Concevoir un système de croissance différent

Je félicite le Cercle des économistes de se concentrer sur ce sujet des ressources rares. Il me semble qu’on revient ainsi à une évidence après une longue période de délire verbal sur la croissance sans frein, illimitée, etc. La rareté est une évidence de base. La première chose rare, c’est la planète: il n’y en a qu’une. Je trouve important qu’on en prenne conscience et que cela oblige nombre d’économistes ou de responsables à se pencher sur la question. En même temps, le multiplicateur démographique est un facteur déterminant. Levi-Strauss, qui reste l’un des plus grands esprits français vivants, considère que plus aucun problème mondial n’est soluble à cause de la seule donnée démographique. Je n’en suis pas là, mais je pense qu’il faut l’intégrer. On peut trouver des marges pour continuer le développement que l’on connaît, on pourra trouver encore d’autres réserves après les réserves épuisées, on peut prouver qu’une meilleure formation améliorerait les choses, que la transparence, si on ne raisonne que «marché», est une bonne réponse, qu’une meilleure affectation de l’épargne considérable disponible serait aussi une réponse, qu’on peut mieux gérer l’eau, dont les réserves restent énormes, même si elle n’est pas utilisable directement. On peut espérer des percées scientifiques, on peut beaucoup investir sur les énergies nouvelles… Mais je pense que tout cela ne suffit pas, et que derrière le jargon techno-économique sur la rareté, il y a le fait que l’humanité est en réalité engagée dans un mode de développement globalement suicidaire. Mais je sais que cette idée est absolument intolérable pour les peuples, et pas seulement au Sud.

Dans l’idéal, il faudrait concevoir à un système de croissance différent avec un autre contenu. La croissance actuelle est dégradatrice, prédatrice: une autre croissance qui, peut-être, préparerait un modèle économique différent; une croissance avec des activités qui n’augmentent pas l’effet de serre, ni les pollutions durables de l’air, de l’eau superficielle et profonde, de la terre, des organismes vivants, etc., donc qui ne mettent pas en danger nos descendants et ne réduisent pas les réserves en énergie fossile, ni en terres cultivables, ni en poisson, etc. C’est évidemment exactement le contraire qui se passe. Le dernier chiffre d’augmentation des gaz à effet de serre était de + 15 %, je crois, en 4 ou 5 ans pour l’ensemble de la planète. Et la combinaison Chine, Inde, charbon, etc., est monstrueuse, en termes de projection.

Il faudrait donc définir une croissance d’un autre type, qui soit en plus politiquement soutenable, ce qui n’est évidemment pas le cas. Après que l’espèce humaine, pendant des centaines de milliers d’années, a vécu dans la peur et la rareté, dans la gestion de la rareté, dans la précaution, dans le non gaspillage – par force – y compris du fait des critères moraux qui l’accompagnaient, depuis deux générations, brusquement, elle vit dans le système inverse. Pour utiliser une métaphore qui résume tout, un système dans lequel il est devenu impensable d’avoir à éteindre la lumière en sortant de la pièce. Le développement actuel génère des inquiétudes et des contestations, mais les pays développés semblent incapables maintenant de vivre autrement, même si tout le monde ne consomme pas comme les Californiens. Et les autres peuples trouvent injuste qu’on aille leur faire la morale en disant: «C’est dangereux pour tout le monde, donc vous Chinois ou autres, il faudra faire autrement.» Il y a un décalage considérable et inquiétant, entre d’une part ce que l’on peut dire dans les analyses, à travers le jargon économiste globaliste, et d’autre part ce que vivent et attendent les peuples, qui mettent sous pression leurs gouvernements, d’une manière beaucoup plus violente quand ce sont des régimes démocratiques où les dirigeants sont instrumentalisés par la pression de l’opinion, mais même dans des régimes peu démocratiques comme la Chine où les choses bougent vite.

Faut-il plus de «gouvernance» mondiale?

Il faudrait que nous arrivions, non pas à la croissance actuelle corrigée par deux ou trois petits mécanismes compensateurs ou des gadgets de développement durable, mais à une conversion, en 20 ou 30 ans, de tous les systèmes de production, agricoles, industriels, et de tous les systèmes de transport, «pour mieux gérer globalement». Le multilatéralisme a d’autant plus de mal que les gouvernements qui en sont les acteurs sont eux-mêmes affaiblis par la société civile, par le marché; il y a un risque de mutualisation de l’impuissance dans le multilatéralisme. A quoi s’ajoute un problème terrible dans tous les pays démocratiques avec la mondialisation, l’impression d’une énorme dépossession démocratique. On ne peut pas accepter qu’une sorte de synarchie mondiale gère les «bien publics mondiaux», termes qu’aucun individu normal ne comprend. Cela ne marchera pas parce que les peuples vont s’y opposer, comme certains peuples ont commencé à casser la fuite en avant européiste, parce qu’ils n’y comprenaient plus rien. Il y a donc un problème démocratique. Comme l’a écrit récemment Francis Fukuyama, les gouvernements doivent retrouver leur rôle fondamental.

Plus de «gouvernance» mondiale, oui. Sauf que je n’aime pas le mot; il a été inventé à une époque où on croyait que les problèmes politiques étaient réglés ou dépassés et que c’était une question d’organisation entre experts et techniciens. En fait, non à une gouvernance qui se substitue à des gouvernements nationaux de plus en plus faibles, ridiculisés et dépourvus de leviers, oui à une gouvernance avec un multilatéralisme vrai, qui s’appuie sur des gouvernements réhabilités, légitimés, forts et capables de coopérer. Ensuite il faut une réforme de l’ONU, un Conseil de sécurité élargi, une assemblée consultative avec la société civile mondiale. Le G20+ est une bonne piste. Enfin, il faut créer une organisation mondiale de l’environnement pour compléter le dispositif et faire contrepoids aux autres pour qu’il y ait un vrai équilibre de normes et de critères.

Je crois aussi, que pour affronter «ce monde de ressources rares», il faut une synthèse des écologistes, des économistes, des politiques et des scientifiques. Parce que l’optimisme des économistes et des financiers et le volontarisme des ingénieurs ne me rassurent pas tout à fait face à l’aveuglement des politiques, compte tenu de l’alarmisme des scientifiques. Donc j’appelle à cette synthèse.

Concevoir un système de croissance différent

Hubert Vedrine

Concevoir un système de croissance différent

Je félicite le Cercle des économistes de se concentrer sur ce sujet des ressources rares. Il me semble qu’on revient ainsi à une évidence après une longue période de délire verbal sur la croissance sans frein, illimitée, etc. La rareté est une évidence de base. La première chose rare, c’est la planète: il n’y en a qu’une. Je trouve important qu’on en prenne conscience et que cela oblige nombre d’économistes ou de responsables à se pencher sur la question. En même temps, le multiplicateur démographique est un facteur déterminant. Levi-Strauss, qui reste l’un des plus grands esprits français vivants, considère que plus aucun problème mondial n’est soluble à cause de la seule donnée démographique. Je n’en suis pas là, mais je pense qu’il faut l’intégrer. On peut trouver des marges pour continuer le développement que l’on connaît, on pourra trouver encore d’autres réserves après les réserves épuisées, on peut prouver qu’une meilleure formation améliorerait les choses, que la transparence, si on ne raisonne que «marché», est une bonne réponse, qu’une meilleure affectation de l’épargne considérable disponible serait aussi une réponse, qu’on peut mieux gérer l’eau, dont les réserves restent énormes, même si elle n’est pas utilisable directement. On peut espérer des percées scientifiques, on peut beaucoup investir sur les énergies nouvelles… Mais je pense que tout cela ne suffit pas, et que derrière le jargon techno-économique sur la rareté, il y a le fait que l’humanité est en réalité engagée dans un mode de développement globalement suicidaire. Mais je sais que cette idée est absolument intolérable pour les peuples, et pas seulement au Sud.

Dans l’idéal, il faudrait concevoir à un système de croissance différent avec un autre contenu. La croissance actuelle est dégradatrice, prédatrice: une autre croissance qui, peut-être, préparerait un modèle économique différent; une croissance avec des activités qui n’augmentent pas l’effet de serre, ni les pollutions durables de l’air, de l’eau superficielle et profonde, de la terre, des organismes vivants, etc., donc qui ne mettent pas en danger nos descendants et ne réduisent pas les réserves en énergie fossile, ni en terres cultivables, ni en poisson, etc. C’est évidemment exactement le contraire qui se passe. Le dernier chiffre d’augmentation des gaz à effet de serre était de + 15 %, je crois, en 4 ou 5 ans pour l’ensemble de la planète. Et la combinaison Chine, Inde, charbon, etc., est monstrueuse, en termes de projection.

Il faudrait donc définir une croissance d’un autre type, qui soit en plus politiquement soutenable, ce qui n’est évidemment pas le cas. Après que l’espèce humaine, pendant des centaines de milliers d’années, a vécu dans la peur et la rareté, dans la gestion de la rareté, dans la précaution, dans le non gaspillage – par force – y compris du fait des critères moraux qui l’accompagnaient, depuis deux générations, brusquement, elle vit dans le système inverse. Pour utiliser une métaphore qui résume tout, un système dans lequel il est devenu impensable d’avoir à éteindre la lumière en sortant de la pièce. Le développement actuel génère des inquiétudes et des contestations, mais les pays développés semblent incapables maintenant de vivre autrement, même si tout le monde ne consomme pas comme les Californiens. Et les autres peuples trouvent injuste qu’on aille leur faire la morale en disant: «C’est dangereux pour tout le monde, donc vous Chinois ou autres, il faudra faire autrement.» Il y a un décalage considérable et inquiétant, entre d’une part ce que l’on peut dire dans les analyses, à travers le jargon économiste globaliste, et d’autre part ce que vivent et attendent les peuples, qui mettent sous pression leurs gouvernements, d’une manière beaucoup plus violente quand ce sont des régimes démocratiques où les dirigeants sont instrumentalisés par la pression de l’opinion, mais même dans des régimes peu démocratiques comme la Chine où les choses bougent vite.

Faut-il plus de «gouvernance» mondiale?

Il faudrait que nous arrivions, non pas à la croissance actuelle corrigée par deux ou trois petits mécanismes compensateurs ou des gadgets de développement durable, mais à une conversion, en 20 ou 30 ans, de tous les systèmes de production, agricoles, industriels, et de tous les systèmes de transport, «pour mieux gérer globalement». Le multilatéralisme a d’autant plus de mal que les gouvernements qui en sont les acteurs sont eux-mêmes affaiblis par la société civile, par le marché; il y a un risque de mutualisation de l’impuissance dans le multilatéralisme. A quoi s’ajoute un problème terrible dans tous les pays démocratiques avec la mondialisation, l’impression d’une énorme dépossession démocratique. On ne peut pas accepter qu’une sorte de synarchie mondiale gère les «bien publics mondiaux», termes qu’aucun individu normal ne comprend. Cela ne marchera pas parce que les peuples vont s’y opposer, comme certains peuples ont commencé à casser la fuite en avant européiste, parce qu’ils n’y comprenaient plus rien. Il y a donc un problème démocratique. Comme l’a écrit récemment Francis Fukuyama, les gouvernements doivent retrouver leur rôle fondamental.

Plus de «gouvernance» mondiale, oui. Sauf que je n’aime pas le mot; il a été inventé à une époque où on croyait que les problèmes politiques étaient réglés ou dépassés et que c’était une question d’organisation entre experts et techniciens. En fait, non à une gouvernance qui se substitue à des gouvernements nationaux de plus en plus faibles, ridiculisés et dépourvus de leviers, oui à une gouvernance avec un multilatéralisme vrai, qui s’appuie sur des gouvernements réhabilités, légitimés, forts et capables de coopérer. Ensuite il faut une réforme de l’ONU, un Conseil de sécurité élargi, une assemblée consultative avec la société civile mondiale. Le G20+ est une bonne piste. Enfin, il faut créer une organisation mondiale de l’environnement pour compléter le dispositif et faire contrepoids aux autres pour qu’il y ait un vrai équilibre de normes et de critères.

Je crois aussi, que pour affronter «ce monde de ressources rares», il faut une synthèse des écologistes, des économistes, des politiques et des scientifiques. Parce que l’optimisme des économistes et des financiers et le volontarisme des ingénieurs ne me rassurent pas tout à fait face à l’aveuglement des politiques, compte tenu de l’alarmisme des scientifiques. Donc j’appelle à cette synthèse.

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09/07/2006