Vers une gouvernance mondiale?

Environnement

Alain Juppé. – L’objectif de notre mission était d’aller expliquer l’initiative du président de la République de convoquer à Paris une conférence internationale sur les défis environnementaux, et plus précisément de lancer un appel à la modification de la gouvernance mondiale et à la création d’une Organisation des Nations unies pour l’Environnement. Cette cause est soutenue par un certain nombre de pays, en particulier nos partenaires européens. Elle provoque des réticences de la part de pays qui ont tendance à se méfier de tout ce qui est onusien, et d’un certain nombre de pays émergents qui nous disent: «Si l’objectif est de nous créer des contraintes que vous n’avez pas subies lors de votre propre révolution industrielle, on n’est pas partant.» J’ai donc rencontré en Inde et en Chine des autorités gouvernementales et de nombreux représentants de la société civile, en particulier des ONG. Du côté des gouvernements, le bilan est le suivant: très grande réticence du côté indien; une attitude de principe favorable des autorités chinoises, peut-être par courtoisie, ou par souci de manifester leur attachement à la relation franco-chinoise. Deuxième constat: l’existence aussi bien en Inde qu’en Chine d’une prise de conscience très forte de l’urgence environnementale, avec des ONG très actives. En Chine, j’ai été frappé par l’action d’un certain nombre d’ONG – soit de grandes ONG internationales dans leur section chinoise (WWF, Greenpeace), soit d’ONG chinoises qui agissent sur le terrain -, avec l’émergence d’une pression de l’opinion publique contre les pollutions qui commencent à empoisonner la vie au sens propre du terme, puisque les phénomènes d’asthme par exemple sont en croissance exponentielle dans les grandes villes chinoises.

Hubert Védrine. – Je voudrais tout d’abord préciser que j’ai accepté la proposition du président Chirac de faire partie de ce Comité d’honneur présidé par Alain Juppé, parce que ces questions d’environnement deviennent tellement graves qu’il faut les aborder de façon non partisane. En Russie, j’ai trouvé un pays réticent. Les Russes pensent que le réchauffement n’est pas si grave dans un pays immense et froid. Ils ne sont pas sensibles au problème de la montée des eaux, sous-estiment la question des pollutions chimiques, alors même qu’elle est gravissime, la revue médicale mondiale «Lancet» parle d’une pandémie à propos de leurs effets cardiovasculaires, neurologiques, cardiaques et reprotoxiques. Les grandes entreprises russes et gazières se méfient de toute contrainte nouvelle. Bref, un pays rétif, mais qui est quand même venu à la Conférence en se disant qu’il vaut mieux y participer que s’en exclure. Je crois que peu à peu s’imposera une Organisation des Nations unies pour l’Environnement, comparable à ce qu’est l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), au lieu de petites entités dispersées.

A. Juppé. – Il y a actuellement un groupe de 26 pays mandatés par l’Assemblée générale pour étudier la question de la gouvernance environnementale mondiale. Tout le monde est sensible au grand désordre de la situation actuelle. On a recensé 500 accords internationaux portant sur des questions environnementales, dont 200 de portée planétaire, et 18 organisations diverses dont le Programme des Nations unies pour l’Environnement. L’idée de regrouper ces différentes instances pour éviter les doubles emplois et les surcoûts est difficilement récusable. La démarche doit être pragmatique, il ne s’agit pas de tout bouleverser. Nous avons proposé de prendre appui sur le Programme des Nations unies pour l’Environnement, dont le siège est actuellement à Nairobi, pour essayer de le faire évoluer vers une véritable organisation, du type de l’OMS. La France a une légitimité politique en la matière. Sans être exemplaire, elle est fortement engagée dans le processus. Nous avons pris des dispositions au moyen d’une loi votée en 2005 pour limiter le réchauffement climatique à 2°C, et, pour y arriver, nous nous engageons à diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre dans les décennies à venir. La France est le premier pays à avoir adossé à sa Constitution une Charte de l’Environnement qui peut faire école au plan international. Une des idées, qu’elle lance aujourd’hui est celle d’une Déclaration universelle des Droits environnementaux de la Personne humaine.

H. Védrine. – Autant la prétention universaliste française provoque fréquemment des réactions agacées dans le monde, autant sur cette cause vraiment globale la France peut convaincre et entraîner. Les enjeux sont si importants que l’humanité va devoir s’engager dans une conversion en vingt ou trente ans de l’ensemble de ses modes de production industrielle et agricole, de transport, d’habitat, et même des comportements individuels, ce qui va faire naître des gisements de croissance nouveaux – de «croissance écologique»: le développement sera alors «durable».

A. Juppé. – J’ai observé à la fois en Inde et en Chine des choses intéressantes pour nos propres entreprises. Exemple: l’eau. Nous avons dans ce domaine des entreprises qui ont un très grand savoir-faire, en particulier dans le traitement des eaux. Deuxième exemple: l’énergie. On pense immédiatement à l’énergie électronucléaire, dont les Chinois relancent un grand programme. Mais pour ses fantastiques besoins, la Chine mise aussi sur deux cents ans de réserves de charbon. Or le charbon produit les émissions maximales de CO2. Voilà aussi un marché potentiel pour les entreprises françaises qui travaillent sur des centrales au charbon moins polluantes.

H. Védrine. – Si l’Europe parvient à devenir le continent d’une industrie chimique propre, elle aura un avantage concurrentiel considérable. Autre domaine novateur: celui des revêtements d’habitation devenant eux-mêmes des capteurs d’énergie. On pourrait arriver, dans une grande partie du monde, à ne plus avoir besoin d’énergie pour l’habitat. Les entreprises de construction de matériaux et de travaux publics qui seront les plus innovantes domineront ce marché colossal.

Realpolitik

H. Védrine. – La realpolitik a fait couler moins de sang dans l’histoire que l’idéalisme. L’Occident, depuis la chute du Mur, a été saisi d’une sorte de fièvre d’irréalisme, d’ «irrealpolitik». L’idée selon laquelle les Occidentaux auraient gagné la bataille de l’Histoire et qu’il n’y aurait plus qu’à imposer de gré ou de force aux derniers récalcitrants notre conception de la démocratie, des droits de l’homme et de notre économie de marché est une erreur qui pénalise notre influence sur ce monde multipolaire qui est en train de naître sous nos yeux de façon chaotique… et peut-être sans nous. La croyance en l’existence d’une vraie «communauté internationale» peut démobiliser si l’on croit l’objectif déjà atteint. Nous sommes victimes de l’influence américaine des dernières années, et notamment des néoconservateurs et de leur moralisme manichéen selon lequel la politique étrangère ne consisterait qu’à rassembler les amis contre les ennemis que l’on sanctionne, que l’on critique, et que, dans les cas extrêmes, on bombarde. Concernant l’Iran, il s’agit de revenir aux règles de base de la politique étrangère. Pensez à ce que Kissinger a été capable de faire en 1972 avec la Chine, ce qu’Américains et Soviétiques ont fait pendant toute la guerre froide, à Rabin et Arafat. La politique étrangère ne consiste pas à se congratuler, mais à rechercher des solutions dans des conditions difficiles, avec des adversaires voire des ennemis. C’est un métier. Le dialogue n’est pas une attitude bêlante. Dans le cas de l’Iran, je crains que la politique occidentalo-américaine, après avoir laissé passer l’occasion Khatami, ne facilite aujourd’hui la rhétorique provocante d’Ahmadinejad. Je pense que si les Etats-Unis acceptaient une discussion avec l’Iran – et la Syrie -, comme le rapport Baker l’a préconisé, très vite il apparaîtrait qu’il y a divers courants en Iran qui donnent à la diplomatie des marges de manoeuvre. A condition de le faire sans illusions, de façon exigeante et professionnelle. Il faut sortir du manichéisme et du fatalisme. Ce n’est pas le dialogue pour le plaisir du dialogue. C’est la réhabilitation de la politique étrangère en tant que telle.

A. Juppé. – Realpolitik, politique du réalisme, qu’est-ce que ça veut dire? Lâcheté, trahison de ses valeurs fondamentales, bon sens, sagesse et recherche de solutions équilibrées? C’est un concept qui mérite d’être approfondi plutôt que stigmatisé. Nous sommes dans un grand désordre international. Je suis moins sceptique que Hubert Védrine sur l’existence d’une communauté internationale. On note malgré tout un certain progrès de la gouvernance mondiale. Après les péripéties de l’entrée en guerre en Irak, les Etats-Unis reviennent devant le Conseil de Sécurité, même avec des arrière-pensées. On voit progresser lentement une forme de justice pénale internationale. C’est plus inquiétant aujourd’hui d’être un dictateur à la retraite qu’il y a quelques décennies. Ce que nous essayons de faire dans le domaine de l’environnement participe de cette même recherche d’une gouvernance mondiale. Je voudrais faire l’éloge de la complexité. Le monde est et sera de plus en plus complexe. La mondialisation conduit à une multiplication des acteurs dans la sphère internationale, mais les Etats restent des acteurs absolument déterminants. A côté d’eux, il y a les marchés, les firmes multinationales, les ONG. Vouloir trouver des réponses simples à des problèmes complexes n’est pas une bonne méthode. Pour la crise iranienne, il n’y a pas que le choix de la carotte ou du bâton. Qu’il faille tenir à l’Iran un discours de fermeté en fixant des objectifs clairs – oui à l’énergie nucléaire civile, non à l’énergie nucléaire militaire -, j’en suis bien d’accord. Mais on voit bien que la solution militaire serait folie, que les sanctions ont leurs limites, et qu’il faut donc accompagner ce discours de fermeté par la recherche d’un dialogue, difficile mais indispensable. Nous avons toujours tendance à considérer nos partenaires dans la vie internationale comme des blocs d’un seul tenant: l’Amérique n’est pas que celle de l’administration Bush, on le voit bien dans le débat écologique. Même chose en Iran où il existe des forces politiques intérieures avec lesquelles on peut jouer.

H. Védrine. – Sur l’Iran j’ajoute une chose: nous sommes dans une période à haut risque. La présidence Bush est encore maître du jeu et peut décider une action extérieure. La victoire des démocrates ne réduit en rien ses pouvoirs constitutionnels, et d’ailleurs eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux sur ce qu’il faudrait faire, ni en Irak ni en Iran. Nous allons vivre une période dangereuse jusqu’à l’été 2008, au terme de la campagne électorale américaine.

Droit d’ingérence

H. Védrine. – La seule ingérence légale en droit international est celle du Conseil de Sécurité, dans le cadre du chapitre VII. Le droit d’ingérence est convaincant quand il s’agit d’urgence médicale et humanitaire, ce que Bernard Kouchner et les «French doctors» ont incarné. Le droit d’ingérence politique: je ne crois pas qu’on puisse citer un seul cas où il n’ait pas entraîné de contre-effets tant il est néo-colonialiste. L’expédition américaine en Irak a achevé de le discréditer, sauf aux yeux des néoconservateurs qui considèrent qu’il faut plutôt doubler la mise qu’arrêter. Les puissances émergentes nous diront bientôt: mais de quoi vous mêlez-vous? Ou alors nous verrons se développer des ingérences qui ne nous plaisent pas parce que ce sont celles des autres. Rappelez-vous à quel point on avait tordu le nez quand les Vietnamiens avaient pratiqué le droit d’ingérence en envahissant le Cambodge, même s’ils avaient mis fin au régime de Pol Pot. En revanche, j’ai soutenu l’affirmation, codifiée par l’ONU, de la «responsabilité de protéger» dans les cas d’urgence extrême des populations en danger.

A. Juppé. – Si le droit d’ingérence c’est le droit pour une superpuissance d’envahir un pays dont la politique ne lui plaît pas, il est évident que l’affaire irakienne a sonné un le glas de cette vision. En revanche, on assiste peu à peu à l’émergence d’une conscience internationale et de mécanismes de gouvernance mondiale. En 2006, l’Assemblée générale des Nations unies a validé dans un texte solennel la responsabilité de protéger les populations en danger. Je crois aussi à la force du verbe sur la scène internationale. Le fait qu’un Etat ne puisse pas traiter ses populations de n’importe quelle manière, et qu’à un moment donné il y ait une responsabilité collective qui s’impose et permette de passer outre au droit souverain de cet Etat, est une innovation. On voit bien la mauvaise conscience internationale aujourd’hui à propos du Darfour. Notre sentiment de culpabilité devrait nous inciter à réagir.

H. Védrine. – Le rôle des Etats reste fondamental pour un multilatéralisme efficace. Il est paradoxal que les partisans de la communauté internationale, ou d’un rôle accru de l’ONU, souhaitent depuis des années le dépérissement des Etats et l’abandon des souverainetés. C’est un contresens.

Europe

A. Juppé. – L’idée qu’on va voir disparaître les Etats et émerger une sorte de gouvernement mondial qui simplifierait les choses est une vue de l’esprit. Prenez l’exemple des frontières. On dit que la mondialisation les efface. Or, elles n’ont jamais été aussi difficiles à franchir qu’aujourd’hui, avec la lutte contre le terrorisme et les phénomènes migratoires, le retour du patriotisme économique. Ce double mouvement de la mondialisation et de la résurgence du sentiment national, c’est aussi ça, la complexité qui fait que l’Etat gardera un rôle essentiel, parce qu’il est le lieu de l’expression de la légitimité politique et démocratique. En même temps que se construit le village global s’affirment de petites patries, ce qui n’exclut pas les solidarités régionales! Quand je suis parti au Québec, j’étais sous le choc du non! Le référendum venait d’avoir lieu, l’Europe était en panne. Qu’est-ce que j’ai constaté de là-bas? L’extraordinaire pouvoir d’attraction de la construction européenne. Sans tomber dans l’angélisme européen, ce que nous avons construit apparaît comme totalement unique sur la surface de la planète, et exemplaire. L’Europe, c’est un mécanisme de marché mais aussi de solidarité: les plus riches aident les plus pauvres à les rejoindre, et ça réussit. Ne renonçons pas au rêve européen. Il faut donc sortir de la crise actuelle concernant le projet politique. Je reconnais qu’il y a problème, pas simplement entre les Vingt-sept, mais entre les Quinze. On n’éludera pas la question institutionnelle. Deuxième idée: qu’on appelle ça «l’Europe par la preuve» ou «l’Europe des projets», il faut revenir à la vocation de l’Union européenne, faire du concret à destination des citoyens de l’Europe – sécurité sanitaire, énergétique, politiques d’immigration, etc. Le préalable, c’est la pause dans l’élargissement. A partir du moment où l’Europe se veut un espace de solidarité, la capacité d’intégration a sa limite. Elle est aujourd’hui atteinte. Enfin, ceux qui veulent aller plus loin et plus vite devraient pouvoir le faire. Il me semble que le groupe des pays de la zone euro peut être cette avant-garde.

H. Védrine. – L’objectif est celui d’une Europe forte capable d’être un pôle influent du monde multipolaire. Les Européens sont trop ingénus dans leur rapport à la puissance. Après l’euphorie de la chute du Mur, ils ont cru entrer dans un monde post-tragique, post-historique, post-national. Ca ne correspond pas à la réalité. Ils voudraient vivre dans un espace très libre, sûr, protégé, avec les mêmes acquis sociaux et politiques, sans avoir à subir les disciplines de l’économie globale de marché ou assumer les efforts nécessaires à la puissance. Il y a, en ces dernières années, décrochage entre les élites, qui ont une vue de l’Europe souvent très intégrationniste, et les peuples, qui restent attachés à leur identité. Pour combler ce fossé, il faut clarifier des ambiguïtés anxiogènes. Si l’Europe s’étend sans fin, les populations n’auront plus de repères. Il faut qu’il y ait des limites européennes quelque part. Des frontières pour s’approprier une identité. Les Etats-Unis se sont arrêtés quelque part. Ils ne cherchent pas à intégrer le Canada et le Mexique, et on ne les accuse pas de frilosité! Il faut ensuite stabiliser la répartition des pouvoirs et des compétences entre l’Union européenne et les Etats-nations, en cessant de dire aux Etats-nations qu’ils sont des survivances honteuses vouées à une disparition prochaine. Même les fédéralistes les plus convaincus savent très bien qu’on ne va pas fusionner trente peuples européens en un seul. Il faut répondre à l’attente des gens de manière concrète et à plusieurs vitesses, sur des projets ambitieux pour l’environnement, l’éducation ou la recherche. En enchaînant ainsi l’Europe des projets et la réforme institutionnelle, on devrait pouvoir redémarrer.

Vers une gouvernance mondiale?

Hubert Vedrine

Vers une gouvernance mondiale?

Environnement

Alain Juppé. – L’objectif de notre mission était d’aller expliquer l’initiative du président de la République de convoquer à Paris une conférence internationale sur les défis environnementaux, et plus précisément de lancer un appel à la modification de la gouvernance mondiale et à la création d’une Organisation des Nations unies pour l’Environnement. Cette cause est soutenue par un certain nombre de pays, en particulier nos partenaires européens. Elle provoque des réticences de la part de pays qui ont tendance à se méfier de tout ce qui est onusien, et d’un certain nombre de pays émergents qui nous disent: «Si l’objectif est de nous créer des contraintes que vous n’avez pas subies lors de votre propre révolution industrielle, on n’est pas partant.» J’ai donc rencontré en Inde et en Chine des autorités gouvernementales et de nombreux représentants de la société civile, en particulier des ONG. Du côté des gouvernements, le bilan est le suivant: très grande réticence du côté indien; une attitude de principe favorable des autorités chinoises, peut-être par courtoisie, ou par souci de manifester leur attachement à la relation franco-chinoise. Deuxième constat: l’existence aussi bien en Inde qu’en Chine d’une prise de conscience très forte de l’urgence environnementale, avec des ONG très actives. En Chine, j’ai été frappé par l’action d’un certain nombre d’ONG – soit de grandes ONG internationales dans leur section chinoise (WWF, Greenpeace), soit d’ONG chinoises qui agissent sur le terrain -, avec l’émergence d’une pression de l’opinion publique contre les pollutions qui commencent à empoisonner la vie au sens propre du terme, puisque les phénomènes d’asthme par exemple sont en croissance exponentielle dans les grandes villes chinoises.

Hubert Védrine. – Je voudrais tout d’abord préciser que j’ai accepté la proposition du président Chirac de faire partie de ce Comité d’honneur présidé par Alain Juppé, parce que ces questions d’environnement deviennent tellement graves qu’il faut les aborder de façon non partisane. En Russie, j’ai trouvé un pays réticent. Les Russes pensent que le réchauffement n’est pas si grave dans un pays immense et froid. Ils ne sont pas sensibles au problème de la montée des eaux, sous-estiment la question des pollutions chimiques, alors même qu’elle est gravissime, la revue médicale mondiale «Lancet» parle d’une pandémie à propos de leurs effets cardiovasculaires, neurologiques, cardiaques et reprotoxiques. Les grandes entreprises russes et gazières se méfient de toute contrainte nouvelle. Bref, un pays rétif, mais qui est quand même venu à la Conférence en se disant qu’il vaut mieux y participer que s’en exclure. Je crois que peu à peu s’imposera une Organisation des Nations unies pour l’Environnement, comparable à ce qu’est l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), au lieu de petites entités dispersées.

A. Juppé. – Il y a actuellement un groupe de 26 pays mandatés par l’Assemblée générale pour étudier la question de la gouvernance environnementale mondiale. Tout le monde est sensible au grand désordre de la situation actuelle. On a recensé 500 accords internationaux portant sur des questions environnementales, dont 200 de portée planétaire, et 18 organisations diverses dont le Programme des Nations unies pour l’Environnement. L’idée de regrouper ces différentes instances pour éviter les doubles emplois et les surcoûts est difficilement récusable. La démarche doit être pragmatique, il ne s’agit pas de tout bouleverser. Nous avons proposé de prendre appui sur le Programme des Nations unies pour l’Environnement, dont le siège est actuellement à Nairobi, pour essayer de le faire évoluer vers une véritable organisation, du type de l’OMS. La France a une légitimité politique en la matière. Sans être exemplaire, elle est fortement engagée dans le processus. Nous avons pris des dispositions au moyen d’une loi votée en 2005 pour limiter le réchauffement climatique à 2°C, et, pour y arriver, nous nous engageons à diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre dans les décennies à venir. La France est le premier pays à avoir adossé à sa Constitution une Charte de l’Environnement qui peut faire école au plan international. Une des idées, qu’elle lance aujourd’hui est celle d’une Déclaration universelle des Droits environnementaux de la Personne humaine.

H. Védrine. – Autant la prétention universaliste française provoque fréquemment des réactions agacées dans le monde, autant sur cette cause vraiment globale la France peut convaincre et entraîner. Les enjeux sont si importants que l’humanité va devoir s’engager dans une conversion en vingt ou trente ans de l’ensemble de ses modes de production industrielle et agricole, de transport, d’habitat, et même des comportements individuels, ce qui va faire naître des gisements de croissance nouveaux – de «croissance écologique»: le développement sera alors «durable».

A. Juppé. – J’ai observé à la fois en Inde et en Chine des choses intéressantes pour nos propres entreprises. Exemple: l’eau. Nous avons dans ce domaine des entreprises qui ont un très grand savoir-faire, en particulier dans le traitement des eaux. Deuxième exemple: l’énergie. On pense immédiatement à l’énergie électronucléaire, dont les Chinois relancent un grand programme. Mais pour ses fantastiques besoins, la Chine mise aussi sur deux cents ans de réserves de charbon. Or le charbon produit les émissions maximales de CO2. Voilà aussi un marché potentiel pour les entreprises françaises qui travaillent sur des centrales au charbon moins polluantes.

H. Védrine. – Si l’Europe parvient à devenir le continent d’une industrie chimique propre, elle aura un avantage concurrentiel considérable. Autre domaine novateur: celui des revêtements d’habitation devenant eux-mêmes des capteurs d’énergie. On pourrait arriver, dans une grande partie du monde, à ne plus avoir besoin d’énergie pour l’habitat. Les entreprises de construction de matériaux et de travaux publics qui seront les plus innovantes domineront ce marché colossal.

Realpolitik

H. Védrine. – La realpolitik a fait couler moins de sang dans l’histoire que l’idéalisme. L’Occident, depuis la chute du Mur, a été saisi d’une sorte de fièvre d’irréalisme, d’ «irrealpolitik». L’idée selon laquelle les Occidentaux auraient gagné la bataille de l’Histoire et qu’il n’y aurait plus qu’à imposer de gré ou de force aux derniers récalcitrants notre conception de la démocratie, des droits de l’homme et de notre économie de marché est une erreur qui pénalise notre influence sur ce monde multipolaire qui est en train de naître sous nos yeux de façon chaotique… et peut-être sans nous. La croyance en l’existence d’une vraie «communauté internationale» peut démobiliser si l’on croit l’objectif déjà atteint. Nous sommes victimes de l’influence américaine des dernières années, et notamment des néoconservateurs et de leur moralisme manichéen selon lequel la politique étrangère ne consisterait qu’à rassembler les amis contre les ennemis que l’on sanctionne, que l’on critique, et que, dans les cas extrêmes, on bombarde. Concernant l’Iran, il s’agit de revenir aux règles de base de la politique étrangère. Pensez à ce que Kissinger a été capable de faire en 1972 avec la Chine, ce qu’Américains et Soviétiques ont fait pendant toute la guerre froide, à Rabin et Arafat. La politique étrangère ne consiste pas à se congratuler, mais à rechercher des solutions dans des conditions difficiles, avec des adversaires voire des ennemis. C’est un métier. Le dialogue n’est pas une attitude bêlante. Dans le cas de l’Iran, je crains que la politique occidentalo-américaine, après avoir laissé passer l’occasion Khatami, ne facilite aujourd’hui la rhétorique provocante d’Ahmadinejad. Je pense que si les Etats-Unis acceptaient une discussion avec l’Iran – et la Syrie -, comme le rapport Baker l’a préconisé, très vite il apparaîtrait qu’il y a divers courants en Iran qui donnent à la diplomatie des marges de manoeuvre. A condition de le faire sans illusions, de façon exigeante et professionnelle. Il faut sortir du manichéisme et du fatalisme. Ce n’est pas le dialogue pour le plaisir du dialogue. C’est la réhabilitation de la politique étrangère en tant que telle.

A. Juppé. – Realpolitik, politique du réalisme, qu’est-ce que ça veut dire? Lâcheté, trahison de ses valeurs fondamentales, bon sens, sagesse et recherche de solutions équilibrées? C’est un concept qui mérite d’être approfondi plutôt que stigmatisé. Nous sommes dans un grand désordre international. Je suis moins sceptique que Hubert Védrine sur l’existence d’une communauté internationale. On note malgré tout un certain progrès de la gouvernance mondiale. Après les péripéties de l’entrée en guerre en Irak, les Etats-Unis reviennent devant le Conseil de Sécurité, même avec des arrière-pensées. On voit progresser lentement une forme de justice pénale internationale. C’est plus inquiétant aujourd’hui d’être un dictateur à la retraite qu’il y a quelques décennies. Ce que nous essayons de faire dans le domaine de l’environnement participe de cette même recherche d’une gouvernance mondiale. Je voudrais faire l’éloge de la complexité. Le monde est et sera de plus en plus complexe. La mondialisation conduit à une multiplication des acteurs dans la sphère internationale, mais les Etats restent des acteurs absolument déterminants. A côté d’eux, il y a les marchés, les firmes multinationales, les ONG. Vouloir trouver des réponses simples à des problèmes complexes n’est pas une bonne méthode. Pour la crise iranienne, il n’y a pas que le choix de la carotte ou du bâton. Qu’il faille tenir à l’Iran un discours de fermeté en fixant des objectifs clairs – oui à l’énergie nucléaire civile, non à l’énergie nucléaire militaire -, j’en suis bien d’accord. Mais on voit bien que la solution militaire serait folie, que les sanctions ont leurs limites, et qu’il faut donc accompagner ce discours de fermeté par la recherche d’un dialogue, difficile mais indispensable. Nous avons toujours tendance à considérer nos partenaires dans la vie internationale comme des blocs d’un seul tenant: l’Amérique n’est pas que celle de l’administration Bush, on le voit bien dans le débat écologique. Même chose en Iran où il existe des forces politiques intérieures avec lesquelles on peut jouer.

H. Védrine. – Sur l’Iran j’ajoute une chose: nous sommes dans une période à haut risque. La présidence Bush est encore maître du jeu et peut décider une action extérieure. La victoire des démocrates ne réduit en rien ses pouvoirs constitutionnels, et d’ailleurs eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux sur ce qu’il faudrait faire, ni en Irak ni en Iran. Nous allons vivre une période dangereuse jusqu’à l’été 2008, au terme de la campagne électorale américaine.

Droit d’ingérence

H. Védrine. – La seule ingérence légale en droit international est celle du Conseil de Sécurité, dans le cadre du chapitre VII. Le droit d’ingérence est convaincant quand il s’agit d’urgence médicale et humanitaire, ce que Bernard Kouchner et les «French doctors» ont incarné. Le droit d’ingérence politique: je ne crois pas qu’on puisse citer un seul cas où il n’ait pas entraîné de contre-effets tant il est néo-colonialiste. L’expédition américaine en Irak a achevé de le discréditer, sauf aux yeux des néoconservateurs qui considèrent qu’il faut plutôt doubler la mise qu’arrêter. Les puissances émergentes nous diront bientôt: mais de quoi vous mêlez-vous? Ou alors nous verrons se développer des ingérences qui ne nous plaisent pas parce que ce sont celles des autres. Rappelez-vous à quel point on avait tordu le nez quand les Vietnamiens avaient pratiqué le droit d’ingérence en envahissant le Cambodge, même s’ils avaient mis fin au régime de Pol Pot. En revanche, j’ai soutenu l’affirmation, codifiée par l’ONU, de la «responsabilité de protéger» dans les cas d’urgence extrême des populations en danger.

A. Juppé. – Si le droit d’ingérence c’est le droit pour une superpuissance d’envahir un pays dont la politique ne lui plaît pas, il est évident que l’affaire irakienne a sonné un le glas de cette vision. En revanche, on assiste peu à peu à l’émergence d’une conscience internationale et de mécanismes de gouvernance mondiale. En 2006, l’Assemblée générale des Nations unies a validé dans un texte solennel la responsabilité de protéger les populations en danger. Je crois aussi à la force du verbe sur la scène internationale. Le fait qu’un Etat ne puisse pas traiter ses populations de n’importe quelle manière, et qu’à un moment donné il y ait une responsabilité collective qui s’impose et permette de passer outre au droit souverain de cet Etat, est une innovation. On voit bien la mauvaise conscience internationale aujourd’hui à propos du Darfour. Notre sentiment de culpabilité devrait nous inciter à réagir.

H. Védrine. – Le rôle des Etats reste fondamental pour un multilatéralisme efficace. Il est paradoxal que les partisans de la communauté internationale, ou d’un rôle accru de l’ONU, souhaitent depuis des années le dépérissement des Etats et l’abandon des souverainetés. C’est un contresens.

Europe

A. Juppé. – L’idée qu’on va voir disparaître les Etats et émerger une sorte de gouvernement mondial qui simplifierait les choses est une vue de l’esprit. Prenez l’exemple des frontières. On dit que la mondialisation les efface. Or, elles n’ont jamais été aussi difficiles à franchir qu’aujourd’hui, avec la lutte contre le terrorisme et les phénomènes migratoires, le retour du patriotisme économique. Ce double mouvement de la mondialisation et de la résurgence du sentiment national, c’est aussi ça, la complexité qui fait que l’Etat gardera un rôle essentiel, parce qu’il est le lieu de l’expression de la légitimité politique et démocratique. En même temps que se construit le village global s’affirment de petites patries, ce qui n’exclut pas les solidarités régionales! Quand je suis parti au Québec, j’étais sous le choc du non! Le référendum venait d’avoir lieu, l’Europe était en panne. Qu’est-ce que j’ai constaté de là-bas? L’extraordinaire pouvoir d’attraction de la construction européenne. Sans tomber dans l’angélisme européen, ce que nous avons construit apparaît comme totalement unique sur la surface de la planète, et exemplaire. L’Europe, c’est un mécanisme de marché mais aussi de solidarité: les plus riches aident les plus pauvres à les rejoindre, et ça réussit. Ne renonçons pas au rêve européen. Il faut donc sortir de la crise actuelle concernant le projet politique. Je reconnais qu’il y a problème, pas simplement entre les Vingt-sept, mais entre les Quinze. On n’éludera pas la question institutionnelle. Deuxième idée: qu’on appelle ça «l’Europe par la preuve» ou «l’Europe des projets», il faut revenir à la vocation de l’Union européenne, faire du concret à destination des citoyens de l’Europe – sécurité sanitaire, énergétique, politiques d’immigration, etc. Le préalable, c’est la pause dans l’élargissement. A partir du moment où l’Europe se veut un espace de solidarité, la capacité d’intégration a sa limite. Elle est aujourd’hui atteinte. Enfin, ceux qui veulent aller plus loin et plus vite devraient pouvoir le faire. Il me semble que le groupe des pays de la zone euro peut être cette avant-garde.

H. Védrine. – L’objectif est celui d’une Europe forte capable d’être un pôle influent du monde multipolaire. Les Européens sont trop ingénus dans leur rapport à la puissance. Après l’euphorie de la chute du Mur, ils ont cru entrer dans un monde post-tragique, post-historique, post-national. Ca ne correspond pas à la réalité. Ils voudraient vivre dans un espace très libre, sûr, protégé, avec les mêmes acquis sociaux et politiques, sans avoir à subir les disciplines de l’économie globale de marché ou assumer les efforts nécessaires à la puissance. Il y a, en ces dernières années, décrochage entre les élites, qui ont une vue de l’Europe souvent très intégrationniste, et les peuples, qui restent attachés à leur identité. Pour combler ce fossé, il faut clarifier des ambiguïtés anxiogènes. Si l’Europe s’étend sans fin, les populations n’auront plus de repères. Il faut qu’il y ait des limites européennes quelque part. Des frontières pour s’approprier une identité. Les Etats-Unis se sont arrêtés quelque part. Ils ne cherchent pas à intégrer le Canada et le Mexique, et on ne les accuse pas de frilosité! Il faut ensuite stabiliser la répartition des pouvoirs et des compétences entre l’Union européenne et les Etats-nations, en cessant de dire aux Etats-nations qu’ils sont des survivances honteuses vouées à une disparition prochaine. Même les fédéralistes les plus convaincus savent très bien qu’on ne va pas fusionner trente peuples européens en un seul. Il faut répondre à l’attente des gens de manière concrète et à plusieurs vitesses, sur des projets ambitieux pour l’environnement, l’éducation ou la recherche. En enchaînant ainsi l’Europe des projets et la réforme institutionnelle, on devrait pouvoir redémarrer.

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15/02/2007