Le cas de la politique étrangère: une décision de nature singulière.

Entretien avec Hubert Védrine

Un processus permanent

Le Banquet: Comment analysez-vous les différents types de décision auxquels vous avez participé ou que vous avez prises, soit comme conseiller du président de la République ou secrétaire général de la présidence, soit comme ministre?

Hubert Védrine: Dans le processus de prise de décision, les positions de secrétaire général de l’Élysée ou de ministre sont très différentes. Si un ministre des affaires étrangères n’a pas une liberté de décision totale, puisqu’il est un élément d’un processus institutionnel qui comprend le président de la République, le Premier ministre en cohabitation et d’autres ministres, il est un responsable politique. Il prend lui-même des décisions et souvent sa parole vaut décision. C’est autre chose qu’un conseiller important. Toutefois, quand je suis devenu, à 34 ans, le conseiller diplomatique du président François Mitterrand, j’ai déjà réalisé que cette position n’était pas de celles où l’on peut formuler des avis sans en peser les conséquences. Un conseiller doit se demander quelles conséquences auront ses recommandations, dans l’hypothèse où le président (ou le ministre) les suivrait; il lui faut être conscient de sa responsabilité, même indirecte. A fortiori un secrétaire général est en contact permanent avec le président de la République. En revanche, celui-ci ne s’exprime pas publiquement. Un ministre, lui, a une responsabilité propre, évidente et publique qu’il intervienne au Parlement, dans les médias ou qu’il s’entretienne avec un responsable étranger.

Le Banquet: Lorsque vous étiez ministre, avez-vous eu parfois le sentiment que vous aviez une décision majeure à prendre?

H. V.: Oui, souvent, par exemple à propos des sanctions contre l’Irak, ou des événements au Proche-Orient, au Timor, dans l’Afrique des grands lacs ou dans les Balkans. A ce sujet précisément, quand Robin Cook et moi avons dû en tant que co-présidents de la conférence, représentants du groupe de contact, conclure à l’échec de cette ultime tentative de conciliation entre les Serbes et les Kosovars et reconnaître que nous avions épuisé tous les moyens politiques et diplomatiques pour résoudre ce conflit, ce fut une décision pénible. Cela signifiait en effet, que nous allions devoir utiliser des moyens militaires, avec des raisons solides et convergentes, mais sans une résolution tout à fait explicite du Conseil de sécurité. Nous aurions préféré éviter tout cela, mais Milosevic ne nous avait pas laissé d’autre choix.

Le Banquet: Sur l’Europe, pouvez-vous mentionner quelques exemples de décisions? On pourrait peut-être penser au traité de Nice.

H. V.: La négociation européenne est continue entre les conseils européens au niveau des représentants permanents et des ministres des Affaires étrangères et européennes. L’accord final sur le traité de Nice en décembre 2000 fut un compromis à quinze, résultat d’une infinité de décisions combinées. Il serait d’ailleurs très utile de reconstituer la chronologie complète et l’enchaînement des négociations de ces journées, aucun participant n’ayant pu en avoir une vue exhaustive: il y avait les séances plénières et les repas, mais aussi beaucoup de conciliabules et de changements de fronts, tout cela pendant trois nuits et quatre jours… Tous les participants avaient-ils eux-même une vue claire et nette des objectifs et des intérêts de leur propre pays avant le sommet? Et en cours de discussion? Je n’en suis pas sûr! Dans ce marchandage européen, chaque État membre a tellement de préoccupations contradictoires et subit tant de pressions opposées qu’il éprouve parfois des difficultés à ordonner ses priorités, ce qui peut faire qu’à force d’en avoir trop, il n’en a plus. Pour analyser rétrospectivement ce genre de processus complexe de décision, on se heurte au fait que, une fois la décision prise, on ne sait pas toujours exactement quand elle l’a été, sauf dans quelques cas très formels. Contrairement à une idée répandue (le «rôle» de la présidence), avoir à assumer la présidence de l’Union est plutôt un handicap car on peut moins commodément défendre ses propres positions (la France à Nice, l’Allemagne en 1999, la Grande Bretagne en 2005).

Le Banquet: En quelque sorte, cela signifie qu’on ne peut, en toute rigueur, isoler le moment précis de la décision que pour les déclarations de guerre ou encore le vote des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ou le veto qu’on leur oppose.

H. V.: Bien sûr dans quelques cas comme, par exemple, l’adoption des résolutions du Conseil de sécurité avant la guerre du Golfe, ou l’adoption finale des conclusions d’un Conseil européen. Ce qui précède la conclusion est moins clair. Les conseils européens ont l’art de décider sans décider en renvoyant au Conseil suivant. Un autre exemple est celui des nominations. Lorsque j’ai eu à choisir le directeur de mon cabinet, ou à remplacer le secrétaire général du Quai qui partait à la retraite, cela avait une certaine importance. On pourrait parler aussi des grands mouvements diplomatiques.
Dans beaucoup d’autres cas, il est difficile de mesurer exactement le rôle qu’on a joué au sein d’un long processus et dont les points de départ et les points d’arrivée ne sont pas évidents, et où il y a eu diverses interférences extérieures. Les sociologues de la décision publique dans les sociétés modernes médiatiques connaissent bien tout cela!

Le Banquet: Toutefois, lorsque le président Mitterrand a choisi de soumettre le traité de Maastricht au référendum et, par la suite, de s’engager résolument dans le processus qui conduisit à l’euro, ce furent bien là des actes précis qui relevaient de la décision souveraine.

H. V.: Bien sûr, je ne conteste pas qu’il y en ait. Le recours au referendum fut certes une vraie décision personnelle de François Mitterrand. Il en va de même de la décision d’engager la France dans la première guerre du Golfe (même si François Mitterrand aurait préféré que Saddam Hussein se retire de lui-même du Koweït). En revanche on aurait du mal à isoler «le» point de non-retour dans la décision de faire l’euro déjà contenue dans Maastricht. Si l’on revient au travail du ministre des Affaires étrangères, la «décision» précise, est souvent difficile à isoler. Cela tient à la nature des choses… diplomatiques. Il vaut mieux parler d’influence, de participation à un processus de négociation constante, y compris dans le cas de nominations multilatérales importantes, telle celle de Javier Solana comme «Monsieur PESC». C’est ainsi que cela se passait dans mon cas avec les autres ministres européens, Robin Cook puis Jack Straw, Klaus Kinkel, Joschka Fischer, Lamberto Dini, Javier Solana et tant d’autres. Même chose au-delà de l’Europe avec Madeleine Albright puis Colin Powell, ou avec Igor Ivanov. Mon propos n’est pas de nier l’idée de «décision» cela serait absurde mais seulement de montrer que la politique étrangère passe par des pics, grandes décisions ou discours, mais le plus souvent, par une multitude de micro-décisions souvent prises à plusieurs et qui s’enchaînent. La politique étrangère se prête mal à des retournements brusques ou à des décisions napoléoniennes!

Préserver le temps de la réflexion

Le Banquet: En ce qui concerne la méthode de prise de décision, ou plutôt, compte tenu de ce que vous avez dit, de négociation, y en a-t-il une que vous privilégiez?

H. V.: Il n’y a pas de modèle. Il faut commencer par savoir ce que l’on veut et ce que l’on ne veut pas. Cela peut paraître évident, mais c’est loin d’être toujours le cas. Dans les négociations européennes, c’est encore plus nécessaire: on ne peut pas, au nom de bonnes intentions générales un peu vagues, «l’intérêt européen » (mais qui le définit?) complètement négliger des intérêts nationaux précis. Si les objectifs initiaux étaient trop confus, on se persuadera par facilité que les résultats finalement atteints correspondent à notre intérêt! Les dirigeants ne sont pas tous de grands joueurs d’échec. Il est naïf de penser qu’ils prennent toujours en compte l’ensemble des données, ce qui rend surréalistes certaines analyses géopolitiques où tous les «acteurs» sont supposés rationnels et omniscients. N’oublions ni le hasard, ni la bêtise, ni le chaos. Toute négociation devrait se mener sur la base d’objectifs bien définis, mais aussi avec une vision claire des compromis qu’on est prêt à accepter, ce qui suppose qu’on se soit fixé des lignes rouges à ne pas dépasser. Le négociateur doit aussi être habile, savoir s’adapter, disposer d’une stratégie de repli bien préparée pour changer en cours de route s’il le faut. D’autant que les positions de négociation étant souvent le résultat d’arbitrages laborieux internes à chaque pays, ou à chaque «administration» comme on dit à Washington, ce n’est pas facile de les modifier.
Un responsable politique est une «machine à décider» en permanence. Il puise pour cela dans ses réserves propres. Il existe une préparation mentale, de longue date ou récente, à la décision: avoir à l’esprit en permanence, avec un temps d’avance, la décision à prendre dans l’heure, la semaine, le mois qui vient; soupeser le pour et le contre; avoir réfléchi à des décisions anciennes, à leurs effets. Au milieu d’autres tâches, il faut penser à ces futures décisions, évaluer leurs conséquences, les enchaînements qu’elles peuvent provoquer, dans un sens ou dans un autre. Il faut éviter d’avoir à décider à chaud, de façon précipitée et émotionnelle, ce qui est le risque dans un monde médiatique survolté. Il faut se libérer l’esprit pour ne pas être perturbé par un grand nombre de microdécisions à prendre. On dit ainsi que Jimmy Carter passait une partie de la nuit au bureau, car il voulait tout vérifier, comme si, pour lui, la décision présidentielle était la somme de toutes les décisions des chefs de bureau! Plus on s’est dégagé l’esprit, plus on est capable de se concentrer sur les vrais enjeux, de consulter, de reprendre plusieurs fois le dossier à tête reposée, de se donner les moyens de décider de manière calme et avisée. C’est ce que François Mitterrand a fait en mars 1983, avant de prendre sa décision la plus importante – le refus de la sortie du système monétaire européen . Cela valait la peine d’y méditer pendant huit jours, en confrontant les arguments des uns et des autres.

Le Banquet: Au nombre des méthodes, il faut citer aussi celles qui concernent la préparation et l’élaboration des positions, et l’on pense notamment au conseil. Comment organiser celui-ci au mieux possible?

H. V.: Je n’ai pas de théorie du conseil. Pour la personne conseillée il est très important de s’informer, d’actualiser son savoir, d’écouter et de confronter les divers arguments. En ce qui me concerne, je recevais un nombre élevé de notes, elles-mêmes déjà résultat d’un tri, ce qui suppose d’avoir une entière confiance dans les collaborateurs qui les filtrent. Certains préfèrent recevoir des avis par une filière hiérarchique, d’autres privilégient un système plus ouvert et diversifié, et une mise en concurrence des propositions. Dans mon cas, dans une journée normale, indépendamment des entretiens divers que je pouvais avoir avec des ministres étrangers en visite à Paris, je discutais bien sûr avec mes collaborateurs et les principaux responsables du Quai de tel ou tel sujet important qui devait donner lieu à une décision prochaine, mais aussi avec tel ou tel interlocuteur de passage qui pouvait avoir une vision plus distanciée de la question, ambassadeur, militaire, journaliste, parlementaire, expert, ainsi qu’avec ma conseillère pour la communication pour apprécier à l’avance les retombées médiatiques des diverses décisions. J’avais au départ mon idée ou mon intuition mais j’appréciais d’entendre plusieurs avis. Cette émulation est la meilleure des méthodes. Il faut aussi préparer des mots, trouver des formules, puisque, lorsqu’on est ministre, on doit tout le temps prendre la parole, et cela il faut le faire non seulement avec des spécialistes de la communication, mais aussi avec des gens normaux, pour ainsi dire, qui pensent et parlent comme tout le monde. Bref ce travail mental ne s’interrompt jamais.

Le Banquet: Le domaine de la politique étrangère a des spécificités, puisque les processus y sont moins linéaires.

H. V.: Oui, on n’y est pas, ou peu, encadré par des procédures formelles et saisonnières comme la discussion du budget, la préparation des lois et la séance des questions. On n’est pas tenu par un strict processus politico-administratif et juridique. La procédure d’arbitrage à Matignon est secondaire (hors cohabitation), sauf sur les moyens et la mise en œuvre. Et surtout les évènements commandent l’agenda plus encore que le très lourd calendrier international pré-établi. La réaction des nombreux autres acteurs internationaux est cruciale.

Le Banquet: Pour en revenir aux modèles, y a-t-il, si l’on prend ce que vous avez pu constater dans des systèmes étrangers, des exemples dont il paraîtrait fécond de s’inspirer ou, au contraire, qu’il faudrait rejeter? Certaines personnalités vous paraissent-elles avoir adopté une méthode exemplaire?

H. V.: Je ne sais pas ce qu’est la méthode exemplaire. Peut être la gestion de son corps diplomatique par le Foreign Office? Mais je sais ce que sont les anti-modèles: les responsables fébriles qui se noient dans les décisions à prendre, qui ne contrôlent pas leur agenda et font des déclarations incessantes. Personnellement, j’ai été évidement marqué par François Mitterrand mais j’ai tiré un très grand profit de très nombreuses lectures sur l’histoire ancienne, ou contemporaine, que ce soit sur de Gaulle, Churchill ou Roosevelt et bien d’autres, des mémoires comme celles d’Henry Kissinger ou d’autres dirigeants des cinquante dernières années et des histoires des relations internationales comme André Fontaine sur la guerre froide, etc.
Bien sûr, il faut tenir compte de ce que nous ne sommes pas dans une époque historique, ni de géants mais plus trivialement dans celle de la mondialisation économique. J’ai vu travailler pendant cette période quatre présidents américains, trois chanceliers allemands, etc., et un peu connu leur système de décision interne, notamment l’allemand. J’ai aussi participé de l’intérieur à bien des processus multilatéraux comme les Conseils européens, les G 8 ou les réunions du Conseil de sécurité. Pour celui qui, dans ces processus, doit au bout du compte dire «oui» ou «non», il est essentiel de disposer d’un maximum de données, de les avoir évaluées de la manière la plus rigoureuse qui soit et de s’être préservé un espace intellectuel de silence et de pensée. Le risque, sinon, c’est d’être dévoré par l’urgence.
Sur le plan institutionnel, certains de mes collègues étaient plus sous la pression des parlements, comme au Royaume-Uni ou comme à Washington, où il fallait tenir compte des pouvoirs considérables du Sénat. J’étais moins contraint sur ce plan. Un autre élément à prendre en compte est le degré d’autonomie et de confiance dont dispose le ministre par rapport à son chef de l’exécutif. On sait ainsi que Robin Cook, qui a été un excellent ministre, n’avait pas l’entière confiance de Tony Blair. L’alliance Fischer/Schröder fonctionnait mieux, même si cela n’était pas toujours facile entre leurs partis. La relation était excellente entre Bill Clinton et Madeleine Albright. Le conseiller pour la sécurité nationale et le Pentagone n’avaient pas le poids qu’ils ont eu durant le premier mandat de George W. Bush.

Information et décision: une absence de solution de continuité

Le Banquet: Pour développer ce que vous avez dit sur le conseil, quels sont les avis dont il est indispensable de s’entourer, au-delà naturellement des avis institutionnels?

H. V.: Les avis de la direction concernée, du conseiller technique compétent et des ambassadeurs de la zone en question sont le point de départ. Celui d’autres ministres (défense, finances). Ceux des collaborateurs du Président et du Premier ministre. Mais, si on en a le temps, il peut être très éclairant, notamment pour les décisions importantes, de recueillir d’autres avis professionnels ou politiques. Et sur les grandes questions de fond, celui d’anciens chefs d’Etat, d’anciens ministres des Affaires étrangères, parfois des Finances ou de la Défense, d’anciens secrétaires généraux de la présidence ou du Quai, de quelques anciens ambassadeurs. Les décideurs trop pressés n’utilisent pas assez cette formidable réserve de savoir et d’expérience. Trop de savoir-faire se perd et n’est pas transmis. Les diplomates n’écrivent plus assez leurs mémoires! On peut parfois y ajouter quelques experts ou quelques grands journalistes, mais ce n’est utile que s’ils savent se mettre «en situation». Une source de réflexion irremplaçable reste aussi l’histoire même si le monde paraît avoir changé, et qu’on annonce constamment, par exemple après le 11 septembre, que plus rien ne sera comme avant. Dans mes conversations avec mes collègues il y avait toujours, indépendamment des décisions à prendre, un permanent échange d’avis.

Le Banquet: Il s’agit là aussi d’un processus d’information.

H. V.: Oui, il s’agissait tout autant de nous informer mutuellement, de confronter et d’adapter nos réactions que de négocier quelque chose de précis. On choisissait ainsi, en discutant, les procédures à appliquer sur telle ou telle affaire, le recours à telle ou telle enceinte, le calendrier. C’était un processus permanent et interactif de préparation aux décisions par tâtonnements et décantation. Il y a toujours une nomination sur laquelle il faut s’accorder, un texte à adopter, une date à fixer, un incident à expliquer. Entre ministres, c’est un troc permanent.

Le Banquet: Pour les décisions majeures, avez-vous éprouvé le sentiment, dont on parle souvent, de solitude du décideur? Vous êtes-vous dit que, pour telle décision concrète, c’était votre responsabilité, au sens où, si vous n’aviez été en fonctions, une autre aurait pu être prise?

H. V.: Cela ne me pesait pas. Mais je prenais cela au sérieux. Être politiquement responsable, cela veut dire quelque chose. Sans prétendre que j’ai eu à prendre des décisions historiques qui n’ont tenu qu’à moi, j’assume ce que j’ai décidé, fait, ou dit.

Apprécier l’espace de la décision

Le Banquet: Au-delà des nominations, quelles ont été pour vous les décisions les plus difficiles?

H. V.: Peut être des renoncements à des décisions? Mais je reviens à la décision de Rambouillet que j’ai mentionnée: ce fut un crève-cœur de reconnaître l’échec d’un an et demi d’efforts diplomatiques. La délégation serbe ne récusait pas le principe d’un accord, mais elle était prisonnière de l’obstination de Milosevic. Nous étions aussi instrumentalisés par les Kosovars qui craignaient qu’un compromis les maintienne dans une situation de dépendance trop étroite par rapport aux Serbes. Certains d’entre eux n’ont pas hésité devant quelques provocations pour forcer l’histoire. Au Proche-Orient, auquel j’ai consacré beaucoup de temps, il n’était pas toujours évident de déterminer quel pouvait être le rôle utile (et pas seulement le rôle) de la France. Ce qui est désolant, c’est d’être passé en 2000 aussi près du but, avec les négociations de Camp David, Charm el-Cheikh et Taba, mais c’était trop tard, déjà l’extrême fin du mandat de Bill Clinton. Dans ce domaine, nous avons beaucoup moins la capacité – tant la France que l’Europe d’imposer nos idées au monde, que notre opinion ne le croit. Les Occidentaux en général continuent à se croire chargés de propager leurs idées dans le monde. Nous devons expliquer en permanence aux parlementaires et à l’opinion publique que cela n’est pas si simple.
Considérons aussi le cas de la Russie. À un moment, j’ai déclaré à l’Assemblée que les Russes menaient en Tchétchénie une guerre de type colonial, que je comparais à l’Algérie et que seule une solution politique était possible. Les défenseurs des Tchétchènes ont toujours considéré que la position de la France était insuffisante, alors que j’étais le seul à avoir dit cela! Quand Vladimir Poutine m’a reçu la première fois, beaucoup plus longtemps que prévu, il m’a vivement reproché cette comparaison. Cela dit tout cela n’a pas eu d’effet.

Le Banquet: Malgré cette limite, le choix des mots est certes important, en ce sens que ils impliquent quelque chose qui s’apparente à une décision, à savoir par exemple l’avenir des relations franco-russes, franco-chinoises ou franco-américains, et qu’ils expriment une certaine vision de l’ordre mondial.

H. V.: Ils ont, en effet, des conséquences, externes et internes. Mais on rencontre vite une autre difficulté: contrairement à une idée reçue il y a seulement un consensus superficiel, ou de routine, sur les grandes orientations gaullo-mitterrandiennes en politique internationale, auxquelles Jacques Chirac a ajouté son propre style. En fait, dès que l’on creuse, apparaissent les différences de priorité des divers groupes: ceux qui considèrent que la politique étrangère doit pour l’essentiel défendre les intérêts nationaux de leur pays; ceux qui pensent que, comme une association philanthropique nous devons nous préoccuper essentiellement de la propagation des droits de l’homme dans le monde; ceux qui estiment qu’il faut s’en remettre en tout au multilatéralisme, et enfin ceux, très forts jusqu’au referendum et dans les médias, qui estimaient qu’une intégration européenne toujours plus poussée est la seule solution pour dépasser les archaïsmes que seraient les Etats-nations. Sans oublier les divers lobbies. Il n’existe plus chez nous de vision vraiment partagée sur ce que doit faire la France dans le monde. En plus les Français sauf dans le monde des entreprises, sont souvent irréalistes, chimériques, exagèrent le «rôle» de la France et ont la nostalgie d’un passé glorieux, même quand il s’est mal terminé (Louis XVI, Napoléon). Ou alors, excès inverse, ils rasent les murs parce que nous ne serions plus qu’une puissance «moyenne» sans influence, ce qui n’est pas vrai non plus. J’ai essayé comme ministre d’introduire dans le débat public une grille d’analyse réaliste et roborative des réalités du monde. Je respecte les espérances, mais lorsque ce ne sont pas des options réelles il vaut mieux le reconnaître et fonder nos ambitions sur des réalités, plutôt que de nourrir la désillusion et le découragement.

L’irréalisme de la rupture radicale

Le Banquet: Ce que vous dites pose la question, d’une part, de l’autonomie de la prise de décision, d’autre part, de la possibilité de revirement. Existe-t-il un moment où quelqu’un, qui ne peut sans doute être que le président de la République, éventuellement conseillé par un ministre, peut déclarer, par exemple, que la position traditionnelle à l’égard de la Russie, de la Chine, de l’Europe, des États-Unis, du dossier moyen-oriental, etc. doit changer pour telle ou telle raison, ce qui signifie qu’on rompt en connaissance de cause avec telle partie de l’héritage gaullo-mitterrandien, ou plus ancien, et qu’on affirme de nouvelles options?

H. V.: Il n’y a pas de rupture, au sens où il ne peut y avoir d’abolition brusque des réalités historiques, géographiques, politiques, culturelles, des mentalités et de nos systèmes d’alliance. Mais il peut exister des inflexions lourdes (par exemple, le discours à la Knesset en Israël en 1982 et le discours au Bundestag). La dernière grande décision de rupture a été celle du général de Gaulle lorsqu’il a décidé en 1966 de sortir du commandement intégré de l’OTAN (ou sa conférence de presse de 1967 sur le Proche Orient).

Le Banquet: Ou, sur un mode mineur, ce que votre successeur a fait avant le déclenchement de la guerre contre l’Irak, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une rupture.

H. V.: Sans vouloir réduire l’importance de cet épisode, cela n’a pas eu la même portée. La guerre a eu lieu quand même et la France n’a pas cherché à rompre avec l’Alliance atlantique ni refuser tout travail en commun avec les États-Unis. D’ailleurs, Jacques Chirac et ses gouvernements ont vite cherché des occasions de coopérer de façon visible avec les Américains. Alors que la décision du général de Gaulle fut une décision fondatrice et durable: personne n’a osé revenir dessus, même si ses successeurs ont été pragmatiques et ont essayé par la suite de redevenir inter-opérables et compatibles avec les forces de l’OTAN. Mais aucun président français, je pense (et j’espère), n’acceptera de soumettre à nouveau notre pays à un engagement automatique.

Le Banquet: Vous avez évoqué la question tchétchène. Il existe plusieurs manières, lourdes de conséquences, de gérer ce dossier.

H. V.: Il devrait y avoir pour les Russes une autre façon de le gérer. Et pour nous, une façon d’en parler, de ne pas escamoter le sujet, de dire au contraire aux Russes qu’ils doivent chercher une solution politique et pas seulement militaire sans rompre la relation nécessaire avec la Russie. Même si on sait que nos moyens de pression sur la Russie sont limités du fait de nos besoins en gaz et en pétrole. On ne peut être exclusivement droits-de-l’hommiste, ni réaliste au mauvais sens du terme (même si au total la Realpolitik a fait couler moins de sang que l’utopisme). Dans les sociétés modernes, être réaliste, c’est aussi tenir compte du poids des opinions publiques, la nôtre et celle des autres.

Les décisions inachevées

Le Banquet: Indépendamment des décisions pénibles que vous avez évoquées, y a-t-il des décisions que, à la lumière notamment des événements ultérieurs vous regrettez d’avoir prises ou de ne pas avoir prises?

H. V.: Je regrette plus certaines décisions que je n’ai pas pu prendre, que celles que j’ai dû prendre. Nous n’avons pas négocié au mieux avant Nice et depuis. Nos objectifs manquaient de clarté: avions-nous intérêt à confirmer si tôt le renoncement au deuxième commissaire? Et en échange de quoi? Avons-nous eu raison de ne pas accepter le décrochage de la France par rapport à l’Allemagne? Depuis le Traité de Rome les grands pays disposaient du même nombre de voix quels que soient les aléas démographiques. Après la réunification, l’Allemagne a essayé de faire prendre en compte son poids nouveau. Elle y est parvenue, en deux fois, au Parlement. S’agissant du Conseil elle n’y est pas parvenue à Nice, car nous n’étions pas d’accord. Mais alors pourquoi l’avoir accepté trois ans plus tard au sein de la Convention, dans le cadre de l’accord des quinze (y compris celui de la France après son revirement) sur le traité constitutionnel? Aux termes de ce traité, la France serait passée de 9 à 13% des voix, l’Allemagne de 9 à 18%. Tout cela est tombé à l’eau avec l’échec de la ratification. Donc pour le moment nous en restons à Nice. Devions-nous vouloir l’extension du vote à la majorité dans les domaines où nous sommes minoritaires? Etc. Tout cela sur dix ans n’est pas très cohérent.
J’aurai aimé avoir l’occasion de participer à un règlement de paix au Proche-Orient…
Je regrette aussi de ne pas avoir pu améliorer notre politique de la francophonie; institutions, objectifs, méthodes. La francophonie est vitale et je ne comprends l’attitude de dédain ou de négligence des élites françaises à l’égard de leur langue, car c’est notre logiciel, même s’il faut évidemment que les français parlent aussi des langues étrangères. Et il faut donner à ceux qui parlent déjà anglais dans le monde des raisons modernes d’apprendre le français.
En matière de politique africaine aussi, j’aurais souhaité aussi aller plus loin. J’avais lancé avec Robin Cook, assez seul, il faut bien le dire, la convergence des politiques française et britannique en Afrique. Nous avons encore beaucoup à faire en Afrique et avec les Africains. Je ne crois certes pas qu’il faille céder à l’égoïsme de droite ou au moralisme de gauche et se désengager. En sens inverse, il ne faut revenir ni à une ingérence permanente, qui ressemble trop au vieux «devoir de civilisation», ni à la confusion des genres de la «Françafrique» (exemple: les accords de Marcoussis en France). Il me semble qu’en mettant en commun avec les Anglais, un peu avec les Portugais et avec quelques pays qui ont gardé un intérêt véritable pour le continent africain, des projets et des moyens, on pourrait non pas «communautariser» la politique africaine – une forme de défausse en fait –, mais concevoir un engagement européen moderne, comprenant la remise à plat des accords de sécurité, l’établissement de relations de confiance avec les nouvelles élites, une plus grande ouverture de nos marchés, un accueil accru des étudiants, un soutien aux initiatives africaines sérieuses, etc. C’est le partenariat: le mot existe déjà, pas encore la réalité. J’aurais aimé pouvoir contribuer plus à cela.
Et aussi pêle-mêle: s’occuper plus des grands pays émergents, faire accepter l’idée d’une Europe «puissance» par une opinion européenne récalcitrante, amener l’opinion française a être à la fois plus lucide et plus ambitieuse, etc.

Le Banquet: Quels obstacles avez-vous rencontré à la bonne prise de décision et, plus encore, à la bonne application de décisions que vous avez prises?

H. V.: Il y a d’abord – pas toujours mais souvent – des résistances internes, corporatistes ou autres. Il est difficile d’imposer des décisions nombreuses de réorganisation en peu de temps contre l’avis d’une structure, même avec le relais de collaborateurs très proches dans lesquels vous avez toute confiance. Par exemple, je n’ai pu modifier en profondeur la direction et la gestion des ressources humaines. J’avais pensé à une sorte de big-bang dans lequel personne, pas même une dactylo, ne serait resté à la même place, et à des nominations extérieures! Mais il ne suffisait pas de dire: «j’ai décidé»; il fallait une chaîne derrière. Je n’ai pas trouvé les oiseaux rares pour cela. Pour moderniser le Quai, j’ai créé un comité de management que j’ai réuni moi-même plus de vingt fois. Mais faire entrer dans les faits et les mentalités des mécanismes d’évaluation et de formation continue prend des années. C’est comme lorsque le roi du Maroc décide de changer le statut de la femme, cela ne peut entrer immédiatement dans les mœurs au fin fond du bled. Dans un ministère, il faut que tous les agents soient convaincus qu’il faut aller dans un sens nouveau. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’introduire dans la fonction publique la culture du coût économique des décisions, alors même que l’argent public vient des impôts! Il faut une politique et une pédagogie qui se déploient pendant des années.
Il peut y avoir aussi des obstacles politiques. Mais la cohabitation me donnant une assez grande latitude, car je bénéficiais de la confiance des deux têtes de l’exécutif. La cohabitation n’a pas paralysé la prise de décision et je ne vois pas entre 1997 et 2002 d’exemples de décisions majeures qui auraient été très différentes dans un autre contexte politique et institutionnel. Quelques socialistes disent: «Nous n’avons pas pu faire ce que nous voulions». Mais ils ne précisent pas et d’ailleurs Lionel Jospin ne le dit pas ainsi. En revanche, pour gérer des situations à chaud, comme à Nice, la cohabitation nous privait de la souplesse nécessaire à des réactions très rapides par l’obligation de nous mettre d’accord au préalable. Mais ensuite cette harmonisation devenait une force… Autres obstacles: celui du nécessaire dosage des annonces dans une société médiatique très réactive. Regardez ce qui est arrivé à Claude Allègre à partir de bonnes idées. Quand j’ai dû soulever la chape de plomb du «politiquement correct », j’ai toujours essayé d’en tenir compte. Je voulais dire des choses nouvelles, mais sans heurter inutilement. Par exemple, quand j’ai lancé en 2000 le débat sur le rôle des organisations non gouvernementales (ONG), je ne voulais pas attaquer «les» ONG, mais me dégager d’une pression médiatique constante qui voulait que les ONG aient toujours raison et les gouvernements systématiquement tort. Il y a des ONG remarquables et j’ai beaucoup travaillé avec elles, mais j’avais dû rappeler qu’elles n’étaient pas la panacée, qu’il y avait de tout parmi elles, et qu’elles gagneraient à s’appliquer à elles-mêmes les principes de transparence et de responsabilité qu’elles exigent des gouvernants. Que n’avais-je dit! Mes propos ont suscité des réactions et un débat politique de quelques mois qui a eu finalement de bons effets. Les grandes ONG ont reconnu que mes critiques étaient souvent fondées, mais qu’elles auraient préféré en faire état elles-mêmes. En somme, les obstacles dans mon champ d’action étaient moins institutionnels que mentaux et liés aux croyances. Peut-être est-ce moins vrai aujourd’hui? Lorsque je suis devenu ministre en 1997, l’opinion baignait encore dans les illusions des années 1990. On allait résoudre les problèmes mondiaux grâce aux valeurs universelles et aux grands sommets de l’ONU; le processus de paix au Proche-Orient allait aboutir, etc. Les événements brutaux ou tragiques des cinq dernières années ont rendu l’opinion plus réceptive aujourd’hui à ce que je disais alors. Mon réalisme prenait à l’époque une partie de la gauche à contre-pied (d’autant qu’elle confond réalisme et cynisme). C’est moins vrai aujourd’hui. Peut être la France va-t-elle finir par voir le monde tel qu’il est et réagir.

Le déplacement par le déplacement des lignes

Le Banquet: Pour y parvenir, il convient naturellement que le gouvernement en place définisse, en amont, une stratégie et des priorités. Mais au-delà de la conception d’ensemble, pourriez-vous revenir sur les inflexions sur le fond de la politique étrangère de la France –qui relèvent bien de la décision- sur la manière dont elles ont été gérées?

H. V.: En fait le mot «décision» recouvre des réalités très différentes. Prenons un autre exemple: depuis le début du septennat de François Mitterrand, Israël est devenu un partenaire diplomatique normal; nous pouvions avoir des désaccord avec lui, mais nous nous parlons. Nous sommes plus forts en parlant avec les Israéliens qu’en ne discutant pas avec eux car chaque camp regarde les relations que vous avez «en face». L’une des premières questions que m’avait posée Arafat consistait à savoir si mes relations avec Madeleine Albright étaient aussi bonnes qu’on le disait. Plus j’étais en bons termes avec elle, plus j’étais important aux yeux d’Arafat. Plus on a une discussion vraie avec Israël, plus on compte aux yeux de nos interlocuteurs arabes, et inversement. Au début des années quatre-vingt pour faire entrer dans la tête des responsables du Quai que c’était important et utile de parler avec les Israéliens, et pas seulement du processus de paix, il a fallu du temps. Maintenant c’est acquis. Les accusations rituelles sur la «politique arabe du Quai d’Orsay» relèvent du faux procès typique, surtout maintenant, mais il était, comme le Foreign Office, sensible à l’importance du monde arabe et il a en plus une propension à faire des remontrances à tout propos, distribuer les bons et mauvais points, ce qui est un peu vain. Tout cela a bien évolué.

Le Banquet: Il s’agissait bien là, en fait, d’un changement dans la position traditionnelle de la France, non pas certes depuis la création de l’État d’Israël, mais au moins depuis 1967.

H. V.: Oui, pour la IVème République puis pour de Gaulle pendant des années, Israël était «notre ami, notre allié»; et puis il y a eu 1967 et il a annoncé et condamné les conséquences de l’occupation. François Mitterrand a remis Israël dans le jeu de la France mais c’est resté sans grande suite car malheureusement, il a en face de lui des gouvernements déterminés à rendre impossible ce qu’il préconisait déjà en 1982, un État palestinien. Le Likoud était alors au début de sa longue suprématie politique, partisan du grand Israël et donc hostile à la restitution des territoires occupés. François Mitterrand n’a pas eu de partenaires pour sa politique. En plus, autant les dirigeants du Parti travailliste comprenaient assez bien la position de la France, autant les Premiers ministres du Likoud ont réactivé à la moindre pression européenne l’accusation d’antisémitisme pour paralyser toute initiative diplomatique gênante, avec un certain effet il faut bien le dire. En revanche sans même remonter à Rabin, le grand homme d’état Israélien depuis trente ans, à l’époque d’Ehud Barak, de Schlomo ben Ami et de Madeleine Albright, en 1999-2000, nous avons eu de vraies relations de confiance.

Le Banquet: Vous avez évoqué Israël et montré la complexité d’une évolution vers une action d’un type différent. On pourrait aussi évoquer la Serbie.

H. V.: Contrairement à ce qui a souvent été dit, François Mitterrand était plus pro- yougoslave que pro-serbe. Comme tous les autres leaders mondiaux (sauf Kohl), il a espéré pouvoir freiner la désintégration de la Yougoslavie pour pouvoir la gérer sans drame comme l’avait été, en sens inverse, la réunification allemande.

Le Banquet: En somme, tout ce que vous avez dit au cours de notre entretien tend à définir assez précisément la singularité de la décision en matière de politique étrangère qui n’est réductible à aucune autre.

H. V.: Elle comporte des aspects communs à toute décision publique mais beaucoup d’aspects spécifiques liés à son cadre mondial. Plus qu’un autre, le travail d’un ministre des Affaires étrangères s’inscrit dans la longue durée, même si quelques décisions marquantes émergent. Le nombre croissant des interlocuteurs extérieurs, étatiques ou non, le contraste entre les attentes brusques et vives de l’opinion et la lenteur des processus, le calme trompeur du faux consensus en politique étrangère, l’ubris et l’interventionnisme occidentaux des quinze dernières années, le prétendu accord mondial sur les valeurs dites universelles au sein de la prétendue «communauté internationale», les feux de cheminées médiatiques: tout contribue à rendre complexe la définition et la conduite de la politique étrangère.

Le Banquet: On pourrait aussi invoquer le concept d’unilatéralisme, il est vrai quelque peu pollué par l’usage qu’en ont fait récemment les États-Unis, et qui méritait mieux que l’opprobre qui a été jeté sur lui, puisque somme toute il participe de la reconnaissance d’une partie, qui ne peut sans doute être éliminée, des relations internationales aujourd’hui comme hier.

H. V.: Oui, cela serait honnête. Quel pays n’a pas été unilatéraliste quand il en avait les moyens? Lequel ne le deviendrait il pas en cas de nécessité vitale? Et comment nier les lourdeurs du formalisme multilatéral? Cela ne justifie pas pour autant les incroyables erreurs de jugement de Bush dans son premier mandat au Proche et au Moyen Orient. Quant à la France, elle n’enrayera sa perte d’influence qu’en devenant lucide sur le monde, sur l’Europe, sur elle, en ré-enracinant ses ambitions non sur un universalisme bavard auto-proclamé, mais sur une vraie compréhension du monde qui vient, sans laquelle toute ambition restera virtuelle. Et il faudra réformer, refonder, re-légitimer le multilatéralisme.

Le Banquet: Cela suppose aussi d’organiser un milieu qui se saisisse sérieusement de ces questions et soit capable de démultiplier, y compris de manière non officielle, les discours et les papiers dans les enceintes internationales et dans la presse.

H. V.: Oui, tout un milieu qui participerait à un grand débat sans tabous sur notre politique dont il sortirait peut être un nouveau consensus. Voyez les Américains: ils peuvent être en désaccord entre eux sur une de nombreuses questions, mais ils croient dans leur pays et dans son rôle. C’est une des principales conditions de l’influence.

Propos recueillis par Nicolas Tenzer

Le cas de la politique étrangère: une décision de nature singulière.

Hubert Vedrine

Le cas de la politique étrangère: une décision de nature singulière.

Entretien avec Hubert Védrine

Un processus permanent

Le Banquet: Comment analysez-vous les différents types de décision auxquels vous avez participé ou que vous avez prises, soit comme conseiller du président de la République ou secrétaire général de la présidence, soit comme ministre?

Hubert Védrine: Dans le processus de prise de décision, les positions de secrétaire général de l’Élysée ou de ministre sont très différentes. Si un ministre des affaires étrangères n’a pas une liberté de décision totale, puisqu’il est un élément d’un processus institutionnel qui comprend le président de la République, le Premier ministre en cohabitation et d’autres ministres, il est un responsable politique. Il prend lui-même des décisions et souvent sa parole vaut décision. C’est autre chose qu’un conseiller important. Toutefois, quand je suis devenu, à 34 ans, le conseiller diplomatique du président François Mitterrand, j’ai déjà réalisé que cette position n’était pas de celles où l’on peut formuler des avis sans en peser les conséquences. Un conseiller doit se demander quelles conséquences auront ses recommandations, dans l’hypothèse où le président (ou le ministre) les suivrait; il lui faut être conscient de sa responsabilité, même indirecte. A fortiori un secrétaire général est en contact permanent avec le président de la République. En revanche, celui-ci ne s’exprime pas publiquement. Un ministre, lui, a une responsabilité propre, évidente et publique qu’il intervienne au Parlement, dans les médias ou qu’il s’entretienne avec un responsable étranger.

Le Banquet: Lorsque vous étiez ministre, avez-vous eu parfois le sentiment que vous aviez une décision majeure à prendre?

H. V.: Oui, souvent, par exemple à propos des sanctions contre l’Irak, ou des événements au Proche-Orient, au Timor, dans l’Afrique des grands lacs ou dans les Balkans. A ce sujet précisément, quand Robin Cook et moi avons dû en tant que co-présidents de la conférence, représentants du groupe de contact, conclure à l’échec de cette ultime tentative de conciliation entre les Serbes et les Kosovars et reconnaître que nous avions épuisé tous les moyens politiques et diplomatiques pour résoudre ce conflit, ce fut une décision pénible. Cela signifiait en effet, que nous allions devoir utiliser des moyens militaires, avec des raisons solides et convergentes, mais sans une résolution tout à fait explicite du Conseil de sécurité. Nous aurions préféré éviter tout cela, mais Milosevic ne nous avait pas laissé d’autre choix.

Le Banquet: Sur l’Europe, pouvez-vous mentionner quelques exemples de décisions? On pourrait peut-être penser au traité de Nice.

H. V.: La négociation européenne est continue entre les conseils européens au niveau des représentants permanents et des ministres des Affaires étrangères et européennes. L’accord final sur le traité de Nice en décembre 2000 fut un compromis à quinze, résultat d’une infinité de décisions combinées. Il serait d’ailleurs très utile de reconstituer la chronologie complète et l’enchaînement des négociations de ces journées, aucun participant n’ayant pu en avoir une vue exhaustive: il y avait les séances plénières et les repas, mais aussi beaucoup de conciliabules et de changements de fronts, tout cela pendant trois nuits et quatre jours… Tous les participants avaient-ils eux-même une vue claire et nette des objectifs et des intérêts de leur propre pays avant le sommet? Et en cours de discussion? Je n’en suis pas sûr! Dans ce marchandage européen, chaque État membre a tellement de préoccupations contradictoires et subit tant de pressions opposées qu’il éprouve parfois des difficultés à ordonner ses priorités, ce qui peut faire qu’à force d’en avoir trop, il n’en a plus. Pour analyser rétrospectivement ce genre de processus complexe de décision, on se heurte au fait que, une fois la décision prise, on ne sait pas toujours exactement quand elle l’a été, sauf dans quelques cas très formels. Contrairement à une idée répandue (le «rôle» de la présidence), avoir à assumer la présidence de l’Union est plutôt un handicap car on peut moins commodément défendre ses propres positions (la France à Nice, l’Allemagne en 1999, la Grande Bretagne en 2005).

Le Banquet: En quelque sorte, cela signifie qu’on ne peut, en toute rigueur, isoler le moment précis de la décision que pour les déclarations de guerre ou encore le vote des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ou le veto qu’on leur oppose.

H. V.: Bien sûr dans quelques cas comme, par exemple, l’adoption des résolutions du Conseil de sécurité avant la guerre du Golfe, ou l’adoption finale des conclusions d’un Conseil européen. Ce qui précède la conclusion est moins clair. Les conseils européens ont l’art de décider sans décider en renvoyant au Conseil suivant. Un autre exemple est celui des nominations. Lorsque j’ai eu à choisir le directeur de mon cabinet, ou à remplacer le secrétaire général du Quai qui partait à la retraite, cela avait une certaine importance. On pourrait parler aussi des grands mouvements diplomatiques.
Dans beaucoup d’autres cas, il est difficile de mesurer exactement le rôle qu’on a joué au sein d’un long processus et dont les points de départ et les points d’arrivée ne sont pas évidents, et où il y a eu diverses interférences extérieures. Les sociologues de la décision publique dans les sociétés modernes médiatiques connaissent bien tout cela!

Le Banquet: Toutefois, lorsque le président Mitterrand a choisi de soumettre le traité de Maastricht au référendum et, par la suite, de s’engager résolument dans le processus qui conduisit à l’euro, ce furent bien là des actes précis qui relevaient de la décision souveraine.

H. V.: Bien sûr, je ne conteste pas qu’il y en ait. Le recours au referendum fut certes une vraie décision personnelle de François Mitterrand. Il en va de même de la décision d’engager la France dans la première guerre du Golfe (même si François Mitterrand aurait préféré que Saddam Hussein se retire de lui-même du Koweït). En revanche on aurait du mal à isoler «le» point de non-retour dans la décision de faire l’euro déjà contenue dans Maastricht. Si l’on revient au travail du ministre des Affaires étrangères, la «décision» précise, est souvent difficile à isoler. Cela tient à la nature des choses… diplomatiques. Il vaut mieux parler d’influence, de participation à un processus de négociation constante, y compris dans le cas de nominations multilatérales importantes, telle celle de Javier Solana comme «Monsieur PESC». C’est ainsi que cela se passait dans mon cas avec les autres ministres européens, Robin Cook puis Jack Straw, Klaus Kinkel, Joschka Fischer, Lamberto Dini, Javier Solana et tant d’autres. Même chose au-delà de l’Europe avec Madeleine Albright puis Colin Powell, ou avec Igor Ivanov. Mon propos n’est pas de nier l’idée de «décision» cela serait absurde mais seulement de montrer que la politique étrangère passe par des pics, grandes décisions ou discours, mais le plus souvent, par une multitude de micro-décisions souvent prises à plusieurs et qui s’enchaînent. La politique étrangère se prête mal à des retournements brusques ou à des décisions napoléoniennes!

Préserver le temps de la réflexion

Le Banquet: En ce qui concerne la méthode de prise de décision, ou plutôt, compte tenu de ce que vous avez dit, de négociation, y en a-t-il une que vous privilégiez?

H. V.: Il n’y a pas de modèle. Il faut commencer par savoir ce que l’on veut et ce que l’on ne veut pas. Cela peut paraître évident, mais c’est loin d’être toujours le cas. Dans les négociations européennes, c’est encore plus nécessaire: on ne peut pas, au nom de bonnes intentions générales un peu vagues, «l’intérêt européen » (mais qui le définit?) complètement négliger des intérêts nationaux précis. Si les objectifs initiaux étaient trop confus, on se persuadera par facilité que les résultats finalement atteints correspondent à notre intérêt! Les dirigeants ne sont pas tous de grands joueurs d’échec. Il est naïf de penser qu’ils prennent toujours en compte l’ensemble des données, ce qui rend surréalistes certaines analyses géopolitiques où tous les «acteurs» sont supposés rationnels et omniscients. N’oublions ni le hasard, ni la bêtise, ni le chaos. Toute négociation devrait se mener sur la base d’objectifs bien définis, mais aussi avec une vision claire des compromis qu’on est prêt à accepter, ce qui suppose qu’on se soit fixé des lignes rouges à ne pas dépasser. Le négociateur doit aussi être habile, savoir s’adapter, disposer d’une stratégie de repli bien préparée pour changer en cours de route s’il le faut. D’autant que les positions de négociation étant souvent le résultat d’arbitrages laborieux internes à chaque pays, ou à chaque «administration» comme on dit à Washington, ce n’est pas facile de les modifier.
Un responsable politique est une «machine à décider» en permanence. Il puise pour cela dans ses réserves propres. Il existe une préparation mentale, de longue date ou récente, à la décision: avoir à l’esprit en permanence, avec un temps d’avance, la décision à prendre dans l’heure, la semaine, le mois qui vient; soupeser le pour et le contre; avoir réfléchi à des décisions anciennes, à leurs effets. Au milieu d’autres tâches, il faut penser à ces futures décisions, évaluer leurs conséquences, les enchaînements qu’elles peuvent provoquer, dans un sens ou dans un autre. Il faut éviter d’avoir à décider à chaud, de façon précipitée et émotionnelle, ce qui est le risque dans un monde médiatique survolté. Il faut se libérer l’esprit pour ne pas être perturbé par un grand nombre de microdécisions à prendre. On dit ainsi que Jimmy Carter passait une partie de la nuit au bureau, car il voulait tout vérifier, comme si, pour lui, la décision présidentielle était la somme de toutes les décisions des chefs de bureau! Plus on s’est dégagé l’esprit, plus on est capable de se concentrer sur les vrais enjeux, de consulter, de reprendre plusieurs fois le dossier à tête reposée, de se donner les moyens de décider de manière calme et avisée. C’est ce que François Mitterrand a fait en mars 1983, avant de prendre sa décision la plus importante – le refus de la sortie du système monétaire européen . Cela valait la peine d’y méditer pendant huit jours, en confrontant les arguments des uns et des autres.

Le Banquet: Au nombre des méthodes, il faut citer aussi celles qui concernent la préparation et l’élaboration des positions, et l’on pense notamment au conseil. Comment organiser celui-ci au mieux possible?

H. V.: Je n’ai pas de théorie du conseil. Pour la personne conseillée il est très important de s’informer, d’actualiser son savoir, d’écouter et de confronter les divers arguments. En ce qui me concerne, je recevais un nombre élevé de notes, elles-mêmes déjà résultat d’un tri, ce qui suppose d’avoir une entière confiance dans les collaborateurs qui les filtrent. Certains préfèrent recevoir des avis par une filière hiérarchique, d’autres privilégient un système plus ouvert et diversifié, et une mise en concurrence des propositions. Dans mon cas, dans une journée normale, indépendamment des entretiens divers que je pouvais avoir avec des ministres étrangers en visite à Paris, je discutais bien sûr avec mes collaborateurs et les principaux responsables du Quai de tel ou tel sujet important qui devait donner lieu à une décision prochaine, mais aussi avec tel ou tel interlocuteur de passage qui pouvait avoir une vision plus distanciée de la question, ambassadeur, militaire, journaliste, parlementaire, expert, ainsi qu’avec ma conseillère pour la communication pour apprécier à l’avance les retombées médiatiques des diverses décisions. J’avais au départ mon idée ou mon intuition mais j’appréciais d’entendre plusieurs avis. Cette émulation est la meilleure des méthodes. Il faut aussi préparer des mots, trouver des formules, puisque, lorsqu’on est ministre, on doit tout le temps prendre la parole, et cela il faut le faire non seulement avec des spécialistes de la communication, mais aussi avec des gens normaux, pour ainsi dire, qui pensent et parlent comme tout le monde. Bref ce travail mental ne s’interrompt jamais.

Le Banquet: Le domaine de la politique étrangère a des spécificités, puisque les processus y sont moins linéaires.

H. V.: Oui, on n’y est pas, ou peu, encadré par des procédures formelles et saisonnières comme la discussion du budget, la préparation des lois et la séance des questions. On n’est pas tenu par un strict processus politico-administratif et juridique. La procédure d’arbitrage à Matignon est secondaire (hors cohabitation), sauf sur les moyens et la mise en œuvre. Et surtout les évènements commandent l’agenda plus encore que le très lourd calendrier international pré-établi. La réaction des nombreux autres acteurs internationaux est cruciale.

Le Banquet: Pour en revenir aux modèles, y a-t-il, si l’on prend ce que vous avez pu constater dans des systèmes étrangers, des exemples dont il paraîtrait fécond de s’inspirer ou, au contraire, qu’il faudrait rejeter? Certaines personnalités vous paraissent-elles avoir adopté une méthode exemplaire?

H. V.: Je ne sais pas ce qu’est la méthode exemplaire. Peut être la gestion de son corps diplomatique par le Foreign Office? Mais je sais ce que sont les anti-modèles: les responsables fébriles qui se noient dans les décisions à prendre, qui ne contrôlent pas leur agenda et font des déclarations incessantes. Personnellement, j’ai été évidement marqué par François Mitterrand mais j’ai tiré un très grand profit de très nombreuses lectures sur l’histoire ancienne, ou contemporaine, que ce soit sur de Gaulle, Churchill ou Roosevelt et bien d’autres, des mémoires comme celles d’Henry Kissinger ou d’autres dirigeants des cinquante dernières années et des histoires des relations internationales comme André Fontaine sur la guerre froide, etc.
Bien sûr, il faut tenir compte de ce que nous ne sommes pas dans une époque historique, ni de géants mais plus trivialement dans celle de la mondialisation économique. J’ai vu travailler pendant cette période quatre présidents américains, trois chanceliers allemands, etc., et un peu connu leur système de décision interne, notamment l’allemand. J’ai aussi participé de l’intérieur à bien des processus multilatéraux comme les Conseils européens, les G 8 ou les réunions du Conseil de sécurité. Pour celui qui, dans ces processus, doit au bout du compte dire «oui» ou «non», il est essentiel de disposer d’un maximum de données, de les avoir évaluées de la manière la plus rigoureuse qui soit et de s’être préservé un espace intellectuel de silence et de pensée. Le risque, sinon, c’est d’être dévoré par l’urgence.
Sur le plan institutionnel, certains de mes collègues étaient plus sous la pression des parlements, comme au Royaume-Uni ou comme à Washington, où il fallait tenir compte des pouvoirs considérables du Sénat. J’étais moins contraint sur ce plan. Un autre élément à prendre en compte est le degré d’autonomie et de confiance dont dispose le ministre par rapport à son chef de l’exécutif. On sait ainsi que Robin Cook, qui a été un excellent ministre, n’avait pas l’entière confiance de Tony Blair. L’alliance Fischer/Schröder fonctionnait mieux, même si cela n’était pas toujours facile entre leurs partis. La relation était excellente entre Bill Clinton et Madeleine Albright. Le conseiller pour la sécurité nationale et le Pentagone n’avaient pas le poids qu’ils ont eu durant le premier mandat de George W. Bush.

Information et décision: une absence de solution de continuité

Le Banquet: Pour développer ce que vous avez dit sur le conseil, quels sont les avis dont il est indispensable de s’entourer, au-delà naturellement des avis institutionnels?

H. V.: Les avis de la direction concernée, du conseiller technique compétent et des ambassadeurs de la zone en question sont le point de départ. Celui d’autres ministres (défense, finances). Ceux des collaborateurs du Président et du Premier ministre. Mais, si on en a le temps, il peut être très éclairant, notamment pour les décisions importantes, de recueillir d’autres avis professionnels ou politiques. Et sur les grandes questions de fond, celui d’anciens chefs d’Etat, d’anciens ministres des Affaires étrangères, parfois des Finances ou de la Défense, d’anciens secrétaires généraux de la présidence ou du Quai, de quelques anciens ambassadeurs. Les décideurs trop pressés n’utilisent pas assez cette formidable réserve de savoir et d’expérience. Trop de savoir-faire se perd et n’est pas transmis. Les diplomates n’écrivent plus assez leurs mémoires! On peut parfois y ajouter quelques experts ou quelques grands journalistes, mais ce n’est utile que s’ils savent se mettre «en situation». Une source de réflexion irremplaçable reste aussi l’histoire même si le monde paraît avoir changé, et qu’on annonce constamment, par exemple après le 11 septembre, que plus rien ne sera comme avant. Dans mes conversations avec mes collègues il y avait toujours, indépendamment des décisions à prendre, un permanent échange d’avis.

Le Banquet: Il s’agit là aussi d’un processus d’information.

H. V.: Oui, il s’agissait tout autant de nous informer mutuellement, de confronter et d’adapter nos réactions que de négocier quelque chose de précis. On choisissait ainsi, en discutant, les procédures à appliquer sur telle ou telle affaire, le recours à telle ou telle enceinte, le calendrier. C’était un processus permanent et interactif de préparation aux décisions par tâtonnements et décantation. Il y a toujours une nomination sur laquelle il faut s’accorder, un texte à adopter, une date à fixer, un incident à expliquer. Entre ministres, c’est un troc permanent.

Le Banquet: Pour les décisions majeures, avez-vous éprouvé le sentiment, dont on parle souvent, de solitude du décideur? Vous êtes-vous dit que, pour telle décision concrète, c’était votre responsabilité, au sens où, si vous n’aviez été en fonctions, une autre aurait pu être prise?

H. V.: Cela ne me pesait pas. Mais je prenais cela au sérieux. Être politiquement responsable, cela veut dire quelque chose. Sans prétendre que j’ai eu à prendre des décisions historiques qui n’ont tenu qu’à moi, j’assume ce que j’ai décidé, fait, ou dit.

Apprécier l’espace de la décision

Le Banquet: Au-delà des nominations, quelles ont été pour vous les décisions les plus difficiles?

H. V.: Peut être des renoncements à des décisions? Mais je reviens à la décision de Rambouillet que j’ai mentionnée: ce fut un crève-cœur de reconnaître l’échec d’un an et demi d’efforts diplomatiques. La délégation serbe ne récusait pas le principe d’un accord, mais elle était prisonnière de l’obstination de Milosevic. Nous étions aussi instrumentalisés par les Kosovars qui craignaient qu’un compromis les maintienne dans une situation de dépendance trop étroite par rapport aux Serbes. Certains d’entre eux n’ont pas hésité devant quelques provocations pour forcer l’histoire. Au Proche-Orient, auquel j’ai consacré beaucoup de temps, il n’était pas toujours évident de déterminer quel pouvait être le rôle utile (et pas seulement le rôle) de la France. Ce qui est désolant, c’est d’être passé en 2000 aussi près du but, avec les négociations de Camp David, Charm el-Cheikh et Taba, mais c’était trop tard, déjà l’extrême fin du mandat de Bill Clinton. Dans ce domaine, nous avons beaucoup moins la capacité – tant la France que l’Europe d’imposer nos idées au monde, que notre opinion ne le croit. Les Occidentaux en général continuent à se croire chargés de propager leurs idées dans le monde. Nous devons expliquer en permanence aux parlementaires et à l’opinion publique que cela n’est pas si simple.
Considérons aussi le cas de la Russie. À un moment, j’ai déclaré à l’Assemblée que les Russes menaient en Tchétchénie une guerre de type colonial, que je comparais à l’Algérie et que seule une solution politique était possible. Les défenseurs des Tchétchènes ont toujours considéré que la position de la France était insuffisante, alors que j’étais le seul à avoir dit cela! Quand Vladimir Poutine m’a reçu la première fois, beaucoup plus longtemps que prévu, il m’a vivement reproché cette comparaison. Cela dit tout cela n’a pas eu d’effet.

Le Banquet: Malgré cette limite, le choix des mots est certes important, en ce sens que ils impliquent quelque chose qui s’apparente à une décision, à savoir par exemple l’avenir des relations franco-russes, franco-chinoises ou franco-américains, et qu’ils expriment une certaine vision de l’ordre mondial.

H. V.: Ils ont, en effet, des conséquences, externes et internes. Mais on rencontre vite une autre difficulté: contrairement à une idée reçue il y a seulement un consensus superficiel, ou de routine, sur les grandes orientations gaullo-mitterrandiennes en politique internationale, auxquelles Jacques Chirac a ajouté son propre style. En fait, dès que l’on creuse, apparaissent les différences de priorité des divers groupes: ceux qui considèrent que la politique étrangère doit pour l’essentiel défendre les intérêts nationaux de leur pays; ceux qui pensent que, comme une association philanthropique nous devons nous préoccuper essentiellement de la propagation des droits de l’homme dans le monde; ceux qui estiment qu’il faut s’en remettre en tout au multilatéralisme, et enfin ceux, très forts jusqu’au referendum et dans les médias, qui estimaient qu’une intégration européenne toujours plus poussée est la seule solution pour dépasser les archaïsmes que seraient les Etats-nations. Sans oublier les divers lobbies. Il n’existe plus chez nous de vision vraiment partagée sur ce que doit faire la France dans le monde. En plus les Français sauf dans le monde des entreprises, sont souvent irréalistes, chimériques, exagèrent le «rôle» de la France et ont la nostalgie d’un passé glorieux, même quand il s’est mal terminé (Louis XVI, Napoléon). Ou alors, excès inverse, ils rasent les murs parce que nous ne serions plus qu’une puissance «moyenne» sans influence, ce qui n’est pas vrai non plus. J’ai essayé comme ministre d’introduire dans le débat public une grille d’analyse réaliste et roborative des réalités du monde. Je respecte les espérances, mais lorsque ce ne sont pas des options réelles il vaut mieux le reconnaître et fonder nos ambitions sur des réalités, plutôt que de nourrir la désillusion et le découragement.

L’irréalisme de la rupture radicale

Le Banquet: Ce que vous dites pose la question, d’une part, de l’autonomie de la prise de décision, d’autre part, de la possibilité de revirement. Existe-t-il un moment où quelqu’un, qui ne peut sans doute être que le président de la République, éventuellement conseillé par un ministre, peut déclarer, par exemple, que la position traditionnelle à l’égard de la Russie, de la Chine, de l’Europe, des États-Unis, du dossier moyen-oriental, etc. doit changer pour telle ou telle raison, ce qui signifie qu’on rompt en connaissance de cause avec telle partie de l’héritage gaullo-mitterrandien, ou plus ancien, et qu’on affirme de nouvelles options?

H. V.: Il n’y a pas de rupture, au sens où il ne peut y avoir d’abolition brusque des réalités historiques, géographiques, politiques, culturelles, des mentalités et de nos systèmes d’alliance. Mais il peut exister des inflexions lourdes (par exemple, le discours à la Knesset en Israël en 1982 et le discours au Bundestag). La dernière grande décision de rupture a été celle du général de Gaulle lorsqu’il a décidé en 1966 de sortir du commandement intégré de l’OTAN (ou sa conférence de presse de 1967 sur le Proche Orient).

Le Banquet: Ou, sur un mode mineur, ce que votre successeur a fait avant le déclenchement de la guerre contre l’Irak, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une rupture.

H. V.: Sans vouloir réduire l’importance de cet épisode, cela n’a pas eu la même portée. La guerre a eu lieu quand même et la France n’a pas cherché à rompre avec l’Alliance atlantique ni refuser tout travail en commun avec les États-Unis. D’ailleurs, Jacques Chirac et ses gouvernements ont vite cherché des occasions de coopérer de façon visible avec les Américains. Alors que la décision du général de Gaulle fut une décision fondatrice et durable: personne n’a osé revenir dessus, même si ses successeurs ont été pragmatiques et ont essayé par la suite de redevenir inter-opérables et compatibles avec les forces de l’OTAN. Mais aucun président français, je pense (et j’espère), n’acceptera de soumettre à nouveau notre pays à un engagement automatique.

Le Banquet: Vous avez évoqué la question tchétchène. Il existe plusieurs manières, lourdes de conséquences, de gérer ce dossier.

H. V.: Il devrait y avoir pour les Russes une autre façon de le gérer. Et pour nous, une façon d’en parler, de ne pas escamoter le sujet, de dire au contraire aux Russes qu’ils doivent chercher une solution politique et pas seulement militaire sans rompre la relation nécessaire avec la Russie. Même si on sait que nos moyens de pression sur la Russie sont limités du fait de nos besoins en gaz et en pétrole. On ne peut être exclusivement droits-de-l’hommiste, ni réaliste au mauvais sens du terme (même si au total la Realpolitik a fait couler moins de sang que l’utopisme). Dans les sociétés modernes, être réaliste, c’est aussi tenir compte du poids des opinions publiques, la nôtre et celle des autres.

Les décisions inachevées

Le Banquet: Indépendamment des décisions pénibles que vous avez évoquées, y a-t-il des décisions que, à la lumière notamment des événements ultérieurs vous regrettez d’avoir prises ou de ne pas avoir prises?

H. V.: Je regrette plus certaines décisions que je n’ai pas pu prendre, que celles que j’ai dû prendre. Nous n’avons pas négocié au mieux avant Nice et depuis. Nos objectifs manquaient de clarté: avions-nous intérêt à confirmer si tôt le renoncement au deuxième commissaire? Et en échange de quoi? Avons-nous eu raison de ne pas accepter le décrochage de la France par rapport à l’Allemagne? Depuis le Traité de Rome les grands pays disposaient du même nombre de voix quels que soient les aléas démographiques. Après la réunification, l’Allemagne a essayé de faire prendre en compte son poids nouveau. Elle y est parvenue, en deux fois, au Parlement. S’agissant du Conseil elle n’y est pas parvenue à Nice, car nous n’étions pas d’accord. Mais alors pourquoi l’avoir accepté trois ans plus tard au sein de la Convention, dans le cadre de l’accord des quinze (y compris celui de la France après son revirement) sur le traité constitutionnel? Aux termes de ce traité, la France serait passée de 9 à 13% des voix, l’Allemagne de 9 à 18%. Tout cela est tombé à l’eau avec l’échec de la ratification. Donc pour le moment nous en restons à Nice. Devions-nous vouloir l’extension du vote à la majorité dans les domaines où nous sommes minoritaires? Etc. Tout cela sur dix ans n’est pas très cohérent.
J’aurai aimé avoir l’occasion de participer à un règlement de paix au Proche-Orient…
Je regrette aussi de ne pas avoir pu améliorer notre politique de la francophonie; institutions, objectifs, méthodes. La francophonie est vitale et je ne comprends l’attitude de dédain ou de négligence des élites françaises à l’égard de leur langue, car c’est notre logiciel, même s’il faut évidemment que les français parlent aussi des langues étrangères. Et il faut donner à ceux qui parlent déjà anglais dans le monde des raisons modernes d’apprendre le français.
En matière de politique africaine aussi, j’aurais souhaité aussi aller plus loin. J’avais lancé avec Robin Cook, assez seul, il faut bien le dire, la convergence des politiques française et britannique en Afrique. Nous avons encore beaucoup à faire en Afrique et avec les Africains. Je ne crois certes pas qu’il faille céder à l’égoïsme de droite ou au moralisme de gauche et se désengager. En sens inverse, il ne faut revenir ni à une ingérence permanente, qui ressemble trop au vieux «devoir de civilisation», ni à la confusion des genres de la «Françafrique» (exemple: les accords de Marcoussis en France). Il me semble qu’en mettant en commun avec les Anglais, un peu avec les Portugais et avec quelques pays qui ont gardé un intérêt véritable pour le continent africain, des projets et des moyens, on pourrait non pas «communautariser» la politique africaine – une forme de défausse en fait –, mais concevoir un engagement européen moderne, comprenant la remise à plat des accords de sécurité, l’établissement de relations de confiance avec les nouvelles élites, une plus grande ouverture de nos marchés, un accueil accru des étudiants, un soutien aux initiatives africaines sérieuses, etc. C’est le partenariat: le mot existe déjà, pas encore la réalité. J’aurais aimé pouvoir contribuer plus à cela.
Et aussi pêle-mêle: s’occuper plus des grands pays émergents, faire accepter l’idée d’une Europe «puissance» par une opinion européenne récalcitrante, amener l’opinion française a être à la fois plus lucide et plus ambitieuse, etc.

Le Banquet: Quels obstacles avez-vous rencontré à la bonne prise de décision et, plus encore, à la bonne application de décisions que vous avez prises?

H. V.: Il y a d’abord – pas toujours mais souvent – des résistances internes, corporatistes ou autres. Il est difficile d’imposer des décisions nombreuses de réorganisation en peu de temps contre l’avis d’une structure, même avec le relais de collaborateurs très proches dans lesquels vous avez toute confiance. Par exemple, je n’ai pu modifier en profondeur la direction et la gestion des ressources humaines. J’avais pensé à une sorte de big-bang dans lequel personne, pas même une dactylo, ne serait resté à la même place, et à des nominations extérieures! Mais il ne suffisait pas de dire: «j’ai décidé»; il fallait une chaîne derrière. Je n’ai pas trouvé les oiseaux rares pour cela. Pour moderniser le Quai, j’ai créé un comité de management que j’ai réuni moi-même plus de vingt fois. Mais faire entrer dans les faits et les mentalités des mécanismes d’évaluation et de formation continue prend des années. C’est comme lorsque le roi du Maroc décide de changer le statut de la femme, cela ne peut entrer immédiatement dans les mœurs au fin fond du bled. Dans un ministère, il faut que tous les agents soient convaincus qu’il faut aller dans un sens nouveau. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’introduire dans la fonction publique la culture du coût économique des décisions, alors même que l’argent public vient des impôts! Il faut une politique et une pédagogie qui se déploient pendant des années.
Il peut y avoir aussi des obstacles politiques. Mais la cohabitation me donnant une assez grande latitude, car je bénéficiais de la confiance des deux têtes de l’exécutif. La cohabitation n’a pas paralysé la prise de décision et je ne vois pas entre 1997 et 2002 d’exemples de décisions majeures qui auraient été très différentes dans un autre contexte politique et institutionnel. Quelques socialistes disent: «Nous n’avons pas pu faire ce que nous voulions». Mais ils ne précisent pas et d’ailleurs Lionel Jospin ne le dit pas ainsi. En revanche, pour gérer des situations à chaud, comme à Nice, la cohabitation nous privait de la souplesse nécessaire à des réactions très rapides par l’obligation de nous mettre d’accord au préalable. Mais ensuite cette harmonisation devenait une force… Autres obstacles: celui du nécessaire dosage des annonces dans une société médiatique très réactive. Regardez ce qui est arrivé à Claude Allègre à partir de bonnes idées. Quand j’ai dû soulever la chape de plomb du «politiquement correct », j’ai toujours essayé d’en tenir compte. Je voulais dire des choses nouvelles, mais sans heurter inutilement. Par exemple, quand j’ai lancé en 2000 le débat sur le rôle des organisations non gouvernementales (ONG), je ne voulais pas attaquer «les» ONG, mais me dégager d’une pression médiatique constante qui voulait que les ONG aient toujours raison et les gouvernements systématiquement tort. Il y a des ONG remarquables et j’ai beaucoup travaillé avec elles, mais j’avais dû rappeler qu’elles n’étaient pas la panacée, qu’il y avait de tout parmi elles, et qu’elles gagneraient à s’appliquer à elles-mêmes les principes de transparence et de responsabilité qu’elles exigent des gouvernants. Que n’avais-je dit! Mes propos ont suscité des réactions et un débat politique de quelques mois qui a eu finalement de bons effets. Les grandes ONG ont reconnu que mes critiques étaient souvent fondées, mais qu’elles auraient préféré en faire état elles-mêmes. En somme, les obstacles dans mon champ d’action étaient moins institutionnels que mentaux et liés aux croyances. Peut-être est-ce moins vrai aujourd’hui? Lorsque je suis devenu ministre en 1997, l’opinion baignait encore dans les illusions des années 1990. On allait résoudre les problèmes mondiaux grâce aux valeurs universelles et aux grands sommets de l’ONU; le processus de paix au Proche-Orient allait aboutir, etc. Les événements brutaux ou tragiques des cinq dernières années ont rendu l’opinion plus réceptive aujourd’hui à ce que je disais alors. Mon réalisme prenait à l’époque une partie de la gauche à contre-pied (d’autant qu’elle confond réalisme et cynisme). C’est moins vrai aujourd’hui. Peut être la France va-t-elle finir par voir le monde tel qu’il est et réagir.

Le déplacement par le déplacement des lignes

Le Banquet: Pour y parvenir, il convient naturellement que le gouvernement en place définisse, en amont, une stratégie et des priorités. Mais au-delà de la conception d’ensemble, pourriez-vous revenir sur les inflexions sur le fond de la politique étrangère de la France –qui relèvent bien de la décision- sur la manière dont elles ont été gérées?

H. V.: En fait le mot «décision» recouvre des réalités très différentes. Prenons un autre exemple: depuis le début du septennat de François Mitterrand, Israël est devenu un partenaire diplomatique normal; nous pouvions avoir des désaccord avec lui, mais nous nous parlons. Nous sommes plus forts en parlant avec les Israéliens qu’en ne discutant pas avec eux car chaque camp regarde les relations que vous avez «en face». L’une des premières questions que m’avait posée Arafat consistait à savoir si mes relations avec Madeleine Albright étaient aussi bonnes qu’on le disait. Plus j’étais en bons termes avec elle, plus j’étais important aux yeux d’Arafat. Plus on a une discussion vraie avec Israël, plus on compte aux yeux de nos interlocuteurs arabes, et inversement. Au début des années quatre-vingt pour faire entrer dans la tête des responsables du Quai que c’était important et utile de parler avec les Israéliens, et pas seulement du processus de paix, il a fallu du temps. Maintenant c’est acquis. Les accusations rituelles sur la «politique arabe du Quai d’Orsay» relèvent du faux procès typique, surtout maintenant, mais il était, comme le Foreign Office, sensible à l’importance du monde arabe et il a en plus une propension à faire des remontrances à tout propos, distribuer les bons et mauvais points, ce qui est un peu vain. Tout cela a bien évolué.

Le Banquet: Il s’agissait bien là, en fait, d’un changement dans la position traditionnelle de la France, non pas certes depuis la création de l’État d’Israël, mais au moins depuis 1967.

H. V.: Oui, pour la IVème République puis pour de Gaulle pendant des années, Israël était «notre ami, notre allié»; et puis il y a eu 1967 et il a annoncé et condamné les conséquences de l’occupation. François Mitterrand a remis Israël dans le jeu de la France mais c’est resté sans grande suite car malheureusement, il a en face de lui des gouvernements déterminés à rendre impossible ce qu’il préconisait déjà en 1982, un État palestinien. Le Likoud était alors au début de sa longue suprématie politique, partisan du grand Israël et donc hostile à la restitution des territoires occupés. François Mitterrand n’a pas eu de partenaires pour sa politique. En plus, autant les dirigeants du Parti travailliste comprenaient assez bien la position de la France, autant les Premiers ministres du Likoud ont réactivé à la moindre pression européenne l’accusation d’antisémitisme pour paralyser toute initiative diplomatique gênante, avec un certain effet il faut bien le dire. En revanche sans même remonter à Rabin, le grand homme d’état Israélien depuis trente ans, à l’époque d’Ehud Barak, de Schlomo ben Ami et de Madeleine Albright, en 1999-2000, nous avons eu de vraies relations de confiance.

Le Banquet: Vous avez évoqué Israël et montré la complexité d’une évolution vers une action d’un type différent. On pourrait aussi évoquer la Serbie.

H. V.: Contrairement à ce qui a souvent été dit, François Mitterrand était plus pro- yougoslave que pro-serbe. Comme tous les autres leaders mondiaux (sauf Kohl), il a espéré pouvoir freiner la désintégration de la Yougoslavie pour pouvoir la gérer sans drame comme l’avait été, en sens inverse, la réunification allemande.

Le Banquet: En somme, tout ce que vous avez dit au cours de notre entretien tend à définir assez précisément la singularité de la décision en matière de politique étrangère qui n’est réductible à aucune autre.

H. V.: Elle comporte des aspects communs à toute décision publique mais beaucoup d’aspects spécifiques liés à son cadre mondial. Plus qu’un autre, le travail d’un ministre des Affaires étrangères s’inscrit dans la longue durée, même si quelques décisions marquantes émergent. Le nombre croissant des interlocuteurs extérieurs, étatiques ou non, le contraste entre les attentes brusques et vives de l’opinion et la lenteur des processus, le calme trompeur du faux consensus en politique étrangère, l’ubris et l’interventionnisme occidentaux des quinze dernières années, le prétendu accord mondial sur les valeurs dites universelles au sein de la prétendue «communauté internationale», les feux de cheminées médiatiques: tout contribue à rendre complexe la définition et la conduite de la politique étrangère.

Le Banquet: On pourrait aussi invoquer le concept d’unilatéralisme, il est vrai quelque peu pollué par l’usage qu’en ont fait récemment les États-Unis, et qui méritait mieux que l’opprobre qui a été jeté sur lui, puisque somme toute il participe de la reconnaissance d’une partie, qui ne peut sans doute être éliminée, des relations internationales aujourd’hui comme hier.

H. V.: Oui, cela serait honnête. Quel pays n’a pas été unilatéraliste quand il en avait les moyens? Lequel ne le deviendrait il pas en cas de nécessité vitale? Et comment nier les lourdeurs du formalisme multilatéral? Cela ne justifie pas pour autant les incroyables erreurs de jugement de Bush dans son premier mandat au Proche et au Moyen Orient. Quant à la France, elle n’enrayera sa perte d’influence qu’en devenant lucide sur le monde, sur l’Europe, sur elle, en ré-enracinant ses ambitions non sur un universalisme bavard auto-proclamé, mais sur une vraie compréhension du monde qui vient, sans laquelle toute ambition restera virtuelle. Et il faudra réformer, refonder, re-légitimer le multilatéralisme.

Le Banquet: Cela suppose aussi d’organiser un milieu qui se saisisse sérieusement de ces questions et soit capable de démultiplier, y compris de manière non officielle, les discours et les papiers dans les enceintes internationales et dans la presse.

H. V.: Oui, tout un milieu qui participerait à un grand débat sans tabous sur notre politique dont il sortirait peut être un nouveau consensus. Voyez les Américains: ils peuvent être en désaccord entre eux sur une de nombreuses questions, mais ils croient dans leur pays et dans son rôle. C’est une des principales conditions de l’influence.

Propos recueillis par Nicolas Tenzer

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31/03/2006