Sortir du dogme européiste

Cette insurrection électorale annoncée, ce mai 68 à froid, nous oblige à affronter des questions interdites dans nos politiques économique, sociale et européenne.

Quelles sont les causes du rejet du traité constitutionnel? Quelles suites aura-t-il? Comment agir maintenant? Il ne faut pas se tromper sur les causes ni les réduire à des explications politiciennes ou personnelles. Ces «non» viennent de loin – et ont fait boule de neige. Déjà, il y avait eu l’avertissement de Maastricht et les 49,2% de non, aussitôt oubliés.

Puis, une façon bureaucratique de niveler le marché unique à coup de directives tatillonnes – plus même qu’aux Etats-Unis! – ce à quoi a semblé se réduire l’ambition européenne, ce qui a braqué une partie de l’électorat. Ces causes, quelles sont-elles? D’abord le refus de voir que le mot «intégration politique», Graal pour certains, sonnait comme une menace pour d’autres. Ensuite, l’élargissement massif de l’Union, asséné comme une dette morale non discutable. Plus encore le carambolage, fatal, entre la relance de l’intégration européenne et la vague libérale et de dérégulation mondiale et de mise en concurrence généralisée, alors que la France n’arrivait toujours pas à faire baisser son taux de chômage.

Citons aussi la lourde erreur initiale d’avoir baptisé «Constitution» ce traité, ce qui a exacerbé attentes et craintes. Puis l’agacement provoqué par la balourdise et la morgue du bombardement politique et médiatique pour le oui, à quelques rares voix près, et l’exaspération face à la stigmatisation indignée de toute réticence.

Enfin, bien sûr, le contexte de politique intérieure française, le sentiment de n’avoir été ni compris, ni écouté, les péripéties de campagne, et la démagogie des «non».

Au bout du compte: 15 422 000 voix pour le non. Bientôt suivis par 62% des électeurs néerlandais et le gel britannique de son propre référendum, ce qui confirme qu’il n’y a pas un problème français mais européen. Les Français sont ils devenus anti-européens? Evidemment non.

Mais ils ressentaient depuis longtemps un «malaise» sur l’Europe, qui était nié. Ce qui a tout envenimé c’est plutôt cet acharnement à ridiculiser tout sentiment patriotique normal, à caricaturer tout souci quant à l’élargissement, même légitime et pas du tout xénophobe, à jeter la suspicion sur tout désir bien naturel de garder une certaine souveraineté sur son destin, et son identité dans la mondialisation, à balayer avec mépris toute critique. C’est tout cela qui , avec l’insécurité sociale, l’insécurité identitaire, le sentiment de dépossession démocratique, a fermé toutes les issues et poussé les Français à frapper aussi fort.

Paradoxe: les rédacteurs du traité constitutionnel croyaient avoir trouvé un bon équilibre entre l’Europe et les nations. C’était aussi mon avis. Les électeurs ne l’ont pas compris ainsi. Mais il existe quand même des réponses sur ce point. L’avenir confirmera que les Français restent disponibles pour un projet européen pour peu qu’il soit raisonnablement reformulé.

C’est moins évident concernant l’attente sociale traduite par ce vote. Face aux effets de la mondialisation et pour échapper au marché, tenants du non comme du oui répondent par: Europe sociale. Mais c’est un leurre! Il n’y a ni unanimité, ni même majorité parmi les Vingt-Cinq pour garantir au niveau européen le «modèle» social français, encore moins pour le généraliser!

Car ce modèle n’en n’est plus un, avec son incapacité enkystée à créer des emplois non subventionnés. Surtout maintenant où nos partenaires croient détecter dans le vote du 29 avril la nostalgie d’une économie administrée, aux antipodes de ce qui marche ailleurs en Europe. Or c’est au nom de «l’Europe sociale» que beaucoup d’électeurs de gauche étaient devenus pro-européens. Et c’est dans l’espoir de la relancer que beaucoup d’entre eux ont voté non. Surmonter ces contradictions est une obligation très sérieuse pour la gauche.

Les suites? Sur un plan démocratique, les scénarios échafaudés ces derniers jours à Bruxelles sont surréalistes. Les autres états membres peuvent voter à leur tour s’ils le souhaitent. Mais en droit international, des pays, quel que soit leur nombre, ne peuvent imposer un traité à un pays qui l’a rejeté. Après deux votes négatifs tout cela n’a plus de sens.

Faire revoter la France sur le même texte serait vécu comme une provocation et échouerait. Renégocier est très peu vraisemblable. De plus, si une renégociation avait lieu, elle ne porterait pas sur les seules demandes françaises (lesquelles?) elle serait générale, et rien ne dit qu’elle tournerait à notre avantage. En revanche, il sera peut être possible de mettre en œuvre, par accord unanime à Vingt-Cinq, certaines dispositions du traité constitutionnel. Le plus utile, pour la démocratie, serait celles qui donnent un rôle aux Parlements nationaux et instaurent un droit de pétition.

En fait comme en droit, le traité de Nice va donc continuer à s’appliquer, complété par quelques dispositions, peut-être enrichi par des coopérations renforcées. De plus, des initiatives intergouvernementales sont toujours possibles.

Si l’on veut préserver les acquis européens et éviter que tout se détricote, il est urgent d’abandonner explicitement la logomachie déresponsabilisante et anxiogène de l’intégration européenne sans fin. Comme la métaphore de la bicyclette qui doit toujours avancer faute de tomber, l’annonce permanente d’un nouveau traité, les «ce n’est qu’une étape», le vieux mythe des «Etats-Unis d’Europe» qui seraient seuls à même de faire le poids…

Il faut revenir à la juste formule de Jacques Delors – fédération d’états-nations, dans laquelle chaque mot compte -, stabiliser cette réalité originale et équilibrée, la faire vivre et rayonner. En redisant que les peuples et les Etats-nations ne vont pas disparaître. Qu’ils ne sont ni dépassés, ni ringards. Qu’ils sont ouverts, modernes, associés et unis par des liens fédéraux dans quelques domaines précis.

Il faut mettre un terme à une autre source d’inquiétude: l’élargissement sans fin. L’Europe est géographique autant que politique. Elle doit avoir des limites. Il faut l’assumer. Après tout les Etats-Unis ne proposent pas à leurs voisins, avec qui ils ont des relations très étroites, d’adhérer aux Etats-Unis. Un peu de bon sens! Cela sera dur pour ceux pour qui ont fait de la fuite en avant dans l’intégration européenne la dernière idéologie de substitution. Mais voilà: il y a des peuples, qui ne se laissent pas dissoudre. Il faut libérer le projet européen du dogme européiste.

Nous ne devons plus, comme depuis trop d’années, tout attendre ou tout redouter de l’Europe, ou de tel ou tel traité, mais retrouver, à notre niveau, le sens des responsabilités, nos objectifs, une volonté. Et reformuler les politiques que nous voulons mener avec nos partenaires, dans le cadre européen.

Revenons à une Europe de projets. Grands équipements, projets universitaires, scientifiques, industriels, sociaux, culturels, écologiques, diplomatiques …. Projets précis, assortis de calendriers. Face à eux personne ne sera tenté par le «non»! Les traités existants le permettent. Dotons la zone euro d’une vraie politique économique. La question de l’avenir sera de concilier croissance, emploi et écologie. Soyons le continent qui fera cette synthèse.

Sur le plan social, il est temps redire que, s’il est important de parvenir à une harmonisation européenne générale sur les grandes lignes et que les Vingt-Cinq adoptent à l’OMC des positions plus combatives, «à l’américaine», le cadre pertinent de la politique sociale demeure l’Etat-nation. C’est au niveau national que nous devons mettre en œuvre une politique économique novatrice créatrice de vrais emplois, ce qui est la clef de l’acceptation par les Français de la réforme nécessaire de notre système social et d’un regain de confiance. Cela l’Europe ne le fera pas à notre place. Mais elle ne nous en empêche pas. La France peut y parvenir si son rapport à l’Europe est assaini.

Sortir du dogme européiste

Hubert Vedrine

Sortir du dogme européiste

Cette insurrection électorale annoncée, ce mai 68 à froid, nous oblige à affronter des questions interdites dans nos politiques économique, sociale et européenne.

Quelles sont les causes du rejet du traité constitutionnel? Quelles suites aura-t-il? Comment agir maintenant? Il ne faut pas se tromper sur les causes ni les réduire à des explications politiciennes ou personnelles. Ces «non» viennent de loin – et ont fait boule de neige. Déjà, il y avait eu l’avertissement de Maastricht et les 49,2% de non, aussitôt oubliés.

Puis, une façon bureaucratique de niveler le marché unique à coup de directives tatillonnes – plus même qu’aux Etats-Unis! – ce à quoi a semblé se réduire l’ambition européenne, ce qui a braqué une partie de l’électorat. Ces causes, quelles sont-elles? D’abord le refus de voir que le mot «intégration politique», Graal pour certains, sonnait comme une menace pour d’autres. Ensuite, l’élargissement massif de l’Union, asséné comme une dette morale non discutable. Plus encore le carambolage, fatal, entre la relance de l’intégration européenne et la vague libérale et de dérégulation mondiale et de mise en concurrence généralisée, alors que la France n’arrivait toujours pas à faire baisser son taux de chômage.

Citons aussi la lourde erreur initiale d’avoir baptisé «Constitution» ce traité, ce qui a exacerbé attentes et craintes. Puis l’agacement provoqué par la balourdise et la morgue du bombardement politique et médiatique pour le oui, à quelques rares voix près, et l’exaspération face à la stigmatisation indignée de toute réticence.

Enfin, bien sûr, le contexte de politique intérieure française, le sentiment de n’avoir été ni compris, ni écouté, les péripéties de campagne, et la démagogie des «non».

Au bout du compte: 15 422 000 voix pour le non. Bientôt suivis par 62% des électeurs néerlandais et le gel britannique de son propre référendum, ce qui confirme qu’il n’y a pas un problème français mais européen. Les Français sont ils devenus anti-européens? Evidemment non.

Mais ils ressentaient depuis longtemps un «malaise» sur l’Europe, qui était nié. Ce qui a tout envenimé c’est plutôt cet acharnement à ridiculiser tout sentiment patriotique normal, à caricaturer tout souci quant à l’élargissement, même légitime et pas du tout xénophobe, à jeter la suspicion sur tout désir bien naturel de garder une certaine souveraineté sur son destin, et son identité dans la mondialisation, à balayer avec mépris toute critique. C’est tout cela qui , avec l’insécurité sociale, l’insécurité identitaire, le sentiment de dépossession démocratique, a fermé toutes les issues et poussé les Français à frapper aussi fort.

Paradoxe: les rédacteurs du traité constitutionnel croyaient avoir trouvé un bon équilibre entre l’Europe et les nations. C’était aussi mon avis. Les électeurs ne l’ont pas compris ainsi. Mais il existe quand même des réponses sur ce point. L’avenir confirmera que les Français restent disponibles pour un projet européen pour peu qu’il soit raisonnablement reformulé.

C’est moins évident concernant l’attente sociale traduite par ce vote. Face aux effets de la mondialisation et pour échapper au marché, tenants du non comme du oui répondent par: Europe sociale. Mais c’est un leurre! Il n’y a ni unanimité, ni même majorité parmi les Vingt-Cinq pour garantir au niveau européen le «modèle» social français, encore moins pour le généraliser!

Car ce modèle n’en n’est plus un, avec son incapacité enkystée à créer des emplois non subventionnés. Surtout maintenant où nos partenaires croient détecter dans le vote du 29 avril la nostalgie d’une économie administrée, aux antipodes de ce qui marche ailleurs en Europe. Or c’est au nom de «l’Europe sociale» que beaucoup d’électeurs de gauche étaient devenus pro-européens. Et c’est dans l’espoir de la relancer que beaucoup d’entre eux ont voté non. Surmonter ces contradictions est une obligation très sérieuse pour la gauche.

Les suites? Sur un plan démocratique, les scénarios échafaudés ces derniers jours à Bruxelles sont surréalistes. Les autres états membres peuvent voter à leur tour s’ils le souhaitent. Mais en droit international, des pays, quel que soit leur nombre, ne peuvent imposer un traité à un pays qui l’a rejeté. Après deux votes négatifs tout cela n’a plus de sens.

Faire revoter la France sur le même texte serait vécu comme une provocation et échouerait. Renégocier est très peu vraisemblable. De plus, si une renégociation avait lieu, elle ne porterait pas sur les seules demandes françaises (lesquelles?) elle serait générale, et rien ne dit qu’elle tournerait à notre avantage. En revanche, il sera peut être possible de mettre en œuvre, par accord unanime à Vingt-Cinq, certaines dispositions du traité constitutionnel. Le plus utile, pour la démocratie, serait celles qui donnent un rôle aux Parlements nationaux et instaurent un droit de pétition.

En fait comme en droit, le traité de Nice va donc continuer à s’appliquer, complété par quelques dispositions, peut-être enrichi par des coopérations renforcées. De plus, des initiatives intergouvernementales sont toujours possibles.

Si l’on veut préserver les acquis européens et éviter que tout se détricote, il est urgent d’abandonner explicitement la logomachie déresponsabilisante et anxiogène de l’intégration européenne sans fin. Comme la métaphore de la bicyclette qui doit toujours avancer faute de tomber, l’annonce permanente d’un nouveau traité, les «ce n’est qu’une étape», le vieux mythe des «Etats-Unis d’Europe» qui seraient seuls à même de faire le poids…

Il faut revenir à la juste formule de Jacques Delors – fédération d’états-nations, dans laquelle chaque mot compte -, stabiliser cette réalité originale et équilibrée, la faire vivre et rayonner. En redisant que les peuples et les Etats-nations ne vont pas disparaître. Qu’ils ne sont ni dépassés, ni ringards. Qu’ils sont ouverts, modernes, associés et unis par des liens fédéraux dans quelques domaines précis.

Il faut mettre un terme à une autre source d’inquiétude: l’élargissement sans fin. L’Europe est géographique autant que politique. Elle doit avoir des limites. Il faut l’assumer. Après tout les Etats-Unis ne proposent pas à leurs voisins, avec qui ils ont des relations très étroites, d’adhérer aux Etats-Unis. Un peu de bon sens! Cela sera dur pour ceux pour qui ont fait de la fuite en avant dans l’intégration européenne la dernière idéologie de substitution. Mais voilà: il y a des peuples, qui ne se laissent pas dissoudre. Il faut libérer le projet européen du dogme européiste.

Nous ne devons plus, comme depuis trop d’années, tout attendre ou tout redouter de l’Europe, ou de tel ou tel traité, mais retrouver, à notre niveau, le sens des responsabilités, nos objectifs, une volonté. Et reformuler les politiques que nous voulons mener avec nos partenaires, dans le cadre européen.

Revenons à une Europe de projets. Grands équipements, projets universitaires, scientifiques, industriels, sociaux, culturels, écologiques, diplomatiques …. Projets précis, assortis de calendriers. Face à eux personne ne sera tenté par le «non»! Les traités existants le permettent. Dotons la zone euro d’une vraie politique économique. La question de l’avenir sera de concilier croissance, emploi et écologie. Soyons le continent qui fera cette synthèse.

Sur le plan social, il est temps redire que, s’il est important de parvenir à une harmonisation européenne générale sur les grandes lignes et que les Vingt-Cinq adoptent à l’OMC des positions plus combatives, «à l’américaine», le cadre pertinent de la politique sociale demeure l’Etat-nation. C’est au niveau national que nous devons mettre en œuvre une politique économique novatrice créatrice de vrais emplois, ce qui est la clef de l’acceptation par les Français de la réforme nécessaire de notre système social et d’un regain de confiance. Cela l’Europe ne le fera pas à notre place. Mais elle ne nous en empêche pas. La France peut y parvenir si son rapport à l’Europe est assaini.

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09/06/2005