Apocalypse online

Voyez-vous des précédents à l’affaire WikiLeaks?
Non. Pas tant du fait de l’importance des «révélations» que de celui de l’enchainement: une personne, frustrée ou révoltée, ayant accès à des centaines de milliers de données; et une organisation prônant la transparence sans limites, qui les diffuse. Ce mélange explosif de technologie (Internet) et d’idéologie (transparence) constitue un précédent pas uniquement diplomatique, mais sociétal.

L’explication selon laquelle un soldat frustré est à l’origine de ce détournement vous paraît-elle vraisemblable?
Oui. C’est tout à fait possible.

Comment expliquez-vous qu’une puissance mondiale comme les États-Unis ait pu se révéler vulnérable à ce point?
Après le 11 Septembre, les enquêtes américaines ont conclu que le cloisonnement excessif des informations entre les services avait été préjudiciable. Les autorités sont alors passées d’un extrême à l’autre, en connectant entre elles des centaines de milliers de données du Département d’État.

Sans protection adéquate…
Oui, puisque près de quatre millions (!), de diplomates ou de militaires, dit-on, avaient accès à ces données.
C’est trop, même si ces fonctionnaires s’étaient engagés à respecter le secret et la confidentialité, et si aux États-Unis, les citoyens presque toujours sont animés d’un profond patriotisme.

Est-ce un accident ou un risque inévitable?
Ce n’est pas un «accident» puisqu’il s’agit de démarches délibérées, mais cela révèle un risque majeur de divulgation des données sensibles pour les sociétés libres, démocratiques… et informatisées.

Que savez-vous de l’organisation en question?
Je ne sais rien d’elle que ce que j’en ai lu. Peut-on même parler d’organisation? Tout tourne autour d’une personne. Mais cela dit, les idées libertaires, «libertariennes», ou anarchistes, les justiciers auto-mandatés qui se prennent pour des Zorro, cela ne date pas d’hier. Ce qui est nouveau, c’est la combinaison de cet esprit justicier, de l’idéologie de la transparence sans limite – c’est une idéologie – et de la possibilité technologique de donner à ces démarches une portée sans précédent.

Pensez-vous que cela peut se reproduire, qu’il n’y a aucune protection possible?
Cela peut se reproduire, là ou ailleurs, d’autant que, dans le cas d’espèce, il n’y a pas «effraction». Ce n’est pas un problème de protection comme la cybercriminalité (autre vrai problème), mais de contrôle de l’accès aux données sensibles.

Sur le plan légal, n’y a-t-il aucune arme permettant la répression?
Il ne semble pas qu’aux États-Unis, là où la question se pose, ces agissements soient aisément caractérisables comme un délit. S’il y a des lois nouvelles, elles ne seront pas rétroactives.

Comment qualifieriez-vous Julian Assange? Est-ce un militant? Un aventurier?
Quelqu’un qui se croit investi, depuis des démêlées personnelles avec l’administration australienne, de la mission d’imposer une transparence salvatrice, totale et instantanée, à toutes les administrations et à tous les gouvernements.

Un illuminé?
Par certains cotés, certainement. Il a tout pour devenir un héros pour la planète internaute. Ce qui ne justifie pas n’importe quelle accusation contre lui!

Il a quelque chose d’américain…
Assange est australien. Il appartient à un pays où le respect de l’État n’est pas très enraciné. Il est très anglo-saxon, australien, avec une touche de Far West: «On s’est fait par nous-mêmes; il doit y avoir le moins d’État possible, le moins d’impôts et de shérifs possible.» C’est culturel. Ironiquement, ce n’est pas loin de la philosophie des Tea Parties!

Il n’a pas tort quand il dénonce, par exemple, les crimes de guerre en Irak…
Vous les ignoriez? La question n’est pas de savoir s’il a tort ou raison sur tel ou tel point, mais ce qu’annoncent sa méthode et son idéologie. Nous sommes en 2011. Les opposants à la guerre en Irak de 2003 n’ont pas attendu ces «révélations» tardives, partielles ou rétroactives pour dénoncer les mensonges de Bush et s’y opposer! De toute façon, en faire, sept ans après, est-ce que cela justifie cette méthode, et dans ce cas, est-ce qu’il faudrait la généraliser?

Faut-il de l’argent pour une telle entreprise et d’où vient-il?
Je ne pense pas qu’il faille beaucoup d’argent pour cela. De toute façon Assange en obtient facilement dans les milieux libertaires, chez les internautes, chez les philanthropes qui croient œuvrer pour la «liberté de l’information», et chez les révoltés chics, alors qu’il s’agit de tout autre chose.

Une dissidence a déjà éclaté parmi les amis d’Assange…
Un ayatollah de la transparence trouvera toujours plus ayatollah que lui, un «enragé» plus enragé que lui. En effet ils semblent s’opposer entre eux sur le fait de savoir s’il est acceptable que les grands journaux, qui sont à la fois dans et contre le système, aient été chargé de trier (comment?) parmi les «révélations».

Assange veut «changer le système» dit-il. De quel système s’agit-il?
Demandez-le-lui! Il semble que ce soit le système démocratique. «Pour l’améliorer» dit-il! De fait il s’en prend aux Etats-Unis d’Obama, pas à la Chine, ni à d’autres.

Ce système, c’est l’État?
Oui. «Le système», «le pouvoir», «l’État»… épouvantails pour un libertaire australien. Mais que veut-il exactement? Mettre en ligne chaque matin des dizaines de milliers de «révélations» nouvelles, fouillis inexploitable? Ce qui est frappant, c’est de voir ensuite tant de personnalités absoudre plus ou moins tout cela au nom de la liberté d’information ou du premier amendement. Par peur du parti des internautes, elles font de la démagogie technologique soft.

Que va-t-il advenir maintenant? On dit que WikiLeaks n’a pas encore diffusé plus de 1,5% des documents obtenus…
On verra bien! Il y a déjà des inconvénients sérieux pour la diplomatie américaine, celle d’Obama, et pour quelques autres. Des diplomates «grillés». Des tensions entre différents pays. Des négociations interrompues. Des contrats perdus.
Une protection normale de la confidentialité des données diplomatiques va être rétablie, car aucune négociation sérieuse, diplomatique ou autre, ni aucun compromis, ne peut être négocié sur la place publique sans discrétion ni confiance. Cela ne réduira pas beaucoup le caractère déjà très transparent de nos sociétés. Je ne vois pas en quoi «le système» sera amélioré.

S’agissant des ambassadeurs la plupart ne restent jamais bien longtemps…
C’est vrai, trois ou quatre ans. Mais ce n’est pas la même chose de quitter ses fonctions normalement, au terme de sa mission, et de devoir partir précipitamment parce que la confiance est brisée et que personne ne veut plus vous parler. La fonction d’analyste, premier rôle du diplomate, devient alors impossible.

Comment a-t-on sélectionné ce qui a été publié?
Je ne sais que ce qu’ont expliqué les quatre journaux: qu’ils ont retiré les données personnelles et ce qui pouvait présenter des dangers pour des personnes (comment peuvent-t-ils être sûrs que ce qui reste n’est pas dangereux?). Ils ont fabriqué leurs propres critères. Sur quelles bases?

Après discussion avec les États concernés?
On dit, mais je n’en ai pas la preuve, qu’il y a eu négociation entre le New York Times et le Département d’État.

Considérez-vous que cette intervention a été légitime?
Pour empêcher quelle horreur en gestation? Au début la caution ainsi apportée par de grands journaux, qui invoquent si souvent la déontologie, m’a plus choqué que le soldat vengeur ou Assange le croisé, parce qu’ils m’ont plus déçu. J’ai trouvé qu’ils jouaient avec le feu. Confronté dans des débats à des journalistes défenseurs sans nuances de la transparence sans limites – comme si nous étions dans des dictatures – j’ai qualifié juridiquement et sans ménagement ce qu’a fait le soldat de vol; WikiLeaks, de recel; l’intervention des journaux, de complicité de recel. Et quand ceux-ci disent avoir amélioré tout cela en triant et en traitant, c’est sans doute vrai, mais alors est-ce très différent du «blanchiment» reproché à certaines des banques qui font de l’argent propre avec de l’argent sale?
C’est une comparaison brutale mais se comporter comme si la transparence était bonne en soi sans aucune limite (idéologie Assange), au mépris des règles de toute société civilisée, et de l’expérience personnelle de tout un chacun, c’est faire preuve de beaucoup d’irresponsabilité. C’est aussi alimenter le délire complotiste des opinions en entretenant l’idée paranoïaque que les gouvernements sont toujours en train de faire des choses affreuses derrière le dos des peuples, et que tous les moyens sont bons pour les démasquer. Facile! Alors même qu’on pourrait dire que la lecture des dépêches des ambassades américaines prouve plutôt l’inverse.
Je crois que nous devons être plus conscients du danger potentiel que fait courir la possibilité technique de telles démarches à la société moderne, entièrement informatisée. Au minimum personne ne devrait se réjouir de l’opération WikiLeaks, ni se vanter d’y avoir prêté la main.

Quelles ont été les réactions à vos propos?
J’ai reçu beaucoup de messages d’approbation, y compris de journalistes. Mais aussi quelques réactions furieuses du type: «vous pensez donc qu’on n’est pas capable de lire les dépêches diplomatiques: vous nous méprisez!» C’est extraordinaire qu’il se soit trouvé des gens pour réagir ainsi car ce n’est bien sûr ni ce que je pense, ni ce que j’ai dit. Le problème n’est pas celui de la capacité citoyenne des gens, très grande, mais celui de l’incompatibilité entre certaines négociations fragiles – la diplomatie – et le déballage public. Mais le fait est que, pour une partie du public, notamment pour les jeunes générations qui vivent dans l’Internet et dans l’exhibitionnisme de masse genre Facebook, ou pour une partie des medias parce que c’est une lutte de pouvoirs, la moindre règle du jeu est ressentie comme insupportable, liberticide et méprisante. Ceux qui essaient de sauver la propriété intellectuelle et les droits d’auteurs, ou de préserver la vie privée, en savent quelque chose!
Depuis les Lumières au XVIIIe siècle, pour être respectées, toutes les libertés ont dû être construites. Il n’y a pas de liberté sans règle et toute liberté s’exerce jusqu’à ce qu’elle rencontre une autre liberté: la liberté d’expression s’arrête à la diffamation, sous le contrôle du juge, etc.
Or, tout se passe comme si Internet abolissait les constructions du droit, de la morale et de la philosophie, voire de la simple décence, d’où les débats croissants sur Internet, Facebook, et vie privée. Pourtant la civilisation ne consiste pas à s’incliner bêtement devant la technologie. Et, comment adorer un monde internet sans règle et vouloir en même temps, après la crise de 2008, plus de «régulation financière»?
Il ne faut pas avoir peur de ce débat. Beaucoup font comme si le choix était entre transparence et opacité. C’est faux. Il est entre transparence sauvage et transparence organisée, démocratique et responsable.

Les journaux auraient-ils pu faire autrement que publier ce qui leur était offert? N’était-ce pas irrésistible, puisque, si Le Monde ne l’avait pas fait, Libération l’aurait fait?
Attention: l’argument «si ce n’est pas moi qui le fait, un autre le fera» peut cautionner n’importe quoi.
Cela dit je suis réaliste. Je ne condamne pas. A quoi bon? Je regrette seulement que cela ait été irrésistible. Mais si, en plus, il faut trouver cela légitime, qu’alors on nous épargne à l’avenir les tremolos sur la déontologie de la presse, et qu’on ne s’étonne pas de la mise en péril du secret des sources, qu’il faut préserver.
Ne fallait-il pas tenir compte de la demande du public? Quelle demande? De quel public? Le public ne demande-t-il pas à mieux comprendre un monde déroutant plutôt qu’à être assommé de «révélations»? Le public a bon dos. Mais c’est plus compliqué d’expliquer que de révéler!

N’y a-t-il pas aussi une sorte de revanche du grand public contre les élites: «Nous aussi, nous allons savoir…»
Oui on fait croire aux gens que c’est cela l’enjeu. C’est une forme de démagogie populiste, toujours facile. Mais maintenant que beaucoup de gens ont lu les «révélations» de Wikileaks, que savent-ils qu’ils ne savaient pas? Vont-ils demander que l’on recommence chaque mois?

Jean-Christophe Rufin dans un article publié par Le Monde daté du 21 décembre, dit que cela va servir la démocratie?
Jean Christophe Ruffin est sympathique, il a du talent, il écrit bien… Mais là, il essaie surtout de trouver une cohérence, un fil conducteur, à l’histoire de sa génération depuis 68. Je ne vois pas le rapport avec la démocratie. C’est ce que Rufin appelle le pouvoir citoyen…
En fait de citoyens, la plupart des leaders de Mai 1968 ont fait carrière dans la manipulation d’opinion. Ils sont devenus journalistes, politiciens, sociologues, sondeurs, communicants, ils ont animé des ONG etc. Ils sont rarement devenus ébénistes, métallurgistes, ingénieurs, ou chercheurs! Leur vrai combat de fond était contre l’État-nation. Ils ont donc pu devenir, sans se renier, ultralibéraux (en concordance avec les marchés, qui éliminent les règles étatiques qui les gênent et veulent l’obsolescence des états nations) ou fédéralistes européens, parfois par amour de l’Europe, plus souvent par haine de l’État-nation. Tout cela ne me convainc pas.

WikiLeaks est-il le comble de l’ingérence?
Non, c’est autre chose. C’est un autre miroir aux alouettes.
Finalement Assange et ses copains s’en prennent à qui? A des démocraties occidentales, qui sont encore fortes, mais tiraillées dans tous les sens chaque jour, et qui ont beaucoup de mal à se gouverner, à mener des politiques suivies. Si Wikileaks éclaire demain le poids de l’argent et des lobbies internes ou externes sur la démocratie américaine, ce sera autrement révélateur! Ils ne s’en prennent pas à la Chine, à la Russie ou à des petits pays déterminés ou qui défient le monde extérieur comme Israël, ni aux grands financeurs des campagnes américaines! De facto, ils s’en prennent à la diplomatie de l’administration Obama, une des plus intelligentes et utiles pour le monde depuis longtemps. Sous prétexte d’améliorer la démocratie, ils gênent Obama. Sous prétexte de dévoiler des turpitudes diplomatiques présupposées, ils risquent d’empêcher la bonne diplomatie de travailler.

Quand même, beaucoup de ces dépêches sont très intéressantes.
Certes, mais il ne viendrait à l’idée d’aucun historien sérieux de faire l’analyse de la politique étrangère d’Obama ou de Bush (ou d’autres) à partir des seules dépêches envoyées par les ambassades. Ce sont des éléments précieux d’information. Mais quel poids réel ont-ils? Il faudrait savoir ensuite si ces dépêches ont été lues au Déartement d’État, ou au NSC, ou à la Maison Blanche, si elles ont eu de l’influences ou non, etc. Nous ne savons rien de tout cela. Ces dépêches se situent en amont du processus de définition de la politique étrangère et montrent ce que pensent les ambassadeurs américains, ou leurs conseillers, pas le président.

Quelle impression vous font les mémos diffusés?
Leur ton n’est pas arrogant. Ils sont dans l’ensemble sérieux. En dépit des tropismes américains habituels (un président français est bon s’il est pro-américain), ces diplomates cherchent à comprendre les situations, à croiser les sources, à faire du bon travail d’analystes.

Pouvez-vous comparer avec le fonctionnement de la diplomatie française?
Concernant les dépêches d’ambassades, cela y ressemble beaucoup. La première mission d’un ambassadeur consiste à décrire, de la façon la plus fiable possible (d’où la nécessité de la confiance), ce qui se passe et va se passer dans le pays où il est accrédité: qui va être élu, si le pouvoir va tenir, comment ce pays va voter dans telle ou telle instance, etc.

C’est ce qu’on demande aussi au correspondant de presse, qui le fait avec des moyens différents.
Diplomates et journalistes se fréquentent pour cette raison et troquent prudemment des informations, dans les limites de la déontologie des uns et des autres. Mais leur but n’est pas le même.

Qu’est-ce que le secret d’État? Est-ce que cela couvre de l’inavouable?
Non, pas forcément. Il y a des données réellement vitales pour un pays, comme pour une entreprise, une collectivité, une famille, une personne. Mais il ne faut pas en abuser.
Obama a dit un jour, je crois, que le secret couvrait certaines données militaires ou diplomatiques vitales, mais pouvait aussi ne servir qu’à protéger abusivement certaines personnes. C’est comme pour la transparence, il ne doit être illimité!

Les gens dépolitisés se passionnent pour WikiLeaks…
Bien sûr! Cela ressemble à un jeu électronique en grand où, d’un clic, on pulvérise les méchants. Cela nous renvoie à la confusion, chez les jeunes de 15 à 25 ans, et au-delà, entre monde réel et monde virtuel. En plus la dénonciation des complots est toujours payante: on nous cache tout, etc., même si les révélations ne révèlent aucun complot!

Pourquoi n’y a-t-il pas de WikiLeaks en Chine?
A votre avis? Parce qu’il n’y a certainement pas de base de données aussi imprudemment accessible et que si un soldat tentait de révéler 250000 documents diplomatiques, on ne le saurait jamais parce qu’il serait éliminé dans l’heure.

Que va-t-il s’ensuivre pour Obama?
Pas une catastrophe diplomatique (la comparaison avec le 11 septembre est grotesque), mais une multitude de complications, une gêne, un handicap pour la diplomatie américaine, pour un certain temps.

Que craignez-vous pour la société?
Dans une société où toutes les données, publiques comme privées, sont informatisées, où tout ou presque est mis sur Internet, on risque de voir déballer en vrac, n’importe quand, par un justicier autoproclamé, toutes sortes de choses, avec des conséquences potentiellement gravissimes.
C’est une épée de Damoclès publique et privée.
C’est pourquoi je suis préoccupé de voir que beaucoup de personnalités médiatiques, tout à leur mission vengeresse, ou à leur excitation «révélatrice», sous-estiment ce danger sociétal.

Y aura-t-il un avant et un après Wikileaks?
La diplomatie va s’organiser. Elle est fondée sur des intérêts fondamentaux, pas sur des impulsions ou des sentiments. Pour les sociétés, la vie privée, etc., le risque est devant nous.

Finalement, que pensez-vous des réactions à l’affaire?
Qu’elles sont révélatrices de l’impensé des médias sur la diplomatie. Tout dévoilement de secret parait légitime. Sans doute se croit-on encore à l’époque des croisades de Wilson contre les diplomaties secrètes, il y a un siècle, censées (à tort) être la cause de la guerre de 14/18. Et cela justifierait tout.
Au contraire, où est la réflexion sur les ravages de la manipulation des opinions au XXe siècle, dans le cadre de la diplomatie publique médiatisée? Sur l’incapacité des démocraties médiatisées modernes à mener des politiques cohérentes et suivies? Sur le travail diplomatique ensuite: plus personne n’a l’air de savoir en quoi cela consiste et pourquoi c’est vital. Sur la technique de négociation ensuite. Qui a osé rappeler, à part François Nicoullaud, ancien ambassadeur, dans Le Figaro du 4 janvier 2011, «que c’est le secret, et non la transparence, qui garantit la qualité et la sincérité des échanges»? Et la possibilité de préparer, par des compromis courageux, des percées diplomatiques. Est-ce qu’un processus d’Oslo est concevable si Wikileaks révèle trop tôt les intentions de Rabin? Non, bien sûr, il est tué dans l’œuf.
En résumé, certains médias vivent sur un slogan idéologique («transparence») qui les arrange, ne peuvent pas se permettre d’être très regardants sur leurs sources, balaient les débats déontologiques et survalorisent les «révélations». Par ailleurs, «la culture diplomatique», avec ce que cela suppose de compréhension professionnelle, s’est effondrée. Elle était déjà bien mise à mal par la personnalisation, les effets d’annonce, les sommets creux et le court-termisme. Comparez avec la vision et l’action chinoise à long terme! Tout cela est dangereux pour les occidentaux dans la longue compétition multipolaire pour la défense de leurs intérêts et de leurs valeurs qui est devant eux.

Vous contestez donc qu’il y ait de vraies révélations?
Révélations? On joue sur les mots. Bien sûr cela fourmille de révélations. En même temps ce ne sont que des confirmations: pas d’accord secret Israël-Iran par exemple! Sur les révélations, prenons une comparaison. Vous savez déjà que M. et Mme Untel vivent ensemble. Si vous filmez leur chambre à coucher, c’est plus précis. Est-ce une révélation, ou une confirmation?
«Transparence» et «révélations» peuvent se révéler des attrape-nigauds. Rien ne remplace l’analyse, mais bien sûr, c’est plus ardu!

Apocalypse online

Hubert Vedrine

Apocalypse online

Voyez-vous des précédents à l’affaire WikiLeaks?
Non. Pas tant du fait de l’importance des «révélations» que de celui de l’enchainement: une personne, frustrée ou révoltée, ayant accès à des centaines de milliers de données; et une organisation prônant la transparence sans limites, qui les diffuse. Ce mélange explosif de technologie (Internet) et d’idéologie (transparence) constitue un précédent pas uniquement diplomatique, mais sociétal.

L’explication selon laquelle un soldat frustré est à l’origine de ce détournement vous paraît-elle vraisemblable?
Oui. C’est tout à fait possible.

Comment expliquez-vous qu’une puissance mondiale comme les États-Unis ait pu se révéler vulnérable à ce point?
Après le 11 Septembre, les enquêtes américaines ont conclu que le cloisonnement excessif des informations entre les services avait été préjudiciable. Les autorités sont alors passées d’un extrême à l’autre, en connectant entre elles des centaines de milliers de données du Département d’État.

Sans protection adéquate…
Oui, puisque près de quatre millions (!), de diplomates ou de militaires, dit-on, avaient accès à ces données.
C’est trop, même si ces fonctionnaires s’étaient engagés à respecter le secret et la confidentialité, et si aux États-Unis, les citoyens presque toujours sont animés d’un profond patriotisme.

Est-ce un accident ou un risque inévitable?
Ce n’est pas un «accident» puisqu’il s’agit de démarches délibérées, mais cela révèle un risque majeur de divulgation des données sensibles pour les sociétés libres, démocratiques… et informatisées.

Que savez-vous de l’organisation en question?
Je ne sais rien d’elle que ce que j’en ai lu. Peut-on même parler d’organisation? Tout tourne autour d’une personne. Mais cela dit, les idées libertaires, «libertariennes», ou anarchistes, les justiciers auto-mandatés qui se prennent pour des Zorro, cela ne date pas d’hier. Ce qui est nouveau, c’est la combinaison de cet esprit justicier, de l’idéologie de la transparence sans limite – c’est une idéologie – et de la possibilité technologique de donner à ces démarches une portée sans précédent.

Pensez-vous que cela peut se reproduire, qu’il n’y a aucune protection possible?
Cela peut se reproduire, là ou ailleurs, d’autant que, dans le cas d’espèce, il n’y a pas «effraction». Ce n’est pas un problème de protection comme la cybercriminalité (autre vrai problème), mais de contrôle de l’accès aux données sensibles.

Sur le plan légal, n’y a-t-il aucune arme permettant la répression?
Il ne semble pas qu’aux États-Unis, là où la question se pose, ces agissements soient aisément caractérisables comme un délit. S’il y a des lois nouvelles, elles ne seront pas rétroactives.

Comment qualifieriez-vous Julian Assange? Est-ce un militant? Un aventurier?
Quelqu’un qui se croit investi, depuis des démêlées personnelles avec l’administration australienne, de la mission d’imposer une transparence salvatrice, totale et instantanée, à toutes les administrations et à tous les gouvernements.

Un illuminé?
Par certains cotés, certainement. Il a tout pour devenir un héros pour la planète internaute. Ce qui ne justifie pas n’importe quelle accusation contre lui!

Il a quelque chose d’américain…
Assange est australien. Il appartient à un pays où le respect de l’État n’est pas très enraciné. Il est très anglo-saxon, australien, avec une touche de Far West: «On s’est fait par nous-mêmes; il doit y avoir le moins d’État possible, le moins d’impôts et de shérifs possible.» C’est culturel. Ironiquement, ce n’est pas loin de la philosophie des Tea Parties!

Il n’a pas tort quand il dénonce, par exemple, les crimes de guerre en Irak…
Vous les ignoriez? La question n’est pas de savoir s’il a tort ou raison sur tel ou tel point, mais ce qu’annoncent sa méthode et son idéologie. Nous sommes en 2011. Les opposants à la guerre en Irak de 2003 n’ont pas attendu ces «révélations» tardives, partielles ou rétroactives pour dénoncer les mensonges de Bush et s’y opposer! De toute façon, en faire, sept ans après, est-ce que cela justifie cette méthode, et dans ce cas, est-ce qu’il faudrait la généraliser?

Faut-il de l’argent pour une telle entreprise et d’où vient-il?
Je ne pense pas qu’il faille beaucoup d’argent pour cela. De toute façon Assange en obtient facilement dans les milieux libertaires, chez les internautes, chez les philanthropes qui croient œuvrer pour la «liberté de l’information», et chez les révoltés chics, alors qu’il s’agit de tout autre chose.

Une dissidence a déjà éclaté parmi les amis d’Assange…
Un ayatollah de la transparence trouvera toujours plus ayatollah que lui, un «enragé» plus enragé que lui. En effet ils semblent s’opposer entre eux sur le fait de savoir s’il est acceptable que les grands journaux, qui sont à la fois dans et contre le système, aient été chargé de trier (comment?) parmi les «révélations».

Assange veut «changer le système» dit-il. De quel système s’agit-il?
Demandez-le-lui! Il semble que ce soit le système démocratique. «Pour l’améliorer» dit-il! De fait il s’en prend aux Etats-Unis d’Obama, pas à la Chine, ni à d’autres.

Ce système, c’est l’État?
Oui. «Le système», «le pouvoir», «l’État»… épouvantails pour un libertaire australien. Mais que veut-il exactement? Mettre en ligne chaque matin des dizaines de milliers de «révélations» nouvelles, fouillis inexploitable? Ce qui est frappant, c’est de voir ensuite tant de personnalités absoudre plus ou moins tout cela au nom de la liberté d’information ou du premier amendement. Par peur du parti des internautes, elles font de la démagogie technologique soft.

Que va-t-il advenir maintenant? On dit que WikiLeaks n’a pas encore diffusé plus de 1,5% des documents obtenus…
On verra bien! Il y a déjà des inconvénients sérieux pour la diplomatie américaine, celle d’Obama, et pour quelques autres. Des diplomates «grillés». Des tensions entre différents pays. Des négociations interrompues. Des contrats perdus.
Une protection normale de la confidentialité des données diplomatiques va être rétablie, car aucune négociation sérieuse, diplomatique ou autre, ni aucun compromis, ne peut être négocié sur la place publique sans discrétion ni confiance. Cela ne réduira pas beaucoup le caractère déjà très transparent de nos sociétés. Je ne vois pas en quoi «le système» sera amélioré.

S’agissant des ambassadeurs la plupart ne restent jamais bien longtemps…
C’est vrai, trois ou quatre ans. Mais ce n’est pas la même chose de quitter ses fonctions normalement, au terme de sa mission, et de devoir partir précipitamment parce que la confiance est brisée et que personne ne veut plus vous parler. La fonction d’analyste, premier rôle du diplomate, devient alors impossible.

Comment a-t-on sélectionné ce qui a été publié?
Je ne sais que ce qu’ont expliqué les quatre journaux: qu’ils ont retiré les données personnelles et ce qui pouvait présenter des dangers pour des personnes (comment peuvent-t-ils être sûrs que ce qui reste n’est pas dangereux?). Ils ont fabriqué leurs propres critères. Sur quelles bases?

Après discussion avec les États concernés?
On dit, mais je n’en ai pas la preuve, qu’il y a eu négociation entre le New York Times et le Département d’État.

Considérez-vous que cette intervention a été légitime?
Pour empêcher quelle horreur en gestation? Au début la caution ainsi apportée par de grands journaux, qui invoquent si souvent la déontologie, m’a plus choqué que le soldat vengeur ou Assange le croisé, parce qu’ils m’ont plus déçu. J’ai trouvé qu’ils jouaient avec le feu. Confronté dans des débats à des journalistes défenseurs sans nuances de la transparence sans limites – comme si nous étions dans des dictatures – j’ai qualifié juridiquement et sans ménagement ce qu’a fait le soldat de vol; WikiLeaks, de recel; l’intervention des journaux, de complicité de recel. Et quand ceux-ci disent avoir amélioré tout cela en triant et en traitant, c’est sans doute vrai, mais alors est-ce très différent du «blanchiment» reproché à certaines des banques qui font de l’argent propre avec de l’argent sale?
C’est une comparaison brutale mais se comporter comme si la transparence était bonne en soi sans aucune limite (idéologie Assange), au mépris des règles de toute société civilisée, et de l’expérience personnelle de tout un chacun, c’est faire preuve de beaucoup d’irresponsabilité. C’est aussi alimenter le délire complotiste des opinions en entretenant l’idée paranoïaque que les gouvernements sont toujours en train de faire des choses affreuses derrière le dos des peuples, et que tous les moyens sont bons pour les démasquer. Facile! Alors même qu’on pourrait dire que la lecture des dépêches des ambassades américaines prouve plutôt l’inverse.
Je crois que nous devons être plus conscients du danger potentiel que fait courir la possibilité technique de telles démarches à la société moderne, entièrement informatisée. Au minimum personne ne devrait se réjouir de l’opération WikiLeaks, ni se vanter d’y avoir prêté la main.

Quelles ont été les réactions à vos propos?
J’ai reçu beaucoup de messages d’approbation, y compris de journalistes. Mais aussi quelques réactions furieuses du type: «vous pensez donc qu’on n’est pas capable de lire les dépêches diplomatiques: vous nous méprisez!» C’est extraordinaire qu’il se soit trouvé des gens pour réagir ainsi car ce n’est bien sûr ni ce que je pense, ni ce que j’ai dit. Le problème n’est pas celui de la capacité citoyenne des gens, très grande, mais celui de l’incompatibilité entre certaines négociations fragiles – la diplomatie – et le déballage public. Mais le fait est que, pour une partie du public, notamment pour les jeunes générations qui vivent dans l’Internet et dans l’exhibitionnisme de masse genre Facebook, ou pour une partie des medias parce que c’est une lutte de pouvoirs, la moindre règle du jeu est ressentie comme insupportable, liberticide et méprisante. Ceux qui essaient de sauver la propriété intellectuelle et les droits d’auteurs, ou de préserver la vie privée, en savent quelque chose!
Depuis les Lumières au XVIIIe siècle, pour être respectées, toutes les libertés ont dû être construites. Il n’y a pas de liberté sans règle et toute liberté s’exerce jusqu’à ce qu’elle rencontre une autre liberté: la liberté d’expression s’arrête à la diffamation, sous le contrôle du juge, etc.
Or, tout se passe comme si Internet abolissait les constructions du droit, de la morale et de la philosophie, voire de la simple décence, d’où les débats croissants sur Internet, Facebook, et vie privée. Pourtant la civilisation ne consiste pas à s’incliner bêtement devant la technologie. Et, comment adorer un monde internet sans règle et vouloir en même temps, après la crise de 2008, plus de «régulation financière»?
Il ne faut pas avoir peur de ce débat. Beaucoup font comme si le choix était entre transparence et opacité. C’est faux. Il est entre transparence sauvage et transparence organisée, démocratique et responsable.

Les journaux auraient-ils pu faire autrement que publier ce qui leur était offert? N’était-ce pas irrésistible, puisque, si Le Monde ne l’avait pas fait, Libération l’aurait fait?
Attention: l’argument «si ce n’est pas moi qui le fait, un autre le fera» peut cautionner n’importe quoi.
Cela dit je suis réaliste. Je ne condamne pas. A quoi bon? Je regrette seulement que cela ait été irrésistible. Mais si, en plus, il faut trouver cela légitime, qu’alors on nous épargne à l’avenir les tremolos sur la déontologie de la presse, et qu’on ne s’étonne pas de la mise en péril du secret des sources, qu’il faut préserver.
Ne fallait-il pas tenir compte de la demande du public? Quelle demande? De quel public? Le public ne demande-t-il pas à mieux comprendre un monde déroutant plutôt qu’à être assommé de «révélations»? Le public a bon dos. Mais c’est plus compliqué d’expliquer que de révéler!

N’y a-t-il pas aussi une sorte de revanche du grand public contre les élites: «Nous aussi, nous allons savoir…»
Oui on fait croire aux gens que c’est cela l’enjeu. C’est une forme de démagogie populiste, toujours facile. Mais maintenant que beaucoup de gens ont lu les «révélations» de Wikileaks, que savent-ils qu’ils ne savaient pas? Vont-ils demander que l’on recommence chaque mois?

Jean-Christophe Rufin dans un article publié par Le Monde daté du 21 décembre, dit que cela va servir la démocratie?
Jean Christophe Ruffin est sympathique, il a du talent, il écrit bien… Mais là, il essaie surtout de trouver une cohérence, un fil conducteur, à l’histoire de sa génération depuis 68. Je ne vois pas le rapport avec la démocratie. C’est ce que Rufin appelle le pouvoir citoyen…
En fait de citoyens, la plupart des leaders de Mai 1968 ont fait carrière dans la manipulation d’opinion. Ils sont devenus journalistes, politiciens, sociologues, sondeurs, communicants, ils ont animé des ONG etc. Ils sont rarement devenus ébénistes, métallurgistes, ingénieurs, ou chercheurs! Leur vrai combat de fond était contre l’État-nation. Ils ont donc pu devenir, sans se renier, ultralibéraux (en concordance avec les marchés, qui éliminent les règles étatiques qui les gênent et veulent l’obsolescence des états nations) ou fédéralistes européens, parfois par amour de l’Europe, plus souvent par haine de l’État-nation. Tout cela ne me convainc pas.

WikiLeaks est-il le comble de l’ingérence?
Non, c’est autre chose. C’est un autre miroir aux alouettes.
Finalement Assange et ses copains s’en prennent à qui? A des démocraties occidentales, qui sont encore fortes, mais tiraillées dans tous les sens chaque jour, et qui ont beaucoup de mal à se gouverner, à mener des politiques suivies. Si Wikileaks éclaire demain le poids de l’argent et des lobbies internes ou externes sur la démocratie américaine, ce sera autrement révélateur! Ils ne s’en prennent pas à la Chine, à la Russie ou à des petits pays déterminés ou qui défient le monde extérieur comme Israël, ni aux grands financeurs des campagnes américaines! De facto, ils s’en prennent à la diplomatie de l’administration Obama, une des plus intelligentes et utiles pour le monde depuis longtemps. Sous prétexte d’améliorer la démocratie, ils gênent Obama. Sous prétexte de dévoiler des turpitudes diplomatiques présupposées, ils risquent d’empêcher la bonne diplomatie de travailler.

Quand même, beaucoup de ces dépêches sont très intéressantes.
Certes, mais il ne viendrait à l’idée d’aucun historien sérieux de faire l’analyse de la politique étrangère d’Obama ou de Bush (ou d’autres) à partir des seules dépêches envoyées par les ambassades. Ce sont des éléments précieux d’information. Mais quel poids réel ont-ils? Il faudrait savoir ensuite si ces dépêches ont été lues au Déartement d’État, ou au NSC, ou à la Maison Blanche, si elles ont eu de l’influences ou non, etc. Nous ne savons rien de tout cela. Ces dépêches se situent en amont du processus de définition de la politique étrangère et montrent ce que pensent les ambassadeurs américains, ou leurs conseillers, pas le président.

Quelle impression vous font les mémos diffusés?
Leur ton n’est pas arrogant. Ils sont dans l’ensemble sérieux. En dépit des tropismes américains habituels (un président français est bon s’il est pro-américain), ces diplomates cherchent à comprendre les situations, à croiser les sources, à faire du bon travail d’analystes.

Pouvez-vous comparer avec le fonctionnement de la diplomatie française?
Concernant les dépêches d’ambassades, cela y ressemble beaucoup. La première mission d’un ambassadeur consiste à décrire, de la façon la plus fiable possible (d’où la nécessité de la confiance), ce qui se passe et va se passer dans le pays où il est accrédité: qui va être élu, si le pouvoir va tenir, comment ce pays va voter dans telle ou telle instance, etc.

C’est ce qu’on demande aussi au correspondant de presse, qui le fait avec des moyens différents.
Diplomates et journalistes se fréquentent pour cette raison et troquent prudemment des informations, dans les limites de la déontologie des uns et des autres. Mais leur but n’est pas le même.

Qu’est-ce que le secret d’État? Est-ce que cela couvre de l’inavouable?
Non, pas forcément. Il y a des données réellement vitales pour un pays, comme pour une entreprise, une collectivité, une famille, une personne. Mais il ne faut pas en abuser.
Obama a dit un jour, je crois, que le secret couvrait certaines données militaires ou diplomatiques vitales, mais pouvait aussi ne servir qu’à protéger abusivement certaines personnes. C’est comme pour la transparence, il ne doit être illimité!

Les gens dépolitisés se passionnent pour WikiLeaks…
Bien sûr! Cela ressemble à un jeu électronique en grand où, d’un clic, on pulvérise les méchants. Cela nous renvoie à la confusion, chez les jeunes de 15 à 25 ans, et au-delà, entre monde réel et monde virtuel. En plus la dénonciation des complots est toujours payante: on nous cache tout, etc., même si les révélations ne révèlent aucun complot!

Pourquoi n’y a-t-il pas de WikiLeaks en Chine?
A votre avis? Parce qu’il n’y a certainement pas de base de données aussi imprudemment accessible et que si un soldat tentait de révéler 250000 documents diplomatiques, on ne le saurait jamais parce qu’il serait éliminé dans l’heure.

Que va-t-il s’ensuivre pour Obama?
Pas une catastrophe diplomatique (la comparaison avec le 11 septembre est grotesque), mais une multitude de complications, une gêne, un handicap pour la diplomatie américaine, pour un certain temps.

Que craignez-vous pour la société?
Dans une société où toutes les données, publiques comme privées, sont informatisées, où tout ou presque est mis sur Internet, on risque de voir déballer en vrac, n’importe quand, par un justicier autoproclamé, toutes sortes de choses, avec des conséquences potentiellement gravissimes.
C’est une épée de Damoclès publique et privée.
C’est pourquoi je suis préoccupé de voir que beaucoup de personnalités médiatiques, tout à leur mission vengeresse, ou à leur excitation «révélatrice», sous-estiment ce danger sociétal.

Y aura-t-il un avant et un après Wikileaks?
La diplomatie va s’organiser. Elle est fondée sur des intérêts fondamentaux, pas sur des impulsions ou des sentiments. Pour les sociétés, la vie privée, etc., le risque est devant nous.

Finalement, que pensez-vous des réactions à l’affaire?
Qu’elles sont révélatrices de l’impensé des médias sur la diplomatie. Tout dévoilement de secret parait légitime. Sans doute se croit-on encore à l’époque des croisades de Wilson contre les diplomaties secrètes, il y a un siècle, censées (à tort) être la cause de la guerre de 14/18. Et cela justifierait tout.
Au contraire, où est la réflexion sur les ravages de la manipulation des opinions au XXe siècle, dans le cadre de la diplomatie publique médiatisée? Sur l’incapacité des démocraties médiatisées modernes à mener des politiques cohérentes et suivies? Sur le travail diplomatique ensuite: plus personne n’a l’air de savoir en quoi cela consiste et pourquoi c’est vital. Sur la technique de négociation ensuite. Qui a osé rappeler, à part François Nicoullaud, ancien ambassadeur, dans Le Figaro du 4 janvier 2011, «que c’est le secret, et non la transparence, qui garantit la qualité et la sincérité des échanges»? Et la possibilité de préparer, par des compromis courageux, des percées diplomatiques. Est-ce qu’un processus d’Oslo est concevable si Wikileaks révèle trop tôt les intentions de Rabin? Non, bien sûr, il est tué dans l’œuf.
En résumé, certains médias vivent sur un slogan idéologique («transparence») qui les arrange, ne peuvent pas se permettre d’être très regardants sur leurs sources, balaient les débats déontologiques et survalorisent les «révélations». Par ailleurs, «la culture diplomatique», avec ce que cela suppose de compréhension professionnelle, s’est effondrée. Elle était déjà bien mise à mal par la personnalisation, les effets d’annonce, les sommets creux et le court-termisme. Comparez avec la vision et l’action chinoise à long terme! Tout cela est dangereux pour les occidentaux dans la longue compétition multipolaire pour la défense de leurs intérêts et de leurs valeurs qui est devant eux.

Vous contestez donc qu’il y ait de vraies révélations?
Révélations? On joue sur les mots. Bien sûr cela fourmille de révélations. En même temps ce ne sont que des confirmations: pas d’accord secret Israël-Iran par exemple! Sur les révélations, prenons une comparaison. Vous savez déjà que M. et Mme Untel vivent ensemble. Si vous filmez leur chambre à coucher, c’est plus précis. Est-ce une révélation, ou une confirmation?
«Transparence» et «révélations» peuvent se révéler des attrape-nigauds. Rien ne remplace l’analyse, mais bien sûr, c’est plus ardu!

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Apocalypse online
01/02/2011