Pour la première fois dans l’histoire, depuis une vingtaine d’années, la Chine et les autres grands pays coexistent désormais en tant que puissances dans le même monde. Cela n‘était jamais arrivé auparavant. C’est là un des aspects majeurs de l’ère actuelle de globalisation, antérieur même à la disparition de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1991 qui mit fin au monde dit «bipolaire» caractérisé par un demi-siècle de suprématie militaire des États-Unis et de l’URSS et par la division du monde en deux systèmes à la fois hégémoniques et antagonistes, auxquels le «Tiers-Monde» de l’époque, celui de Bandoung, essayait d’échapper.
Isolement et retour au monde
Certes la Chine est une puissance très ancienne, héritière de l’une des plus anciennes civilisations connues de l’humanité, la seule qui ait traversé sans se défaire les cinq derniers millénaires. Mais jusqu’au XIXe siècle, elle a vécu au rythme de sa propre histoire et de ses dynasties, dans un monde à part, «empire du Milieu» alternant moments d’unité et de désunion, rejetant ses conquérants ou les absorbant à la longue, répandant sa culture jusqu’aux confins de l’Asie, à peu près indifférente au reste du monde. Parallèlement, celui-ci, empires, royautés, papauté vivait sa propre vie sans se soucier de la Chine, voire l’ignorait. L’existence, depuis l’Antiquité, de quelques liens commerciaux entre l’Europe, l’Orient et la Chine – grâce aux routes de la soie, aux expéditions de quelques marchands ou missionnaires, aux pérégrinations de l’amiral chinois Zheng He jusqu’en Afrique, à l’échange occasionnel de présents entre souverains par l’intermédiaire de messagers au cours des siècles passés -, n’avaient en rien modifié cette compartimentation du monde. Cela n’avait pas de sens «global», «mondial», d’être la nation la plus peuplée ou la plus riche. Et quand les puissances occidentales en pleine expansion coloniale, ainsi que le Japon, avaient convoité la Chine au XIXe siècle, celle-ci, affaiblie, n’était plus alors une vraie puissance en état de se défendre mais une cible, une proie ou un marché (entre autres pour l’opium britannique). Dépecée par des puissances étrangères rivales, la Chine entra alors dans un long tunnel où elle subit occupations, traités inégaux, attribution forcée de concessions aux Occidentaux, guerres civiles. Il fallut attendre le milieu du XXe siècle pour que les communistes chinois, avec Mao Tsé-Tung, réussissent, plus encore et mieux que les nationalistes, à refaire l’unité de la Chine et à restaurer sa souveraineté.
Ensuite, et pour près de 30 ans, la Chine se referme sur elle-même, à la seule exception de son alliance avec l’URSS, qui dure environ dix ans. Elle est engagée dans une confrontation directe avec les États-Unis en Corée (en 1950-1951), puis indirecte avec la France dans la première guerre du Vietnam jusqu’en 1955, puis à nouveau avec les États-Unis dans la seconde guerre du Vietnam jusqu’en 1975. Avec l’assistance soviétique, au départ, puis seule, elle développe son propre arsenal nucléaire.
Par réalisme, certains pays européens préconisent dès cette période le rétablissement des relations diplomatiques avec Pékin, qui avaient été rompues en 1949. Après avoir été reçu par Mao Tsé-Tung, le futur président français François Mitterrand, alors simple parlementaire, en fait la demande dès 1961 dans un livre intitulé La Chine au défi. Le général de Gaulle les rétablit en 1964, après avoir fait préparer ce renversement par une mission de l’ancien président du Conseil, Edgar Faure. Henry Kissinger et Richard Nixon renouent le dialogue en 1971 et rétablissent les relations diplomatiques en 1979. Pour la Chine, c’est une satisfaction de prestige, une assurance et une sécurité vis-à-vis de l’URSS voisine et très armée. Pour les États-Unis, c’est une carte précieuse dans leur jeu central avec l’Union soviétique, et leurs relations multiples et complexes en Asie. Cependant, la Chine et le reste du monde, États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni ne vivent pas encore tout à fait dans le même monde. Ils n’attendent en réalité pas beaucoup les uns des autres. Après avoir récupéré le siège de membre permanent au Conseil de sécurité, Pékin en fait un usage prudent et discret, veillant à son statut, mais évitant tout geste pouvant conduire à une confrontation.
C’est dans les années 1980 que se produit une gigantesque mutation, aux conséquences colossales. Après une période de transition consécutive à la mort de Mao en 1976, Deng Xiaoping prend en main, en décembre 1979, les destinées de la République populaire de Chine (RPC) et la lance dans l’aventure de la modernisation économique, changeant par-là même, à terme, les équilibres du monde. Il le fait prudemment («traverser la rivière en tâtant les pierres») mais de façon résolue. Élu président des États-Unis la même année, Ronald Reagan a, quant à lui, pour objectif de briser la menace idéologique et militaire soviétique, ainsi que de déréguler et d’étendre au monde, avec le soutien ardent de Margaret Thatcher – élue Premier ministre de Grande-Bretagne en 1979 – et des plus grandes entreprises occidentales, l’économie capitaliste. Il atteint son premier objectif et donne une impulsion décisive dans la direction du second. En Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev est appelé au pouvoir en 1985 par un système soviétique à bout de forces, qu’il libéralise (glasnost) et tente de réformer (perestroïka). Le refus affiché de M. Gorbatchev d’employer la force pour maintenir les régimes communistes d’Europe de l’Est, fondé sur une conviction profonde et ancienne, mène, à partir de son accession au sommet, à leur chute comme des châteaux de cartes, rendant de ce fait possible la réunification allemande (1989-1991) et donnant le coup d’envoi du rapprochement des pays d’Europe centrale et orientale avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’Union européenne (UE; 1989-2004). Après un putsch d’arrière garde qui tente vainement d’interrompre le nouveau cours de l’histoire en 1991, l’Union soviétique disparaît en décembre de la même année par retrait des États constituants, à commencer par celui de la Russie qui n’hérite qu’en partie de la puissance soviétique.
En Occident, de nombreux analystes et responsables politiques, et l’opinion publique dans son immense majorité, n’interprètent ces événements que comme une victoire occidentale, voire américaine. Pour beaucoup d’Américains cela annonce la «fin de l’histoire» (Francis Fukuyama) par le triomphe des valeurs politiques et économiques occidentales et un «nouvel ordre international» sous le leadership américain (George Bush senior). Pour d’autres occidentaux, plus idéalistes, ou moins nationalistes – particulièrement en Europe –, cela fait espérer l’avènement d’une «communauté internationale» au sein de laquelle les relations internationales se conformeraient enfin aux principes de la Charte de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Il y a un monde global certes, mais en réalité la notion de communauté internationale reste un – bel – objectif. Les États-Unis sont devenus une hyperpuissance, selon le terme que j’ai proposé en 1998, puissance plus forte que tout autre puissance actuelle ou historiquement connue, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont invulnérables. Les «civilisations» ne se comprennent pas toutes encore, les antagonismes n’ont pas disparu. Les valeurs jugées «universelles» par les Occidentaux ne sont pas encore universellement reconnues comme telles. L’Histoire et les rapports de force se poursuivent. L’un des principaux enjeux en est, du point de vue chinois comme du point de vue du reste du monde, l’insertion dans le monde globalisé d’une Chine qui a connu, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, puis de Jiang Zemin, et de Hu Jintao, le formidable développement que l’on sait, résultat d’une libération des énergies et d’une stratégie d’hypercroissance, et qui dispose en outre, à l’extérieur, d’une diaspora nombreuse et active. À quel point ce monde «global» sera-t-il modifié par ce processus? C’est, au même titre que l’évolution de la relation entre l’Islam et l’Occident, l’une des plus formidables questions de notre temps.
La Chine, nouveau partenaire
Vu d’Europe, il n’y a guère de mystère: les Chinois veulent sortir de la pauvreté, se développer, s’enrichir, se moderniser, accéder à la société de consommation. Ils veulent aussi être respectés, veiller à leurs intérêts dans le monde – énergétiques et autres –, et sont en train de le faire même si le coût social en est élevé et le coût écologique exorbitant. Les questions commencent après: veulent-ils (re)devenir une grande puissance, ce qui ne serait à leurs yeux qu’un juste retour des choses? Les autorités chinoises savent que cela ne se passera pas si aisément ni à l’intérieur ni à l’extérieur. C’est pourquoi elles mettent parfois en avant la formule qui se veut rassurante de l’ «émergence pacifique de la Chine». Mais cela ne va pas de soi. Les autres puissances dans le monde ont des attentes diverses vis-à-vis de la Chine, mais aussi des craintes diverses et pourraient être tentées de s’allier si elles se sentaient menacées dans leurs intérêts essentiels.
Commençons par l’hyperpuissance américaine. Comme le fait remarquer Henry Kissinger, cinq Administrations américaines, respectivement républicaines et démocrates, ont mené, avec des différences de style, une constante politique de coopération dès 1979 et durant vingt années envers la Chine. Par la suite, après les événements de Tiananmen en 1989 et aussi au fur et à mesure de l’affirmation de la croissance chinoise, la politique étrangère américaine, de plus en plus dépendante – comme dans toutes les sociétés modernes médiatisées – de la politique intérieure et de l’opinion, a oscillé envers la Chine entre punition, vigilance, protection économique, offensive démocratique, coopération prudente et définition d’un partenariat stratégique.
Les États-Unis voient en effet dans la Chine à la fois, et plus ou moins selon les moments:
– un interlocuteur politique et diplomatique essentiel compte tenu de leur engagement multiforme en Asie ( notamment au Japon et à Taiwan),
– un grand marché,
– un fournisseur bon marché de produits de consommation (qui sert, par exemple, les achats de l’entreprise Wal-Mart),
– un acheteur bienvenu des obligations publiques émises par le Trésor américain (320 milliards de dollars, même si c’est à double tranchant pour les États-Unis), et donc un partenaire économique obligé,
– une terre de mission démocratique.
Mais aussi, parallèlement:
– un régime critiquable pour son autoritarisme politique, son respect très insuffisant des droits de l’homme, ses entraves à la liberté religieuse, et sa politique de sinisation au Tibet,
– un concurrent de plus en plus coriace dans la compétition pour l’accès aux sources d’énergie fossile, de plus en plus précieuses, et aux matières premières en général, dont il fait monter les prix (sa «pétrodiplomatie» entend sécuriser les sources d’énergie et les 12 000 km de routes maritimes),
– un pays trop conciliant avec l’Iran,
– un concurrent économique perturbateur, voire déloyal, du fait d’un dynamisme commercial incontestable (apparition d’entreprises chinoises globales) allié à des pratiques estimées discutables en matière de taux de change et de propriété intellectuelle, et de l’absence en contrepartie d’une ouverture suffisante du marché chinois,
– un créancier,
– une menace militaire potentielle contre certains de leurs alliés ou protégés en Asie (Taiwan d’abord, mais aussi le Japon et la Corée du Sud, pays du Sud pacifique) – c’est pour le Pentagone un souci de plus en plus marqué,
– et même dans quelques décennies un challenger possible de la suprématie mondiale des États-Unis, voire un «adversaire potentiel».
Il y a ainsi aux États-Unis plusieurs politiques chinoises simultanées, plus ou moins clairement et durablement arbitrées par le président du moment. En voyage en Chine en novembre 2005, George W. Bush a par exemple demandé aux autorités chinoises une correction du déficit commercial et une revalorisation du yuan. Avant d’arriver en Chine, il s’est dit sûr de la victoire, à terme, de la démocratie et a demandé à Pékin des progrès démocratiques. Le «partenaire stratégique» des années Clinton est vu maintenant comme un «concurrent stratégique».
Rien ne dit que ces contradictions seront surmontées dans les années à venir. Mais cela dépendra aussi de ce que feront les dirigeants chinois.
L’Union européenne partage, à un degré moindre, les mêmes attentes, espérances, hésitations et craintes que les États-Unis à l’égard de la Chine. Mais elle ne se voit pas, ne raisonne pas et ne se comporte pas encore comme une puissance malgré le «partenariat stratégique» qu’elle a signé avec la Chine. L’Union européenne est fascinée – peut-être trop? – par les perspectives offertes à ses entreprises et à ses exportations par la croissance et l’immensité des besoins chinois. Mais en même temps elle s’inquiète: des conséquences pour ses entreprises des exportations chinoises en Europe (textiles et autres); de la rapidité d’acquisition et de maîtrise par la Chine des technologies les plus avancées et de ses exigences croissantes dans ce domaine (aéronautique, nucléaire, transports ferroviaires); de l’augmentation des rejets par la Chine de gaz à effet de serre et de ses conséquences pour la planète. Elle est gênée par la sous-évaluation du yuan et voudrait obtenir de la Chine un réel respect de la propriété intellectuelle. L’opinion européenne, convaincue du bien-fondé de ses valeurs, est choquée par l’insuffisance et la lenteur de progrès démocratiques en Chine.
Au final, l’attitude européenne envers la Chine n’est pas très claire non plus. Ses États membres – qui n’ont pas, à la différence de Washington, de troupes stationnées dans la région et ne se font pas d’illusions sur leur rôle en Asie – ne s’inquiètent pas trop de la modernisation de l’armée chinoise. Ils ont pourtant été divisés sur l’opportunité de lever l’embargo sur les ventes d’armes instauré après Tiananmen, en 1989, que jugeaient dépassé, quinze ans après ces événements et après l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, la France, l’Allemagne (du moins jusqu’à l’arrivée à la Chancellerie d’Angela Merkel) et quelques autres États membres. Au total, l’Union européenne privilégie la coopération et cherche à éviter la confrontation, peut-être même au dépens de ses intérêts particuliers.
La France a sa propre politique chinoise. Depuis la reconnaissance du régime de Pékin en 1964, le général de Gaulle et ses quatre successeurs ont poursuivi une même politique envers la Chine, formalisée en un «partenariat stratégique global» le 24 janvier 2004 à l’occasion du 40e anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques. La France et la Chine ont en principe des conceptions assez proches de ce que devrait être l’organisation du monde multipolaire et multilatéral et surtout de ce qu’elle ne doit pas être (unilatérale). La France se concerte avec ses partenaires européens sur la politique étrangère et de sécurité de l’Union (PESC), mais entend néanmoins préserver sa propre politique chinoise.
La Russie, qui voudrait redevenir un grand pays respecté et devenir un pays moderne, se demande aussi dans quelle mesure s’allier avec la Chine (Organisation de Shanghai pour «cogérer l’Asie centrale» et rompre «l’encerclement américain»); comment la mettre en concurrence avec le Japon pour les achats d’énergie; l’endiguer (en Sibérie); se protéger de sa future puissance militaire. En fait, la Russie n’est pas en mesure de contrarier la montée en puissance économique chinoise, et au-delà de convergences ponctuelles, Russes et Chinois n’ont ni les moyens ni l’intention de s’allier globalement contre les États-Unis.
Le Japon reste une puissance économique considérable, trop sous-estimée depuis dix ans. Après une restructuration en profondeur, il sort d’une longue crise économique et veut redevenir, au-delà de son poids économique, un réel acteur de la politique internationale. Tokyo a été le premier à voir le parti à tirer de la croissance chinoise mais a ensuite laissé les États-Unis et l’Europe prendre des positions clés. Il ne veut de toute façon pas contribuer à créer à sa porte, sans autre précaution, un géant pouvant devenir, un jour, menaçant. D’autant que les rapports entre les deux pays restent difficiles. La Chine utilise les souvenirs atroces et méthodiquement entretenus de la guerre sino-japonaise pour limiter son nouvel essor politique. Le Japon, qui n’a pas fait les gestes nécessaires pour permettre à la Chine de surmonter le passé et les souvenirs de la guerre, éprouve manifestement des préoccupations quant à sa future sécurité – d’où la réaffirmation récente de ses liens militaires avec les États-Unis et une adaptation prévisible de sa doctrine militaire, comme de ses moyens de défense. Pour les Asiatiques, comme pour le monde entier, le fait que dans la relation Chine-Japon le passé ne soit ni assumé ni dépassé, contrairement à ce qui a été fait entre la France et l’Allemagne, reste source d’inquiétude.
Évidemment, l’évolution des relations États-Unis / Inde vers une sorte d’alliance, l’attitude de l’Inde envers la Chine, l’évolution de la question de la Corée du Nord, auront aussi une grande importance sur la suite. Mais c’est bien sûr à propos de Taiwan, question sensible entre toutes, que peuvent être mis en marche, par les uns ou par les autres, des engrenages incontrôlables. L’évolution du rapport de force dans l’île entre nationalistes et indépendantistes, l’attitude de Pékin et celle de Washington, seront les éléments déterminants à ce sujet.
Les choix de la Chine
Les orientations qu’adoptera la Chine, les choix qu’elle fera soit de son propre mouvement, soit en réaction au monde extérieur, l’image qu’elle donnera d’elle-même et de ses intentions, auront donc un effet considérable sur l’évolution générale du monde dans les prochaines années. C’est déjà évident pour l’économie et l’énergie. Cela le sera bientôt pour la stratégie globale. La Chine d’aujourd’hui a, comme toutes les puissances et tous les peuples, des projets, des ambitions, des attentes et des craintes légitimes, renforcés par la volonté de rattraper le temps perdu. Elle peut espérer, si tout va bien, devenir la seconde économie du monde entre 2020 et 2030, dépassant l’Allemagne puis le Japon. Sa responsabilité est à la mesure de son poids et de ses ambitions, c’est-à-dire immense. La Chine devra résoudre de considérables problèmes internes au fur et à mesure de sa modernisation économique, sociale, écologique et politique. Les responsables chinois paraissent en être bien conscients, face à une opinion publique dont les demandes vont croître. C’est évidemment à la Chine de savoir comment surmonter et traiter ces problèmes, mais cela concerne et intéresse à juste titre le monde entier, car les effets des solutions qu’elle y apportera se feront sentir bien au-delà des frontières de la Chine.
À l’extérieur, les autorités chinoises mesurent certainement le problème que représenterait pour elles une coalition des inquiétudes et un rapprochement entre les États-Unis, l’Europe, l’Inde, le Japon et la Russie. Cela pourrait être une erreur de leur part de trop compter sur la fascination économique qu’exerce la Chine sur les hommes d’affaires du monde entier pour contenir à un niveau peu gênant les inquiétudes politiques, stratégiques ou écologiques qu’elle provoque. Et de la même façon, les autorités chinoises se tromperaient en misant trop sur des politiques étrangères «réalistes», au sens classique et restreint du terme, de la part des gouvernements occidentaux. En réalité, compte tenu de l’influence nouvelle des opinions sur les politiques étrangères, celles-ci sont devenues plus émotionnelles, plus réactives, plus idéologiques (voir la «démocratisation du monde» pour l’Amérique de George W. Bush), au total moins susceptibles de lucidité et de continuité. La Chine doit en être consciente, avant même d’être gagnée à son tour par cette évolution.
Les responsables chinois doivent donc savoir que la Chine sera observée dans le monde par les gouvernements, mais aussi par les entreprises, les médias, les opinions et cela dans plusieurs domaines clés:
– L’économie. La Chine acceptera-t-elle de relever le yuan jusqu’à sa «vraie valeur», au-delà de la réévaluation de 2,1 % qu’elle a opéré le 21 juillet 2005? Quel usage fera-t-elle de sa puissance monétaire nouvelle (réserves de changes de 900 milliards de dollars)? Quand arrivera-t-elle à tenir ses engagements dans le cadre de l’OMC – en particulier le respect de la propriété intellectuelle ou l’ouverture du monde bancaire à la concurrence – ainsi que dans celui du G8, auquel elle est de plus en plus associée à défaut d’en être membre? À garantir une véritable sécurité juridique aux investisseurs? À réduire la corruption? Comment se comportera-t-elle dans les négociations commerciales multilatérales à venir: jouera-t-elle plutôt la carte du G20, celle des pays émergents, ou celle des grands pays? Demandera-t-elle un rehaussement de son poids, aujourd’hui faible, au sein du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale? Et à quel rythme améliorera-t-elle les conditions de vie économiques et sociales encore très dures de sa population? La Chine évitera-t-elle une crise économique? Comment réagiront les Chinois s’il y en a une?
– La stratégie et la diplomatie. Seront scrutés de très près sa politique militaire, le rythme, l’ampleur et la nature de son effort d’armement, son comportement envers ses voisins, les deux Corée, le Japon, le Vietnam et la Birmanie. Mais aussi sa position sur la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU et son souhaitable élargissement;
– L’énergie. Son attitude coopérative ou agressive dans la course aux sources d’énergie fossile et dans la sécurisation des acheminements influencera beaucoup son image internationale, tout comme tout ce qui relève de l’environnement et de la santé publique. De maintenant à la fin de Kyoto I, ses efforts, ou absences d’efforts, pour ne pas accroître, voire limiter, ses rejets de gaz à effets de serre seront de plus en plus observés, comme son attitude à l’égard d’un accord Kyoto II, ainsi que sa propension à réduire les pollutions de toute nature sur son propre territoire, à prévenir l’éclosion et la propagation des grandes épidémies ou à donner en temps utile les informations nécessaires au reste du monde;
– enfin bien sûr, la politique intérieure: la démocratie, l’information, l’internet, les droits de l’homme, le Tibet. Les autorités laisseront-elles se nouer des liens entre la «société civile» chinoise et le monde extérieur? Laisseront-elles se créer, en partant de la base, un espace démocratique? Comment faudra-t-il interpréter par exemple les propos tenus le 29 juin 2006 par le président Hu Jintao: «nous devons faire progresser et perfectionner un système démocratique et assurer des élections démocratiques en conformité avec la loi» au même moment où était rappelé «le principe de l’autorité du peuple». Aujourd’hui, cette «démocratie» se conçoit strictement «à l’intérieur du parti». Et demain?
La Chine pourrait objecter que les autres grandes puissances, occidentales ou japonaises, n’ont pas eu à subir de telles mises en garde et conseils lorsqu’elles ont émergé, en plusieurs décennies ou siècles, ni n’ont été soumises à une telle vigilance ou à autant d’exigences et de menaces de rétorsion. Elles se sont purement et simplement imposées aux autres, qui n’ont pu qu’en prendre acte. Cela n’est pas faux. Mais jamais non plus l’interdépendance mondiale n’a été aussi forte dans tous les domaines. Par exemple, la prise de conscience écologique gagne de l’ampleur chaque jour: les Chinois ne pourront pas prendre pour prétexte les rejets de gaz à effet de serre émis depuis les débuts de la révolution industrielle par les États-Unis, les Européens et les Japonais pour refuser toute contrainte, car cela ferait peser une menace incontestable et croissante sur l’humanité toute entière, y compris sur la Chine de demain. C’est peut être injuste pour les «derniers arrivés», mais c’est un fait scientifique irréfutable. D’ailleurs la population chinoise, touchée de plein fouet par l’autre menace majeure, la pollution chimique, réagit de plus en plus vivement aux coûts social et environnemental du développement.
Sur tous ces points, les choix chinois seront déterminants pour la suite. Si la Chine devait mener une classique politique de puissance et de fait accompli; si elle cherchait à devenir une «Amérique asiatique», qui, comme elle, serait souvent trop unilatéraliste, trop polluante et pourquoi pas, elle aussi, un jour militariste sans pour autant être aussi démocratique que les États-Unis; si elle visait à reconstituer un monde bipolaire, cette fois-ci autour d’elle-même et des États-Unis; si elle prétendait imposer au monde ses normes et ses conceptions propres, alors aucun choc ne serait exclu, et tout serait à craindre.
Mais la Chine peut décider de suivre une autre voie. C’est d’ailleurs ce qu’elle annonce, ce à quoi elle s’est engagée en entrant dans l’OMC, comme en acceptant de participer au G8 élargi. Cela serait irréaliste d’attendre d’elle qu’elle pratique un multilatéralisme abstrait, tel que le rêvent les Européens, fondé sur une égalité théorique. Mais la Chine pourrait parfaitement revendiquer toute sa place et défendre ses intérêts légitimes tout en prenant en compte ceux de ses partenaires et ceux du monde sur tous les plans, y compris stratégiques, économiques, sanitaires et écologiques, quitte à demander, dans une mesure raisonnable, la renégociation de certaines règles du jeu. Le monde dépend d’elle, mais la dépendance est réciproque. La Chine importe 40 % de sa consommation d’hydrocarbures, et le chiffre montera à 80 % vers 2030. Elle a besoin du Japon, de Taiwan et de la Corée du Sud pour faire tourner les ateliers qui exportent vers l’Occident.
Si la Chine s’engage dans cette voie, on peut espérer voir les divers pôles du monde de demain trouver un équilibre dans le cadre plus général d’un multilatéralisme réaliste et rénové, et voir naître d’ici dix ou quinze ans une vraie «communauté internationale», celle-là même que les Occidentaux croient déjà établie, mais qui reste à fonder. Avec la Chine.
Pour la première fois dans l’histoire, depuis une vingtaine d’années, la Chine et les autres grands pays coexistent désormais en tant que puissances dans le même monde. Cela n‘était jamais arrivé auparavant. C’est là un des aspects majeurs de l’ère actuelle de globalisation, antérieur même à la disparition de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1991 qui mit fin au monde dit «bipolaire» caractérisé par un demi-siècle de suprématie militaire des États-Unis et de l’URSS et par la division du monde en deux systèmes à la fois hégémoniques et antagonistes, auxquels le «Tiers-Monde» de l’époque, celui de Bandoung, essayait d’échapper.
Isolement et retour au monde
Certes la Chine est une puissance très ancienne, héritière de l’une des plus anciennes civilisations connues de l’humanité, la seule qui ait traversé sans se défaire les cinq derniers millénaires. Mais jusqu’au XIXe siècle, elle a vécu au rythme de sa propre histoire et de ses dynasties, dans un monde à part, «empire du Milieu» alternant moments d’unité et de désunion, rejetant ses conquérants ou les absorbant à la longue, répandant sa culture jusqu’aux confins de l’Asie, à peu près indifférente au reste du monde. Parallèlement, celui-ci, empires, royautés, papauté vivait sa propre vie sans se soucier de la Chine, voire l’ignorait. L’existence, depuis l’Antiquité, de quelques liens commerciaux entre l’Europe, l’Orient et la Chine – grâce aux routes de la soie, aux expéditions de quelques marchands ou missionnaires, aux pérégrinations de l’amiral chinois Zheng He jusqu’en Afrique, à l’échange occasionnel de présents entre souverains par l’intermédiaire de messagers au cours des siècles passés -, n’avaient en rien modifié cette compartimentation du monde. Cela n’avait pas de sens «global», «mondial», d’être la nation la plus peuplée ou la plus riche. Et quand les puissances occidentales en pleine expansion coloniale, ainsi que le Japon, avaient convoité la Chine au XIXe siècle, celle-ci, affaiblie, n’était plus alors une vraie puissance en état de se défendre mais une cible, une proie ou un marché (entre autres pour l’opium britannique). Dépecée par des puissances étrangères rivales, la Chine entra alors dans un long tunnel où elle subit occupations, traités inégaux, attribution forcée de concessions aux Occidentaux, guerres civiles. Il fallut attendre le milieu du XXe siècle pour que les communistes chinois, avec Mao Tsé-Tung, réussissent, plus encore et mieux que les nationalistes, à refaire l’unité de la Chine et à restaurer sa souveraineté.
Ensuite, et pour près de 30 ans, la Chine se referme sur elle-même, à la seule exception de son alliance avec l’URSS, qui dure environ dix ans. Elle est engagée dans une confrontation directe avec les États-Unis en Corée (en 1950-1951), puis indirecte avec la France dans la première guerre du Vietnam jusqu’en 1955, puis à nouveau avec les États-Unis dans la seconde guerre du Vietnam jusqu’en 1975. Avec l’assistance soviétique, au départ, puis seule, elle développe son propre arsenal nucléaire.
Par réalisme, certains pays européens préconisent dès cette période le rétablissement des relations diplomatiques avec Pékin, qui avaient été rompues en 1949. Après avoir été reçu par Mao Tsé-Tung, le futur président français François Mitterrand, alors simple parlementaire, en fait la demande dès 1961 dans un livre intitulé La Chine au défi. Le général de Gaulle les rétablit en 1964, après avoir fait préparer ce renversement par une mission de l’ancien président du Conseil, Edgar Faure. Henry Kissinger et Richard Nixon renouent le dialogue en 1971 et rétablissent les relations diplomatiques en 1979. Pour la Chine, c’est une satisfaction de prestige, une assurance et une sécurité vis-à-vis de l’URSS voisine et très armée. Pour les États-Unis, c’est une carte précieuse dans leur jeu central avec l’Union soviétique, et leurs relations multiples et complexes en Asie. Cependant, la Chine et le reste du monde, États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni ne vivent pas encore tout à fait dans le même monde. Ils n’attendent en réalité pas beaucoup les uns des autres. Après avoir récupéré le siège de membre permanent au Conseil de sécurité, Pékin en fait un usage prudent et discret, veillant à son statut, mais évitant tout geste pouvant conduire à une confrontation.
C’est dans les années 1980 que se produit une gigantesque mutation, aux conséquences colossales. Après une période de transition consécutive à la mort de Mao en 1976, Deng Xiaoping prend en main, en décembre 1979, les destinées de la République populaire de Chine (RPC) et la lance dans l’aventure de la modernisation économique, changeant par-là même, à terme, les équilibres du monde. Il le fait prudemment («traverser la rivière en tâtant les pierres») mais de façon résolue. Élu président des États-Unis la même année, Ronald Reagan a, quant à lui, pour objectif de briser la menace idéologique et militaire soviétique, ainsi que de déréguler et d’étendre au monde, avec le soutien ardent de Margaret Thatcher – élue Premier ministre de Grande-Bretagne en 1979 – et des plus grandes entreprises occidentales, l’économie capitaliste. Il atteint son premier objectif et donne une impulsion décisive dans la direction du second. En Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev est appelé au pouvoir en 1985 par un système soviétique à bout de forces, qu’il libéralise (glasnost) et tente de réformer (perestroïka). Le refus affiché de M. Gorbatchev d’employer la force pour maintenir les régimes communistes d’Europe de l’Est, fondé sur une conviction profonde et ancienne, mène, à partir de son accession au sommet, à leur chute comme des châteaux de cartes, rendant de ce fait possible la réunification allemande (1989-1991) et donnant le coup d’envoi du rapprochement des pays d’Europe centrale et orientale avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’Union européenne (UE; 1989-2004). Après un putsch d’arrière garde qui tente vainement d’interrompre le nouveau cours de l’histoire en 1991, l’Union soviétique disparaît en décembre de la même année par retrait des États constituants, à commencer par celui de la Russie qui n’hérite qu’en partie de la puissance soviétique.
En Occident, de nombreux analystes et responsables politiques, et l’opinion publique dans son immense majorité, n’interprètent ces événements que comme une victoire occidentale, voire américaine. Pour beaucoup d’Américains cela annonce la «fin de l’histoire» (Francis Fukuyama) par le triomphe des valeurs politiques et économiques occidentales et un «nouvel ordre international» sous le leadership américain (George Bush senior). Pour d’autres occidentaux, plus idéalistes, ou moins nationalistes – particulièrement en Europe –, cela fait espérer l’avènement d’une «communauté internationale» au sein de laquelle les relations internationales se conformeraient enfin aux principes de la Charte de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Il y a un monde global certes, mais en réalité la notion de communauté internationale reste un – bel – objectif. Les États-Unis sont devenus une hyperpuissance, selon le terme que j’ai proposé en 1998, puissance plus forte que tout autre puissance actuelle ou historiquement connue, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont invulnérables. Les «civilisations» ne se comprennent pas toutes encore, les antagonismes n’ont pas disparu. Les valeurs jugées «universelles» par les Occidentaux ne sont pas encore universellement reconnues comme telles. L’Histoire et les rapports de force se poursuivent. L’un des principaux enjeux en est, du point de vue chinois comme du point de vue du reste du monde, l’insertion dans le monde globalisé d’une Chine qui a connu, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, puis de Jiang Zemin, et de Hu Jintao, le formidable développement que l’on sait, résultat d’une libération des énergies et d’une stratégie d’hypercroissance, et qui dispose en outre, à l’extérieur, d’une diaspora nombreuse et active. À quel point ce monde «global» sera-t-il modifié par ce processus? C’est, au même titre que l’évolution de la relation entre l’Islam et l’Occident, l’une des plus formidables questions de notre temps.
La Chine, nouveau partenaire
Vu d’Europe, il n’y a guère de mystère: les Chinois veulent sortir de la pauvreté, se développer, s’enrichir, se moderniser, accéder à la société de consommation. Ils veulent aussi être respectés, veiller à leurs intérêts dans le monde – énergétiques et autres –, et sont en train de le faire même si le coût social en est élevé et le coût écologique exorbitant. Les questions commencent après: veulent-ils (re)devenir une grande puissance, ce qui ne serait à leurs yeux qu’un juste retour des choses? Les autorités chinoises savent que cela ne se passera pas si aisément ni à l’intérieur ni à l’extérieur. C’est pourquoi elles mettent parfois en avant la formule qui se veut rassurante de l’ «émergence pacifique de la Chine». Mais cela ne va pas de soi. Les autres puissances dans le monde ont des attentes diverses vis-à-vis de la Chine, mais aussi des craintes diverses et pourraient être tentées de s’allier si elles se sentaient menacées dans leurs intérêts essentiels.
Commençons par l’hyperpuissance américaine. Comme le fait remarquer Henry Kissinger, cinq Administrations américaines, respectivement républicaines et démocrates, ont mené, avec des différences de style, une constante politique de coopération dès 1979 et durant vingt années envers la Chine. Par la suite, après les événements de Tiananmen en 1989 et aussi au fur et à mesure de l’affirmation de la croissance chinoise, la politique étrangère américaine, de plus en plus dépendante – comme dans toutes les sociétés modernes médiatisées – de la politique intérieure et de l’opinion, a oscillé envers la Chine entre punition, vigilance, protection économique, offensive démocratique, coopération prudente et définition d’un partenariat stratégique.
Les États-Unis voient en effet dans la Chine à la fois, et plus ou moins selon les moments:
– un interlocuteur politique et diplomatique essentiel compte tenu de leur engagement multiforme en Asie ( notamment au Japon et à Taiwan),
– un grand marché,
– un fournisseur bon marché de produits de consommation (qui sert, par exemple, les achats de l’entreprise Wal-Mart),
– un acheteur bienvenu des obligations publiques émises par le Trésor américain (320 milliards de dollars, même si c’est à double tranchant pour les États-Unis), et donc un partenaire économique obligé,
– une terre de mission démocratique.
Mais aussi, parallèlement:
– un régime critiquable pour son autoritarisme politique, son respect très insuffisant des droits de l’homme, ses entraves à la liberté religieuse, et sa politique de sinisation au Tibet,
– un concurrent de plus en plus coriace dans la compétition pour l’accès aux sources d’énergie fossile, de plus en plus précieuses, et aux matières premières en général, dont il fait monter les prix (sa «pétrodiplomatie» entend sécuriser les sources d’énergie et les 12 000 km de routes maritimes),
– un pays trop conciliant avec l’Iran,
– un concurrent économique perturbateur, voire déloyal, du fait d’un dynamisme commercial incontestable (apparition d’entreprises chinoises globales) allié à des pratiques estimées discutables en matière de taux de change et de propriété intellectuelle, et de l’absence en contrepartie d’une ouverture suffisante du marché chinois,
– un créancier,
– une menace militaire potentielle contre certains de leurs alliés ou protégés en Asie (Taiwan d’abord, mais aussi le Japon et la Corée du Sud, pays du Sud pacifique) – c’est pour le Pentagone un souci de plus en plus marqué,
– et même dans quelques décennies un challenger possible de la suprématie mondiale des États-Unis, voire un «adversaire potentiel».
Il y a ainsi aux États-Unis plusieurs politiques chinoises simultanées, plus ou moins clairement et durablement arbitrées par le président du moment. En voyage en Chine en novembre 2005, George W. Bush a par exemple demandé aux autorités chinoises une correction du déficit commercial et une revalorisation du yuan. Avant d’arriver en Chine, il s’est dit sûr de la victoire, à terme, de la démocratie et a demandé à Pékin des progrès démocratiques. Le «partenaire stratégique» des années Clinton est vu maintenant comme un «concurrent stratégique».
Rien ne dit que ces contradictions seront surmontées dans les années à venir. Mais cela dépendra aussi de ce que feront les dirigeants chinois.
L’Union européenne partage, à un degré moindre, les mêmes attentes, espérances, hésitations et craintes que les États-Unis à l’égard de la Chine. Mais elle ne se voit pas, ne raisonne pas et ne se comporte pas encore comme une puissance malgré le «partenariat stratégique» qu’elle a signé avec la Chine. L’Union européenne est fascinée – peut-être trop? – par les perspectives offertes à ses entreprises et à ses exportations par la croissance et l’immensité des besoins chinois. Mais en même temps elle s’inquiète: des conséquences pour ses entreprises des exportations chinoises en Europe (textiles et autres); de la rapidité d’acquisition et de maîtrise par la Chine des technologies les plus avancées et de ses exigences croissantes dans ce domaine (aéronautique, nucléaire, transports ferroviaires); de l’augmentation des rejets par la Chine de gaz à effet de serre et de ses conséquences pour la planète. Elle est gênée par la sous-évaluation du yuan et voudrait obtenir de la Chine un réel respect de la propriété intellectuelle. L’opinion européenne, convaincue du bien-fondé de ses valeurs, est choquée par l’insuffisance et la lenteur de progrès démocratiques en Chine.
Au final, l’attitude européenne envers la Chine n’est pas très claire non plus. Ses États membres – qui n’ont pas, à la différence de Washington, de troupes stationnées dans la région et ne se font pas d’illusions sur leur rôle en Asie – ne s’inquiètent pas trop de la modernisation de l’armée chinoise. Ils ont pourtant été divisés sur l’opportunité de lever l’embargo sur les ventes d’armes instauré après Tiananmen, en 1989, que jugeaient dépassé, quinze ans après ces événements et après l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, la France, l’Allemagne (du moins jusqu’à l’arrivée à la Chancellerie d’Angela Merkel) et quelques autres États membres. Au total, l’Union européenne privilégie la coopération et cherche à éviter la confrontation, peut-être même au dépens de ses intérêts particuliers.
La France a sa propre politique chinoise. Depuis la reconnaissance du régime de Pékin en 1964, le général de Gaulle et ses quatre successeurs ont poursuivi une même politique envers la Chine, formalisée en un «partenariat stratégique global» le 24 janvier 2004 à l’occasion du 40e anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques. La France et la Chine ont en principe des conceptions assez proches de ce que devrait être l’organisation du monde multipolaire et multilatéral et surtout de ce qu’elle ne doit pas être (unilatérale). La France se concerte avec ses partenaires européens sur la politique étrangère et de sécurité de l’Union (PESC), mais entend néanmoins préserver sa propre politique chinoise.
La Russie, qui voudrait redevenir un grand pays respecté et devenir un pays moderne, se demande aussi dans quelle mesure s’allier avec la Chine (Organisation de Shanghai pour «cogérer l’Asie centrale» et rompre «l’encerclement américain»); comment la mettre en concurrence avec le Japon pour les achats d’énergie; l’endiguer (en Sibérie); se protéger de sa future puissance militaire. En fait, la Russie n’est pas en mesure de contrarier la montée en puissance économique chinoise, et au-delà de convergences ponctuelles, Russes et Chinois n’ont ni les moyens ni l’intention de s’allier globalement contre les États-Unis.
Le Japon reste une puissance économique considérable, trop sous-estimée depuis dix ans. Après une restructuration en profondeur, il sort d’une longue crise économique et veut redevenir, au-delà de son poids économique, un réel acteur de la politique internationale. Tokyo a été le premier à voir le parti à tirer de la croissance chinoise mais a ensuite laissé les États-Unis et l’Europe prendre des positions clés. Il ne veut de toute façon pas contribuer à créer à sa porte, sans autre précaution, un géant pouvant devenir, un jour, menaçant. D’autant que les rapports entre les deux pays restent difficiles. La Chine utilise les souvenirs atroces et méthodiquement entretenus de la guerre sino-japonaise pour limiter son nouvel essor politique. Le Japon, qui n’a pas fait les gestes nécessaires pour permettre à la Chine de surmonter le passé et les souvenirs de la guerre, éprouve manifestement des préoccupations quant à sa future sécurité – d’où la réaffirmation récente de ses liens militaires avec les États-Unis et une adaptation prévisible de sa doctrine militaire, comme de ses moyens de défense. Pour les Asiatiques, comme pour le monde entier, le fait que dans la relation Chine-Japon le passé ne soit ni assumé ni dépassé, contrairement à ce qui a été fait entre la France et l’Allemagne, reste source d’inquiétude.
Évidemment, l’évolution des relations États-Unis / Inde vers une sorte d’alliance, l’attitude de l’Inde envers la Chine, l’évolution de la question de la Corée du Nord, auront aussi une grande importance sur la suite. Mais c’est bien sûr à propos de Taiwan, question sensible entre toutes, que peuvent être mis en marche, par les uns ou par les autres, des engrenages incontrôlables. L’évolution du rapport de force dans l’île entre nationalistes et indépendantistes, l’attitude de Pékin et celle de Washington, seront les éléments déterminants à ce sujet.
Les choix de la Chine
Les orientations qu’adoptera la Chine, les choix qu’elle fera soit de son propre mouvement, soit en réaction au monde extérieur, l’image qu’elle donnera d’elle-même et de ses intentions, auront donc un effet considérable sur l’évolution générale du monde dans les prochaines années. C’est déjà évident pour l’économie et l’énergie. Cela le sera bientôt pour la stratégie globale. La Chine d’aujourd’hui a, comme toutes les puissances et tous les peuples, des projets, des ambitions, des attentes et des craintes légitimes, renforcés par la volonté de rattraper le temps perdu. Elle peut espérer, si tout va bien, devenir la seconde économie du monde entre 2020 et 2030, dépassant l’Allemagne puis le Japon. Sa responsabilité est à la mesure de son poids et de ses ambitions, c’est-à-dire immense. La Chine devra résoudre de considérables problèmes internes au fur et à mesure de sa modernisation économique, sociale, écologique et politique. Les responsables chinois paraissent en être bien conscients, face à une opinion publique dont les demandes vont croître. C’est évidemment à la Chine de savoir comment surmonter et traiter ces problèmes, mais cela concerne et intéresse à juste titre le monde entier, car les effets des solutions qu’elle y apportera se feront sentir bien au-delà des frontières de la Chine.
À l’extérieur, les autorités chinoises mesurent certainement le problème que représenterait pour elles une coalition des inquiétudes et un rapprochement entre les États-Unis, l’Europe, l’Inde, le Japon et la Russie. Cela pourrait être une erreur de leur part de trop compter sur la fascination économique qu’exerce la Chine sur les hommes d’affaires du monde entier pour contenir à un niveau peu gênant les inquiétudes politiques, stratégiques ou écologiques qu’elle provoque. Et de la même façon, les autorités chinoises se tromperaient en misant trop sur des politiques étrangères «réalistes», au sens classique et restreint du terme, de la part des gouvernements occidentaux. En réalité, compte tenu de l’influence nouvelle des opinions sur les politiques étrangères, celles-ci sont devenues plus émotionnelles, plus réactives, plus idéologiques (voir la «démocratisation du monde» pour l’Amérique de George W. Bush), au total moins susceptibles de lucidité et de continuité. La Chine doit en être consciente, avant même d’être gagnée à son tour par cette évolution.
Les responsables chinois doivent donc savoir que la Chine sera observée dans le monde par les gouvernements, mais aussi par les entreprises, les médias, les opinions et cela dans plusieurs domaines clés:
– L’économie. La Chine acceptera-t-elle de relever le yuan jusqu’à sa «vraie valeur», au-delà de la réévaluation de 2,1 % qu’elle a opéré le 21 juillet 2005? Quel usage fera-t-elle de sa puissance monétaire nouvelle (réserves de changes de 900 milliards de dollars)? Quand arrivera-t-elle à tenir ses engagements dans le cadre de l’OMC – en particulier le respect de la propriété intellectuelle ou l’ouverture du monde bancaire à la concurrence – ainsi que dans celui du G8, auquel elle est de plus en plus associée à défaut d’en être membre? À garantir une véritable sécurité juridique aux investisseurs? À réduire la corruption? Comment se comportera-t-elle dans les négociations commerciales multilatérales à venir: jouera-t-elle plutôt la carte du G20, celle des pays émergents, ou celle des grands pays? Demandera-t-elle un rehaussement de son poids, aujourd’hui faible, au sein du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale? Et à quel rythme améliorera-t-elle les conditions de vie économiques et sociales encore très dures de sa population? La Chine évitera-t-elle une crise économique? Comment réagiront les Chinois s’il y en a une?
– La stratégie et la diplomatie. Seront scrutés de très près sa politique militaire, le rythme, l’ampleur et la nature de son effort d’armement, son comportement envers ses voisins, les deux Corée, le Japon, le Vietnam et la Birmanie. Mais aussi sa position sur la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU et son souhaitable élargissement;
– L’énergie. Son attitude coopérative ou agressive dans la course aux sources d’énergie fossile et dans la sécurisation des acheminements influencera beaucoup son image internationale, tout comme tout ce qui relève de l’environnement et de la santé publique. De maintenant à la fin de Kyoto I, ses efforts, ou absences d’efforts, pour ne pas accroître, voire limiter, ses rejets de gaz à effets de serre seront de plus en plus observés, comme son attitude à l’égard d’un accord Kyoto II, ainsi que sa propension à réduire les pollutions de toute nature sur son propre territoire, à prévenir l’éclosion et la propagation des grandes épidémies ou à donner en temps utile les informations nécessaires au reste du monde;
– enfin bien sûr, la politique intérieure: la démocratie, l’information, l’internet, les droits de l’homme, le Tibet. Les autorités laisseront-elles se nouer des liens entre la «société civile» chinoise et le monde extérieur? Laisseront-elles se créer, en partant de la base, un espace démocratique? Comment faudra-t-il interpréter par exemple les propos tenus le 29 juin 2006 par le président Hu Jintao: «nous devons faire progresser et perfectionner un système démocratique et assurer des élections démocratiques en conformité avec la loi» au même moment où était rappelé «le principe de l’autorité du peuple». Aujourd’hui, cette «démocratie» se conçoit strictement «à l’intérieur du parti». Et demain?
La Chine pourrait objecter que les autres grandes puissances, occidentales ou japonaises, n’ont pas eu à subir de telles mises en garde et conseils lorsqu’elles ont émergé, en plusieurs décennies ou siècles, ni n’ont été soumises à une telle vigilance ou à autant d’exigences et de menaces de rétorsion. Elles se sont purement et simplement imposées aux autres, qui n’ont pu qu’en prendre acte. Cela n’est pas faux. Mais jamais non plus l’interdépendance mondiale n’a été aussi forte dans tous les domaines. Par exemple, la prise de conscience écologique gagne de l’ampleur chaque jour: les Chinois ne pourront pas prendre pour prétexte les rejets de gaz à effet de serre émis depuis les débuts de la révolution industrielle par les États-Unis, les Européens et les Japonais pour refuser toute contrainte, car cela ferait peser une menace incontestable et croissante sur l’humanité toute entière, y compris sur la Chine de demain. C’est peut être injuste pour les «derniers arrivés», mais c’est un fait scientifique irréfutable. D’ailleurs la population chinoise, touchée de plein fouet par l’autre menace majeure, la pollution chimique, réagit de plus en plus vivement aux coûts social et environnemental du développement.
Sur tous ces points, les choix chinois seront déterminants pour la suite. Si la Chine devait mener une classique politique de puissance et de fait accompli; si elle cherchait à devenir une «Amérique asiatique», qui, comme elle, serait souvent trop unilatéraliste, trop polluante et pourquoi pas, elle aussi, un jour militariste sans pour autant être aussi démocratique que les États-Unis; si elle visait à reconstituer un monde bipolaire, cette fois-ci autour d’elle-même et des États-Unis; si elle prétendait imposer au monde ses normes et ses conceptions propres, alors aucun choc ne serait exclu, et tout serait à craindre.
Mais la Chine peut décider de suivre une autre voie. C’est d’ailleurs ce qu’elle annonce, ce à quoi elle s’est engagée en entrant dans l’OMC, comme en acceptant de participer au G8 élargi. Cela serait irréaliste d’attendre d’elle qu’elle pratique un multilatéralisme abstrait, tel que le rêvent les Européens, fondé sur une égalité théorique. Mais la Chine pourrait parfaitement revendiquer toute sa place et défendre ses intérêts légitimes tout en prenant en compte ceux de ses partenaires et ceux du monde sur tous les plans, y compris stratégiques, économiques, sanitaires et écologiques, quitte à demander, dans une mesure raisonnable, la renégociation de certaines règles du jeu. Le monde dépend d’elle, mais la dépendance est réciproque. La Chine importe 40 % de sa consommation d’hydrocarbures, et le chiffre montera à 80 % vers 2030. Elle a besoin du Japon, de Taiwan et de la Corée du Sud pour faire tourner les ateliers qui exportent vers l’Occident.
Si la Chine s’engage dans cette voie, on peut espérer voir les divers pôles du monde de demain trouver un équilibre dans le cadre plus général d’un multilatéralisme réaliste et rénové, et voir naître d’ici dix ou quinze ans une vraie «communauté internationale», celle-là même que les Occidentaux croient déjà établie, mais qui reste à fonder. Avec la Chine.