Trois questions à Hubert Védrine

Comment concevez-vous l’avenir de l’Europe après son élargissement, alors qu’elle est confrontée au blocage institutionnel?

Tout d’abord, il faut constater qu’il n’y a quasiment plus de vrais anti-européens en Europe, même s’il y a beaucoup d’Européens tièdes, prudents, désabusés ou devenus sceptiques, et si les militants d’une intégration politique très poussée estiment être les seuls à pouvoir se dire «européens». En revanche, il est bien vrai que les Européens divergent aujourd’hui sur plusieurs points d’avenir essentiels. Je ne peux pas ne pas mentionner le vif débat interne à chaque État-membre sur l’ampleur et la nature des réformes économiques et sociales à accomplir pour s’adapter à la mondialisation. Ce grand débat n’est pas sans lien avec le projet européen. Mais ce n’est pas lui qui handicape une relance européenne en tant que telle.

Quels sont les vrais désaccords?

Ce sont ceux qui portent sur l’identité de l’Europe, son rôle dans le monde et, dans l’immédiat, sur les institutions européennes.
En premier, l’identité et les frontières. Aujourd’hui, presque tous les États-membres acceptent la nécessité d’une «pause» dans l’élargissement, mais la question n’est pas réglée dans son principe, même si la France s’est dotée, avec la ratification référendaire obligatoire de tout nouvel élargissement, d’un moyen brutal de la trancher de facto.
Ensuite, le degré d’intégration politique. Le traité constitutionnel était une bonne base de compromis entre ceux qui jugent l’intégration suffisante, et ceux qui rêvent d’Etats-Unis d’Europe. La répartition claire et stable des pouvoirs entre Union européenne et États-nations reste en tout cas à fixer. Cette incertitude est anxiogène.
Troisième point: le rôle dans le monde. Là non plus, il n’y a pas de réel consensus entre Européens. Pour ma part, je pense, avec d’autres, qu’il faudra un saut qualitatif et un accord politique entre les grands pays européens sur la politique étrangère de ce nouveau pôle du monde de demain. Mais, aujourd’hui, le blocage le plus évident porte sur les perspectives institutionnelles. Une première distinction est à établir entre ceux qui s’accommodent du statu quo institutionnel, et les autres. Parmi les partisans de la réforme, il y a ceux qui espèrent – à tort – que le traité constitutionnel pourra être ratifié. Mais d’autres croient possible de faire ratifier un «petit traité» par les Parlements des pays qui ont voté «non».
Enfin, ceux qui estiment nécessaire de négocier un vrai nouveau traité institutionnel, et qui sont prêts à prendre le risque d’une nouvelle négociation. Beaucoup, en France, y ajoutent la demande d’un traité social. Pourtant, cet objectif n’est pas devenu plus facile à atteindre qu’auparavant.

Comment sortir de ce «labyrinthe», ainsi que vous le qualifiez vous-même?

La majorité des États-membres s’attend maintenant à ce que l’Allemagne propose, en juin, lors du conseil européen qui conclura sa présidence, la négociation d’un traité simplifié qui conserverait la «‘substance» du Traité constitutionnel. Pour l’Allemagne, cette substance, c’est d’abord la double majorité qui la fait passer à 18 % des voix, les principes généraux de la répartition des compétences dans l’Union qui confortent le fédéralisme allemand; la présidence durable du conseil, le ministre européen des Affaires étrangères; la Charte des droits fondamentaux. Cette négociation serait censée aboutir au plus tard fin 2008, sous présidence française. Mais, quelle que soit la voie empruntée, une incertitude persistera, au moins jusqu’en 2008, sur la ratification de ce texte. En réalité, je suis convaincu que les opinions publiques française et néerlandaise seraient plus réceptives à une relance institutionnelle si elles étaient rassurées quant à la non-poursuite, pour un moment, d’élargissements nouveaux. Et que l’opinion européenne comprendrait mieux l’utilité de cette réforme institutionnelle si elle apparaissait indispensable à la mise en oeuvre de nouvelles politiques ou de nouveaux grands projets européens.

Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, vous a nommé parmi vingt personnalités pour réfléchir à la manière d’éviter un éventuel choc des civilisations. Comment allez-vous travailler?

Nous ne sommes que deux Européens dans ce groupe, qui comprend aussi, par exemple, l’ex-président iranien Khatami ou le prix Nobel de la paix sud-africain Desmond Tutu. La première réunion a eu lieu fin novembre à Palma de Majorque. Nous en aurons encore trois avant de remettre notre rapport et de faire des propositions à Kofi Annan.

Le choc des civilisations nous pend-il au nez?

Au sein du monde islamique, comme du monde occidental, certains groupes, par haine ou par bêtise, alimentent ce risque. Beaucoup, pour se rassurer, considèrent que le clash n’est qu’un fantasme, qu’il n’y a qu’une seule civilisation, celle des droits de l’homme. Pourtant, ce n’est pas parce que la charte des Nations unies a été signée il y a soixante ans qu’il existe une «communauté internationale». Elle reste à bâtir. Mille différences font diverger et opposent encore les peuples. En Europe, on a maintenu une vue naïve, un peu boy-scout, de l’Histoire. Pour prévenir ce risque, il ne faut pas le nier.

Résister au choc des civilisations, c’est un peu résister à la tectonique des plaques: une tâche de titan.

Rédiger de nouveaux livres scolaires où on enseignera l’amitié et la tolérance ne suffira pas. C’est l’état du monde, le problème. Nous allons agir au sein de ce groupe, le conseiller du roi du Maroc André Azoulay et moi, pour qu’il formule un diagnostic lucide et qu’il présente des propositions à la mesure des enjeux. Les gamins palestiniens n’apprennent pas la haine dans les livres, mais dans la rue. Les écoles coraniques pakistanaises ne sont pas l’unique problème.

Membres du Groupe de haut niveau pour l’Alliance des civilisations:

COPARRAINS

1. M. Federico Mayor

(Espagne, coparrain)
Président de la Fondation «Culture de la Paix» et ancien Directeur général de l’UNESCO

2. Professeur Mehmet Aydin (Turquie, coprésident)
Ministre d’État de la Turquie et Professeur de théologie

MOYEN-ORIENT

3. Seyed Mohamed Khatami (Iran)
Ancien Président de l’Iran

4. Son Altesse Sheikha Mozah Bint Nasser Al-Missned (Qatar)
Consort de l’Émir du Qatar et Président de la Fondation qatarie pour l’éducation, la science et le développement
de la communauté

AFRIQUE DU NORD

5. Dr. Ismail Serageldin (Égypte)
Président de la Bibliothèque d’Alexandrie

6. Dr. Mohamed Charfi (Tunisie)
Ancien Ministre de l’éducation de la Tunisie

7. M. André Azoulay (Maroc)
Conseiller de Sa Majesté le Roi Mohammed VI du Maroc

AFRIQUE DE L’OUEST

8. M. Moustapha Niasse (Sénégal)
Ancien Premier Ministre du Sénégal

AFRIQUE DU SUD

9. Archevêque Desmond Tutu (Afrique du Sud)
Archevêque de Cape Town

EUROPE DE L’OUEST

10. M. Hubert Védrine (France)
Ancien Ministre des affaires étrangères de la France

11. Mme Karen Armstrong (Royaume-Uni) Historienne des religions

EUROPE DE L’EST

12. Prof. Vitaly Naumkin (Fédération de Russie)
Président du Centre international d’études stratégiques et politiques de l’Université d’État de Moscou

AMÉRIQUE DU NORD

13. Prof. John Esposito (États-Unis) Directeur et fondateur du Centre pour la compréhension entre musulmans et
chrétiens, Université de Georgetown, et rédacteur en chef de l’Encyclopédie d’Oxford du monde musulman

14. Rabbin Arthur Schneier (États-Unis)
Président de la Fondation «Appeal of Conscience» & rabbin, Park East Synagogue

AMÉRIQUE LATINE

15. M. Enrique Iglesias (Uruguay)
Secrétaire général ibéro-américain et ancien Président de la Banque interaméricaine de développement

16. Prof. Candido Mendes (Brésil)
Secrétaire général de l’Académie de la Latinité

ASIE DU SUD

17. Dr. Nafis Sadik (Pakistan)
Conseiller spécial du Secrétaire général de l’ONU

18. Mme Shobana Bhartia (Inde)
Directeur de la gestion du «Hindoustan Times», New Delhi

ASIE DU SUD-EST

19. M. Ali Alatas (Indonésie)
Ancien Ministre des affaires étrangères de l’Indonésie

ASIE DE L’EST

20. Dr. Pan Guang (Chine)
Directeur de l’Académie des sciences sociales de Shanghai

Trois questions à Hubert Védrine

Hubert Vedrine

Trois questions à Hubert Védrine

Comment concevez-vous l’avenir de l’Europe après son élargissement, alors qu’elle est confrontée au blocage institutionnel?

Tout d’abord, il faut constater qu’il n’y a quasiment plus de vrais anti-européens en Europe, même s’il y a beaucoup d’Européens tièdes, prudents, désabusés ou devenus sceptiques, et si les militants d’une intégration politique très poussée estiment être les seuls à pouvoir se dire «européens». En revanche, il est bien vrai que les Européens divergent aujourd’hui sur plusieurs points d’avenir essentiels. Je ne peux pas ne pas mentionner le vif débat interne à chaque État-membre sur l’ampleur et la nature des réformes économiques et sociales à accomplir pour s’adapter à la mondialisation. Ce grand débat n’est pas sans lien avec le projet européen. Mais ce n’est pas lui qui handicape une relance européenne en tant que telle.

Quels sont les vrais désaccords?

Ce sont ceux qui portent sur l’identité de l’Europe, son rôle dans le monde et, dans l’immédiat, sur les institutions européennes.
En premier, l’identité et les frontières. Aujourd’hui, presque tous les États-membres acceptent la nécessité d’une «pause» dans l’élargissement, mais la question n’est pas réglée dans son principe, même si la France s’est dotée, avec la ratification référendaire obligatoire de tout nouvel élargissement, d’un moyen brutal de la trancher de facto.
Ensuite, le degré d’intégration politique. Le traité constitutionnel était une bonne base de compromis entre ceux qui jugent l’intégration suffisante, et ceux qui rêvent d’Etats-Unis d’Europe. La répartition claire et stable des pouvoirs entre Union européenne et États-nations reste en tout cas à fixer. Cette incertitude est anxiogène.
Troisième point: le rôle dans le monde. Là non plus, il n’y a pas de réel consensus entre Européens. Pour ma part, je pense, avec d’autres, qu’il faudra un saut qualitatif et un accord politique entre les grands pays européens sur la politique étrangère de ce nouveau pôle du monde de demain. Mais, aujourd’hui, le blocage le plus évident porte sur les perspectives institutionnelles. Une première distinction est à établir entre ceux qui s’accommodent du statu quo institutionnel, et les autres. Parmi les partisans de la réforme, il y a ceux qui espèrent – à tort – que le traité constitutionnel pourra être ratifié. Mais d’autres croient possible de faire ratifier un «petit traité» par les Parlements des pays qui ont voté «non».
Enfin, ceux qui estiment nécessaire de négocier un vrai nouveau traité institutionnel, et qui sont prêts à prendre le risque d’une nouvelle négociation. Beaucoup, en France, y ajoutent la demande d’un traité social. Pourtant, cet objectif n’est pas devenu plus facile à atteindre qu’auparavant.

Comment sortir de ce «labyrinthe», ainsi que vous le qualifiez vous-même?

La majorité des États-membres s’attend maintenant à ce que l’Allemagne propose, en juin, lors du conseil européen qui conclura sa présidence, la négociation d’un traité simplifié qui conserverait la «‘substance» du Traité constitutionnel. Pour l’Allemagne, cette substance, c’est d’abord la double majorité qui la fait passer à 18 % des voix, les principes généraux de la répartition des compétences dans l’Union qui confortent le fédéralisme allemand; la présidence durable du conseil, le ministre européen des Affaires étrangères; la Charte des droits fondamentaux. Cette négociation serait censée aboutir au plus tard fin 2008, sous présidence française. Mais, quelle que soit la voie empruntée, une incertitude persistera, au moins jusqu’en 2008, sur la ratification de ce texte. En réalité, je suis convaincu que les opinions publiques française et néerlandaise seraient plus réceptives à une relance institutionnelle si elles étaient rassurées quant à la non-poursuite, pour un moment, d’élargissements nouveaux. Et que l’opinion européenne comprendrait mieux l’utilité de cette réforme institutionnelle si elle apparaissait indispensable à la mise en oeuvre de nouvelles politiques ou de nouveaux grands projets européens.

Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, vous a nommé parmi vingt personnalités pour réfléchir à la manière d’éviter un éventuel choc des civilisations. Comment allez-vous travailler?

Nous ne sommes que deux Européens dans ce groupe, qui comprend aussi, par exemple, l’ex-président iranien Khatami ou le prix Nobel de la paix sud-africain Desmond Tutu. La première réunion a eu lieu fin novembre à Palma de Majorque. Nous en aurons encore trois avant de remettre notre rapport et de faire des propositions à Kofi Annan.

Le choc des civilisations nous pend-il au nez?

Au sein du monde islamique, comme du monde occidental, certains groupes, par haine ou par bêtise, alimentent ce risque. Beaucoup, pour se rassurer, considèrent que le clash n’est qu’un fantasme, qu’il n’y a qu’une seule civilisation, celle des droits de l’homme. Pourtant, ce n’est pas parce que la charte des Nations unies a été signée il y a soixante ans qu’il existe une «communauté internationale». Elle reste à bâtir. Mille différences font diverger et opposent encore les peuples. En Europe, on a maintenu une vue naïve, un peu boy-scout, de l’Histoire. Pour prévenir ce risque, il ne faut pas le nier.

Résister au choc des civilisations, c’est un peu résister à la tectonique des plaques: une tâche de titan.

Rédiger de nouveaux livres scolaires où on enseignera l’amitié et la tolérance ne suffira pas. C’est l’état du monde, le problème. Nous allons agir au sein de ce groupe, le conseiller du roi du Maroc André Azoulay et moi, pour qu’il formule un diagnostic lucide et qu’il présente des propositions à la mesure des enjeux. Les gamins palestiniens n’apprennent pas la haine dans les livres, mais dans la rue. Les écoles coraniques pakistanaises ne sont pas l’unique problème.

Membres du Groupe de haut niveau pour l’Alliance des civilisations:

COPARRAINS

1. M. Federico Mayor

(Espagne, coparrain)
Président de la Fondation «Culture de la Paix» et ancien Directeur général de l’UNESCO

2. Professeur Mehmet Aydin (Turquie, coprésident)
Ministre d’État de la Turquie et Professeur de théologie

MOYEN-ORIENT

3. Seyed Mohamed Khatami (Iran)
Ancien Président de l’Iran

4. Son Altesse Sheikha Mozah Bint Nasser Al-Missned (Qatar)
Consort de l’Émir du Qatar et Président de la Fondation qatarie pour l’éducation, la science et le développement
de la communauté

AFRIQUE DU NORD

5. Dr. Ismail Serageldin (Égypte)
Président de la Bibliothèque d’Alexandrie

6. Dr. Mohamed Charfi (Tunisie)
Ancien Ministre de l’éducation de la Tunisie

7. M. André Azoulay (Maroc)
Conseiller de Sa Majesté le Roi Mohammed VI du Maroc

AFRIQUE DE L’OUEST

8. M. Moustapha Niasse (Sénégal)
Ancien Premier Ministre du Sénégal

AFRIQUE DU SUD

9. Archevêque Desmond Tutu (Afrique du Sud)
Archevêque de Cape Town

EUROPE DE L’OUEST

10. M. Hubert Védrine (France)
Ancien Ministre des affaires étrangères de la France

11. Mme Karen Armstrong (Royaume-Uni) Historienne des religions

EUROPE DE L’EST

12. Prof. Vitaly Naumkin (Fédération de Russie)
Président du Centre international d’études stratégiques et politiques de l’Université d’État de Moscou

AMÉRIQUE DU NORD

13. Prof. John Esposito (États-Unis) Directeur et fondateur du Centre pour la compréhension entre musulmans et
chrétiens, Université de Georgetown, et rédacteur en chef de l’Encyclopédie d’Oxford du monde musulman

14. Rabbin Arthur Schneier (États-Unis)
Président de la Fondation «Appeal of Conscience» & rabbin, Park East Synagogue

AMÉRIQUE LATINE

15. M. Enrique Iglesias (Uruguay)
Secrétaire général ibéro-américain et ancien Président de la Banque interaméricaine de développement

16. Prof. Candido Mendes (Brésil)
Secrétaire général de l’Académie de la Latinité

ASIE DU SUD

17. Dr. Nafis Sadik (Pakistan)
Conseiller spécial du Secrétaire général de l’ONU

18. Mme Shobana Bhartia (Inde)
Directeur de la gestion du «Hindoustan Times», New Delhi

ASIE DU SUD-EST

19. M. Ali Alatas (Indonésie)
Ancien Ministre des affaires étrangères de l’Indonésie

ASIE DE L’EST

20. Dr. Pan Guang (Chine)
Directeur de l’Académie des sciences sociales de Shanghai

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15/12/2005