«Dans notre monde sans maîtres, sans régulation, un phénomène semi-chaotique se développe»

Atlantico : De plus en plus d’observateurs, estiment que l’effondrement de l’ordre bipolaire a entraîné l’avènement d’un monde chaotique qui outre le règne de l’anarchie, serait caractérisé par l’émergence de menaces protéiformes (terrorisme, cybercriminalité, guérillas). Partagez-vous ce sentiment? Le monde qui se dessine est-il vraiment chaotique?

Hubert Védrine : Ce que l’on appelle «l’effondrement de l’ordre bipolaire» a été considéré comme une énorme victoire des Occidentaux sur le bloc soviétique qui s’est décomposé fin 1991. Pendant plusieurs années donc, c’est ce sentiment triomphaliste qui a dominé, sans que ne soient envisagés les risques liés à la disparition de cet ordre. La seule mise en garde faite alors a été la théorie du «choc des civilisations» développée par Samuel Huntington, mais écartée pendant un certain temps par la bien-pensance dominante.
Ceux qui avaient dénoncé l’ordre bipolaire sont obligés de constater que dans un monde sans maîtres, sans régulation, un phénomène semi-chaotique se développe. Cela sidère les opinions occidentales car les Américains notamment ont toujours cru à un leadership américain. Quant aux Européens, ils ont cru massivement à la communauté internationale après l’effondrement de l’ordre bipolaire, sans que cela soit une réalité pour autant. Nous sommes donc bel et bien dans une situation instable, où personne ne contrôle plus globalement, même pas les Etats-Unis. Néanmoins, l’instabilité et le chaos ne signifient pas pour autant une guerre générale. Ce tableau que je peins de l’ordre mondial est en accord avec celui de Kissinger, ce qui peut heurter les Européens, et notamment les Français, qui ont toujours cru jouer un rôle particulier dans l’organisation du monde. Selon Henry Kissinger, alors que l’Europe exerçait il y a moins d’un siècle un quasi-monopole sur la définition de l’ordre mondial, sa construction interne devient son objectif géopolitique ultime. L’ordre mondial qu’elle a largement contribué à concevoir vit une période de tensions. Que perdrait l’Europe à être absente de la construction/élaboration du prochain ordre mondial?
Kissinger est un homme fasciné par l’Europe comme en témoigne son livre Diplomatie, dans lequel il démontre que Richelieu est probablement le plus grand homme d’Etat qu’on ait jamais eu. Il multiplie les exemples européens tout au long des XVIIIème, XIXème, et XXème siècles. C’est à ce titre qu’il parle d’une Europe qui a dessiné l’ordre mondial. Malgré la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe est restée un espace géopolitique d’où provenait un nombre significatif d’idées sur l’amélioration du monde en général, d’autant plus qu’elle était détentrice de son propre projet. A l’heure actuelle, l’Europe constitue un espace où sont concentrés toutes les menaces, tous les risques, toutes les interrogations. Il est tout à fait vrai que l’Europe court le risque d’être marginalisée, et de ne pas peser énormément dans l’élaboration de ce que l’on pourrait appeler un «nouvel ordre mondial». Le risque est que l’Europe ne puisse pas préserver son identité, son mode de vie à l’européenne, dont les sociétés sont les meilleures ou les moins mauvaises qu’on ait jamais vu. L’Europe a donc beaucoup à perdre. Si l’Europe ne parvient pas à accoucher d’une pensée structurée globale, celle-ci est en danger.
Mais lorsqu’on dit «Europe», finalement, on ne sait pas vraiment de quoi on parle : des institutions européennes (Commission européenne, Conseil européen, Parlement, Cour de justice)? Des 28 gouvernements de l’Union européenne telle qu’elle est aujourd’hui? De ceux de la zone euro? Ou des peuples européens? Kissinger n’intègre pas ses distinctions car c’est un penseur global.
Dans le même temps, l’Europe peine à réaliser son unité. Le processus d’intégration ayant été abordé comme un problème essentiellement bureaucratique, le projet européen ne parvient pas à susciter l’élan nécessaire pour obtenir un engagement intérieur en faveur de ses objectifs. La crise des migrants, les politiques d’austérité économique sont venues accentuer la fracture entre l’Europe de l’est et de l’ouest et l’Europe du nord et du sud. Jamais le projet européen n’a été aussi susceptible de voler en éclats. Cette crise de l’Europe coïncide avec l’affirmation géopolitique de grands blocs de dimension continentale (Chine, Brésil, Amérique, Inde) : pour garantir sa «survie», l’Europe n’a-t-elle d’autres choix que de réussir à se transformer en une entité régionale dotée d’une politique extérieure et de défense commune?
Il faut savoir ce que l’on met exactement dans le terme «intégration». Depuis les origines de la construction européenne, les choses ont évolué : un marché commun a été établi, des traités ont été signés, etc. Mais l’idée d’une véritable intégration n’a été défendue en Europe, en réalité, que par une petite minorité qui voulait l’établissement, dans l’idéal, des «Etats-Unis d’Europe». Celui-ci est sans fondements car lorsque les Américains ont créé les Etats-Unis, ils ont rassemblé des Américains; ils n’ont pas eu à faire évoluer la mentalité des habitants du Connecticut par rapport à celle des habitants du Rhode Island. Les milieux économiques, eux, préféreraient qu’il n’y ait qu’un gouvernement plutôt que 28 pour des raisons pratiques. En fait, l’intégration n’a jamais été une idée extrêmement populaire. A ma connaissance, aucun parti fédéraliste dans aucun pays européen n’a remporté une élection sur ce thème. On ne peut pas dire que les Européens ont été animés par un idéal collectif qui aurait disparu en route, car cela n’a jamais été le cas.
La question de l’intégration se présente de manière plus compliquée qu’avant : cela veut-il dire que les Européens doivent agir plus ensemble, par des projets collectifs? Ou bien que les Etats-nations européens doivent s’en remettre à l’Europe, avec l’idée que l’Etat-nation finira par être dépassé? Or cela n’a jamais été soutenu par aucun électorat européen. Si devenir une entité régionale signifie pour l’Europe devenir une entité fédéraliste, cela ne se fera pas car presque tous les 28 Etats de l’UE contesteraient un tel traité. La Cour de Karlsruhe en Allemagne est d’ailleurs tout à fait sur cette ligne. L’opinion européenne aujourd’hui, selon les pays, c’est environ 15-20 % de vrais anti-européens, 1% d’europésites convaincus, entre 15 et 20 % de pro-européens raisonnables, et tous les autres qui demeurent à un niveau allergique comme en témoigne les différentes élections. L’avenir de l’Europe dépend de la capacité des gouvernements à faire changer l’opinion des allergiques. Compte-tenu de ce que sont les peuples d’Europe aujourd’hui, avec leur répugnance à se mêler des problèmes graves du monde et leur désir de mener une vie paisible chacun dans leur coin, on aboutirait, si l’on considère l’option du fédéralisme, à un système fédéral où l’on voterait à la majorité, une majorité qui serait constamment sur cette ligne de repli. On assisterait alors à un phénomène «grande Suisse».
Concernant la politique de défense commune, les Européens considèrent que c’est dans le cadre de l’OTAN que cette politique de défense doit être mise en œuvre. Pour ce qui est de la politique extérieure, on peut noter des marges de progrès sérieuses, à condition de reconnaître dans le même temps que les pays européens ont des approches différentes. Il aurait fallu que les Etats européens travaillent sérieusement à la constitution d’une doctrine de politique extérieure commune, ce qui n’a jamais été fait, alors que des organismes ont été mis en place, ainsi que des procédures (la PESC). Prenons l’exemple de la Russie : les pays européens sont partagés concernant la manière d’envisager ce pays : certains le perçoivent comme un partenaire, fournisseur de gaz, tandis que d’autres s’en éloignent.
Pour Henry Kissinger, en Syrie, «si l’ordre ne peut être établi par un consensus ou imposé par la force, il ne pourra qu’être le fruit, moyennant un prix désastreux et déshumanisant, de l’expérience du chaos». Au regard des impossibilités politiques, le chaos est-il une fatalité?
Encore une fois, la fin du monde bipolaire n’a pas conduit à la mise en place d’un monde géré uniquement par les Etats-Unis et l’Occident. Tout cela s’est révélé plus compliqué : nous avons été rattrapé par l’affrontement au sein du monde musulman entre les 1,6 milliards de pratiquants et les 1% d’extrémistes absolus, sans savoir comment gérer cette situation. Toutefois, ce phénomène n’est pas directement lié à la fin du monde bipolaire, même si l’on peut envisager que la survivance des deux surperpuissances américaine et soviétique aurait peut-être permis de contenir davantage ce phénomène.
La structure de l’ordre mondial du XXIe siècle s’est en partie révélée déficiente car l’Etat -unité formelle fondamentale de la vie internationale- a subi de nombreuses pressions (au Moyen-Orient, en Afrique et même en Europe) rendant ainsi l’anarchie inévitable. L’Etat-nation est-il toujours l’unité d’analyse pertinente des relations internationales?
Outre celui évoqué à la question précédente, un autre phénomène observable depuis la fin du monde bipolaire est l’affaiblissement de l’Etat-nation. Un affaiblissement dû en partie à l’ouverture des échanges, des flux (financiers, humains, etc.). L’affaiblissement est aussi idéologique et conceptuel parce que les Etats-nations ont été contestés par toute la pensée gauchiste mais aussi ultra-libérale, l’européisme également. Dans la plupart des pays de ce que l’on appelait auparavant «Tiers monde», on constate que les Etats-nations sont trop forts sur le plan répressif, et trop faibles sur le contrôle du territoire, la gestion des frontières, la capacité à développer une économie moderne selon un minimum de protection sociale, etc. Ainsi, tous ceux qui souhaitent se passer d’Etat ou surpasser l’Etat devraient se réjouir car c’est bel et bien le cas. La situation semi-chaotique du monde est en partie liée à cela, et pas simplement à la fin du monde bipolaire ou au réveil de l’islamisme.
Par rapport à ces problématiques, nous sommes en présence aujourd’hui de gouvernements faibles ou contestés. Ainsi, lorsque vous convoquez un sommet ou une conférence internationale, ce sont des gouvernements faibles que vous réunissez, et dont on n’est pas sûr qu’ils aient la capacité, une fois rentrés chez eux, d’appliquer ce qu’ils ont décidé. Il n’y a plus d’équivalent aujourd’hui des grandes conférences du XIXème siècle comme le congrès de Vienne ou celui de Berlin, ou de celles de la Deuxième Guerre mondiale comme les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam. De telles conférences ne sont même plus envisagées : on le voit d’ailleurs pour le cas du Moyen-Orient, où personne au monde ne se sentirait capable d’organiser une telle conférence pour réorganiser la région. Demander si l’Etat-nation est une unité d’analyse pertinente sous-entend qu’il existe une autre formule possible. Mais on ne voit pas très bien laquelle…

«Dans notre monde sans maîtres, sans régulation, un phénomène semi-chaotique se développe»

Hubert Vedrine

«Dans notre monde sans maîtres, sans régulation, un phénomène semi-chaotique se développe»

Atlantico : De plus en plus d’observateurs, estiment que l’effondrement de l’ordre bipolaire a entraîné l’avènement d’un monde chaotique qui outre le règne de l’anarchie, serait caractérisé par l’émergence de menaces protéiformes (terrorisme, cybercriminalité, guérillas). Partagez-vous ce sentiment? Le monde qui se dessine est-il vraiment chaotique?

Hubert Védrine : Ce que l’on appelle «l’effondrement de l’ordre bipolaire» a été considéré comme une énorme victoire des Occidentaux sur le bloc soviétique qui s’est décomposé fin 1991. Pendant plusieurs années donc, c’est ce sentiment triomphaliste qui a dominé, sans que ne soient envisagés les risques liés à la disparition de cet ordre. La seule mise en garde faite alors a été la théorie du «choc des civilisations» développée par Samuel Huntington, mais écartée pendant un certain temps par la bien-pensance dominante.
Ceux qui avaient dénoncé l’ordre bipolaire sont obligés de constater que dans un monde sans maîtres, sans régulation, un phénomène semi-chaotique se développe. Cela sidère les opinions occidentales car les Américains notamment ont toujours cru à un leadership américain. Quant aux Européens, ils ont cru massivement à la communauté internationale après l’effondrement de l’ordre bipolaire, sans que cela soit une réalité pour autant. Nous sommes donc bel et bien dans une situation instable, où personne ne contrôle plus globalement, même pas les Etats-Unis. Néanmoins, l’instabilité et le chaos ne signifient pas pour autant une guerre générale. Ce tableau que je peins de l’ordre mondial est en accord avec celui de Kissinger, ce qui peut heurter les Européens, et notamment les Français, qui ont toujours cru jouer un rôle particulier dans l’organisation du monde. Selon Henry Kissinger, alors que l’Europe exerçait il y a moins d’un siècle un quasi-monopole sur la définition de l’ordre mondial, sa construction interne devient son objectif géopolitique ultime. L’ordre mondial qu’elle a largement contribué à concevoir vit une période de tensions. Que perdrait l’Europe à être absente de la construction/élaboration du prochain ordre mondial?
Kissinger est un homme fasciné par l’Europe comme en témoigne son livre Diplomatie, dans lequel il démontre que Richelieu est probablement le plus grand homme d’Etat qu’on ait jamais eu. Il multiplie les exemples européens tout au long des XVIIIème, XIXème, et XXème siècles. C’est à ce titre qu’il parle d’une Europe qui a dessiné l’ordre mondial. Malgré la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe est restée un espace géopolitique d’où provenait un nombre significatif d’idées sur l’amélioration du monde en général, d’autant plus qu’elle était détentrice de son propre projet. A l’heure actuelle, l’Europe constitue un espace où sont concentrés toutes les menaces, tous les risques, toutes les interrogations. Il est tout à fait vrai que l’Europe court le risque d’être marginalisée, et de ne pas peser énormément dans l’élaboration de ce que l’on pourrait appeler un «nouvel ordre mondial». Le risque est que l’Europe ne puisse pas préserver son identité, son mode de vie à l’européenne, dont les sociétés sont les meilleures ou les moins mauvaises qu’on ait jamais vu. L’Europe a donc beaucoup à perdre. Si l’Europe ne parvient pas à accoucher d’une pensée structurée globale, celle-ci est en danger.
Mais lorsqu’on dit «Europe», finalement, on ne sait pas vraiment de quoi on parle : des institutions européennes (Commission européenne, Conseil européen, Parlement, Cour de justice)? Des 28 gouvernements de l’Union européenne telle qu’elle est aujourd’hui? De ceux de la zone euro? Ou des peuples européens? Kissinger n’intègre pas ses distinctions car c’est un penseur global.
Dans le même temps, l’Europe peine à réaliser son unité. Le processus d’intégration ayant été abordé comme un problème essentiellement bureaucratique, le projet européen ne parvient pas à susciter l’élan nécessaire pour obtenir un engagement intérieur en faveur de ses objectifs. La crise des migrants, les politiques d’austérité économique sont venues accentuer la fracture entre l’Europe de l’est et de l’ouest et l’Europe du nord et du sud. Jamais le projet européen n’a été aussi susceptible de voler en éclats. Cette crise de l’Europe coïncide avec l’affirmation géopolitique de grands blocs de dimension continentale (Chine, Brésil, Amérique, Inde) : pour garantir sa «survie», l’Europe n’a-t-elle d’autres choix que de réussir à se transformer en une entité régionale dotée d’une politique extérieure et de défense commune?
Il faut savoir ce que l’on met exactement dans le terme «intégration». Depuis les origines de la construction européenne, les choses ont évolué : un marché commun a été établi, des traités ont été signés, etc. Mais l’idée d’une véritable intégration n’a été défendue en Europe, en réalité, que par une petite minorité qui voulait l’établissement, dans l’idéal, des «Etats-Unis d’Europe». Celui-ci est sans fondements car lorsque les Américains ont créé les Etats-Unis, ils ont rassemblé des Américains; ils n’ont pas eu à faire évoluer la mentalité des habitants du Connecticut par rapport à celle des habitants du Rhode Island. Les milieux économiques, eux, préféreraient qu’il n’y ait qu’un gouvernement plutôt que 28 pour des raisons pratiques. En fait, l’intégration n’a jamais été une idée extrêmement populaire. A ma connaissance, aucun parti fédéraliste dans aucun pays européen n’a remporté une élection sur ce thème. On ne peut pas dire que les Européens ont été animés par un idéal collectif qui aurait disparu en route, car cela n’a jamais été le cas.
La question de l’intégration se présente de manière plus compliquée qu’avant : cela veut-il dire que les Européens doivent agir plus ensemble, par des projets collectifs? Ou bien que les Etats-nations européens doivent s’en remettre à l’Europe, avec l’idée que l’Etat-nation finira par être dépassé? Or cela n’a jamais été soutenu par aucun électorat européen. Si devenir une entité régionale signifie pour l’Europe devenir une entité fédéraliste, cela ne se fera pas car presque tous les 28 Etats de l’UE contesteraient un tel traité. La Cour de Karlsruhe en Allemagne est d’ailleurs tout à fait sur cette ligne. L’opinion européenne aujourd’hui, selon les pays, c’est environ 15-20 % de vrais anti-européens, 1% d’europésites convaincus, entre 15 et 20 % de pro-européens raisonnables, et tous les autres qui demeurent à un niveau allergique comme en témoigne les différentes élections. L’avenir de l’Europe dépend de la capacité des gouvernements à faire changer l’opinion des allergiques. Compte-tenu de ce que sont les peuples d’Europe aujourd’hui, avec leur répugnance à se mêler des problèmes graves du monde et leur désir de mener une vie paisible chacun dans leur coin, on aboutirait, si l’on considère l’option du fédéralisme, à un système fédéral où l’on voterait à la majorité, une majorité qui serait constamment sur cette ligne de repli. On assisterait alors à un phénomène «grande Suisse».
Concernant la politique de défense commune, les Européens considèrent que c’est dans le cadre de l’OTAN que cette politique de défense doit être mise en œuvre. Pour ce qui est de la politique extérieure, on peut noter des marges de progrès sérieuses, à condition de reconnaître dans le même temps que les pays européens ont des approches différentes. Il aurait fallu que les Etats européens travaillent sérieusement à la constitution d’une doctrine de politique extérieure commune, ce qui n’a jamais été fait, alors que des organismes ont été mis en place, ainsi que des procédures (la PESC). Prenons l’exemple de la Russie : les pays européens sont partagés concernant la manière d’envisager ce pays : certains le perçoivent comme un partenaire, fournisseur de gaz, tandis que d’autres s’en éloignent.
Pour Henry Kissinger, en Syrie, «si l’ordre ne peut être établi par un consensus ou imposé par la force, il ne pourra qu’être le fruit, moyennant un prix désastreux et déshumanisant, de l’expérience du chaos». Au regard des impossibilités politiques, le chaos est-il une fatalité?
Encore une fois, la fin du monde bipolaire n’a pas conduit à la mise en place d’un monde géré uniquement par les Etats-Unis et l’Occident. Tout cela s’est révélé plus compliqué : nous avons été rattrapé par l’affrontement au sein du monde musulman entre les 1,6 milliards de pratiquants et les 1% d’extrémistes absolus, sans savoir comment gérer cette situation. Toutefois, ce phénomène n’est pas directement lié à la fin du monde bipolaire, même si l’on peut envisager que la survivance des deux surperpuissances américaine et soviétique aurait peut-être permis de contenir davantage ce phénomène.
La structure de l’ordre mondial du XXIe siècle s’est en partie révélée déficiente car l’Etat -unité formelle fondamentale de la vie internationale- a subi de nombreuses pressions (au Moyen-Orient, en Afrique et même en Europe) rendant ainsi l’anarchie inévitable. L’Etat-nation est-il toujours l’unité d’analyse pertinente des relations internationales?
Outre celui évoqué à la question précédente, un autre phénomène observable depuis la fin du monde bipolaire est l’affaiblissement de l’Etat-nation. Un affaiblissement dû en partie à l’ouverture des échanges, des flux (financiers, humains, etc.). L’affaiblissement est aussi idéologique et conceptuel parce que les Etats-nations ont été contestés par toute la pensée gauchiste mais aussi ultra-libérale, l’européisme également. Dans la plupart des pays de ce que l’on appelait auparavant «Tiers monde», on constate que les Etats-nations sont trop forts sur le plan répressif, et trop faibles sur le contrôle du territoire, la gestion des frontières, la capacité à développer une économie moderne selon un minimum de protection sociale, etc. Ainsi, tous ceux qui souhaitent se passer d’Etat ou surpasser l’Etat devraient se réjouir car c’est bel et bien le cas. La situation semi-chaotique du monde est en partie liée à cela, et pas simplement à la fin du monde bipolaire ou au réveil de l’islamisme.
Par rapport à ces problématiques, nous sommes en présence aujourd’hui de gouvernements faibles ou contestés. Ainsi, lorsque vous convoquez un sommet ou une conférence internationale, ce sont des gouvernements faibles que vous réunissez, et dont on n’est pas sûr qu’ils aient la capacité, une fois rentrés chez eux, d’appliquer ce qu’ils ont décidé. Il n’y a plus d’équivalent aujourd’hui des grandes conférences du XIXème siècle comme le congrès de Vienne ou celui de Berlin, ou de celles de la Deuxième Guerre mondiale comme les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam. De telles conférences ne sont même plus envisagées : on le voit d’ailleurs pour le cas du Moyen-Orient, où personne au monde ne se sentirait capable d’organiser une telle conférence pour réorganiser la région. Demander si l’Etat-nation est une unité d’analyse pertinente sous-entend qu’il existe une autre formule possible. Mais on ne voit pas très bien laquelle…

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14/03/2016