Réflexions sur la réforme de l’ONU

I

Pourquoi réfléchir en ce moment à une réforme de l’ONU alors qu’aucune tentative n’a abouti pendant les optimistes années 90, alors même qu’après la disparition de l’URSS, l’espoir était revenue en force de voir s’instaurer le règne d’une vraie communauté internationale régie par la charte de San Francisco? N’est ce pas succomber à un simple effet de mode, à la rhétorique altermondialiste ou au chimérisme technocratique, au plaisir des architectures de papier et des villes imaginaires? N’est ce pas se lancer dans des efforts voués à se briser sur le mur d’une Sainte-Alliance des tenants du statu-quo, Etats-Unis en tête, qui ne sont évidemment pas désireux de renforcer l’ONU, Poutine «qui ne voit pas la nécessité d’une réforme», les Chinois qui n’en pensent pas moins, sans parler des désaccords innombrables entre les tenants des diverses réformes possibles? Réforme indispensable, réforme impossible, vieux serpent de mer?

J’estime pourtant qu’il y a plusieurs raisons d’y réfléchir et d’y réfléchir sérieusement. D’abord le décalage entre le monde de 2003 et le monde de 1945, que reflète encore – cinquante huit ans après, – le Conseil de sécurité, est flagrant, ce qui favorise une contestation permanente de la légitimité du Conseil, et on a vu l’usage que l’administration Bush a pu faire de ce discrédit. Ensuite la question de la réforme est posée, qu’on le veuille ou non, par une partie de l’opinion mondiale et par de nombreux mouvements ou pays. Kofi Annan lui-même en a parlé dans son rapport annuel 2003 et vient de mandater une commission internationale pour étudier les obstacles à une réforme . Enfin il serait insupportable de n’avoir le droit qu’entre le statu-quo avec toutes ses insuffisances et l’unilatéralisme façon Rumsfeld. Il faut formuler un autre choix. Et comme cela ne s’improvisera pas, il faut s’y préparer.

Cette réflexion doit être ambitieuse et réaliste. Ambitieuse: elle doit aller au-delà de l’amélioration du fonctionnement et de la gestion, de la rationalisation du Secrétariat, de la réforme de l’Assemblée Générale, de la souhaitable mise en œuvre des propositions du rapport de Lakdhar Brahim du 23 août 2000 sur les opérations de paix, et toucher aux structures de décision du système multilatéral. Réaliste: elle doit aboutir à un projet de réforme réalisable malgré les nombreux obstacles et non pas à une construction parfaite, reflet d’une humanité idéale, qui demeurerait dans les cartons. Doit-elle viser l’avènement de la «communauté céleste», je veux dire de la «communauté internationale», composée exclusivement de démocraties, ou se contenter plus modestement de réformer l’enceinte où tous les états du monde coexistent et coopèrent quel que soit leur degré d’avancement démocratique? Je reviendrai sur ce point. Il faut aussi être conscient des grandes manœuvres de puissance que déclenchera inévitablement cette réforme, quand elle sera engagée, pour essayer de les contrer ou de les canaliser dans le sens souhaité. Gardons enfin constamment à l’esprit que selon la charte toute révision requiert l’accord de 2/3 des membres de l’Assemblée Générale et des cinq membres permanents.

II

Si l’on veut que l’ONU retrouve une crédibilité suffisante pour endiguer et enrayer la contagion de l’unilatéralisme et de la guerre préventive tout en répondant mieux aux aspirations croissantes à une meilleure gestion du monde, c’est en priorité au Conseil de sécurité, à sa composition, ses pouvoirs et son mode de décision que nous devons nous intéresser. Définir qui peut légitimement décider de recourir à la force est la clef de tout ordre international.

N’oublions pas d’abord que le principe même d’un Conseil de sécurité composé de membres permanents détenteurs d’un droit de veto est directement issu de l’analyse faite par les Britanniques et les Américains avant la fin de la seconde guerre mondiale des causes du naufrage de la SDN. Aujourd’hui les cinq permanents – Etats-Unis, Russie, Chine, Grande Bretagne, France – ne représentent évidemment plus à eux seuls le monde de 2004, avec ses quelques deux cents états membres de l’ONU! D’où, depuis des années, la recherche de nouveaux membres permanents. Mais faut-il les plus peuplés? Les plus vastes? Les plus capables? Les plus vertueux? Les moins gênants? Faut-il fixer un nombre maximum au nouveau Conseil? Cette recherche n’a pas abouti jusqu’ici faute de consensus.

L’Allemagne, le Japon et l’Inde sont intéressés et cités le plus souvent. La candidature allemande n’est contestée que par ceux des fédéralistes européens qui voudraient passer d’emblée à un siège unique pour l’Union Européenne, ou par les représentants d’autres régions du monde qui trouveraient dans ce cas-là, avec trois sièges, l’Europe sur-représentée. Je ne suis pas favorable à ce stade, à un siège unique pour l’Union Européenne. Non seulement en raison de l’influence que cela ferait perdre à la France ou à la Grande Bretagne, mais parce que l’Europe aurait au total un siège au lieu de deux – ou de trois – et aussi parce que le représentant de l’Union Européenne à vingt cinq serait condamné à s’abstenir pour cause de divergences ou d’absence d’instructions dans beaucoup de votes importants. Travaillons plutôt à surmonter les divergences entre membres de l’Union (sur l’Europe-puissance, les rapports avec les Etats-Unis, etc …) et réexaminons la situation cinq ou dix ans après l’entrée en vigueur du Traité constitutionnel. Néanmoins Joachim Bitterlich, l’ancien Conseiller du Chancelier Kohl, fait à la France une proposition qui mérite réflexion: la France garderait son siège, et son veto, mais proposerait de mettre son vote à la disposition de l’Europe si les Etats-membres parvenaient à se mettre d’accord dans un délai donné. Une fois ce temps écoulé, étant donné qu’il faut souvent voter vite au Conseil, si cet accord n’était pas conclu, la France déciderait seule de son vote

Les candidatures japonaise et indienne sont, elles, sourdement contestées par la Chine, et s’agissant de l’Inde, par le Pakistan. Si l’on s’en tient aux critères géographiques, resteraient à choisir un pays latino-américain, et un africain. Le premier pourrait être le Brésil mais cela ne plaît pas au Mexique et à l’Argentine et il a contre lui d’être lusophone. Pour l’Afrique sont évoqués l’Afrique du Sud, le Nigéria, l’Egypte. Les pays latino-américains pourraient peut être se mettre d’accord sur un pays, ou sur un système de membre permanent tournant. Mais cette dernière solution ne sera pas valable pour l’Afrique: imagine-t-on, si c’était l’Egypte, que l’Afrique noire accepte de n’avoir aucun représentant dans le nouveau Conseil élargi censé être représentatif? Ou qu’au contraire ce soit au monde arabe de s’y résigner si ce n’était pas l’Egypte? Impensable dans les deux cas. C’est pourquoi je suggère six nouveaux permanents: Allemagne, Japon, Inde, un pays latino-américain, un africain, un arabe. Cela accroît le nombre des permanents alors même que les Etats-Unis depuis des années refusent un conseil allant au-delà de vint et un membres. Pour corriger cet effet il suffirait de limiter à dix le nombre total des non-permanents qui était passé en 1966 de onze à quinze. Onze permanents plus dix non-permanents = vint et un. Si aucun accord n’était possible sur les nouveaux permanents, il faudrait se rabattre sur un système de semi-permanents représentatifs. D’autres encore ont parlé d’une représentation non pas par des états mais par les organisations régionales, Union Européenne et autres, mais ce n’est pas mûr.

D’autres auteurs voudraient instituer des conditions supplémentaires pour l’accession au statut de membre permanent: la contribution au budget de l’ONU; la contribution en hommes et en financement aux opérations de maintien de la paix; un respect véritable de la Charte et des droits de l’Homme. Mais quelle puissance extra-terrestre aurait le pouvoir de juger le respect des critères par les membres actuels et futurs et de séparer les élus des autres? Et n’est ce pas revenir à la confusion Organisation des Nations Unies / communauté idéale?

Examinons maintenant la question du veto. La suppression du droit de veto est réclamée par certains pays du Sud qui entendent mettre fin à ce «privilège» abusif, par des pays jaloux qui n’ont aucune chance de devenir membre permanent (groupe informel animé par l’Italie et surnommé au siège des Nations Unies le coffee club), un moment par les néo-conservateurs américains qui voulaient en priver la France pour la punir de son opposition à la guerre en Irak (bien qu’elle ait pu in fine, éviter d’avoir à s’en servir), par les Européens intégrationnistes convaincus, par les tenants du droit d’ingérence qui y voient un verrou à faire sauter. Sans discuter les arguments ou les motivations des uns et des autres, j’observerai qu’il n’y a aucune chance, ou aucun risque, que les Etats-Unis, la Chine, la Russie, (la Grande Bretagne et la France étant plus ambiguës), acceptent d’abandonner ce droit et qu’aucune réforme de l’ONU ne peut avoir lieu contre eux. Si la France et la Grande Bretagne renonçaient à leur droit de veto, elles y renonceraient seules. On voit ce qu’elles y perdraient, pas ce que le monde, l’ONU, l’Europe ou le droit international y gagneraient. C’est pourquoi je propose plutôt d’essayer d’encadrer l’exercice de ce droit, ce qui m’amène à parler du droit d’ingérence.

Depuis une trentaine d’années quelques ONG humanitaires françaises sont, sous l’impulsion première et inlassable de Bernard Kouchner, en pointe pour imposer dans les pratiques internationales un «droit d’ingérence» au profit des populations en danger du fait soit de catastrophes naturelles, soit de massacres, y compris de la part de leur propre gouvernement et cela s’il le faut en feignant la souveraineté nationale des pays concernés . Ne nous arrêtons pas à l’observation malicieuse, selon laquelle c’est, comme par hasard au moment où, dans les années soixante, les anciennes puissances coloniales européennes ont du se résigner à laisser leurs anciennes colonies accéder en masse à la souveraineté nationale, laquelle depuis les Traités de Westphalie, leur avait servi de remparts les unes contre les autres, qu’elles ont commencé à en proclamer le caractère relatif! Passons aussi sur le fait que le monde de l’ingérence n’est pas une panacée, mais est un prolongement fidèle du monde de la géopolitique réelle avec ses rapports de force et ses luttes d’influence. Tenons nous en dans cet article à ce qu’il y a de sincèrement généreux dans le refus de la passivité face aux massacres: en effet, à l’époque de l’information mondiale instantanée, «on» ne pourra plus dire «on ne savait pas». Bernard Kouchner et d’autres après lui ont fait bouger les lignes, sur les Kurdes par exemple, et élevé la barre. A partir de là, comment définir le droit d’ingérence pour qu’il ne puisse pas être invoqué par n’importe quel pays invoquant son bon droit et affirmant l’urgence d’une guerre préventive? La position des souverainistes intégraux n’est pas tenable; mais les défenseurs, en général occidentaux, du droit, ou du devoir d’ingérence, n’ont jamais réussi non plus à répondre de façon convaincante à la question «qui s’ingère»? En pratique on sait bien qui entend s’ingérer où: les Occidentaux, au Sud. Mais la question à résoudre est: qui s’ingère de façon légitime ?

Durant les années où j’ai été à la tête de la diplomatie française, j’ai constamment cherché une solution à ce dilemme dans la Charte et non en marge de celle-ci. J’en ai parlé souvent avec mes collègues ministres, avec Kofi Annan, des intellectuels français et étrangers, des dirigeants d’agences humanitaires, ou d’ONG occidentales et non-occidentales. En 1999, après l’échec de la conférence de Rambouillet sur le Kossovo, Robin Cook, le ministre britannique des Affaires étrangères qui l’avait coprésidé et moi, sommes arrivés à la conclusion que tout avait été fait pour stopper par des moyens non militaires l’action de l’armée yougoslave. Nous avons alors recommandé à nos dirigeants respectifs de recourir aux moyens militaires – ceux de l’OTAN étant les seuls disponibles – pour y parvenir. Trois résolutions avaient été adoptées par le Conseil de sécurité dont deux au titre du Chapitre VII. Elles condamnaient très fermement l’action de Milosevic et, un ton en dessous, les provocations de l’UCK. Mais elles ne comportaient pas de phrase sacramentelle enjoignant de recourir à la force. Néanmoins il nous a semblé légitime d’agir par la force en raison 1) de ces résolutions, 2) des efforts diplomatiques accomplis, 3) de l’accord unanime des pays voisins, des Européens, des Occidentaux, 4) du caractère modéré et momentané du refus russe. Mais voulant éviter le détournement ultérieur de sens (Irak 2003?), je déclarai »il s’agit d’une exception, pas d’un précédent». Ce qui me fut reproché par les maximalistes de l’OTAN, ou de l’ingérence, qui sont parfois les mêmes. Le dilemme restait entier.

Je pense avoir contribué par la suite, avec d’autres, à ce que Kofi Annan confie une mission de réflexion à l’Ambassadeur Sahnoun et à l’ancien ministre australien des Affaires étrangère, Garet Evans, sur la «responsabilité de protéger» que, comme ministre, je soutins activement. Ils ont cherché à ce problème une solution qui soit difficilement récusable par les nombreux pays qui ont tendance à ne voir dans cette approche qu’une forme à peine dissimulée de néo-colonialisme et leur contribution est essentielle.

Ma proposition, déjà avancée dans ses grandes lignes alors que j’étais encore ministre, est la suivante: dans le cadre de la réforme de la Charte, les membres permanents, nouveaux comme anciens, renonceraient solennellement à faire usage de leur droit de veto pour empêcher le Conseil de sécurité de se saisir du sort d’une population en péril imminent et de prendre toutes mesures pour lui venir en aide . C’est avec ce que j’appelais dans ma lettre à l’Ambassadeur Sahnoun en 2000, un usage raisonné «du droit de veto «. Mais qui déciderait que telle ou telle population est en péril, quand un membre permanent est juge et partie?

Certains auteurs ont proposé de confier cette responsabilité à une instance indépendante d’évaluation des situations humanitaires. Elle pourrait être composée de personnalités internationales – directeurs généraux d’organisations internationales, prix Nobel, chefs religieux, conseils consultatifs composés d’ONG et d’associations, etc …, – la réflexion est ouverte. On peut estimer que jamais les Etats-Unis (pour ne pas laisser codifier par d’autres les conditions de leurs interventions extérieures), la Russie ni la Chine (pour ne pas favoriser des ingérences extérieures) ne l’accepteront. Il n’empêche que c’est une proposition intéressante.

C’est certainement perdre son temps que de préconiser la suppression du statut de membre permanent ou celle du droit de veto. Je considère en revanche que proposer de confier à l’organe le plus légitime de la Communauté internationale, le Conseil de sécurité, le droit d’intervenir en cas d’urgence humanitaire, fût-ce contre un état membre, est justifié et que cette réforme avec de la persévérance, peut être atteinte. Ce serait revenir à la vieille notion de «protection d’humanité». Si ces règles sont claires, cela ne remet pas en cause le principe de la souveraineté nationale; cela en limite les abus. Cela légitime l’ingérence en la canalisant et en la protégeant de la récupération par un seul pays ou de l’instrumentalisation par les exigences impulsives d’une opinion surmédiatisée. Cela se heurtera à des oppositions résolues et l’accord ne sera pas obtenu du premier coup. Mais si ce projet est défendu avec constance par un grand nombre de pays et de personnalités, je pense qu’un jour ou l’autre les pays récalcitrants, devront se résoudre à un compromis. Pour y parvenir, il faudra leur rendre leur blocage de plus en plus coûteux politiquement, et proposer simultanément un mécanisme novateur difficilement récusable. D’autres propositions ont été faites pour encadrer l’usage du droit de veto: que le veto de deux pays soit requis pour être effectif; qu’un membre permanent ne dispose pour une période donnée que d’un nombre limité de recours au veto. Elles se heurteraient aux mêmes refus.

Si ces réformes devaient un jour être adoptées, cela entraînerait un accroissement des interventions du Conseil de sécurité et donc la nécessité de concevoir à une toute autre échelle non seulement les interventions d’urgence et le recours à la force pour imposer (problème du bras armé) puis maintenir la paix, mais aussi pour construire ou reconstruire les nations et résoudre les conflits politiques souvent très anciens dont sont issus les drames ayant justifié l’intervention internationale. Des propositions ont été faites. Et cela imposera de réactualiser les mandats ou tutelles provisoires: qui les instaure, à quelles fins, pour combien de temps, avec quelle participation et quelle responsabilité des populations locales, quelle issue. On peut se voiler la face, et refuser le retour à des instruments caractéristiques de l’époque coloniale tardive, entre les deux guerres. Mais puisque dans la réalité des choses ces pratiques se redéveloppent, autant les encadrer.

Il ne faut pas voir un tel élargissement – même codifié – de l’ingérence internationale, comme une démarche caritative ponctuelle – la morale nouvelle l’emportant en fanfare contre l’égoïsme sacré des états – mais comme un engagement constructif de longue durée, ingrat et difficile, nécessitant pour l’ONU des moyens radicalement nouveaux. Il faut en être conscient. Pour éviter une gigantesque et tragique désillusion. Il faudra alors que les Nations «Unies» soient capables d’assumer. Mais nous n’en sommes pas là ….

III

En fait, une alternative implicite pèse en filigrane sur toutes les réflexions actuelles sur la réforme des Nations Unies, et le choix que l’on fait se répercute à tous les niveaux de la réforme: s’agit-il seulement de rendre l’ONU plus efficace et plus représentative et donc plus légitime son organe principal, le Conseil? Ou s’agit-il de réunir les seules démocraties dans une organisation nouvelle et de poser pour y appartenir des conditions strictes? L’ambivalence est originelle puisque la Charte des Nations Unies contient nombre de dispositions que bien des signataires respectent mal ou violent carrément et impunément.

Mais après les guerres mondiales on pensait d’abord paix et sécurité. Et pendant la guerre froide, les Occidentaux n’étaient pas en mesure d’imposer quoique ce soit à l’autre bloc et d’ailleurs violaient eux-mêmes dans l’ardeur de la lutte anti-communiste, nombre des principes qu’ils invoquaient. Mais depuis la fin de l’URSS les Occidentaux qui s’estiment en position de force, considèrent que rien ne doit plus entraver la propagation de leurs valeurs, au premier rang desquelles la démocratie. C’est pour eux plus qu’un droit, un devoir qui ne se discute même pas. Les Européens conçoivent cette universalisation de façon «soft», les Américains de façon «hard». C’est une contradiction secondaire. D’ailleurs, aujourd’hui, un ministre occidental des affaires étrangères est constamment interpellé et jugé, non sur la façon dont il défend les intérêts de son pays, mais sur ce qu’il fait pour imposer le respect des droits de l’homme et de la démocratie aux régimes non démocratiques et notamment aux Russes, aux Chinois, aux Arabes et aux Africains. Aucun des interpellateurs – parlementaire, ONG, journaliste – ne s’interroge jamais un seul instant sur la légitimité de cette exigence, et rarement au-delà des postures sur la meilleure façon de la mettre effectivement en œuvre. Je me suis beaucoup exprimé à ce sujet . Je ne retiens ici que ce qui concerne l’ONU.

En 200 0, le 26 juin, mon amie Madeleine Albright organisa à Varsovie, avec le concours de Bronislav Geremek, alors ministre polonais des Affaires étrangères, une réunion pour fonder une «communauté des démocraties». Elle avait visé large: il y avait une centaine d’invités. A l’autre bout de l’éventail politique américain les «néo-conservateurs» se servent souvent pour discréditer l’ONU et se dispenser de toute obligation multilatérale, de la présence en son sein d’états voyous ou faillis. Jean Claude Casanova rappelait d’ailleurs récemment que le Général de Gaulle ne dédaignait pas de tels arguments pour stigmatiser «le machin» lorsqu’il le gênait dans sa politique africaine L’élection d’une estimable diplomate libyenne à la tête de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, souhaitée par les Africains pour encourager le régime de Tripoli à confirmer sa nouvelle orientation, a provoqué en Occident indignation et polémique anti ONU. Certains pensent – je l’ai rappelé – qu’il faudrait strictement respecter la démocratie et les droits de l’Homme pour être membre permanent (mais alors quid de certains membres actuels?), pour participer à une opération de maintien de la paix ou exercer des responsabilités. C’est l’idée américaine de seuil démocratique. Richard Haas a par exemple proposé le 14 janvier 2003, à Georgestown, que la souveraineté soit caduque en cas de soutien à des mouvements terroristes, d’armes de destruction massive, d’atteinte répétée aux droits de l’Homme. Mais qui en jugerait? On peut en tout cas trouver logique de vouloir fixer des critères stricts de respect des droits de l’Homme au sein de la commission spécialisée de l’ONU. Mais là encore, qui en jugera et en sanctionnera l’éventuelle violation? Si c’est impossible, peut être serait-il tout simplement moins hypocrite de supprimer cette commission paradoxale? Mais sans doute aussi serait-il sage de demander auparavant leur avis aux pays et aux ONG qui attendent quand même quelques progrès de cette commission?

Ce cas mis à part, ce serait selon moi une grave erreur, une dangereuse preuve d’arrogance de la part de l’Occident, de renoncer à ce qu’il y ait une organisation où toutes les nations du monde travaillent ensemble, notamment sur la sécurité et les problèmes globaux. Que les démocraties s’organisent par ailleurs, c’est très bien si elles arrivent mieux ainsi à aiguillonner intelligemment de l’extérieur le processus de démocratisation, lequel résultera quand même, chez les autres comme chez nous historiquement, d’une dynamique sociale et politique essentiellement interne. Il faudra bien pourtant que les Occidentaux réalisent que même après la fin de l’URSS, ils ne disposent d’aucun moyen de force, ou de magie pour transformer instantanément les vastes zones non démocratiques du monde en paisible Europe de l’Ouest, quel que soit le harcèlement auquel ils les soumettent, et qu’il faudra donc bien coexister pendant encore un long moment avec elles. N’oublions pas qu’en 1945 ce n’est pas «la communauté internationale «, mais des vainqueurs qui ont fixé les règles des Nations Unies, de Bretton Woods, des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, etc …. On pourrait en déduire que si une nouvelle guerre mondiale avait lieu, et que les Occidentaux la gagnent ils pourraient alors imposer leurs conceptions au reste du monde . Mais comme elle n’aura –heureusement – pas lieu, il nous faudra surmonter nos impatiences et trouver une autre façon de favoriser intelligemment les évolutions souhaitées.

La réforme des Nations Unies sur les points clefs – Conseil de sécurité, veto, Chapitre VII, recours à la force – a plus de chance d’avoir lieu si elle a été mûrement pensée, si elle est soutenue par un grand nombre de pays et d’opinions dans le monde et si des circonstances internationales (inflexion de la politique américaine) modifient le rapport de forces entre partisans du statu quo et réformateurs, et que ceux-ci (les Européens) savent saisir avec hardiesse le moment opportun.

IV

Pour donner un nouveau départ au multilatéralisme, la réforme du Conseil de sécurité et de quelques autres articles de la Charte sont indispensables mais ne seraient pas suffisants. Les chantiers ne manquent pas. La coordination et la coopération entre les différentes institutions et agences des Nations Unies est imparfaite: des problèmes globaux sont abordés plusieurs fois dans différentes enceintes, sous des angles différents de façon contradictoire, d’autres ne le sont jamais nulle part, chaque bureaucratie internationale entend persévérer dans l’être. Diverses propositions ont été faites pour remédier à cet état de choses. Par exemple, pourquoi ne pas fusionner l’ONUDI, la CNUCED et le PNUD? La question de la régulation économique a fait l’objet de multiples propositions, en particulier de la part des socio-démocrates – en particulier du gouvernement Jospin entre 1997 et 2002 – qui ne veulent pas se résigner à l’ultra-libéralisme, ni s’arrêter à l’idée que «réguler» la mondialisation, qui est avant tout une dérégulation, serait un oxymore et comme tel voué à l’échec.

Dans les Institutions de Bretton-Woods, FMI et Banque Mondiale, le poids des Etats-Unis est excessif compte tenu de ce que représente aujourd’hui l’économie américaine dans l’économie mondiale. A cela s’ajoutent l’influence idéologique américaine et la localisation de ces organismes à Washington qui favorisent une proximité de vues, une vraie symbiose avec le Trésor américain. Faut-il une réforme de l’OMC? L’OMC a deux fonctions principales: 1- offrir le cadre de négociations commerciales multilatérales permettant de conclure de nouveaux accords de libéralisation des échanges, censés être préférables au maintien de mesures de protection, comme à des accords simplement bilatéraux. 2- Etre avec son Organe de Règlement des Différents une instance juridictionnelle pour faire arbitrer par des panels appropriés des contentieux entre ses membres sur l’application des dits accords.

Fallait-il crier à la mort de l’OMC parce qu’à Cancun les Américains et les Européens avaient échoué, à leur grande surprise, à convaincre les pauvres de se contenter des quelques concessions qu’ils leur proposaient, plutôt que de soutenir contre eux les moyens riches, tels le Brésil? Je ne le crois pas. En substance, les pauvres en question avaient estimé qu’ils étaient perdants dans tous les cas: loi de la jungle, comme accord léonins. On peut penser, en bons Européens, que ce n’était pas leur intérêt. Mais n’est ce pas à eux d’en juger? En tout cas, cela ne devrait pas remettre en cause le cadre. Pas plus qu’en sens inverse on ne peut suivre ceux des altermondialistes qui voudraient supprimer l’OMC pour supprimer les ravages (selon eux) de la libéralisation. Dans ce cas, ils auraient quand même la libéralisation, avec encore moins de régulation.

En revanche plus sérieuse est la question de savoir si on doit ou non au sein de l’OMC, prendre plus en considération les normes sociales et environnementales? Devant les ravages de la mondialisation dans ce domaine, on serait tenté de répondre oui. Mais ne risque-t-on pas alors de trop subordonner ces dernières à des considérations toujours prioritairement commerciales et libérales et de donner à l’ORD et à ses panels, des pouvoirs excessifs? Ne vaudrait-il mieux pas renforcer le rôle de l’Organisation Internationale du Travail et créer une Organisation Mondiale de l’Environnement, par exemple par transformation du Programme des Nations Unies pour l’Environnement, pour mieux équilibrer et prendre en compte les divers critères, d’autant que ce sont les mêmes gouvernements qui siègent dans ces diverses organisations? Plusieurs autres idées circulent: ne pas laisser aux seuls marchés ni aux ministres des finances les plus influents toutes les décisions concernant l’économie mondiale; gommer ce que le G8 peut avoir acquis avec le temps, sa boulimie et l’hypertrophie médiatique, de provoquant; donner un rôle dans ces domaines à l’ONU. Cela a conduit Jacques Delors, il y à près de dix ans, suivi depuis par Jacques Chirac et Joseph Stiglitz, à proposer la création d’un Conseil de sécurité économique et social combinant Conseil de sécurité, G8 élargi, Comité intérimaire du FMI et quelques autres grands pays émergents, géographiquement diversifiés. Quel serait le rôle de ce Conseil? Superviserait-il l’OMC, d’autres organisations? Cela reste à définir. Le Parti socialiste français propose globalement une «ONU économique», qui engloberait le tout. Cela pourrait se faire à partir de l’actuel Conseil Economique et Social, pour l’heure vidé de tout contenu.

D’autres encore proposent de créer une seconde chambre, après l’Assemblée Générale, consultative, avec les représentants de la société civile (il faudrait un critère de choix) voire un Sénat mondial. Mais en voulant bien faire, doter le monde d’un «bon gouvernement» avec des pouvoirs sans cesse accrus, ne risque-t-on pas de fabriquer une usine à gaz, un monstre à la Frankenstein, une machine totalitaire à finalités bienveillantes, mais finalement orwellienne? Où seraient les contre-pouvoirs? Qu’en pensent les philosophes? Il serait peut être plus utile de rechercher de façon pragmatique, comme le suggère Félix Rohatyn, de nouvelles règles pour les relations entre les grandes monnaies. Trente deux ans après la décision déstructurante de Nixon, il pourrait s’agir de marges de fluctuation entre le dollar, l’euro, le yen et un jour le renminbi, un serpent monétaire mondial en quelque sorte.

V

Pour conclure provisoirement, on est presque gêné d’avoir à redire que les institutions multilatérales ne peuvent que refléter, en le codifiant jusqu’à un certain point et en le corrigeant à la marge, le monde réel, avec ses rapports de force, sans les abolir. Tout en espérant le faire évoluer, l’améliorer par la vertu même de leur existence et des négociations qui s’y déroulent en permanence.

Aujourd’hui les Occidentaux voudraient «moraliser» les institutions internationales et en faire au moyen de multiples conditionnalités, de tuteurs (comme on le dit pour une plante) de chantages à l’aide ou à l’adhésion, etc …, des instruments orthopédiques contraignant les pays non libéraux et non démocratiques à la posture démocratique. Est-ce que cela transformerait d’un coup les mondes asiatique, russe, arabe et africain en espaces démocratiques?

Rien ne l’assure et l’expérience des vingt dernières années ne le démontre pas, si cela ne se greffe pas sur une dynamique interne durable.

De toute façon, les Occidentaux sont actuellement paralysés par leur division entre souverainistes unilatéralistes américains et multilatéralistes européens. Ces derniers sont d’ailleurs loin d’être d’accord entre eux sur ce que devrait être un système multilatéraliste réformé, notamment sur la question de la composition du Conseil de sécurité ce qui limite leur capacité de pression sur les Etats-Unis.

Quand aux autres pays ils se divisent entre rentiers du statu quo, opposés à une réforme; candidats au Conseil de sécurité et qui auraient intérêt à cette réforme; et des pays qui, n’ayant aucune chance d’accéder au conseil réformé, demanderait la suppression du veto, et l’augmentation des pouvoirs de l’Assemblée Générale. La voie de la réforme est donc étroite, mais elle n’est pas fermée. Peut-être cela faciliterait-il les choses de prévoir une conférence de révision vingt ans après l’approbation d’une nouvelle Charte? Inutile pour autant de se lamenter sur les égoïsmes nationaux, de déplorer que les négociations aboutissent à des compromis, de dénoncer les blocages, etc …. Si nous refusons les hégémonies, on doit accepter de négocier entre acteurs souverains. C’est vrai aussi en matière de négociations européennes. Ou alors on jette le masque et on fait appel à une force supérieure qui met d’accord tous les protagonistes. Mais les Empires ont tous échoué! Donc il faut respecter et pratiquer le multilatéralisme, et pas seulement l’invoquer contre les Etats-Unis, en accepter les lenteurs bureaucratiques, ne pas se décourager, travailler à surmonter les antagonismes de civilisation et les chocs d’inculture, à résoudre les milles problèmes révélés ou attisés par la globalisation, bâtir en un mot une vraie communauté internationale.

Des améliorations du fonctionnement de l’ONU sont indispensables et possibles. Une vraie réforme parait aujourd’hui hors de portée. Il faut néanmoins y travailler, pour être prêt à saisir les circonstances quand elles se présenteront, par surprise.

Réflexions sur la réforme de l’ONU

Hubert Vedrine

Réflexions sur la réforme de l’ONU

I

Pourquoi réfléchir en ce moment à une réforme de l’ONU alors qu’aucune tentative n’a abouti pendant les optimistes années 90, alors même qu’après la disparition de l’URSS, l’espoir était revenue en force de voir s’instaurer le règne d’une vraie communauté internationale régie par la charte de San Francisco? N’est ce pas succomber à un simple effet de mode, à la rhétorique altermondialiste ou au chimérisme technocratique, au plaisir des architectures de papier et des villes imaginaires? N’est ce pas se lancer dans des efforts voués à se briser sur le mur d’une Sainte-Alliance des tenants du statu-quo, Etats-Unis en tête, qui ne sont évidemment pas désireux de renforcer l’ONU, Poutine «qui ne voit pas la nécessité d’une réforme», les Chinois qui n’en pensent pas moins, sans parler des désaccords innombrables entre les tenants des diverses réformes possibles? Réforme indispensable, réforme impossible, vieux serpent de mer?

J’estime pourtant qu’il y a plusieurs raisons d’y réfléchir et d’y réfléchir sérieusement. D’abord le décalage entre le monde de 2003 et le monde de 1945, que reflète encore – cinquante huit ans après, – le Conseil de sécurité, est flagrant, ce qui favorise une contestation permanente de la légitimité du Conseil, et on a vu l’usage que l’administration Bush a pu faire de ce discrédit. Ensuite la question de la réforme est posée, qu’on le veuille ou non, par une partie de l’opinion mondiale et par de nombreux mouvements ou pays. Kofi Annan lui-même en a parlé dans son rapport annuel 2003 et vient de mandater une commission internationale pour étudier les obstacles à une réforme . Enfin il serait insupportable de n’avoir le droit qu’entre le statu-quo avec toutes ses insuffisances et l’unilatéralisme façon Rumsfeld. Il faut formuler un autre choix. Et comme cela ne s’improvisera pas, il faut s’y préparer.

Cette réflexion doit être ambitieuse et réaliste. Ambitieuse: elle doit aller au-delà de l’amélioration du fonctionnement et de la gestion, de la rationalisation du Secrétariat, de la réforme de l’Assemblée Générale, de la souhaitable mise en œuvre des propositions du rapport de Lakdhar Brahim du 23 août 2000 sur les opérations de paix, et toucher aux structures de décision du système multilatéral. Réaliste: elle doit aboutir à un projet de réforme réalisable malgré les nombreux obstacles et non pas à une construction parfaite, reflet d’une humanité idéale, qui demeurerait dans les cartons. Doit-elle viser l’avènement de la «communauté céleste», je veux dire de la «communauté internationale», composée exclusivement de démocraties, ou se contenter plus modestement de réformer l’enceinte où tous les états du monde coexistent et coopèrent quel que soit leur degré d’avancement démocratique? Je reviendrai sur ce point. Il faut aussi être conscient des grandes manœuvres de puissance que déclenchera inévitablement cette réforme, quand elle sera engagée, pour essayer de les contrer ou de les canaliser dans le sens souhaité. Gardons enfin constamment à l’esprit que selon la charte toute révision requiert l’accord de 2/3 des membres de l’Assemblée Générale et des cinq membres permanents.

II

Si l’on veut que l’ONU retrouve une crédibilité suffisante pour endiguer et enrayer la contagion de l’unilatéralisme et de la guerre préventive tout en répondant mieux aux aspirations croissantes à une meilleure gestion du monde, c’est en priorité au Conseil de sécurité, à sa composition, ses pouvoirs et son mode de décision que nous devons nous intéresser. Définir qui peut légitimement décider de recourir à la force est la clef de tout ordre international.

N’oublions pas d’abord que le principe même d’un Conseil de sécurité composé de membres permanents détenteurs d’un droit de veto est directement issu de l’analyse faite par les Britanniques et les Américains avant la fin de la seconde guerre mondiale des causes du naufrage de la SDN. Aujourd’hui les cinq permanents – Etats-Unis, Russie, Chine, Grande Bretagne, France – ne représentent évidemment plus à eux seuls le monde de 2004, avec ses quelques deux cents états membres de l’ONU! D’où, depuis des années, la recherche de nouveaux membres permanents. Mais faut-il les plus peuplés? Les plus vastes? Les plus capables? Les plus vertueux? Les moins gênants? Faut-il fixer un nombre maximum au nouveau Conseil? Cette recherche n’a pas abouti jusqu’ici faute de consensus.

L’Allemagne, le Japon et l’Inde sont intéressés et cités le plus souvent. La candidature allemande n’est contestée que par ceux des fédéralistes européens qui voudraient passer d’emblée à un siège unique pour l’Union Européenne, ou par les représentants d’autres régions du monde qui trouveraient dans ce cas-là, avec trois sièges, l’Europe sur-représentée. Je ne suis pas favorable à ce stade, à un siège unique pour l’Union Européenne. Non seulement en raison de l’influence que cela ferait perdre à la France ou à la Grande Bretagne, mais parce que l’Europe aurait au total un siège au lieu de deux – ou de trois – et aussi parce que le représentant de l’Union Européenne à vingt cinq serait condamné à s’abstenir pour cause de divergences ou d’absence d’instructions dans beaucoup de votes importants. Travaillons plutôt à surmonter les divergences entre membres de l’Union (sur l’Europe-puissance, les rapports avec les Etats-Unis, etc …) et réexaminons la situation cinq ou dix ans après l’entrée en vigueur du Traité constitutionnel. Néanmoins Joachim Bitterlich, l’ancien Conseiller du Chancelier Kohl, fait à la France une proposition qui mérite réflexion: la France garderait son siège, et son veto, mais proposerait de mettre son vote à la disposition de l’Europe si les Etats-membres parvenaient à se mettre d’accord dans un délai donné. Une fois ce temps écoulé, étant donné qu’il faut souvent voter vite au Conseil, si cet accord n’était pas conclu, la France déciderait seule de son vote

Les candidatures japonaise et indienne sont, elles, sourdement contestées par la Chine, et s’agissant de l’Inde, par le Pakistan. Si l’on s’en tient aux critères géographiques, resteraient à choisir un pays latino-américain, et un africain. Le premier pourrait être le Brésil mais cela ne plaît pas au Mexique et à l’Argentine et il a contre lui d’être lusophone. Pour l’Afrique sont évoqués l’Afrique du Sud, le Nigéria, l’Egypte. Les pays latino-américains pourraient peut être se mettre d’accord sur un pays, ou sur un système de membre permanent tournant. Mais cette dernière solution ne sera pas valable pour l’Afrique: imagine-t-on, si c’était l’Egypte, que l’Afrique noire accepte de n’avoir aucun représentant dans le nouveau Conseil élargi censé être représentatif? Ou qu’au contraire ce soit au monde arabe de s’y résigner si ce n’était pas l’Egypte? Impensable dans les deux cas. C’est pourquoi je suggère six nouveaux permanents: Allemagne, Japon, Inde, un pays latino-américain, un africain, un arabe. Cela accroît le nombre des permanents alors même que les Etats-Unis depuis des années refusent un conseil allant au-delà de vint et un membres. Pour corriger cet effet il suffirait de limiter à dix le nombre total des non-permanents qui était passé en 1966 de onze à quinze. Onze permanents plus dix non-permanents = vint et un. Si aucun accord n’était possible sur les nouveaux permanents, il faudrait se rabattre sur un système de semi-permanents représentatifs. D’autres encore ont parlé d’une représentation non pas par des états mais par les organisations régionales, Union Européenne et autres, mais ce n’est pas mûr.

D’autres auteurs voudraient instituer des conditions supplémentaires pour l’accession au statut de membre permanent: la contribution au budget de l’ONU; la contribution en hommes et en financement aux opérations de maintien de la paix; un respect véritable de la Charte et des droits de l’Homme. Mais quelle puissance extra-terrestre aurait le pouvoir de juger le respect des critères par les membres actuels et futurs et de séparer les élus des autres? Et n’est ce pas revenir à la confusion Organisation des Nations Unies / communauté idéale?

Examinons maintenant la question du veto. La suppression du droit de veto est réclamée par certains pays du Sud qui entendent mettre fin à ce «privilège» abusif, par des pays jaloux qui n’ont aucune chance de devenir membre permanent (groupe informel animé par l’Italie et surnommé au siège des Nations Unies le coffee club), un moment par les néo-conservateurs américains qui voulaient en priver la France pour la punir de son opposition à la guerre en Irak (bien qu’elle ait pu in fine, éviter d’avoir à s’en servir), par les Européens intégrationnistes convaincus, par les tenants du droit d’ingérence qui y voient un verrou à faire sauter. Sans discuter les arguments ou les motivations des uns et des autres, j’observerai qu’il n’y a aucune chance, ou aucun risque, que les Etats-Unis, la Chine, la Russie, (la Grande Bretagne et la France étant plus ambiguës), acceptent d’abandonner ce droit et qu’aucune réforme de l’ONU ne peut avoir lieu contre eux. Si la France et la Grande Bretagne renonçaient à leur droit de veto, elles y renonceraient seules. On voit ce qu’elles y perdraient, pas ce que le monde, l’ONU, l’Europe ou le droit international y gagneraient. C’est pourquoi je propose plutôt d’essayer d’encadrer l’exercice de ce droit, ce qui m’amène à parler du droit d’ingérence.

Depuis une trentaine d’années quelques ONG humanitaires françaises sont, sous l’impulsion première et inlassable de Bernard Kouchner, en pointe pour imposer dans les pratiques internationales un «droit d’ingérence» au profit des populations en danger du fait soit de catastrophes naturelles, soit de massacres, y compris de la part de leur propre gouvernement et cela s’il le faut en feignant la souveraineté nationale des pays concernés . Ne nous arrêtons pas à l’observation malicieuse, selon laquelle c’est, comme par hasard au moment où, dans les années soixante, les anciennes puissances coloniales européennes ont du se résigner à laisser leurs anciennes colonies accéder en masse à la souveraineté nationale, laquelle depuis les Traités de Westphalie, leur avait servi de remparts les unes contre les autres, qu’elles ont commencé à en proclamer le caractère relatif! Passons aussi sur le fait que le monde de l’ingérence n’est pas une panacée, mais est un prolongement fidèle du monde de la géopolitique réelle avec ses rapports de force et ses luttes d’influence. Tenons nous en dans cet article à ce qu’il y a de sincèrement généreux dans le refus de la passivité face aux massacres: en effet, à l’époque de l’information mondiale instantanée, «on» ne pourra plus dire «on ne savait pas». Bernard Kouchner et d’autres après lui ont fait bouger les lignes, sur les Kurdes par exemple, et élevé la barre. A partir de là, comment définir le droit d’ingérence pour qu’il ne puisse pas être invoqué par n’importe quel pays invoquant son bon droit et affirmant l’urgence d’une guerre préventive? La position des souverainistes intégraux n’est pas tenable; mais les défenseurs, en général occidentaux, du droit, ou du devoir d’ingérence, n’ont jamais réussi non plus à répondre de façon convaincante à la question «qui s’ingère»? En pratique on sait bien qui entend s’ingérer où: les Occidentaux, au Sud. Mais la question à résoudre est: qui s’ingère de façon légitime ?

Durant les années où j’ai été à la tête de la diplomatie française, j’ai constamment cherché une solution à ce dilemme dans la Charte et non en marge de celle-ci. J’en ai parlé souvent avec mes collègues ministres, avec Kofi Annan, des intellectuels français et étrangers, des dirigeants d’agences humanitaires, ou d’ONG occidentales et non-occidentales. En 1999, après l’échec de la conférence de Rambouillet sur le Kossovo, Robin Cook, le ministre britannique des Affaires étrangères qui l’avait coprésidé et moi, sommes arrivés à la conclusion que tout avait été fait pour stopper par des moyens non militaires l’action de l’armée yougoslave. Nous avons alors recommandé à nos dirigeants respectifs de recourir aux moyens militaires – ceux de l’OTAN étant les seuls disponibles – pour y parvenir. Trois résolutions avaient été adoptées par le Conseil de sécurité dont deux au titre du Chapitre VII. Elles condamnaient très fermement l’action de Milosevic et, un ton en dessous, les provocations de l’UCK. Mais elles ne comportaient pas de phrase sacramentelle enjoignant de recourir à la force. Néanmoins il nous a semblé légitime d’agir par la force en raison 1) de ces résolutions, 2) des efforts diplomatiques accomplis, 3) de l’accord unanime des pays voisins, des Européens, des Occidentaux, 4) du caractère modéré et momentané du refus russe. Mais voulant éviter le détournement ultérieur de sens (Irak 2003?), je déclarai »il s’agit d’une exception, pas d’un précédent». Ce qui me fut reproché par les maximalistes de l’OTAN, ou de l’ingérence, qui sont parfois les mêmes. Le dilemme restait entier.

Je pense avoir contribué par la suite, avec d’autres, à ce que Kofi Annan confie une mission de réflexion à l’Ambassadeur Sahnoun et à l’ancien ministre australien des Affaires étrangère, Garet Evans, sur la «responsabilité de protéger» que, comme ministre, je soutins activement. Ils ont cherché à ce problème une solution qui soit difficilement récusable par les nombreux pays qui ont tendance à ne voir dans cette approche qu’une forme à peine dissimulée de néo-colonialisme et leur contribution est essentielle.

Ma proposition, déjà avancée dans ses grandes lignes alors que j’étais encore ministre, est la suivante: dans le cadre de la réforme de la Charte, les membres permanents, nouveaux comme anciens, renonceraient solennellement à faire usage de leur droit de veto pour empêcher le Conseil de sécurité de se saisir du sort d’une population en péril imminent et de prendre toutes mesures pour lui venir en aide . C’est avec ce que j’appelais dans ma lettre à l’Ambassadeur Sahnoun en 2000, un usage raisonné «du droit de veto «. Mais qui déciderait que telle ou telle population est en péril, quand un membre permanent est juge et partie?

Certains auteurs ont proposé de confier cette responsabilité à une instance indépendante d’évaluation des situations humanitaires. Elle pourrait être composée de personnalités internationales – directeurs généraux d’organisations internationales, prix Nobel, chefs religieux, conseils consultatifs composés d’ONG et d’associations, etc …, – la réflexion est ouverte. On peut estimer que jamais les Etats-Unis (pour ne pas laisser codifier par d’autres les conditions de leurs interventions extérieures), la Russie ni la Chine (pour ne pas favoriser des ingérences extérieures) ne l’accepteront. Il n’empêche que c’est une proposition intéressante.

C’est certainement perdre son temps que de préconiser la suppression du statut de membre permanent ou celle du droit de veto. Je considère en revanche que proposer de confier à l’organe le plus légitime de la Communauté internationale, le Conseil de sécurité, le droit d’intervenir en cas d’urgence humanitaire, fût-ce contre un état membre, est justifié et que cette réforme avec de la persévérance, peut être atteinte. Ce serait revenir à la vieille notion de «protection d’humanité». Si ces règles sont claires, cela ne remet pas en cause le principe de la souveraineté nationale; cela en limite les abus. Cela légitime l’ingérence en la canalisant et en la protégeant de la récupération par un seul pays ou de l’instrumentalisation par les exigences impulsives d’une opinion surmédiatisée. Cela se heurtera à des oppositions résolues et l’accord ne sera pas obtenu du premier coup. Mais si ce projet est défendu avec constance par un grand nombre de pays et de personnalités, je pense qu’un jour ou l’autre les pays récalcitrants, devront se résoudre à un compromis. Pour y parvenir, il faudra leur rendre leur blocage de plus en plus coûteux politiquement, et proposer simultanément un mécanisme novateur difficilement récusable. D’autres propositions ont été faites pour encadrer l’usage du droit de veto: que le veto de deux pays soit requis pour être effectif; qu’un membre permanent ne dispose pour une période donnée que d’un nombre limité de recours au veto. Elles se heurteraient aux mêmes refus.

Si ces réformes devaient un jour être adoptées, cela entraînerait un accroissement des interventions du Conseil de sécurité et donc la nécessité de concevoir à une toute autre échelle non seulement les interventions d’urgence et le recours à la force pour imposer (problème du bras armé) puis maintenir la paix, mais aussi pour construire ou reconstruire les nations et résoudre les conflits politiques souvent très anciens dont sont issus les drames ayant justifié l’intervention internationale. Des propositions ont été faites. Et cela imposera de réactualiser les mandats ou tutelles provisoires: qui les instaure, à quelles fins, pour combien de temps, avec quelle participation et quelle responsabilité des populations locales, quelle issue. On peut se voiler la face, et refuser le retour à des instruments caractéristiques de l’époque coloniale tardive, entre les deux guerres. Mais puisque dans la réalité des choses ces pratiques se redéveloppent, autant les encadrer.

Il ne faut pas voir un tel élargissement – même codifié – de l’ingérence internationale, comme une démarche caritative ponctuelle – la morale nouvelle l’emportant en fanfare contre l’égoïsme sacré des états – mais comme un engagement constructif de longue durée, ingrat et difficile, nécessitant pour l’ONU des moyens radicalement nouveaux. Il faut en être conscient. Pour éviter une gigantesque et tragique désillusion. Il faudra alors que les Nations «Unies» soient capables d’assumer. Mais nous n’en sommes pas là ….

III

En fait, une alternative implicite pèse en filigrane sur toutes les réflexions actuelles sur la réforme des Nations Unies, et le choix que l’on fait se répercute à tous les niveaux de la réforme: s’agit-il seulement de rendre l’ONU plus efficace et plus représentative et donc plus légitime son organe principal, le Conseil? Ou s’agit-il de réunir les seules démocraties dans une organisation nouvelle et de poser pour y appartenir des conditions strictes? L’ambivalence est originelle puisque la Charte des Nations Unies contient nombre de dispositions que bien des signataires respectent mal ou violent carrément et impunément.

Mais après les guerres mondiales on pensait d’abord paix et sécurité. Et pendant la guerre froide, les Occidentaux n’étaient pas en mesure d’imposer quoique ce soit à l’autre bloc et d’ailleurs violaient eux-mêmes dans l’ardeur de la lutte anti-communiste, nombre des principes qu’ils invoquaient. Mais depuis la fin de l’URSS les Occidentaux qui s’estiment en position de force, considèrent que rien ne doit plus entraver la propagation de leurs valeurs, au premier rang desquelles la démocratie. C’est pour eux plus qu’un droit, un devoir qui ne se discute même pas. Les Européens conçoivent cette universalisation de façon «soft», les Américains de façon «hard». C’est une contradiction secondaire. D’ailleurs, aujourd’hui, un ministre occidental des affaires étrangères est constamment interpellé et jugé, non sur la façon dont il défend les intérêts de son pays, mais sur ce qu’il fait pour imposer le respect des droits de l’homme et de la démocratie aux régimes non démocratiques et notamment aux Russes, aux Chinois, aux Arabes et aux Africains. Aucun des interpellateurs – parlementaire, ONG, journaliste – ne s’interroge jamais un seul instant sur la légitimité de cette exigence, et rarement au-delà des postures sur la meilleure façon de la mettre effectivement en œuvre. Je me suis beaucoup exprimé à ce sujet . Je ne retiens ici que ce qui concerne l’ONU.

En 200 0, le 26 juin, mon amie Madeleine Albright organisa à Varsovie, avec le concours de Bronislav Geremek, alors ministre polonais des Affaires étrangères, une réunion pour fonder une «communauté des démocraties». Elle avait visé large: il y avait une centaine d’invités. A l’autre bout de l’éventail politique américain les «néo-conservateurs» se servent souvent pour discréditer l’ONU et se dispenser de toute obligation multilatérale, de la présence en son sein d’états voyous ou faillis. Jean Claude Casanova rappelait d’ailleurs récemment que le Général de Gaulle ne dédaignait pas de tels arguments pour stigmatiser «le machin» lorsqu’il le gênait dans sa politique africaine L’élection d’une estimable diplomate libyenne à la tête de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, souhaitée par les Africains pour encourager le régime de Tripoli à confirmer sa nouvelle orientation, a provoqué en Occident indignation et polémique anti ONU. Certains pensent – je l’ai rappelé – qu’il faudrait strictement respecter la démocratie et les droits de l’Homme pour être membre permanent (mais alors quid de certains membres actuels?), pour participer à une opération de maintien de la paix ou exercer des responsabilités. C’est l’idée américaine de seuil démocratique. Richard Haas a par exemple proposé le 14 janvier 2003, à Georgestown, que la souveraineté soit caduque en cas de soutien à des mouvements terroristes, d’armes de destruction massive, d’atteinte répétée aux droits de l’Homme. Mais qui en jugerait? On peut en tout cas trouver logique de vouloir fixer des critères stricts de respect des droits de l’Homme au sein de la commission spécialisée de l’ONU. Mais là encore, qui en jugera et en sanctionnera l’éventuelle violation? Si c’est impossible, peut être serait-il tout simplement moins hypocrite de supprimer cette commission paradoxale? Mais sans doute aussi serait-il sage de demander auparavant leur avis aux pays et aux ONG qui attendent quand même quelques progrès de cette commission?

Ce cas mis à part, ce serait selon moi une grave erreur, une dangereuse preuve d’arrogance de la part de l’Occident, de renoncer à ce qu’il y ait une organisation où toutes les nations du monde travaillent ensemble, notamment sur la sécurité et les problèmes globaux. Que les démocraties s’organisent par ailleurs, c’est très bien si elles arrivent mieux ainsi à aiguillonner intelligemment de l’extérieur le processus de démocratisation, lequel résultera quand même, chez les autres comme chez nous historiquement, d’une dynamique sociale et politique essentiellement interne. Il faudra bien pourtant que les Occidentaux réalisent que même après la fin de l’URSS, ils ne disposent d’aucun moyen de force, ou de magie pour transformer instantanément les vastes zones non démocratiques du monde en paisible Europe de l’Ouest, quel que soit le harcèlement auquel ils les soumettent, et qu’il faudra donc bien coexister pendant encore un long moment avec elles. N’oublions pas qu’en 1945 ce n’est pas «la communauté internationale «, mais des vainqueurs qui ont fixé les règles des Nations Unies, de Bretton Woods, des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, etc …. On pourrait en déduire que si une nouvelle guerre mondiale avait lieu, et que les Occidentaux la gagnent ils pourraient alors imposer leurs conceptions au reste du monde . Mais comme elle n’aura –heureusement – pas lieu, il nous faudra surmonter nos impatiences et trouver une autre façon de favoriser intelligemment les évolutions souhaitées.

La réforme des Nations Unies sur les points clefs – Conseil de sécurité, veto, Chapitre VII, recours à la force – a plus de chance d’avoir lieu si elle a été mûrement pensée, si elle est soutenue par un grand nombre de pays et d’opinions dans le monde et si des circonstances internationales (inflexion de la politique américaine) modifient le rapport de forces entre partisans du statu quo et réformateurs, et que ceux-ci (les Européens) savent saisir avec hardiesse le moment opportun.

IV

Pour donner un nouveau départ au multilatéralisme, la réforme du Conseil de sécurité et de quelques autres articles de la Charte sont indispensables mais ne seraient pas suffisants. Les chantiers ne manquent pas. La coordination et la coopération entre les différentes institutions et agences des Nations Unies est imparfaite: des problèmes globaux sont abordés plusieurs fois dans différentes enceintes, sous des angles différents de façon contradictoire, d’autres ne le sont jamais nulle part, chaque bureaucratie internationale entend persévérer dans l’être. Diverses propositions ont été faites pour remédier à cet état de choses. Par exemple, pourquoi ne pas fusionner l’ONUDI, la CNUCED et le PNUD? La question de la régulation économique a fait l’objet de multiples propositions, en particulier de la part des socio-démocrates – en particulier du gouvernement Jospin entre 1997 et 2002 – qui ne veulent pas se résigner à l’ultra-libéralisme, ni s’arrêter à l’idée que «réguler» la mondialisation, qui est avant tout une dérégulation, serait un oxymore et comme tel voué à l’échec.

Dans les Institutions de Bretton-Woods, FMI et Banque Mondiale, le poids des Etats-Unis est excessif compte tenu de ce que représente aujourd’hui l’économie américaine dans l’économie mondiale. A cela s’ajoutent l’influence idéologique américaine et la localisation de ces organismes à Washington qui favorisent une proximité de vues, une vraie symbiose avec le Trésor américain. Faut-il une réforme de l’OMC? L’OMC a deux fonctions principales: 1- offrir le cadre de négociations commerciales multilatérales permettant de conclure de nouveaux accords de libéralisation des échanges, censés être préférables au maintien de mesures de protection, comme à des accords simplement bilatéraux. 2- Etre avec son Organe de Règlement des Différents une instance juridictionnelle pour faire arbitrer par des panels appropriés des contentieux entre ses membres sur l’application des dits accords.

Fallait-il crier à la mort de l’OMC parce qu’à Cancun les Américains et les Européens avaient échoué, à leur grande surprise, à convaincre les pauvres de se contenter des quelques concessions qu’ils leur proposaient, plutôt que de soutenir contre eux les moyens riches, tels le Brésil? Je ne le crois pas. En substance, les pauvres en question avaient estimé qu’ils étaient perdants dans tous les cas: loi de la jungle, comme accord léonins. On peut penser, en bons Européens, que ce n’était pas leur intérêt. Mais n’est ce pas à eux d’en juger? En tout cas, cela ne devrait pas remettre en cause le cadre. Pas plus qu’en sens inverse on ne peut suivre ceux des altermondialistes qui voudraient supprimer l’OMC pour supprimer les ravages (selon eux) de la libéralisation. Dans ce cas, ils auraient quand même la libéralisation, avec encore moins de régulation.

En revanche plus sérieuse est la question de savoir si on doit ou non au sein de l’OMC, prendre plus en considération les normes sociales et environnementales? Devant les ravages de la mondialisation dans ce domaine, on serait tenté de répondre oui. Mais ne risque-t-on pas alors de trop subordonner ces dernières à des considérations toujours prioritairement commerciales et libérales et de donner à l’ORD et à ses panels, des pouvoirs excessifs? Ne vaudrait-il mieux pas renforcer le rôle de l’Organisation Internationale du Travail et créer une Organisation Mondiale de l’Environnement, par exemple par transformation du Programme des Nations Unies pour l’Environnement, pour mieux équilibrer et prendre en compte les divers critères, d’autant que ce sont les mêmes gouvernements qui siègent dans ces diverses organisations? Plusieurs autres idées circulent: ne pas laisser aux seuls marchés ni aux ministres des finances les plus influents toutes les décisions concernant l’économie mondiale; gommer ce que le G8 peut avoir acquis avec le temps, sa boulimie et l’hypertrophie médiatique, de provoquant; donner un rôle dans ces domaines à l’ONU. Cela a conduit Jacques Delors, il y à près de dix ans, suivi depuis par Jacques Chirac et Joseph Stiglitz, à proposer la création d’un Conseil de sécurité économique et social combinant Conseil de sécurité, G8 élargi, Comité intérimaire du FMI et quelques autres grands pays émergents, géographiquement diversifiés. Quel serait le rôle de ce Conseil? Superviserait-il l’OMC, d’autres organisations? Cela reste à définir. Le Parti socialiste français propose globalement une «ONU économique», qui engloberait le tout. Cela pourrait se faire à partir de l’actuel Conseil Economique et Social, pour l’heure vidé de tout contenu.

D’autres encore proposent de créer une seconde chambre, après l’Assemblée Générale, consultative, avec les représentants de la société civile (il faudrait un critère de choix) voire un Sénat mondial. Mais en voulant bien faire, doter le monde d’un «bon gouvernement» avec des pouvoirs sans cesse accrus, ne risque-t-on pas de fabriquer une usine à gaz, un monstre à la Frankenstein, une machine totalitaire à finalités bienveillantes, mais finalement orwellienne? Où seraient les contre-pouvoirs? Qu’en pensent les philosophes? Il serait peut être plus utile de rechercher de façon pragmatique, comme le suggère Félix Rohatyn, de nouvelles règles pour les relations entre les grandes monnaies. Trente deux ans après la décision déstructurante de Nixon, il pourrait s’agir de marges de fluctuation entre le dollar, l’euro, le yen et un jour le renminbi, un serpent monétaire mondial en quelque sorte.

V

Pour conclure provisoirement, on est presque gêné d’avoir à redire que les institutions multilatérales ne peuvent que refléter, en le codifiant jusqu’à un certain point et en le corrigeant à la marge, le monde réel, avec ses rapports de force, sans les abolir. Tout en espérant le faire évoluer, l’améliorer par la vertu même de leur existence et des négociations qui s’y déroulent en permanence.

Aujourd’hui les Occidentaux voudraient «moraliser» les institutions internationales et en faire au moyen de multiples conditionnalités, de tuteurs (comme on le dit pour une plante) de chantages à l’aide ou à l’adhésion, etc …, des instruments orthopédiques contraignant les pays non libéraux et non démocratiques à la posture démocratique. Est-ce que cela transformerait d’un coup les mondes asiatique, russe, arabe et africain en espaces démocratiques?

Rien ne l’assure et l’expérience des vingt dernières années ne le démontre pas, si cela ne se greffe pas sur une dynamique interne durable.

De toute façon, les Occidentaux sont actuellement paralysés par leur division entre souverainistes unilatéralistes américains et multilatéralistes européens. Ces derniers sont d’ailleurs loin d’être d’accord entre eux sur ce que devrait être un système multilatéraliste réformé, notamment sur la question de la composition du Conseil de sécurité ce qui limite leur capacité de pression sur les Etats-Unis.

Quand aux autres pays ils se divisent entre rentiers du statu quo, opposés à une réforme; candidats au Conseil de sécurité et qui auraient intérêt à cette réforme; et des pays qui, n’ayant aucune chance d’accéder au conseil réformé, demanderait la suppression du veto, et l’augmentation des pouvoirs de l’Assemblée Générale. La voie de la réforme est donc étroite, mais elle n’est pas fermée. Peut-être cela faciliterait-il les choses de prévoir une conférence de révision vingt ans après l’approbation d’une nouvelle Charte? Inutile pour autant de se lamenter sur les égoïsmes nationaux, de déplorer que les négociations aboutissent à des compromis, de dénoncer les blocages, etc …. Si nous refusons les hégémonies, on doit accepter de négocier entre acteurs souverains. C’est vrai aussi en matière de négociations européennes. Ou alors on jette le masque et on fait appel à une force supérieure qui met d’accord tous les protagonistes. Mais les Empires ont tous échoué! Donc il faut respecter et pratiquer le multilatéralisme, et pas seulement l’invoquer contre les Etats-Unis, en accepter les lenteurs bureaucratiques, ne pas se décourager, travailler à surmonter les antagonismes de civilisation et les chocs d’inculture, à résoudre les milles problèmes révélés ou attisés par la globalisation, bâtir en un mot une vraie communauté internationale.

Des améliorations du fonctionnement de l’ONU sont indispensables et possibles. Une vraie réforme parait aujourd’hui hors de portée. Il faut néanmoins y travailler, pour être prêt à saisir les circonstances quand elles se présenteront, par surprise.

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Réflexions sur la réforme de l’ONU
22/03/2004