Air & Cosmos – La Grande Interview


Eléments de contexte

L’onde de choc de l’annonce par l’Australie, le 15 septembre dernier, de la rupture du contrat portant sur la construction de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle de type Attack, et les signaux avant-coureurs des 30 juin (choix des F-35 par la Suisse au détriment des Rafale de Dassault) et du 30 août (retrait de l’Afghanistan par les troupes américaines) obligent la France, et avec elle l’Europe, à repenser sa politique de défense autour d’une nouvelle « boussole ».

L’audition du ministre des Affaires étrangères, le mercredi 29 septembre au Sénat, n’apporte pas toute la lumière sur notre capacité collective à avoir anticipé et mesuré les enjeux qui se jouent de l’autre côté du globe, notamment sur le point focal qui sera demain les tensions territoriales en Mer de Chine méridionale et les volontés hégémoniques de la Chine de supplanter le droit par la force.

Depuis le vendredi 30 septembre, Taïwan a enregistré plus de 150 incursions (56 le lundi 4 octobre) dont des bombardiers H-6 à capacité nucléaire de sa zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) portant à + de 600 en 2021 ces pénétrations de l’espace aérien (contre 380 en 2020), préparant selon les autorités militaires taïwanaises une « invasion à grande échelle en 2025 ».

Dans ce contexte géopolitique tendu, il nous faut aller chercher dans la littérature militaire américaine récente pour comprendre que la perte de supériorité – voire, pour Christian Brose, de la voie du déclassement et du déclin des forces armées américaines, une des raisons de ces 3 décisions majeures de ces 3 derniers mois, avec un impact direct sur ses « Alliés ». The Kill Chain pronostique que l’affrontement avec la Chine, qui se prépare à un combat de « haute intensité » comme le rappelle notre Chef d’Etat-Major, nous oblige à repenser notre système de défense dans sa globalité.


Q. Vous avez connu l’Afghanistan par « Les cavaliers » de Joseph Kessel… Que vous inspire les photos des hélicoptères Boeing CH-47 Chinook sur l’aéroport de Kaboul le 30 août dernier, photos des mêmes hélicoptères similaires à celle de la chute de Saïgon, le 30 avril 1975.

C’est, bien sûr, affreusement triste et choquant, mais autant l’intervention initiale en Afghanistan à l’automne 2001 était justifiée pour éliminer Al-Qaeda et renverser le régime des Talibans qui l’avait hébergée, autant la transformation ultérieure de cette opération en un projet de démocratisation de l’Afghanistan et de nation building était illusoire et, dès l’origine, voué à l’échec. Hubris des Occidentaux. Et donc l’engagement de la France sous Nicolas Sarkozy, une grosse erreur. Elle s’est d’ailleurs retirée dès 2014. C’est choquant de la part des Occidentaux d’avoir fait croire à quelques Afghans, hommes et femmes, à Kaboul, qu’ils pourraient rester pour les protéger à perpétuité. Quant à l’évacuation, calamiteuse en elle-même, n’oublions pas que Donal Trump avait déjà passé un accord avec les Talibans par l’intermédiaire des Qataris, et donc acté par avance l’échec total du gouvernement mis en place à Kaboul. Pour que la sortie ait été moins horrible, il aurait fallu la négocier en détail avec les Talibans et se mettre dans leur main. Etait-ce faisable ? Je n’en sais rien. En tout cas, Kaboul signe non pas la fin des interventions occidentales pour des questions de sécurité, mais la fin des croisades pour des « valeurs ». Le président Biden a eu l’honnêteté de le reconnaître. C’est tout un pan de l’idée que les élites occidentales se faisaient de leur rôle universel, notamment aux Etats-Unis, et en France, plus encore à gauche qu’à droite, qui s’effondre. Le tombeau de l’ingérence … Il faut en prendre acte.

Q. de Chine méridionale, 2021. Sommes-nous dans une cécité similaire à celle des années d’engrenage que furent 1913 et 1938 ? Une guerre froide sino-américaine débouchant sur un affrontement à « haute intensité » (Général Thierry Burkhard, nouveau chef d’Etat-major des armées française –    Paris, 5 octobre 2021 (AFP) -), voire nucléaire régionale est-elle possible ?

Ce n’est pas comparable. Avant 1914, les fameux « somnanbules » ne pouvaient pas imaginer qu’ils allaient à une guerre mondiale. Dans les années 30, c’est, en Europe, le pacifisme issu de l’hécatombe de 14-18, et, en Occident plus largement, la terreur face au régime bolchévique, qui ont longtemps aveuglé les esprits sur le danger hitlérien. En ce qui concerne la Mer de Chine, et plus largement la Chine, cela fait maintenant près de quinze ans que l’Occident a commencé à réaliser que la Chine pouvait devenir un concurrent sérieux, voire un rival, et même une menace, quoi que cela se discute. Il n’y a pas d’aveuglement, mais il n’y a pas non plus d’accord entre Occidentaux sur un durcissement pouvant aller jusqu’à la confrontation, ce qui est le sens de l’évolution de la politique américaine, d’Obama à Biden. Les Européens voudraient en rester à une politique de vigilance et d’endiguement. Les pays d’Asie du nord-est et du sud-est, sont, eux, partagés. Certes, on ne peut pas exclure dans les années qui viennent un heurt militaire direct entre la Chine et les Etats-Unis, mais les stratèges chinois doivent savoir que si les Etats-Unis n’étaient pas en mesure d’empêcher une attaque chinoise sur Taïwan, ou de la contrer, leur garantie ou leur protection ne vaudrait plus rien nulle part. Je pense donc que les Etats-Unis n’auraient pas le choix que d’intervenir en amont, et que les Chinois, quels que soient leurs discours de plus en plus martiaux, le savent. Je ne suis donc pas sûr qu’ils prennent ce risque. Ils ne renonceront pas à récupérer Taïwan, mais plutôt selon les règles du jeu de go.

Q. La crise australienne ne sape-t-elle pas définitivement les ambitions de la France de rester une « puissance moyenne à influence mondiale » en ayant une politique dite indo-pacifique peu crédible (désintérêt de la Nouvelle-Calédonie, absence de base sous-marine dans le Pacifique, aphonie de la voix française sur les sujets de défense européenne) Ou, au contraire, est-ce que cette nouvelle alliance va affaiblir durablement l’Australie, qui en renonçant au contrat français n’a rien acquis de concret tout en offrant ses ports comme cibles.

Les fragilités de la France dans le Pacifique sont faciles à souligner, mais c’est le seul pays européen qui soit, quand même, un peu présent dans cette large zone, même si notre rhétorique sur l’Indopacifique a été à l’évidence disproportionnée. Il n’empêche que la Maison Blanche de Biden, présentée comme professionnelle, a dû reconnaître suite, à la protestation virulente et justifiée de la France, qu’elle avait très mal géré ce dossier. Biden l’a admis. Ce n’est pas une question de susceptibilité diplomatique française : dans la phase très dure des relations internationales qui est devant nous, les Etats-Unis ont besoin d’alliés ou de protégés qui puissent avoir vraiment confiance en eux.

Quant à la France, elle reste une puissance moyenne d’influence mondiale, mais ce qui est important, c’est le mot puissance. Car, parmi les 200 Etats-membres des Nations Unies, il y en au maximum une quinzaine qui sont des puissances, anciennes ou nouvelles. Et d’influence mondiale, oui, elle l’est encore, même si les Occidentaux, globalement, ont perdu, du fait des émergents, le monopole de la puissance, même si l’Union Européenne n’a pas d’ADN stratégique (elle cherche une « boussole »…), et même si la France a décroché en matière industrielle, ce dont elle commence enfin à prendre conscience, et à vouloir corriger. Quant à l’Australie, l’intérêt pour elle de ce changement de pied n’est pas du tout évident, et, au moins, à double tranchant.

Q. Vous avez participé à la rédaction du rapport de l’OTAN 2030 qui semble un rapport administratif d’articulation à usage interne. Racontez-nous l’ambiance, les pays les plus sérieusement impliqués, les points sensibles. Quelle qualité de relations avec le Secrétariat général de l’OTAN durant cette période de réflexion ? Depuis votre rapport au président Hollande qui expliquait l’exigence de rester conséquent et de ne pas renverser le choix de Nicolas Sarkozy, êtes-vous toujours du même avis aujourd’hui ? Ou comme Vincent Desportes, pensez-vous que l’OTAN devient vraiment dangereuse ? Faut-il sortir sans concession pour retrouver une totale maîtrise de notre destin national ? Du commandement intégré ou aussi du Traité ?

Suite aux déclarations critiques du président Macron et de l’OTAN, un groupe de travail de 10 personnalités – politique, pas du tout « administratif » – a été créé et a étudié en 2020 toutes les perspectives concernant l’OTAN. L’accord s’est fait, difficilement, sur la nécessité d’un « nouveau concept stratégique ». Dans ce groupe en 2020, la tonalité générale était presque exclusivement anti-russe, avec une grande réticence – alors – à voir élargir les tâches de l’OTAN à la dissuasion des menaces chinoises. L’éventuelle prise en compte des menaces du sud par l’OTAN était controversée, tant l’organisation a été échaudée par les échecs antérieurs hors-zone (et encore, c’était avant le retrait des Américains d’Afghanistan en août dernier !). Important : il n’y a eu dans ce groupe – en 2020 – aucun soutien de la part des sept membres européens aux ambitions françaises sur l’affirmation de l’Europe en matière de défense, surtout quand était employé le mot « autonomie stratégique ». Les choses ont un peu changé depuis.

Je ne pense pas que l’OTAN devienne « dangereuse », mais elle est contraignante et embarrassante. C’est comme un gros pétrolier qu’il est difficile de faire tourner, a fortiori de réformer. Mais en réalité la France de 2021 est tout à fait incapable de s’en affranchir complètement. Et si elle le tentait malgré tout, elle n’aurait aucun soutien, car aucun Etat membre ne veut l’abandonner, et elle ne pourrait plus avoir de politique européenne. Les choses étant ce qu’elles sont, il vaut mieux parler d’une affirmation européenne au sein de l’Alliance, ce que le président Biden est obligé maintenant de présenter comme étant positif, en essayant de corriger la très maladroite gestion par sa Maison Blanche de l’affaire des sous-marins australiens.

Q. Des approches d’avions et de bombardiers russes venant lécher les côtes du sud de la France viennent tester notre capacité à réagir et celle de nos alliés. Comment traiter avec Vladimir Poutine et la Russie d’aujourd’hui ? Et après les annonces ces dernières années de technologies nouvelles et de rupture en Russie, le Financial Times rend compte (16 octobre 2021) de tests de missiles chinois à la fin de l’été pouvant laisser penser qu’un déclassement militaire est aussi possible vis-à-vis de la Chine et à notre détriment. Votre avis sur le vrai rapport de force actuel ?

Il faut rester très vigilant, y compris en ce qui concerne certaines percées technologiques, mais on ne peut pas analyser les rapports de force uniquement à partir d’informations ponctuelles qui visent uniquement à augmenter les budgets de la défense en Occident. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais il faut évaluer les menaces froidement, et maintenir l’effort de recherche, de technologie et d’investissement.

Q. Le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui a rencontré le mercredi 29 septembre dernier son homologue russe Vladimir Poutine pour la première fois en 18 mois, a déclaré qu’ils avaient évoqué la possibilité d’une plus grande coopération militaire. Après les tensions provoquées par l’achat du système de défense antiaérienne russe S-400 par la Turquie, que doit faire l’OTAN dont la Turquie est membre ? La Turquie réussit-elle un jeu que la France voulait tenter, un rapprochement avec Moscou sans rompre avec les alliés ? Est-ce que l’OTAN fait preuve de souplesse finalement avisée en laissant libre une diplomatie turque ‘détonante’, là où l’Union européenne se verrait imposer des carcans plus contraignants à ses propres ‘mauvais élèves’ ?

La Turquie est évidemment « révisionniste ». Elle corrige certains traités et veut avoir sa propre politique, tous azimuts. Elle abuse du fait que personne ne la mettra à la porte de l’OTAN. Il faut qu’il soit clair qu’elle ne rentrera jamais dans l’Union Européenne (même s’il y avait un traité d’adhésion, il ne serait jamais ratifié par l’ensemble des 27). L’Europe doit redéfinir une relation de voisinage vigilante, mais aussi coopérative. Donc faire de la realpolitik à long terme sans être obnubilée par Erdogan.

Q. Racontez à nos lecteurs, dont beaucoup sont pilotes ou aviateurs, votre départ du Liban après l’attentat du Drakkar ?

Quand il y avait eu, le 23 octobre 1983, l’attentat contre le contingent français de la force des Nations Unis au Liban – deux attentats-suicide terribles, faisant 299 morts dont 58 parachutistes français, dans l’immeuble dit le Drakkar – le président Mitterrand avait estimé qu’il fallait qu’il se rende sur place pour montrer sa solidarité avec l’armée, avec les victimes, les familles, les Libanais…

Donc, on y va : personne n’était prévenu, même pas le président libanais Gemayel à l’époque, qui est prévenu 1h avant. On atterrit, on va voir les lieux, on s’est incliné. Et après, il fallait repartir… Mais pour repartir de l’aéroport de Beyrouth – l’aéroport est au sud – il faut survoler les quartiers potentiellement dangereux dans lesquels il y avait potentiellement des missiles air-sol. Alors, qu’est-ce qu’on a fait ? Pendant quelques heures où on était dans la Résidence des Pins, le chef d’Etat-major particulier, le général Saulnier et moi, avons annoncé que le Président repartait le lendemain, ou le surlendemain, on n’était pas sûr… On a brouillé les pistes… Deuxièmement, il a fait venir d’un porte-avions qui n’était pas loin des Super Etendard dont la mission était de se mettre de part et d’autre du Falcon dans lequel nous étions pour disperser pour affoler les missiles, car ils sont guidés par les sources de chaleur. On arrive, nous avions un peu la trouille, franchement. Et dans l’avion, il y avait qui ? Il y avait le Président, Saulnier, François de Grossouvre, moi-même : on n’était pas nombreux. On commence à rouler et le President Mitterrand dit au Général Saulnier une formule assez étrange « Général, dans combien de temps saurons-nous si nos femmes sont veuves ? ». Alors il bafouille un peu, il regarde sa montre et dit « dans 3 min… »… C’est le temps du survol, vous voyez !

Q. La France entre en campagne pour l’élection présidentielle. La politique de sécurité de la France risque-t-elle de connaître une politisation accrue, lorsqu’on voit que tous les candidats déclarés opposant au Président Macron sont anti-OTAN d’une manière ou d’une autre. Emmanuel Macron aurait-il besoin de radicaliser son discours sur la défense européenne entre l’accord sur la boussole stratégique prévu en mars et les élections d’avril, avec le Sommet de l’OTAN à Madrid fin juin ?

La question à poser aux candidats anti-OTAN est : Si on sort de l’OTAN (pure hypothèse), qu’est-ce qu’on fait après, seuls ou avec qui d’autre ? Ou s’agit-il de re-ressortir seulement des organes intégrés, dans lesquelles le président Sarkozy nous avait fait inutilement re-rentrer, et qui en attendait des réactions de reconnaissance des Etats-Unis qui n’ont jamais eu lieu ? Quant au président Macron, son problème n’est pas de « radicaliser son discours sur la défense européenne » – il y a déjà dû, au contraire, le rendre plus réaliste -, mais de convaincre nos partenaires européens, réticents, de s’engager plus dans une affirmation européenne en matière de défense, en complément de l’Alliance, puisque le président Biden reconnaît lui-même maintenant que ce serait bon pour l’Alliance. Donc il s’agit d’abord de faire bouger les autres Européens, à commencer par l’Allemagne. Or, ce que nous pouvons augurer en matière de défense du programme en cours de négociation par la future coalition à Berlin ne va pas automatiquement dans ce sens. Il va falloir être convaincants !

Q. Quelle entrée du « Dictionnaire amoureux » donne une clé pour l’année qui vient ?

Ce dictionnaire n’est pas un « passe-partout » ! Mais il y a quelques entrées utiles pour l’année qui vient, et les années suivantes, par exemple Chine/Etats-Unis, et bien d’autres. Mais aussi sur l’Histoire longue, sur laquelle nous sommes myopes.

Q. Si vous deviez résumer en un mot vous 19 ans au « cœur du pouvoir », quel serait-il ?

On ne peut pas résumer en un mot 19 années d’une intensité constante. Mais quand même, il m’est apparu de plus en plus que l’écart entre l’idée que les Français se font d’eux-mêmes et du monde, de leur influence, de leur vocation, et la réalité des choses, est si large que c’est devenu un handicap. Il faut devenir plus réalistes, tout en restant ambitieux.

Q. Les militaires ont-ils plus que d’autres vocation à aider le pouvoir politique à rester ancré dans le réel ? Qu’est-ce qui pourrait aider les autorités et les Français dans leur ensemble à coller davantage au réel, dans une époque où l’illusion est reine ?’ Contre quelles forces ont-ils à faire face en démocratie ?’

On constate que les réalités se rappellent brutalement au souvenir d’Occidentaux, d’Européens, de Français, toujours tentés par des illusions et qui, s’ils restent puissants, n’ont plus le monopole de la puissance. Dans ce cadre, les militaires peuvent aider à ce que se reconstitue une pensée plus réaliste, non pas parce qu’ils sont d’une nature particulière, mais en raison des situations assez souvent insolubles dans lesquelles les places placent des décisions politiques, qui découlent malheureusement parfois de la pression d’opinions irréalistes ou surexcitées, et non pas de processus mûrement réfléchis. C’est pourquoi il est très utile d’écouter attentivement ce que disent les militaires qui ont travaillé depuis la fin de l’URSS dans les opérations extérieures, en Afrique, au Moyen-Orient et ailleurs.

Q. Que diriez-vous à des jeunes pilotes de chasse de Rafale de la base aéronavale de Ladivisiau et sur le porte-avions Charles de Gaulle (BA 113), quel message d’espoir pour les jeunes générations de demain ? Les jeunes doivent craindre de la loyauté de leurs aînés ?

J’admire leur courage et ils nous donnent confiance en nous.

Propos recueillis par Patrice Cros, Directeur général Groupe, Air & Cosmos.

Air & Cosmos – La Grande Interview

Hubert Vedrine

Repenser la défense autour d'une nouvelle boussole


Eléments de contexte

L’onde de choc de l’annonce par l’Australie, le 15 septembre dernier, de la rupture du contrat portant sur la construction de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle de type Attack, et les signaux avant-coureurs des 30 juin (choix des F-35 par la Suisse au détriment des Rafale de Dassault) et du 30 août (retrait de l’Afghanistan par les troupes américaines) obligent la France, et avec elle l’Europe, à repenser sa politique de défense autour d’une nouvelle « boussole ».

L’audition du ministre des Affaires étrangères, le mercredi 29 septembre au Sénat, n’apporte pas toute la lumière sur notre capacité collective à avoir anticipé et mesuré les enjeux qui se jouent de l’autre côté du globe, notamment sur le point focal qui sera demain les tensions territoriales en Mer de Chine méridionale et les volontés hégémoniques de la Chine de supplanter le droit par la force.

Depuis le vendredi 30 septembre, Taïwan a enregistré plus de 150 incursions (56 le lundi 4 octobre) dont des bombardiers H-6 à capacité nucléaire de sa zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) portant à + de 600 en 2021 ces pénétrations de l’espace aérien (contre 380 en 2020), préparant selon les autorités militaires taïwanaises une « invasion à grande échelle en 2025 ».

Dans ce contexte géopolitique tendu, il nous faut aller chercher dans la littérature militaire américaine récente pour comprendre que la perte de supériorité – voire, pour Christian Brose, de la voie du déclassement et du déclin des forces armées américaines, une des raisons de ces 3 décisions majeures de ces 3 derniers mois, avec un impact direct sur ses « Alliés ». The Kill Chain pronostique que l’affrontement avec la Chine, qui se prépare à un combat de « haute intensité » comme le rappelle notre Chef d’Etat-Major, nous oblige à repenser notre système de défense dans sa globalité.


Q. Vous avez connu l’Afghanistan par « Les cavaliers » de Joseph Kessel… Que vous inspire les photos des hélicoptères Boeing CH-47 Chinook sur l’aéroport de Kaboul le 30 août dernier, photos des mêmes hélicoptères similaires à celle de la chute de Saïgon, le 30 avril 1975.

C’est, bien sûr, affreusement triste et choquant, mais autant l’intervention initiale en Afghanistan à l’automne 2001 était justifiée pour éliminer Al-Qaeda et renverser le régime des Talibans qui l’avait hébergée, autant la transformation ultérieure de cette opération en un projet de démocratisation de l’Afghanistan et de nation building était illusoire et, dès l’origine, voué à l’échec. Hubris des Occidentaux. Et donc l’engagement de la France sous Nicolas Sarkozy, une grosse erreur. Elle s’est d’ailleurs retirée dès 2014. C’est choquant de la part des Occidentaux d’avoir fait croire à quelques Afghans, hommes et femmes, à Kaboul, qu’ils pourraient rester pour les protéger à perpétuité. Quant à l’évacuation, calamiteuse en elle-même, n’oublions pas que Donal Trump avait déjà passé un accord avec les Talibans par l’intermédiaire des Qataris, et donc acté par avance l’échec total du gouvernement mis en place à Kaboul. Pour que la sortie ait été moins horrible, il aurait fallu la négocier en détail avec les Talibans et se mettre dans leur main. Etait-ce faisable ? Je n’en sais rien. En tout cas, Kaboul signe non pas la fin des interventions occidentales pour des questions de sécurité, mais la fin des croisades pour des « valeurs ». Le président Biden a eu l’honnêteté de le reconnaître. C’est tout un pan de l’idée que les élites occidentales se faisaient de leur rôle universel, notamment aux Etats-Unis, et en France, plus encore à gauche qu’à droite, qui s’effondre. Le tombeau de l’ingérence … Il faut en prendre acte.

Q. de Chine méridionale, 2021. Sommes-nous dans une cécité similaire à celle des années d’engrenage que furent 1913 et 1938 ? Une guerre froide sino-américaine débouchant sur un affrontement à « haute intensité » (Général Thierry Burkhard, nouveau chef d’Etat-major des armées française –    Paris, 5 octobre 2021 (AFP) -), voire nucléaire régionale est-elle possible ?

Ce n’est pas comparable. Avant 1914, les fameux « somnanbules » ne pouvaient pas imaginer qu’ils allaient à une guerre mondiale. Dans les années 30, c’est, en Europe, le pacifisme issu de l’hécatombe de 14-18, et, en Occident plus largement, la terreur face au régime bolchévique, qui ont longtemps aveuglé les esprits sur le danger hitlérien. En ce qui concerne la Mer de Chine, et plus largement la Chine, cela fait maintenant près de quinze ans que l’Occident a commencé à réaliser que la Chine pouvait devenir un concurrent sérieux, voire un rival, et même une menace, quoi que cela se discute. Il n’y a pas d’aveuglement, mais il n’y a pas non plus d’accord entre Occidentaux sur un durcissement pouvant aller jusqu’à la confrontation, ce qui est le sens de l’évolution de la politique américaine, d’Obama à Biden. Les Européens voudraient en rester à une politique de vigilance et d’endiguement. Les pays d’Asie du nord-est et du sud-est, sont, eux, partagés. Certes, on ne peut pas exclure dans les années qui viennent un heurt militaire direct entre la Chine et les Etats-Unis, mais les stratèges chinois doivent savoir que si les Etats-Unis n’étaient pas en mesure d’empêcher une attaque chinoise sur Taïwan, ou de la contrer, leur garantie ou leur protection ne vaudrait plus rien nulle part. Je pense donc que les Etats-Unis n’auraient pas le choix que d’intervenir en amont, et que les Chinois, quels que soient leurs discours de plus en plus martiaux, le savent. Je ne suis donc pas sûr qu’ils prennent ce risque. Ils ne renonceront pas à récupérer Taïwan, mais plutôt selon les règles du jeu de go.

Q. La crise australienne ne sape-t-elle pas définitivement les ambitions de la France de rester une « puissance moyenne à influence mondiale » en ayant une politique dite indo-pacifique peu crédible (désintérêt de la Nouvelle-Calédonie, absence de base sous-marine dans le Pacifique, aphonie de la voix française sur les sujets de défense européenne) Ou, au contraire, est-ce que cette nouvelle alliance va affaiblir durablement l’Australie, qui en renonçant au contrat français n’a rien acquis de concret tout en offrant ses ports comme cibles.

Les fragilités de la France dans le Pacifique sont faciles à souligner, mais c’est le seul pays européen qui soit, quand même, un peu présent dans cette large zone, même si notre rhétorique sur l’Indopacifique a été à l’évidence disproportionnée. Il n’empêche que la Maison Blanche de Biden, présentée comme professionnelle, a dû reconnaître suite, à la protestation virulente et justifiée de la France, qu’elle avait très mal géré ce dossier. Biden l’a admis. Ce n’est pas une question de susceptibilité diplomatique française : dans la phase très dure des relations internationales qui est devant nous, les Etats-Unis ont besoin d’alliés ou de protégés qui puissent avoir vraiment confiance en eux.

Quant à la France, elle reste une puissance moyenne d’influence mondiale, mais ce qui est important, c’est le mot puissance. Car, parmi les 200 Etats-membres des Nations Unies, il y en au maximum une quinzaine qui sont des puissances, anciennes ou nouvelles. Et d’influence mondiale, oui, elle l’est encore, même si les Occidentaux, globalement, ont perdu, du fait des émergents, le monopole de la puissance, même si l’Union Européenne n’a pas d’ADN stratégique (elle cherche une « boussole »…), et même si la France a décroché en matière industrielle, ce dont elle commence enfin à prendre conscience, et à vouloir corriger. Quant à l’Australie, l’intérêt pour elle de ce changement de pied n’est pas du tout évident, et, au moins, à double tranchant.

Q. Vous avez participé à la rédaction du rapport de l’OTAN 2030 qui semble un rapport administratif d’articulation à usage interne. Racontez-nous l’ambiance, les pays les plus sérieusement impliqués, les points sensibles. Quelle qualité de relations avec le Secrétariat général de l’OTAN durant cette période de réflexion ? Depuis votre rapport au président Hollande qui expliquait l’exigence de rester conséquent et de ne pas renverser le choix de Nicolas Sarkozy, êtes-vous toujours du même avis aujourd’hui ? Ou comme Vincent Desportes, pensez-vous que l’OTAN devient vraiment dangereuse ? Faut-il sortir sans concession pour retrouver une totale maîtrise de notre destin national ? Du commandement intégré ou aussi du Traité ?

Suite aux déclarations critiques du président Macron et de l’OTAN, un groupe de travail de 10 personnalités – politique, pas du tout « administratif » – a été créé et a étudié en 2020 toutes les perspectives concernant l’OTAN. L’accord s’est fait, difficilement, sur la nécessité d’un « nouveau concept stratégique ». Dans ce groupe en 2020, la tonalité générale était presque exclusivement anti-russe, avec une grande réticence – alors – à voir élargir les tâches de l’OTAN à la dissuasion des menaces chinoises. L’éventuelle prise en compte des menaces du sud par l’OTAN était controversée, tant l’organisation a été échaudée par les échecs antérieurs hors-zone (et encore, c’était avant le retrait des Américains d’Afghanistan en août dernier !). Important : il n’y a eu dans ce groupe – en 2020 – aucun soutien de la part des sept membres européens aux ambitions françaises sur l’affirmation de l’Europe en matière de défense, surtout quand était employé le mot « autonomie stratégique ». Les choses ont un peu changé depuis.

Je ne pense pas que l’OTAN devienne « dangereuse », mais elle est contraignante et embarrassante. C’est comme un gros pétrolier qu’il est difficile de faire tourner, a fortiori de réformer. Mais en réalité la France de 2021 est tout à fait incapable de s’en affranchir complètement. Et si elle le tentait malgré tout, elle n’aurait aucun soutien, car aucun Etat membre ne veut l’abandonner, et elle ne pourrait plus avoir de politique européenne. Les choses étant ce qu’elles sont, il vaut mieux parler d’une affirmation européenne au sein de l’Alliance, ce que le président Biden est obligé maintenant de présenter comme étant positif, en essayant de corriger la très maladroite gestion par sa Maison Blanche de l’affaire des sous-marins australiens.

Q. Des approches d’avions et de bombardiers russes venant lécher les côtes du sud de la France viennent tester notre capacité à réagir et celle de nos alliés. Comment traiter avec Vladimir Poutine et la Russie d’aujourd’hui ? Et après les annonces ces dernières années de technologies nouvelles et de rupture en Russie, le Financial Times rend compte (16 octobre 2021) de tests de missiles chinois à la fin de l’été pouvant laisser penser qu’un déclassement militaire est aussi possible vis-à-vis de la Chine et à notre détriment. Votre avis sur le vrai rapport de force actuel ?

Il faut rester très vigilant, y compris en ce qui concerne certaines percées technologiques, mais on ne peut pas analyser les rapports de force uniquement à partir d’informations ponctuelles qui visent uniquement à augmenter les budgets de la défense en Occident. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais il faut évaluer les menaces froidement, et maintenir l’effort de recherche, de technologie et d’investissement.

Q. Le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui a rencontré le mercredi 29 septembre dernier son homologue russe Vladimir Poutine pour la première fois en 18 mois, a déclaré qu’ils avaient évoqué la possibilité d’une plus grande coopération militaire. Après les tensions provoquées par l’achat du système de défense antiaérienne russe S-400 par la Turquie, que doit faire l’OTAN dont la Turquie est membre ? La Turquie réussit-elle un jeu que la France voulait tenter, un rapprochement avec Moscou sans rompre avec les alliés ? Est-ce que l’OTAN fait preuve de souplesse finalement avisée en laissant libre une diplomatie turque ‘détonante’, là où l’Union européenne se verrait imposer des carcans plus contraignants à ses propres ‘mauvais élèves’ ?

La Turquie est évidemment « révisionniste ». Elle corrige certains traités et veut avoir sa propre politique, tous azimuts. Elle abuse du fait que personne ne la mettra à la porte de l’OTAN. Il faut qu’il soit clair qu’elle ne rentrera jamais dans l’Union Européenne (même s’il y avait un traité d’adhésion, il ne serait jamais ratifié par l’ensemble des 27). L’Europe doit redéfinir une relation de voisinage vigilante, mais aussi coopérative. Donc faire de la realpolitik à long terme sans être obnubilée par Erdogan.

Q. Racontez à nos lecteurs, dont beaucoup sont pilotes ou aviateurs, votre départ du Liban après l’attentat du Drakkar ?

Quand il y avait eu, le 23 octobre 1983, l’attentat contre le contingent français de la force des Nations Unis au Liban – deux attentats-suicide terribles, faisant 299 morts dont 58 parachutistes français, dans l’immeuble dit le Drakkar – le président Mitterrand avait estimé qu’il fallait qu’il se rende sur place pour montrer sa solidarité avec l’armée, avec les victimes, les familles, les Libanais…

Donc, on y va : personne n’était prévenu, même pas le président libanais Gemayel à l’époque, qui est prévenu 1h avant. On atterrit, on va voir les lieux, on s’est incliné. Et après, il fallait repartir… Mais pour repartir de l’aéroport de Beyrouth – l’aéroport est au sud – il faut survoler les quartiers potentiellement dangereux dans lesquels il y avait potentiellement des missiles air-sol. Alors, qu’est-ce qu’on a fait ? Pendant quelques heures où on était dans la Résidence des Pins, le chef d’Etat-major particulier, le général Saulnier et moi, avons annoncé que le Président repartait le lendemain, ou le surlendemain, on n’était pas sûr… On a brouillé les pistes… Deuxièmement, il a fait venir d’un porte-avions qui n’était pas loin des Super Etendard dont la mission était de se mettre de part et d’autre du Falcon dans lequel nous étions pour disperser pour affoler les missiles, car ils sont guidés par les sources de chaleur. On arrive, nous avions un peu la trouille, franchement. Et dans l’avion, il y avait qui ? Il y avait le Président, Saulnier, François de Grossouvre, moi-même : on n’était pas nombreux. On commence à rouler et le President Mitterrand dit au Général Saulnier une formule assez étrange « Général, dans combien de temps saurons-nous si nos femmes sont veuves ? ». Alors il bafouille un peu, il regarde sa montre et dit « dans 3 min… »… C’est le temps du survol, vous voyez !

Q. La France entre en campagne pour l’élection présidentielle. La politique de sécurité de la France risque-t-elle de connaître une politisation accrue, lorsqu’on voit que tous les candidats déclarés opposant au Président Macron sont anti-OTAN d’une manière ou d’une autre. Emmanuel Macron aurait-il besoin de radicaliser son discours sur la défense européenne entre l’accord sur la boussole stratégique prévu en mars et les élections d’avril, avec le Sommet de l’OTAN à Madrid fin juin ?

La question à poser aux candidats anti-OTAN est : Si on sort de l’OTAN (pure hypothèse), qu’est-ce qu’on fait après, seuls ou avec qui d’autre ? Ou s’agit-il de re-ressortir seulement des organes intégrés, dans lesquelles le président Sarkozy nous avait fait inutilement re-rentrer, et qui en attendait des réactions de reconnaissance des Etats-Unis qui n’ont jamais eu lieu ? Quant au président Macron, son problème n’est pas de « radicaliser son discours sur la défense européenne » – il y a déjà dû, au contraire, le rendre plus réaliste -, mais de convaincre nos partenaires européens, réticents, de s’engager plus dans une affirmation européenne en matière de défense, en complément de l’Alliance, puisque le président Biden reconnaît lui-même maintenant que ce serait bon pour l’Alliance. Donc il s’agit d’abord de faire bouger les autres Européens, à commencer par l’Allemagne. Or, ce que nous pouvons augurer en matière de défense du programme en cours de négociation par la future coalition à Berlin ne va pas automatiquement dans ce sens. Il va falloir être convaincants !

Q. Quelle entrée du « Dictionnaire amoureux » donne une clé pour l’année qui vient ?

Ce dictionnaire n’est pas un « passe-partout » ! Mais il y a quelques entrées utiles pour l’année qui vient, et les années suivantes, par exemple Chine/Etats-Unis, et bien d’autres. Mais aussi sur l’Histoire longue, sur laquelle nous sommes myopes.

Q. Si vous deviez résumer en un mot vous 19 ans au « cœur du pouvoir », quel serait-il ?

On ne peut pas résumer en un mot 19 années d’une intensité constante. Mais quand même, il m’est apparu de plus en plus que l’écart entre l’idée que les Français se font d’eux-mêmes et du monde, de leur influence, de leur vocation, et la réalité des choses, est si large que c’est devenu un handicap. Il faut devenir plus réalistes, tout en restant ambitieux.

Q. Les militaires ont-ils plus que d’autres vocation à aider le pouvoir politique à rester ancré dans le réel ? Qu’est-ce qui pourrait aider les autorités et les Français dans leur ensemble à coller davantage au réel, dans une époque où l’illusion est reine ?’ Contre quelles forces ont-ils à faire face en démocratie ?’

On constate que les réalités se rappellent brutalement au souvenir d’Occidentaux, d’Européens, de Français, toujours tentés par des illusions et qui, s’ils restent puissants, n’ont plus le monopole de la puissance. Dans ce cadre, les militaires peuvent aider à ce que se reconstitue une pensée plus réaliste, non pas parce qu’ils sont d’une nature particulière, mais en raison des situations assez souvent insolubles dans lesquelles les places placent des décisions politiques, qui découlent malheureusement parfois de la pression d’opinions irréalistes ou surexcitées, et non pas de processus mûrement réfléchis. C’est pourquoi il est très utile d’écouter attentivement ce que disent les militaires qui ont travaillé depuis la fin de l’URSS dans les opérations extérieures, en Afrique, au Moyen-Orient et ailleurs.

Q. Que diriez-vous à des jeunes pilotes de chasse de Rafale de la base aéronavale de Ladivisiau et sur le porte-avions Charles de Gaulle (BA 113), quel message d’espoir pour les jeunes générations de demain ? Les jeunes doivent craindre de la loyauté de leurs aînés ?

J’admire leur courage et ils nous donnent confiance en nous.

Propos recueillis par Patrice Cros, Directeur général Groupe, Air & Cosmos.

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27/01/2022