l’homme qui a pensé la politique américaine en Asie pour quarante ans, serait un conflit entre des États-Unis qui voudraient endiguer une Chine dont ils craignent que l’émergence ne soit pas seulement «pacifique», et une Chine qui voudrait les expulser du Pacifique. Il compare cela à la dangereuse relation Allemagne/Grande-Bretagne avant 1914. S’élevant contre ce scénario désastreux, il appelle de ses vœux une «Communauté du Pacifique» où les États-Unis et la Chine, au lieu de s’affronter, fusionneraient leurs efforts pour «construire le monde». C’est du grand Kissinger, penseur à long terme, à la fois ultra réaliste et idéaliste, et qui sait que le leadership américain devient relatif et doit évoluer.
A méditer pour les autres puissances qui n’ont aucun rôle dans ce schéma, alors que l’enjeu est planétaire.

*Hubert Védrine a publié récemment chez Fayard «Dans la mêlée mondiale».

« De la Chine », Henry Kissinger, Fayard

De la Chine, hier et demain

Hubert Vedrine

De la Chine, hier et demain

Que fera la Chine de sa puissance nouvelle? C’est une des interrogations majeures de ce début de siècle. Henry Kissinger, qui a conçu il y a quarante ans une réorientation stratégique de la politique chinoise de Washington, et qui reste l’analyste insurpassé des relations internationales dans la longue durée, a écrit à ce sujet en 2011, appuyé par une équipe de premier plan, un ouvrage d’un prodigieux intérêt, historique et prospectif, paru récemment en français: «De la Chine» . Son passionnant travelling historique initial de cent pages rappelle que la Chine, entité immémoriale, n’a jamais eu, jusqu’au choc violent de la colonisation occidentale et des traités inégaux au XIXème siècle, à traiter, a fortiori sur un pied d’égalité, avec des puissances extérieures, vues comme tributaires, ou négligées. A l’époque moderne, au terme de l’enchainement historique des XIX et XXème siècles, ce sont les États-Unis qui se sont retrouvés liés aux nationalistes qui avaient combattu les communistes, et qui, défaits par Mao, s’étaient repliés à Formose (Taïwan). D’où leur interrogation: «qui a perdu la Chine?».

Voyant plus loin, le Secrétaire d’État du président Truman, Dean Acheson, proposa à ce dernier, en Janvier 1950, avec une intelligence prémonitoire, que les relations des États-Unis avec la Chine devenue communiste, mais qui allait en fait être «titiste», soient fondées sur l’intérêt national et non sur l’idéologie (l’anticommunisme). Impensable alors pour l’Amérique! Il faudra attendre vingt-ans pour qu’il se trouve un H. Kissinger pour exploiter la crainte de Mao envers l’URSS, et concevoir une quasi alliance États-Unis/Chine, assumée par un président Nixon très décrié, mais dont Kissinger a le courage d’écrire que «des dix présidents qu’il a connu c’est luiqui avait la meilleure compréhension des tendances internationales à long terme». Cela aboutit au voyage historique de Nixon et au communiqué fondateur de Shanghai en 1972. Les portraits tracés par Kissinger de cette époque shakespearienne sont fameux – peut-être même trop indulgents? – : le titan, Mao, avocat de la révolution permanente qui hait Confucius, sorte d’ogre, empereur cruel (des dizaines de millions de morts) mais réunificateurde la Chine; Nixon, retord, stratège pessimiste, audacieux contre tous ses préjugés; Zhou Enlai, «le plus fascinant des hommes d’État qu’il a rencontré dans sa vie», mais à la destinée tragique; Deng Xiaoping, «moins raffiné», «brusque», «rustre», mais indestructible, empereur ubique et invisible qui a libéré l’énergie économique tellurique de la Chine; Lee Kuan Yew, fondateur du Singapour moderne, âme sœur et inspirateur de Deng pour ses «modernisations»….

Kissinger relate ensuite la normalisation de la relation sino-américaine sous Reagan, puis le choc de la répression de Tien’anmen qui entraine sous G. H. W. Bush une quasi rupture de l’alliance de facto. G. H. W. Bush et le général Scowcroft veulent sauver cette alliance stratégique. Le président demande à Deng de comprendre que les droits de l’Homme sont un «article de foi» pour l’Occident. Il va jusqu’à faire appel à sa «compassion»… . Mais les relations ne sont plus les mêmes.

Écrivant en 2011, Kissinger constate que la disparition de l’ennemi commun – l’URSS – n’a pas été remplacé par d’autres objectifs; que sous les administrations Clinton, G. W. Bush, et Obama, la relation bilatérale entre une Chine qui devient triomphaliste, et des États-Unis moins assurés, est devenue une fin en soi avec ses inévitables aléas, et que l’enchevêtrement entre interdépendance et compétition économique la complique. Il s’en inquiète. C’est peut-être pour cela, et pas seulement pour transmettre un héritage unique, qu’il a écrit ce livre.

Le vrai risque, écrit-il avec l’autorité de l’homme qui a pensé la politique américaine en Asie pour quarante ans, serait un conflit entre des États-Unis qui voudraient endiguer une Chine dont ils craignent que l’émergence ne soit pas seulement «pacifique», et une Chine qui voudrait les expulser du Pacifique. Il compare cela à la dangereuse relation Allemagne/Grande-Bretagne avant 1914. S’élevant contre ce scénario désastreux, il appelle de ses vœux une «Communauté du Pacifique» où les États-Unis et la Chine, au lieu de s’affronter, fusionneraient leurs efforts pour «construire le monde». C’est du grand Kissinger, penseur à long terme, à la fois ultra réaliste et idéaliste, et qui sait que le leadership américain devient relatif et doit évoluer.
A méditer pour les autres puissances qui n’ont aucun rôle dans ce schéma, alors que l’enjeu est planétaire.

*Hubert Védrine a publié récemment chez Fayard «Dans la mêlée mondiale».

« De la Chine », Henry Kissinger, Fayard

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15/05/2012