Inquiétudes et divergences occidentales

En cet automne 2003, l’optimisme ou l’angélisme des années 1990 n’est plus que l’ombre de lui-même. En moins de trois ans, il a été cruellement démenti en rafale par la réalité, c’est à dire par l’effondrement fin 2000 du processus d’Oslo, l’élection de Georges W. Bush et l’affirmation souveraine de son wilsonisme botté, (dixit Pierre Hassner), les affrontements de Durban , le 11 septembre, la guerre anglo-américaine en Irak sans caution de l’ONU, la résurgence de divergences de fond entre Européens sur la politique étrangère, la réapparition à Cancun du vieil antagonisme Nord – Sud. Après un départ en fanfare , le «IIIème millénaire» s’est crashé au décollage. C’est en Europe que la douche paraît la plus froide tant le contraste y est grand entre l’espoir, ou la conviction, de vivre dans un monde post-tragique, la fameuse «Communauté internationale», et la brutale réalité du monde. Comme si rien décidément ne devait changer. Idée trop pénible, démoralisante, qui amène certains esprits désemparés un peu partout dans le monde, et tout particulièrement en Europe, à espérer que les électeurs américains refermeront en novembre 2004, la «parenthèse» de l’administration Bush II. Comme si elle était la seule source de dysfonctionnement dans un monde idéal. Et qu’après cela le cauchemar cesserait. Calcul à bien des égards fragile, mais qui a pour fonction d’éviter d’avoir à se demander que faire vraiment face à des Etats-Unis – Gulliver bien décidés à ne pas se laisser re-entraver par les Lilliputiens du multilatéralisme, dans un monde dur et conflictuel où l’ONU s’avérerait durablement impuissante.

Pendant les années 1990 encore, les Etats-Unis prenaient des gants, superpuissance ou hyperpuissance légèrement condescendante mais quand même chaleureuse et courtoise. A l’époque de Bill Clinton et de Madeleine Albright, tout en se jugeant «indispensable» au monde l’hyperpuissance s’excusait presque d’avoir atteint un tel niveau de puissance et soulignait que cela s’était fait sans qu’elle l’ait planifié. Elle prêtait jusqu’à un certain point intérêt à l’opinion de ses alliés et se montrait, dans les Balkans par exemple, capable de coopérer avec eux. Alors que, depuis 2001, les Donald Rumsfeld, Paul Wolfovitz, Richard Perle, Irving et Bill Kristoll, Robert Kagan et autres n’ont guère facilité la tâche même aux plus dévoués et aux moins exigeants des amis de l’Amérique! Il y a eu dans les premiers temps de l’administration Bush comme une sorte de jubilation machiste à réaffirmer à son de trompes la «destinée manifeste» de l’Amérique, son exceptionnalisme solitaire, d’annoncer la fin de la parenthèse multilatérale, de brocarder l’Europe, «fille de Vénus», et ainsi de suite. D’où un désarroi profond non seulement chez les idéalistes qui avaient cru après la chute de l’URSS à l’avènement du droit international, mais aussi chez les orphelins de l’alliance atlantique, longtemps idéalisée par eux comme une communauté de valeurs plutôt que comme une alliance militaire défensive de l’Atlantique Nord contre la menace soviétique. Leurs messages de solidarité et d’allégeance à Washington, qui semble s’en moquer, restent sans réponse.

Une vision inquiète du monde

Ainsi, alors que les autorités françaises refusaient d’approuver la guerre américaine, invoquaient l’ONU et annonçaient un monde multipolaire, un sentiment d’identité occidentale et de commune destinée face à des menaces communes – l’islamisme, le terrorisme, les armes de destruction massive, peut être un jour la Chine, – a au contraire saisi une grande partie des élites françaises, et alimenté chez elles une angoisse, voire une panique devant cette fissure dans la solidarité atlantique. On pourrait au passage s’étonner de voir les sociétés les plus riches, mais aussi les plus puissantes jamais connues, les nôtres, elles-mêmes surarmées et détentrices d’armes de destruction massive ou de dissuasion nucléaire, s’angoisser à ce point pour leur sécurité, notamment eu égard au nombre de victimes réelles que peuvent faire les terroristes les plus déterminés. Qu’il nous renvoie à la grande peur des possédants ou encore à l’éternelle dialectique de l’Empire et du barbare, le fait est là, psychologique et politique, et balaie toute analyse rationnelle. Personne n’a oublié le fameux titre du «Monde» au lendemain du 11 septembre 2001: «Nous sommes tous des Américains». Certes, dix huit mois plus tard, en 2003, après la guerre en Irak, quelques voix se sont élevées en sens inverse. Pascal Boniface a dressé contre l’Empire un réquisitoire sans indulgence et Emmanuel Todd, extrapolant des données économiques et démographiques, a annoncé le début du déclin américain et s’est projeté lui, dans «l’après-empire». Mais, dans les élites, ils n’ont pas convaincu et sont restés assez isolés. La majorité des intellectuels appréciés des médias, à contre-courant de l’opinion française dominante, a défendu l’approche américaine, en tout cas lui a trouvé des justifications, et surtout s’est inquiétée de la voir diabolisée ou ridiculisée, révélant une vision inquiète du monde et le désir toujours vif d’une protection.

Face à la montée de l’hostilité anti-Bush dans l’opinion française, la première réaction dans ces milieux préoccupés a consisté à dénoncer l’anti-américanisme supposé premier, et viscéral, des Français pour discréditer ou tuer dans l’œuf les critiques contre la nouvelle politique américaine. Jean François Revel a repris ce thème qui lui est familier. Bruno Roger a reconstitué avec érudition la généalogie de l’antiaméricanisme français et Yves Berger rappelé ses souvenirs d’enfant de la Libération. Mais l’antiaméricanisme français est-il bien le sujet quand le PEW Center enregistre partout dans le monde, sauf en Israël et au Koweït et pas spécialement en France, des chiffres record d’impopularité américaine, voire de haine de l’Amérique? Et qu’on ne peut plus nier l’existence aux Etats-Unis d’un courant francophobe? Pour d’autres, qui sonnent le tocsin, le soutien aux Etats-Unis, même ceux de Bush, ne se discuterait pas parce que nous serions dans le même camp, celui de la civilisation cernée par la barbarie, menacée par «le» terrorisme et «la» haine, évidemment islamistes même si cela n’est pas toujours précisé. C’est ce que nous ont dit, chacun dans son style André Glucksman, Alexandre Adler pendant un temps, Alain Finkelkraut qui croit voir et dénonce une résurgence globale de l’antisémitisme, Bernard Henri Lévy qui a toujours sa musique propre. Dans leur majorité, les éditoriaux dans les grands médias français ont plus traduit cette tonalité soucieuse que les accents vaillants de la diplomatie française. Beaucoup ont repris à leur compte les arguments anti-ONU de l’administration Bush – impuissance, compromissions, indignation devant l’élection de la Libye à la présidence de la Commission des Droits de l’Homme -, pour trouver des justifications à son renversement unilatéral de Saddam Hussein.

Des différences durables?

Cette inquiétude multiforme a alimenté bien des appels à la restauration des liens transatlantiques. Laurent Cohen-Tanuggi a proposé que l’on conclue un nouveau partenariat. Par la publication de l’analyse de Philip Zelikow et des réactions françaises et européennes qu’elle suscite, la revue Commentaire participe à cette réflexion et à cette recherche. Claude Imbert a souhaité que «Mars et Vénus se remettent en ménage» car «cette peste (l’islamisme) ne fera pas le détail entre les deux postures d’un Occident exécré». D’autres encore, oubliée la «Communauté internationale»: une partie des Français se sent «occidentale» plus qu’universaliste. Cette position postule que les «Occidentaux» forment un ensemble homogène et menacé, font la même analyse de ces menaces et de la façon de les conjurer, que l’écart entre les mondes américain et européen n’est pas irrémédiable et peut se réduire, que la politique de l’administration Bush peut se comprendre, qu’elle peut d’ailleurs être remplacée ou corrigée, et que de part et d’autre, il se trouvera des responsables intéressés par un nouveau partenariat. Peut être. Mais l’inverse est plausible; tous les «Occidentaux» peuvent ne pas se sentir tels; les divergences transatlantiques peuvent s’amplifier et s’indurer – par exemple en ce qui concerne l’emploi de la force et le rapport à la loi internationale -; même avec un autre Président, les Etats-Unis peuvent rester durablement souverainistes et unilatéralistes. Ils peuvent continuer à juger inutiles de vrais partenaires, même européens, inutiles puisque «la mission détermine la coalition».

Et quand bien même les Etats-Unis seraient prêts à traiter avec un partenaire, les Européens qui hésitent tant à endosser le poids de la puissance le pourraient-ils, le voudraient-ils? Pour répondre par l’affirmative, il faudrait que ceux-ci, accomplissant sur eux-mêmes un effort considérable, parviennent à se mettre d’accord sur un projet raisonnable de puissance, et imposent aux Etats-Unis, dans les faits, de les prendre en considération. Aujourd’hui, à part quelques gadgets, il n’y a pas les fondements politiques d’un tel accord. En effet, pour venir à bout de leurs différences de conceptions sur ce que doit être, ou non, l’Europe politique et diplomatique, les Européens ont longtemps cru pouvoir faire l’économie d’une douloureuse explication de fond. Ils ont préféré faire confiance à la magie du verbe, au nominalisme, à la concertation diplomatique permanente, sur fond de négation de l’histoire, et d’économisme. En politique étrangère, cela n’a pas suffi. Les identités profondes ont résisté et resurgissent. Certains analystes estiment pourtant aujourd’hui que la guerre en Irak et la démonstration humiliante pour les Européens de leurs divergences et donc de leur impuissance, ont produit un choc salutaire, que les opinions, à la différence des gouvernements, ont réagi à l’unisson, et qu’à partir de là la cristallisation d’une position vraiment européenne va s’en trouver accélérée. C’est une vision très optimiste, sauf si la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne s’y emploient sans faux semblant, avec courage et constance. En tout cas, on ne voit pas ce mouvement être encouragé par les Etats-Unis d’aujourd’hui. Le Sud et l’Ouest avec leurs préoccupations asiatiques ou latino-américaines compteront de plus en plus, tandis que la vieille Nouvelle Angleterre pèsera de moins en moins. La composition de la population se modifie. Pour l’Amérique qui vient, l’Europe n’est perçue ni comme une menace, ni comme un enjeu, ni comme une solution. Restent alors les souvenirs, la nostalgie des cousinages, le lien particulier avec la Grande-Bretagne, l’art de vivre, la culture, ressorts insuffisants. Certes les hasards électoraux peuvent ramener un jour à la Maison Blanche un candidat issu de la Côte Est, des tentatives méritoires peuvent avoir lieu pour resserrer les liens dans le vieux ménage transatlantique; les Américains s’intéresseront toujours assez aux Européens pour les sermonner pour leur frivolité coupable face aux nouvelles menaces ou leur enjoindre d’accepter de meilleure grâce leur leadership bienveillant. Mais sauf guerre ouverte entre la civilisation occidentale et les autres, le plus probable est que l’analyse des menaces et des situations dans lesquelles elles s’enracinent, de leur hiérarchisation, de la meilleure façon de les parer et de les extirper, ne sera plus jamais tout à fait la même des deux côtés de l’Atlantique. Cela se voit déjà sur «le» terrorisme. Cela n’exclut pas les coopérations, mais les menaces envisageables aujourd’hui ne suffiront pas à recoller les deux rives de l’océan à la manière d’un ciment. Les propositions de refondation atlantiste ont, pour des raisons tant américaines qu’européennes, de fortes chances de rester lettre morte ou de ne parvenir qu’à des résultats frustrants pour leurs auteurs.

Scénarios II

Quelles sont alors dans ce paysage stratégique incertain les hypothèses envisageables?

1) D’abord il peut ne rien se passer. Je veux dire par là que le statu quo peut perdurer avec quelques soubresauts sans nouvelle rupture majeure. Les problèmes traités ici restent sans solution. Les Etats-Unis demeurent dominants. Ils deviennent moins provocants, ont recours à l’ONU quand cela est utile et possible, et s’en passent dans les autres cas. Les Européens râlent mais s’accommodent de ce comportement. Le terrorisme frappe de temps à autre sans jamais remporter de bataille décisive, ce qui par nature est hors de sa portée. La tragédie se nourrit d’elle-même au Proche Orient. Les Européens achèvent de négocier le Traité constitutionnel, le ratifient, débattent noyaux dur, avant-garde et budget mais font du sur-place. Aucun problème global n’est vraiment résolu. On évoque la réforme de l’ONU sans la faire, on parle de gouvernance sans gouverner. Des sommets ont lieu, des communiqués sont adoptés, des engagements intenables sont pris, les institutions internationales végètent dans la routine et le wishful thinking. Imperturbablement, l’économie de marché continue à se répandre partout, submergeant tout ce qui lui fait barrage.

2) Variante: le «système international» se dégrade encore. Naturellement, il est impossible que tout aille plus mal en même temps. Mais il peut y avoir des engrenages. Par exemple, de proche en proche, l’unilatéralisme et le militarisme des Etats-Unis font des émules. D’autres pays, grands ou petits mais résolus, sont gagnés par la contagion du recours unilatéral à la force, et de la guerre préventive. Les fondements politiques du multilatéralisme sont ébranlés. A partir de là, la situation au Proche-Orient dégénère plus encore. La prolifération des armes de destruction massive franchit, là ou ailleurs, un seuil. Il se peut aussi que les négociations commerciales multilatérales ne reprennent pas ou échouent, que certaines institutions multilatérales cessent de facto de fonctionner. De leur côté, les Européens n’arrivent pas à surmonter leurs divergences en politique étrangère, ni à constituer des avant-gardes et donc à influencer la marche du monde, et un scénario «Babel» n’est pas à écarter pour l’Union. Le fossé entre les élites mondialisées et les populations s’approfondit dans les pays riches. La démocratie représentative est de plus en plus rongée par l’abstentionnisme et contestée au nom de la démocratie directe. La procédure californienne du recall fait des émules, les votes populistes gagnent du terrain. Le monde est de moins en moins gouverné sauf à court terme, et selon leurs critères exclusifs, par les marchés. La biosphère s’enfonce dans une détérioration irréversible des équilibres écologiques indispensables à la vie

3) Il peut aussi y avoir des améliorations. Même si tout ne peut aller mieux au même temps. Déjà il y a eu le vote unanime de la Résolution 1511 sur l’Irak le 16 octobre, le lancement à la mi-novembre, en catastrophe, par le président Bush d’un processus politique prévu prudemment pour aboutir en 2005, après la réélection espérée. Bush peut être battu en novembre 2004 par un démocrate qui ne transigerait pas sur la sécurité de l’Amérique, ni sur son leadership, mais rechercherait en même temps, comme Clinton, la concertation et la coopération internationales. Ou alors c’est Bush lui-même qui, pour être réélu, recentre son action et écarte Rumsfeld et les néo-conservateurs. En Europe, on peut imaginer qu’après quelques angoisses et quelques retouches, le traité constitutionnel soit ratifié par les vingt-cinq Etats membres de l’Union. L’Union disposerait alors d’une règle du jeu claire (jusqu’à vingt-sept). Dans ce cadre, quelques pays européens plus volontaires progressent dans des domaines nouveaux, par exemple la défense. Le terrorisme islamique n’est pas éradiqué mais s’épuise peu à peu, faute de résultat marquant. Les modernistes arabes et musulmans marquent des points comme on l’a vu avec la courageuse décision de Mohamed VI, quarante-cinq ans après Bourguiba, de réformer le statut personnel et familial. Les années 2005-2010 peuvent voir renaître l’espoir dans le monde. Cependant, même dans ce scénario optimiste, il est difficile de croire à la paix au Proche Orient. Il n’est pas impossible de décrire en quoi elle devrait consister pour que les deux Etats – Israël et la Palestine – coexistent. Des Israéliens et des Palestiniens minoritaires et courageux l’ont déjà osé à Taba en janvier 2001, comme à Genève en octobre 2003. Et les deux peuples, dans leur majorité, aspirent désespérément à la paix. Mais surmonter les résistances acharnées que cela provoque depuis des années, et continuera de provoquer sous des formes différentes d’un côté comme de l’autre, suppose une telle clairvoyance, un tel courage et une telle persévérance, qu’on ne voit pas quelle force politique au monde en serait capable, sauf à rêver sur la détermination d’un président américain réélu. Mais lequel?

L’Occident et les autres

Finalement je pense que deux questions plus importantes encore pour l’avenir du monde sont en partie masquées par ces controverses «stratégiques» si prisées: la relation entre l’Occident et les autres, les menaces sur la biosphère.

Je ne néglige pas la question de savoir si de part et d’autre de l’Atlantique, va se reconsolider une communauté de valeurs et stratégique. Mais, plus largement, je me demande si l’Occident dans son ensemble va réussir à imposer sa loi au reste du monde, ou s’il devra composer. Je m’explique. Les Occidentaux sont aujourd’hui profondément divisés entre Américains et Européens quant au recours à la force et à la loi internationale. Les Européens d’aujourd’hui récusent la voie militaire, surtout si les formes ne sont pas respectées. Dans leur quasi-totalité, ils communient dans la phobie de la force. Mais, mise à part cette divergence qui les oppose aux Américains sur les moyens, ils trouvent justifié d’employer toute la panoplie des incitations, pressions, remontrances, chantage à l’adhésion ou à l’aide, ingérences, sanctions, envers les peuples et les pays politiquement ou économiquement «en retard». Ils pensent comme les Américains que leur devoir est de propager partout, sans état d’âme, la démocratie occidentale et l’économie libérale de marché, (malgré les efforts des sociaux-démocrates, sur la défensive, pour corriger ou encadrer ce second point). Tout simplement parce qu’ils ne sont pas moins convaincus que les Américains de la supériorité de leurs valeurs, même si ils sont gênés quand c’est dit trop crûment, par exemple par un Silvio Berlusconi qui parle maladroitement de valeurs «occidentales» au lieu de «universelles». Le rejet commode de la politique de Georges Bush masque ces convergences. Il n’empêche qu’en dehors de l’Occident, beaucoup de peuples y voient la poursuite d’un mouvement millénaire d’expansion européenne puis occidentale qui a débuté avec les croisades et s’est poursuivi avec l’évangélisation, la colonisation, l’ouverture des marchés et maintenant la démocratisation et la modernisation des normes de toutes sortes, favorables aux entreprises occidentales. Cette vision nous énerve mais elle est solidement installée. Sous cet angle, Bush est une caricature de l’Occident, pas une aberration. Si on réfléchit sur la longue durée, on peut avoir des doutes sur la profondeur et la pérennité de cette occidentalisation universelle en cours. Est-ce que les forces profondes du monde vont dans ce sens? Certes la puissance combinée des Américains et des autres Occidentaux est actuellement, et à vue humaine, colossale. Mais va-t-elle obtenir des immenses masses chinoises, arabes, indiennes, africaines et autres, plus qu’un alignement mimétique, superficiel et transitoire des modes de vie et de communication, de l’habillement et de l’alimentation? Plus que l’engagement intéressé dans chaque pays, de l’infime pourcentage américano-globalisée de la population? Nous, Occidentaux avons oublié notre passé, celui que restitue l’irréfutable «livre noir du colonialisme» , avec un peu de repentance, beaucoup d’amnésie et d’auto-amnistie; les autres non.

Bien sûr le rouleau compresseur de l’économie de marché et la force abrasive et amnésiante de la communication peuvent extirper, pour le meilleur et pour le pire, les racines identitaires. Après tout l’histoire est un cimetière de civilisations englouties. En sens inverse on a vu la Grèce resurgir intacte après des siècles, de l’Empire ottoman, l’orthodoxie russe renaître après le communisme, la mémoire chinoise refaire surface. On voit résister des nations et des états. Et les mêmes technologies qui nivellent peuvent aussi protéger, préserver, transmettre. Si l’on raisonne dans la longue durée, le doute est au moins permis.

Dans un cas, il n’y aura effectivement plus un jour à la surface de la planète qu’une seule civilisation syncrétique à dominante occidentale et technologique qui n’aura laissé survivre que des variantes culturelles et linguistiques mineures, locales et pittoresques. C’est sans doute ce dont est convaincue et satisfaite la majorité des Occidentaux, mise à part la très petite minorité qui craint vraiment que l’extrémisme islamiste ne menace avant cela la liberté du monde occidental, et à l’opposé l’autre petite minorité qui ne veut pas succomber à notre hubris. Mais dans l’autre cas le monde arabe qui attend sa revanche, le monde africain qui s’effrite, les monde chinois et russe qui rêvent de retrouver leur dignité et leur puissance, mettront un jour le monde occidental sur la défensive sur les règles du jeu dans le monde de demain. Si nous refusons cette perspective, il nous faudra avant fonder une vraie communauté internationale. Il y faudra des compromis territoriaux (immigrations/mouvements de population), politiques (redistribution du pouvoir dans les institutions internationales), culturelles (redéfinir de façon universelle les vraies valeurs communes), économiques (corriger l’écart riches-pauvres et transformer la notion de progrès pour que la planète survive).

Géo-écologie politique

J’en viens précisément à l’écologie. J’en parle ici, ce qui peut surprendre, parce que j’estime qu’il serait temps pour ceux qui ont pour métier de penser les rapports de force et l’avenir du monde, d’introduire cette dimension dans le champ de la géopolitique. D’abord parce que, si les scientifiques ont raison à propos du réchauffement, ce phénomène ne peut pas ne pas provoquer de considérables mutations agro-alimentaires, démographiques, sanitaires, économiques et donc politiques. S’il se confirme que l’humanité ne pourra arrêter l’engrenage qui la menace sans remettre en cause l’insatiable consommation d’énergie qui est la sienne depuis ce que l’on appelle le progrès, on devine la violence des tensions, voire des conflits, qui en découleraient à l’intérieur de chaque pays, et entre les diverses zones du monde pour répartir les sacrifices nécessaires à la transformation radicale des modes de production.

Les Occidentaux et les autres pourront-ils se mettre vraiment d’accord sur les valeurs et les règles du jeu dans la Communauté internationale de demain? Comment gérer les affrontements prévisibles de la «géo-écologie politique»? Ces deux questions surplombent toutes les autres. Si les Occidentaux sont désunis ou trop enivrés de leur supériorité, les risques sont grands. En revanche, on pense à la force qu’aurait un partenariat euro-américain entièrement nouveau et équilibré pour les affronter. Il serait d’autant plus nécessaire que d’autres pôles se formeraient. Il serait utile même dans le cadre d’un multilatéralisme renforcé. Il pourrait avoir une influence extraordinaire sur le monde. Bien sûr, il suppose que les Etats-Unis maîtrisent leur puissance et que les Européens assument la leur.

Inquiétudes et divergences occidentales

Hubert Vedrine

Inquiétudes et divergences occidentales

En cet automne 2003, l’optimisme ou l’angélisme des années 1990 n’est plus que l’ombre de lui-même. En moins de trois ans, il a été cruellement démenti en rafale par la réalité, c’est à dire par l’effondrement fin 2000 du processus d’Oslo, l’élection de Georges W. Bush et l’affirmation souveraine de son wilsonisme botté, (dixit Pierre Hassner), les affrontements de Durban , le 11 septembre, la guerre anglo-américaine en Irak sans caution de l’ONU, la résurgence de divergences de fond entre Européens sur la politique étrangère, la réapparition à Cancun du vieil antagonisme Nord – Sud. Après un départ en fanfare , le «IIIème millénaire» s’est crashé au décollage. C’est en Europe que la douche paraît la plus froide tant le contraste y est grand entre l’espoir, ou la conviction, de vivre dans un monde post-tragique, la fameuse «Communauté internationale», et la brutale réalité du monde. Comme si rien décidément ne devait changer. Idée trop pénible, démoralisante, qui amène certains esprits désemparés un peu partout dans le monde, et tout particulièrement en Europe, à espérer que les électeurs américains refermeront en novembre 2004, la «parenthèse» de l’administration Bush II. Comme si elle était la seule source de dysfonctionnement dans un monde idéal. Et qu’après cela le cauchemar cesserait. Calcul à bien des égards fragile, mais qui a pour fonction d’éviter d’avoir à se demander que faire vraiment face à des Etats-Unis – Gulliver bien décidés à ne pas se laisser re-entraver par les Lilliputiens du multilatéralisme, dans un monde dur et conflictuel où l’ONU s’avérerait durablement impuissante.

Pendant les années 1990 encore, les Etats-Unis prenaient des gants, superpuissance ou hyperpuissance légèrement condescendante mais quand même chaleureuse et courtoise. A l’époque de Bill Clinton et de Madeleine Albright, tout en se jugeant «indispensable» au monde l’hyperpuissance s’excusait presque d’avoir atteint un tel niveau de puissance et soulignait que cela s’était fait sans qu’elle l’ait planifié. Elle prêtait jusqu’à un certain point intérêt à l’opinion de ses alliés et se montrait, dans les Balkans par exemple, capable de coopérer avec eux. Alors que, depuis 2001, les Donald Rumsfeld, Paul Wolfovitz, Richard Perle, Irving et Bill Kristoll, Robert Kagan et autres n’ont guère facilité la tâche même aux plus dévoués et aux moins exigeants des amis de l’Amérique! Il y a eu dans les premiers temps de l’administration Bush comme une sorte de jubilation machiste à réaffirmer à son de trompes la «destinée manifeste» de l’Amérique, son exceptionnalisme solitaire, d’annoncer la fin de la parenthèse multilatérale, de brocarder l’Europe, «fille de Vénus», et ainsi de suite. D’où un désarroi profond non seulement chez les idéalistes qui avaient cru après la chute de l’URSS à l’avènement du droit international, mais aussi chez les orphelins de l’alliance atlantique, longtemps idéalisée par eux comme une communauté de valeurs plutôt que comme une alliance militaire défensive de l’Atlantique Nord contre la menace soviétique. Leurs messages de solidarité et d’allégeance à Washington, qui semble s’en moquer, restent sans réponse.

Une vision inquiète du monde

Ainsi, alors que les autorités françaises refusaient d’approuver la guerre américaine, invoquaient l’ONU et annonçaient un monde multipolaire, un sentiment d’identité occidentale et de commune destinée face à des menaces communes – l’islamisme, le terrorisme, les armes de destruction massive, peut être un jour la Chine, – a au contraire saisi une grande partie des élites françaises, et alimenté chez elles une angoisse, voire une panique devant cette fissure dans la solidarité atlantique. On pourrait au passage s’étonner de voir les sociétés les plus riches, mais aussi les plus puissantes jamais connues, les nôtres, elles-mêmes surarmées et détentrices d’armes de destruction massive ou de dissuasion nucléaire, s’angoisser à ce point pour leur sécurité, notamment eu égard au nombre de victimes réelles que peuvent faire les terroristes les plus déterminés. Qu’il nous renvoie à la grande peur des possédants ou encore à l’éternelle dialectique de l’Empire et du barbare, le fait est là, psychologique et politique, et balaie toute analyse rationnelle. Personne n’a oublié le fameux titre du «Monde» au lendemain du 11 septembre 2001: «Nous sommes tous des Américains». Certes, dix huit mois plus tard, en 2003, après la guerre en Irak, quelques voix se sont élevées en sens inverse. Pascal Boniface a dressé contre l’Empire un réquisitoire sans indulgence et Emmanuel Todd, extrapolant des données économiques et démographiques, a annoncé le début du déclin américain et s’est projeté lui, dans «l’après-empire». Mais, dans les élites, ils n’ont pas convaincu et sont restés assez isolés. La majorité des intellectuels appréciés des médias, à contre-courant de l’opinion française dominante, a défendu l’approche américaine, en tout cas lui a trouvé des justifications, et surtout s’est inquiétée de la voir diabolisée ou ridiculisée, révélant une vision inquiète du monde et le désir toujours vif d’une protection.

Face à la montée de l’hostilité anti-Bush dans l’opinion française, la première réaction dans ces milieux préoccupés a consisté à dénoncer l’anti-américanisme supposé premier, et viscéral, des Français pour discréditer ou tuer dans l’œuf les critiques contre la nouvelle politique américaine. Jean François Revel a repris ce thème qui lui est familier. Bruno Roger a reconstitué avec érudition la généalogie de l’antiaméricanisme français et Yves Berger rappelé ses souvenirs d’enfant de la Libération. Mais l’antiaméricanisme français est-il bien le sujet quand le PEW Center enregistre partout dans le monde, sauf en Israël et au Koweït et pas spécialement en France, des chiffres record d’impopularité américaine, voire de haine de l’Amérique? Et qu’on ne peut plus nier l’existence aux Etats-Unis d’un courant francophobe? Pour d’autres, qui sonnent le tocsin, le soutien aux Etats-Unis, même ceux de Bush, ne se discuterait pas parce que nous serions dans le même camp, celui de la civilisation cernée par la barbarie, menacée par «le» terrorisme et «la» haine, évidemment islamistes même si cela n’est pas toujours précisé. C’est ce que nous ont dit, chacun dans son style André Glucksman, Alexandre Adler pendant un temps, Alain Finkelkraut qui croit voir et dénonce une résurgence globale de l’antisémitisme, Bernard Henri Lévy qui a toujours sa musique propre. Dans leur majorité, les éditoriaux dans les grands médias français ont plus traduit cette tonalité soucieuse que les accents vaillants de la diplomatie française. Beaucoup ont repris à leur compte les arguments anti-ONU de l’administration Bush – impuissance, compromissions, indignation devant l’élection de la Libye à la présidence de la Commission des Droits de l’Homme -, pour trouver des justifications à son renversement unilatéral de Saddam Hussein.

Des différences durables?

Cette inquiétude multiforme a alimenté bien des appels à la restauration des liens transatlantiques. Laurent Cohen-Tanuggi a proposé que l’on conclue un nouveau partenariat. Par la publication de l’analyse de Philip Zelikow et des réactions françaises et européennes qu’elle suscite, la revue Commentaire participe à cette réflexion et à cette recherche. Claude Imbert a souhaité que «Mars et Vénus se remettent en ménage» car «cette peste (l’islamisme) ne fera pas le détail entre les deux postures d’un Occident exécré». D’autres encore, oubliée la «Communauté internationale»: une partie des Français se sent «occidentale» plus qu’universaliste. Cette position postule que les «Occidentaux» forment un ensemble homogène et menacé, font la même analyse de ces menaces et de la façon de les conjurer, que l’écart entre les mondes américain et européen n’est pas irrémédiable et peut se réduire, que la politique de l’administration Bush peut se comprendre, qu’elle peut d’ailleurs être remplacée ou corrigée, et que de part et d’autre, il se trouvera des responsables intéressés par un nouveau partenariat. Peut être. Mais l’inverse est plausible; tous les «Occidentaux» peuvent ne pas se sentir tels; les divergences transatlantiques peuvent s’amplifier et s’indurer – par exemple en ce qui concerne l’emploi de la force et le rapport à la loi internationale -; même avec un autre Président, les Etats-Unis peuvent rester durablement souverainistes et unilatéralistes. Ils peuvent continuer à juger inutiles de vrais partenaires, même européens, inutiles puisque «la mission détermine la coalition».

Et quand bien même les Etats-Unis seraient prêts à traiter avec un partenaire, les Européens qui hésitent tant à endosser le poids de la puissance le pourraient-ils, le voudraient-ils? Pour répondre par l’affirmative, il faudrait que ceux-ci, accomplissant sur eux-mêmes un effort considérable, parviennent à se mettre d’accord sur un projet raisonnable de puissance, et imposent aux Etats-Unis, dans les faits, de les prendre en considération. Aujourd’hui, à part quelques gadgets, il n’y a pas les fondements politiques d’un tel accord. En effet, pour venir à bout de leurs différences de conceptions sur ce que doit être, ou non, l’Europe politique et diplomatique, les Européens ont longtemps cru pouvoir faire l’économie d’une douloureuse explication de fond. Ils ont préféré faire confiance à la magie du verbe, au nominalisme, à la concertation diplomatique permanente, sur fond de négation de l’histoire, et d’économisme. En politique étrangère, cela n’a pas suffi. Les identités profondes ont résisté et resurgissent. Certains analystes estiment pourtant aujourd’hui que la guerre en Irak et la démonstration humiliante pour les Européens de leurs divergences et donc de leur impuissance, ont produit un choc salutaire, que les opinions, à la différence des gouvernements, ont réagi à l’unisson, et qu’à partir de là la cristallisation d’une position vraiment européenne va s’en trouver accélérée. C’est une vision très optimiste, sauf si la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne s’y emploient sans faux semblant, avec courage et constance. En tout cas, on ne voit pas ce mouvement être encouragé par les Etats-Unis d’aujourd’hui. Le Sud et l’Ouest avec leurs préoccupations asiatiques ou latino-américaines compteront de plus en plus, tandis que la vieille Nouvelle Angleterre pèsera de moins en moins. La composition de la population se modifie. Pour l’Amérique qui vient, l’Europe n’est perçue ni comme une menace, ni comme un enjeu, ni comme une solution. Restent alors les souvenirs, la nostalgie des cousinages, le lien particulier avec la Grande-Bretagne, l’art de vivre, la culture, ressorts insuffisants. Certes les hasards électoraux peuvent ramener un jour à la Maison Blanche un candidat issu de la Côte Est, des tentatives méritoires peuvent avoir lieu pour resserrer les liens dans le vieux ménage transatlantique; les Américains s’intéresseront toujours assez aux Européens pour les sermonner pour leur frivolité coupable face aux nouvelles menaces ou leur enjoindre d’accepter de meilleure grâce leur leadership bienveillant. Mais sauf guerre ouverte entre la civilisation occidentale et les autres, le plus probable est que l’analyse des menaces et des situations dans lesquelles elles s’enracinent, de leur hiérarchisation, de la meilleure façon de les parer et de les extirper, ne sera plus jamais tout à fait la même des deux côtés de l’Atlantique. Cela se voit déjà sur «le» terrorisme. Cela n’exclut pas les coopérations, mais les menaces envisageables aujourd’hui ne suffiront pas à recoller les deux rives de l’océan à la manière d’un ciment. Les propositions de refondation atlantiste ont, pour des raisons tant américaines qu’européennes, de fortes chances de rester lettre morte ou de ne parvenir qu’à des résultats frustrants pour leurs auteurs.

Scénarios II

Quelles sont alors dans ce paysage stratégique incertain les hypothèses envisageables?

1) D’abord il peut ne rien se passer. Je veux dire par là que le statu quo peut perdurer avec quelques soubresauts sans nouvelle rupture majeure. Les problèmes traités ici restent sans solution. Les Etats-Unis demeurent dominants. Ils deviennent moins provocants, ont recours à l’ONU quand cela est utile et possible, et s’en passent dans les autres cas. Les Européens râlent mais s’accommodent de ce comportement. Le terrorisme frappe de temps à autre sans jamais remporter de bataille décisive, ce qui par nature est hors de sa portée. La tragédie se nourrit d’elle-même au Proche Orient. Les Européens achèvent de négocier le Traité constitutionnel, le ratifient, débattent noyaux dur, avant-garde et budget mais font du sur-place. Aucun problème global n’est vraiment résolu. On évoque la réforme de l’ONU sans la faire, on parle de gouvernance sans gouverner. Des sommets ont lieu, des communiqués sont adoptés, des engagements intenables sont pris, les institutions internationales végètent dans la routine et le wishful thinking. Imperturbablement, l’économie de marché continue à se répandre partout, submergeant tout ce qui lui fait barrage.

2) Variante: le «système international» se dégrade encore. Naturellement, il est impossible que tout aille plus mal en même temps. Mais il peut y avoir des engrenages. Par exemple, de proche en proche, l’unilatéralisme et le militarisme des Etats-Unis font des émules. D’autres pays, grands ou petits mais résolus, sont gagnés par la contagion du recours unilatéral à la force, et de la guerre préventive. Les fondements politiques du multilatéralisme sont ébranlés. A partir de là, la situation au Proche-Orient dégénère plus encore. La prolifération des armes de destruction massive franchit, là ou ailleurs, un seuil. Il se peut aussi que les négociations commerciales multilatérales ne reprennent pas ou échouent, que certaines institutions multilatérales cessent de facto de fonctionner. De leur côté, les Européens n’arrivent pas à surmonter leurs divergences en politique étrangère, ni à constituer des avant-gardes et donc à influencer la marche du monde, et un scénario «Babel» n’est pas à écarter pour l’Union. Le fossé entre les élites mondialisées et les populations s’approfondit dans les pays riches. La démocratie représentative est de plus en plus rongée par l’abstentionnisme et contestée au nom de la démocratie directe. La procédure californienne du recall fait des émules, les votes populistes gagnent du terrain. Le monde est de moins en moins gouverné sauf à court terme, et selon leurs critères exclusifs, par les marchés. La biosphère s’enfonce dans une détérioration irréversible des équilibres écologiques indispensables à la vie

3) Il peut aussi y avoir des améliorations. Même si tout ne peut aller mieux au même temps. Déjà il y a eu le vote unanime de la Résolution 1511 sur l’Irak le 16 octobre, le lancement à la mi-novembre, en catastrophe, par le président Bush d’un processus politique prévu prudemment pour aboutir en 2005, après la réélection espérée. Bush peut être battu en novembre 2004 par un démocrate qui ne transigerait pas sur la sécurité de l’Amérique, ni sur son leadership, mais rechercherait en même temps, comme Clinton, la concertation et la coopération internationales. Ou alors c’est Bush lui-même qui, pour être réélu, recentre son action et écarte Rumsfeld et les néo-conservateurs. En Europe, on peut imaginer qu’après quelques angoisses et quelques retouches, le traité constitutionnel soit ratifié par les vingt-cinq Etats membres de l’Union. L’Union disposerait alors d’une règle du jeu claire (jusqu’à vingt-sept). Dans ce cadre, quelques pays européens plus volontaires progressent dans des domaines nouveaux, par exemple la défense. Le terrorisme islamique n’est pas éradiqué mais s’épuise peu à peu, faute de résultat marquant. Les modernistes arabes et musulmans marquent des points comme on l’a vu avec la courageuse décision de Mohamed VI, quarante-cinq ans après Bourguiba, de réformer le statut personnel et familial. Les années 2005-2010 peuvent voir renaître l’espoir dans le monde. Cependant, même dans ce scénario optimiste, il est difficile de croire à la paix au Proche Orient. Il n’est pas impossible de décrire en quoi elle devrait consister pour que les deux Etats – Israël et la Palestine – coexistent. Des Israéliens et des Palestiniens minoritaires et courageux l’ont déjà osé à Taba en janvier 2001, comme à Genève en octobre 2003. Et les deux peuples, dans leur majorité, aspirent désespérément à la paix. Mais surmonter les résistances acharnées que cela provoque depuis des années, et continuera de provoquer sous des formes différentes d’un côté comme de l’autre, suppose une telle clairvoyance, un tel courage et une telle persévérance, qu’on ne voit pas quelle force politique au monde en serait capable, sauf à rêver sur la détermination d’un président américain réélu. Mais lequel?

L’Occident et les autres

Finalement je pense que deux questions plus importantes encore pour l’avenir du monde sont en partie masquées par ces controverses «stratégiques» si prisées: la relation entre l’Occident et les autres, les menaces sur la biosphère.

Je ne néglige pas la question de savoir si de part et d’autre de l’Atlantique, va se reconsolider une communauté de valeurs et stratégique. Mais, plus largement, je me demande si l’Occident dans son ensemble va réussir à imposer sa loi au reste du monde, ou s’il devra composer. Je m’explique. Les Occidentaux sont aujourd’hui profondément divisés entre Américains et Européens quant au recours à la force et à la loi internationale. Les Européens d’aujourd’hui récusent la voie militaire, surtout si les formes ne sont pas respectées. Dans leur quasi-totalité, ils communient dans la phobie de la force. Mais, mise à part cette divergence qui les oppose aux Américains sur les moyens, ils trouvent justifié d’employer toute la panoplie des incitations, pressions, remontrances, chantage à l’adhésion ou à l’aide, ingérences, sanctions, envers les peuples et les pays politiquement ou économiquement «en retard». Ils pensent comme les Américains que leur devoir est de propager partout, sans état d’âme, la démocratie occidentale et l’économie libérale de marché, (malgré les efforts des sociaux-démocrates, sur la défensive, pour corriger ou encadrer ce second point). Tout simplement parce qu’ils ne sont pas moins convaincus que les Américains de la supériorité de leurs valeurs, même si ils sont gênés quand c’est dit trop crûment, par exemple par un Silvio Berlusconi qui parle maladroitement de valeurs «occidentales» au lieu de «universelles». Le rejet commode de la politique de Georges Bush masque ces convergences. Il n’empêche qu’en dehors de l’Occident, beaucoup de peuples y voient la poursuite d’un mouvement millénaire d’expansion européenne puis occidentale qui a débuté avec les croisades et s’est poursuivi avec l’évangélisation, la colonisation, l’ouverture des marchés et maintenant la démocratisation et la modernisation des normes de toutes sortes, favorables aux entreprises occidentales. Cette vision nous énerve mais elle est solidement installée. Sous cet angle, Bush est une caricature de l’Occident, pas une aberration. Si on réfléchit sur la longue durée, on peut avoir des doutes sur la profondeur et la pérennité de cette occidentalisation universelle en cours. Est-ce que les forces profondes du monde vont dans ce sens? Certes la puissance combinée des Américains et des autres Occidentaux est actuellement, et à vue humaine, colossale. Mais va-t-elle obtenir des immenses masses chinoises, arabes, indiennes, africaines et autres, plus qu’un alignement mimétique, superficiel et transitoire des modes de vie et de communication, de l’habillement et de l’alimentation? Plus que l’engagement intéressé dans chaque pays, de l’infime pourcentage américano-globalisée de la population? Nous, Occidentaux avons oublié notre passé, celui que restitue l’irréfutable «livre noir du colonialisme» , avec un peu de repentance, beaucoup d’amnésie et d’auto-amnistie; les autres non.

Bien sûr le rouleau compresseur de l’économie de marché et la force abrasive et amnésiante de la communication peuvent extirper, pour le meilleur et pour le pire, les racines identitaires. Après tout l’histoire est un cimetière de civilisations englouties. En sens inverse on a vu la Grèce resurgir intacte après des siècles, de l’Empire ottoman, l’orthodoxie russe renaître après le communisme, la mémoire chinoise refaire surface. On voit résister des nations et des états. Et les mêmes technologies qui nivellent peuvent aussi protéger, préserver, transmettre. Si l’on raisonne dans la longue durée, le doute est au moins permis.

Dans un cas, il n’y aura effectivement plus un jour à la surface de la planète qu’une seule civilisation syncrétique à dominante occidentale et technologique qui n’aura laissé survivre que des variantes culturelles et linguistiques mineures, locales et pittoresques. C’est sans doute ce dont est convaincue et satisfaite la majorité des Occidentaux, mise à part la très petite minorité qui craint vraiment que l’extrémisme islamiste ne menace avant cela la liberté du monde occidental, et à l’opposé l’autre petite minorité qui ne veut pas succomber à notre hubris. Mais dans l’autre cas le monde arabe qui attend sa revanche, le monde africain qui s’effrite, les monde chinois et russe qui rêvent de retrouver leur dignité et leur puissance, mettront un jour le monde occidental sur la défensive sur les règles du jeu dans le monde de demain. Si nous refusons cette perspective, il nous faudra avant fonder une vraie communauté internationale. Il y faudra des compromis territoriaux (immigrations/mouvements de population), politiques (redistribution du pouvoir dans les institutions internationales), culturelles (redéfinir de façon universelle les vraies valeurs communes), économiques (corriger l’écart riches-pauvres et transformer la notion de progrès pour que la planète survive).

Géo-écologie politique

J’en viens précisément à l’écologie. J’en parle ici, ce qui peut surprendre, parce que j’estime qu’il serait temps pour ceux qui ont pour métier de penser les rapports de force et l’avenir du monde, d’introduire cette dimension dans le champ de la géopolitique. D’abord parce que, si les scientifiques ont raison à propos du réchauffement, ce phénomène ne peut pas ne pas provoquer de considérables mutations agro-alimentaires, démographiques, sanitaires, économiques et donc politiques. S’il se confirme que l’humanité ne pourra arrêter l’engrenage qui la menace sans remettre en cause l’insatiable consommation d’énergie qui est la sienne depuis ce que l’on appelle le progrès, on devine la violence des tensions, voire des conflits, qui en découleraient à l’intérieur de chaque pays, et entre les diverses zones du monde pour répartir les sacrifices nécessaires à la transformation radicale des modes de production.

Les Occidentaux et les autres pourront-ils se mettre vraiment d’accord sur les valeurs et les règles du jeu dans la Communauté internationale de demain? Comment gérer les affrontements prévisibles de la «géo-écologie politique»? Ces deux questions surplombent toutes les autres. Si les Occidentaux sont désunis ou trop enivrés de leur supériorité, les risques sont grands. En revanche, on pense à la force qu’aurait un partenariat euro-américain entièrement nouveau et équilibré pour les affronter. Il serait d’autant plus nécessaire que d’autres pôles se formeraient. Il serait utile même dans le cadre d’un multilatéralisme renforcé. Il pourrait avoir une influence extraordinaire sur le monde. Bien sûr, il suppose que les Etats-Unis maîtrisent leur puissance et que les Européens assument la leur.

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01/12/2003